Aussi étonnant que cela puisse paraître, il y a des modes plus pénibles que le retour de la moustache : par exemple, celle qui consiste à se couvrir la tête de cendres parce que la France a un déficit commercial. Nos amis économistes ne cessent de le répéter : un déficit commercial n’est en rien un indicateur pertinent de la santé d’une économie. Alexandre Delaigue est particulièrement remonté cette année, et il a bien raison. Pourtant, l’idée a incontestablement du mal à passer : il suffit de voir les commentaires laissés sur les différents billets qui traitent de la question. Pourquoi la raison scientifique a-t-elle tant de mal à s’imposer ? Petite tentative d’éclaircissement.
A l’origine de l’incompréhension de ce résultat pourtant classique de l’analyse économique, il y a évidemment des problèmes liés à un manque de culture scientifique en la matière ou des fautes de logique parfois assez grossières. Par exemple, un commentateur des éco-comparateurs pense que si le déficit commercial n’a pas de conséquence négative, il en a forcément des positives : comme l’économie française va mal et est en déficit commercial, alors le déficit commercial est nécessairement mauvais. Etienne Wasmer s’en arracherait les cheveux.
Il y a aussi, peut-être, un intérêt pour certains à utiliser un tel discours. L’hystérie du déficit commercial peut être bien utile pour faire accepter certaines politiques, comme tout discours décliniste. C’est par ailleurs un excellent moyen de vendre du papier (mais pourquoi tous les regards se tournent-ils dans cette direction ?).
Mais cela n’explique pas tout. Même des gens qui ont eu la chance de recevoir un enseignement en science économique, comme les journalistes issus de Sciences-po, les hommes politiques ou des cadres et des chefs d’entreprise, peinent à saisir le raisonnement, de façon souvent dramatique. Comment expliquer cela ? En recourant à un peu de sociologie. Et en s’inspirant de Marx.
1. De qui parle-t-on ?
Pour mener à bien une telle analyse – expliquer pourquoi l’idée que le déficit commercial n’a, finalement, aucune importance en soi pour l’économie, qu’il est nécessaire de regarder ailleurs – il serait utile de disposer de quelques données concernant ceux qui ont du mal à y croire. Par exemple, les commentateurs du site Internet de Libération : leur catégorie socioprofessionnelle, leur profession, etc. Evidemment, je ne dispose pas d’une telle banque de données. On peut cependant faire quelques hypothèses.
Ainsi, la lecture de la presse nationale est « plus élevée chez les plus diplômés, chez les hommes et les catégories sociales supérieures » [1]. Il est raisonnable de penser qu’il en est de même pour les lecteurs des sites émanant de cette presse nationale, avec peut-être un profil plus jeune. Une présence dominante des cadres et professions intellectuelles supérieures et des employés est tout à fait probable. Dans tout les cas, il s’agit de personnes qui disposent d’un capital culturel et scolaire élevé ou tout au moins honorable.
Rajoutons que concernant un site comme celui des éco-comparateurs, il n’est pas déraisonnable de penser que les lecteurs sont porteurs d’un capital « politique » relativement important : positionnement politique assez clair, connaissance des débats et des enjeux, intérêt marqué pour ces questions, éventuellement militantisme ou engagement divers, etc. La fréquentation de tels sites et le sentiment que l’on est autorisé à y laisser un commentaire supposent un certains nombre de connaissances et de ressources qui ne sont pas réparties de façon égalitaire dans la société.
Le mystère n’en est que plus grand : pourquoi des individus issus des catégories socioprofessionnelles les plus favorisés, disposant de capitaux scolaires et culturels non négligeables, refusent-ils aussi fortement une conclusion scientifique dûment expliquée et motivée ?
2. Les deux sens de l’idéologie
Posons tout d’abord qu’il s’agit là d’idéologie. Le terme « idéologie » est assez compliqué à définir. Il renvoie, dans tous les cas, à un système d’idée plus ou moins organisé concernant la représentation du monde. Sa connotation négative le relie souvent, mais pas forcément, à des idées fausses ou, du moins, non démontrées. C’est de cela dont il s’agit ici. L’idéologie qui nous préoccupe ici est celle qui nous dit qu’un pays doit avoir un excédent commercial pour être performant économiquement. Cette idée est le plus souvent exprimée sur le mode de l’évidence, sans qu’il soit nécessaire d’en expliquer les enchaînements.
C’est chez Marx que nous allons chercher les deux façons d’approcher ce type d’idéologie. Les théories marxistes sur la question sont tout sauf unifiées, cela parce que l’approche marxienne, c’est-à-dire qui vient de Marx lui-même et non de ses exégètes ou de ses critiques, est elle-même tendue entre deux conceptions : une conception « stratégique », une conception « cognitive ».
3. L’idéologie comme arme des dominants
La première est une conception que l’on pourrait qualifier de « stratégique » : l’idéologie est produite par la classe dominante pour assurer sa domination sur la classe dominée. « Les idées dominantes sont les idées de la classe dominante ».
« Les individus qui composent la classe dominante "règlent la production et la distribution des idées de leur temps". » [2]
C’est l’idée vulgarisé de la « religion comme opium du peuple » (idée qui est d’ailleurs beaucoup moins simple chez Marx que ce qui en est le plus souvent retenu, je la reprend à titre d’exemple) : la religion serait, dans cette perspective, une arme des dominants pour endormir la révolte des dominés.
Dans cette perspective, notre idéologie du déficit commercial serait l’arme de quelques groupes – des hommes politiques, par exemple – pour endormir la méfiance du peuple et faire accepter une domination politique ou économique. Ce que j’avais évoqué en introduction : le déficit commercial est un moyen de faire accepter certaines réformes, certaines politiques.
Ce n’est peut-être pas le point le plus intéressant pour nous, même si on ne peut l’exclure. En effet, elle n’est pas suffisante pour expliquer le phénomène – ce que Marx avait bien senti puisque sa conception de l’idéologie n’est pas aussi simple. Il faut en effet comprendre pourquoi cette idéologie trouve un écho auprès de certaines catégories de la population. En outre, la population que nous avons retenue – les lecteurs de Libération, du blog d’éconoclaste – ne sont pas vraiment des « dominés ». Ils disposent de capitaux particuliers, qui leur permettraient de mettre à distance cette idéologie si on voulait simplement la leur imposer. Et leurs intérêts dans l’affaire n’est pas forcément évident. Il faut donc recourir à l’autre conception de l’idéologie.
3. L’idéologie comme conséquence de la position sociale
Pour Marx, l’idéologie est également la conséquence de la position sociale de l’individu, de ses conditions matérielles d’existence : les idées dépendent directement, sont déterminées par l’existence de l’individu.
« La production des idées, des représentations, de la conscience est d’abord directement et intimement imbriquée dans l’activité matérielle et le commerce matériel des hommes, elle est la langue de la vie réelle. Les représentations, la pensée, le commerce intellectuel des hommes apparaît ici encore comme l’émanation directe de leur comportement matériel » [3]
C’est ce que l’on appelle le matérialisme. Dans cette perspective, les idées fausses ne peuvent provenir que de la position sociale de l’individu : elles dépendent de ce que cette position lui permet de voir ou de ne pas voir, de ce à quoi il a ou non accès. C’est pour cela que l’on peut parler d’une approche « cognitive ». Marx la mobilise pour comprendre ce qu’il appelle le « fétichisme de la marchandise ».
Marx explique la valeur des biens par la quantité de travail que ceux-ci incorporent. C’est ce que l’on appelle la théorie de la valeur travail. Ainsi, ce qui s’échange, c’est toujours du travail contre du travail. Que cette théorie soit vraie ou fausse n’est pas le problème pour nous ici. Le point important est que Marx doit expliquer pourquoi les individus ont une autre théorie de la valeur : ils prêtent aux biens une valeur intrinsèque, en fonction de leurs caractéristiques plutôt que du travail qu’ils incorporent. Voilà, pour Marx, un exemple d’idéologie : les idées des individus sont manifestement différentes de la vérité que sa méthode scientifique a permis de dégager.
Comment expliquer cette « erreur » ? Cela est du au fait que, de leur position, les individus voient les marchandises s’échanger entre elles sur les marchés, mais ne voient pas le processus de production. De la même façon, on voit que le bâton plongé dans l’eau est coupé, on ne voit pas la réfraction.
« Aussi […] peut-on souligner l’idée importante qui sous-tend cette analyse du fétichisme des marchandises, à savoir que, dans l’ordre social comme celui de la nature, une réalité peut naturellement apparaître à l’observateur comme déformée » [4]
Ainsi, les marchands, les capitalistes, voient clairement les biens s’échanger sur les différents marchés : c’est leur position sociale qui leur fait adopter l’idéologie de la valeur utilité, le fétichisme des biens. (Je le répète : il n’est pas question ici de discuter quelle est la meilleure théorie de la valeur. Il y aurait trop à dire sur la théorie marxienne en la matière. C’est le principe qui est important).
Il en va finalement de même pour l’attachement au déficit commercial. Les cadres, les chefs d’entreprise, et autres savent bien, du fait de leur position sociale, qu’une entreprise en déficit est menacée. Ils savent bien que d’acheter – importer – plus que l’on ne vend – exporte – est mauvais pour l’entreprise. Et ils transportent tout simplement ce savoir sur l’économie globale, parce qu’ils ne voient pas les gains qui se font à l’import (baisse des prix), ne voient pas les entrés de capitaux qui équilibrent la balance commerciale. De plus, s’ils ont un pied dans le commerce international, ils voient très bien que les entreprises françaises sont moins présentes que les autres, ils voient que les produits français ont moins de succès. Mais c’est finalement tout le fonctionnement macroéconomique qui leur est caché.
4. De l’aliénation de la vie politique française
Pour Marx, les idéologies ne posent pas seulement problème parce qu’elles sont dans l’erreur : elles sont aussi des sources d’aliénation. Le terme a été largement galvaudé, parce que l’on en a oublié la moitié du sens. On retient généralement de l’aliénation qu’elle renvoie à l’extorsion de la plus-value par les capitalistes. C’est en fait une notion plus complexe, et plus intéressante.
L’aliénation est en fait un état où l’homme devient étranger à lui-même. Il s’agit toujours d’une inversion : le créateur devient créature, et se soumet à sa création. C’est ce qui se passe dans l’aliénation économique : le travailleur se soumet au produit de son travail, qui lui est retiré par le capitaliste, devenant ainsi étranger à lui. Mais avant cela, la première aliénation que critique Marx est celle de la religion : celle-ci soumet l’homme à Dieu, alors que Dieu est une création de l’homme. De ce point de vue, Marx est un véritable humaniste : l’ensemble de son projet est tourné vers une libération de l’homme de ce qui le rend étranger à lui-même.
Les idéologies de toutes sortes sont donc des aliénations parce qu’elles nous soumettent à des choses qui nous sont étrangères, nous volant ainsi notre humanité, notre capacité d’agir, notre praxis, c’est-à-dire la « transformation de l’homme par l’homme ».
Comment ne pas faire le parallèle avec le débat public français ? Le voilà, de façon régulière, soumis au déficit commercial, problème qu’il a lui-même crée (non pas le déficit lui-même, mais le fait que ce déficit soit appréhendé comme un problème). Et qui plombe les capacités d’action, de transformation, en les orientant dans la mauvaise direction. Voilà pourquoi je pense qu’il n’est pas faux de parler d’un véritablement fétichisme du déficit commercial français. Ce n’est d’ailleurs pas une exception : nous nous créons régulièrement des dieux auxquels nous prêtons des caractéristiques proprement humaines et auxquels nous soumettons nos politiques :
« A écouter les exégètes de cette étrange mélopée boursière, les marchés financiers sont devenus des nouveaux dieux qui commentent et modifient le cours de la vie des hommes en délivrant du haut de leur Olympe leurs verdicts quotidiens : ils saluent telle mesure, applaudissent à tel événement, boudent tel résultat d’élection, sanctionnent telle politique économique. […] Dieu bienveillant et ordonnateur ou Moloch dévastateur, les marchés s’appréhendent sur un mode religieux » [5]
5. Tous aliénés
Parvenu au terme de ces quelques réflexions, il m’en reste une dernière, un rappel, qui me servira de conclusion, toujours à propos de Marx. Dans la représentation la plus vulgarisée du marxisme, seuls les prolétaires sont aliénés. Il faut donc rappeler que c’est loin d’être le cas : pour Marx, nous sommes tous aliénés, tant l’ouvrier qui se voit privé du produit de son travail, que le capitaliste qui soumet sa vie au bon vouloir des marchés et des marchandises. Marx espérait une possibilité de libération, d’émancipation de l’homme, par le dépassement du capitalisme. Sans aller jusque là, on pourrait au moins espérer que la politique française puisse se libérer de ses propres démons.
Bibliographie :
[1] Chantal Horellou-Lafarge, Monique Segré, Sociologie de la lecture, 2003
[2] Pascal Combemale, Introduction à Marx, 2006
[3] Karl Marx, L’idéologie allemande, 1846
[4] Raymond Boudon, L’idéologie, 1986
[5] Olivier Godechot, Les traders, 2001