M. le Président m'a écrit

Et c’est fort civil de sa part. J’ai reçu, hier, la fameuse « lettre aux éducateurs » de Nicolas Sarkozy. En deux exemplaires, qui plus est – j’ignore pourquoi, mais ce n’est pas très développement durable tout ça. Pas de réaction politique dans la note qui vient – ce n’est pas mon rôle, ni l’objectif de ce blog – mais une remarque d’ordre épistémologique : le président veut enseigner les sciences (et la Science), mais en réduisant la place de la théorie… Petite critique d’une vue fausse répandue sur ce qu’est la science, en forme de défense de la théorie.




Commençons par relever le passage qui m’a fait bondir (enfin, ce n’est pas le seul qui m’a fait réagir, mais c’est le seul sur lequel je réagirais ici, à cause de ça et de ça aussi) :

« [Notre éducation] doit aussi réduire la place excessive qu’elle donne trop souvent à la doctrine, à la théorie, à l’abstraction devant lesquelles beaucoup d’intelligences se rebutent et se ferment. Il nous faire une place plus grande à l’observation, à l’expérimentation, à la représentation, à l’application »

Ce n’est pas la première fois que le président français s’en prend à la théorie. Les économistes en avaient déjà fait les frais, souvenez-vous :

« Inutile de réinventer le fil à couper le beurre. Toutes ces théories économiques... moi-même, parfois je suis un peu perdu. Ce que je veux c'est que les choses marchent »

Mes confrères mais néanmoins collègues économistes avaient alors réagi avec plus ou moins de violence, plus ou moins de désespoir, plus ou moins de développements.

L’idée est commune, courante et peut facilement se classer dans ce que l’on appelle le sens commun : pourquoi s’embarrasser de théories, d’abstractions compliquées et complexes qui font bobo à la tête, alors qu’il suffit de regarder autour de nous pour voir les choses ? Point de vue répandu, d’ailleurs, parmi les élèves, que ce soit au collège ou au lycée : la théorie, c’est dur et inutile. On le trouve encore plus facilement dans le domaine des sciences sociales, et pas seulement au niveau secondaire : la société, nous la connaissons tous, nous y vivons quotidiennement, nous savons comment elle marche, alors pourquoi passer par une abstraction complexe alors que le réel est si simple ?

Le problème est que Nicolas Sarkozy demande également aux éducateurs d’enseigner les sciences et la Science – je suppose qu’il entend par là « la démarche scientifique ». Dans ce cas-là, il devrait savoir, et tous les « éducateurs » avec lui, que l’une des premières choses que la Science doit nous apprendre est que ce qui parait évident n’est que rarement vrai. Et c’est le cas pour l’évidence que le réel est plus simple que la théorie. Karl Marx – dont je vous reparlerais longuement très bientôt – l’avait très bien exprimé :

« Il est apparemment de bonne méthode de commencer par le réel et le concret, la supposition véritable […] toutefois, à y regarder de près, cette méthode est fausse » [1] (voir ici pour le texte complet)

1. L’inductivisme et l’empirisme : des procédures scientifiques dépassés

Résumons : ce que Nicolas Sarkozy semble évoquer dans sa lettre porte un nom en épistémologie, on parle d’inductivisme ou d’empirisme. Ces deux méthodes ont en effet pour point commun de partir du réel, du concret, pour aller vers le savoir. Il suffit de regarder ce monde qui nous entoure pour le comprendre. En accumulant des descriptions, des observations, on parviendra au savoir et à la vérité.

Or, cela fait longtemps que ces méthodes ne sont plus en cours dans les sciences, sociales et autres – sauf peut-être par certains ethnologues ou anthropologues. Elles posent en effet d’énormes problèmes.

En effet, Hume avait signalé, en son temps, « le problème de l’induction » : il n’est pas possible à partir d’un nombre d’observations aussi grand soit-il de justifier logiquement une proposition de portée générale. Je peux observer 10 000 corbeaux noirs. Pourtant, je ne peux pas affirmer, à partir de ces observations, que « tous les corbeaux sont noirs ». Rien ne permet d’assurer que la 10 001 observations ne sera pas celle d’un corbeau blanc – il y a bien des corbeaux albinos… (je suis preneur de toute photo d’un corbeau albinos pour illustrer mon propos). Pour le dire plus généralement, n observations ne permettent pas d’affirmer que l’observation n+1 sera conforme aux précédentes.

Karl Popper [2] a apporté une solution à ce problème : celle de la démarche hypothético-déductive, qui part, en gros, de la théorie pour aller vers le réel. S’il n’est pas possible de vérifier un énoncé par un nombre élevé d’observations concordantes, il est possible de réfuter une conjoncture par une observation qui la remet en cause – notre fameux corbeau albinos. La tâche des scientifiques est alors de formuler des conjonctures, que l’on appelle « hypothèses », puis d’essayer de les réfuter en les confrontant au réel. Cette confrontation se fait cependant de façon contrôlée, c’est-à-dire en maîtrisant les différents paramètres en jeu, soit par l’expérience en laboratoire, soit par le comparatisme.

Gaston Bachelard exprimait déjà cette idée en disant que le vecteur épistémologique va du rationnel au réel et non l’inverse.

Bref, quelles sont les conséquences de tout cela ? Tout d’abord, il paraît difficile d’enseigner les sciences et leurs démarches aux élèves en empruntant un cheminement logique radicalement opposé à celui de la démarche scientifique. Mais surtout, il faut souligner qu’il n’y a pas de véritable opposition entre théorie et réel, entre abstrait et concret. C’est là un point que je vais encore préciser.

2. Ce qui est complexe et ce qui est simple

L’idée que formule Nicolas Sarkozy dans le passage qui m’intéresse se retrouve également chez de nombreux élèves : ce qui est complexe, c’est la théorie, ce qui est simple, c’est le réel. Cette vision, il faut le dire, est totalement fausse. Aucun scientifique un tant soit peu sérieux ne peut souscrire à cette idée.

En effet, ce qui est compliqué, c’est le justement le réel. Tenons nous-en à ma spécialité : l’étude des relations sociales et de la société qui en découle. Les relations sociales sont loin d’être simples : dans un pays de petit taille, démographiquement parlant, comme la France, elles se comptent en milliards. Ce qu’elles produisent, structures sociales, institutions, représentations, sont extrêmement complexes. La société française est un amas d’individu dont chacun est unique, et dont chaque relation avec un autre individu est tout aussi unique. En un mot, c’est le chaos, le bordel, le souk…

Un acte simple et quotidien, comme la consommation d’un produit, est en fait excessivement complexe : il y a le choix que fait l’individu, il y a les choix qu’il a fait avant, il y a les choix qu’il fera après, il y a les informations dont il dispose, il y a l’offre qu’on lui a faite et parmi laquelle il choisit, il y a les choix qu’ont fait les fabricants et les distributeurs, il y a les choix que font les autres, il y a la façon dont son geste est perçu par les autres, il y a la façon dont il perçoit la façon dont les autres perçoivent son geste… On pourrait continuer longtemps.

D’où l’intérêt des théories et des modèles, qui sont avant tout des schèmes d’intelligibilités. On peut les penser comme des cartes permettant de s’orienter dans la complexité du réel. Plus généralement :

« Un modèle est une construction, une structure que l’on peut utiliser comme référence, une image analogique qui permet de matérialiser une idée ou un concept rendus ainsi plus directement assimilable » [3]

Une théorie est donc avant tout une simplification qui permet de comprendre le réel. Toujours selon les mots de Marx, il faut s’élever de l’abstrait vers le concret et non l’inverse. Ces modèles ne se jugent pas à leur ressemblance avec la réalité – qu’ils ne visent absolument pas – mais à leur portée heuristique, c’est-à-dire à ce qu’ils permettent d’expliquer et de comprendre.

Ce point est d’autant plus important pour « l’éducateur » que, outre cette complexité du réel, l’élève doit apprendre qu’aucun de ces modèles n’épuise la réalité : ils ne sont que des regards portés sur celle-ci. Un botaniste, un sociologue et un biologiste n’auront pas le même point de vue sur une plante verte, mais aucun ne sera exclusif l’un de l’autre. Cela parce que chacun est une simplification volontaire de l’objet « plante verte » qui, entre son fonctionnement biologique, sa classification parmi les végétaux et la signification de sa possession et de son utilisation par les hommes, est sacrément plus compliquée que ce que ces larges feuilles pouvaient le laisser penser…

Dans cette perspective, les théories sont des boîtes à outil, selon l’expression célèbre de Joan Robinson. Elles permettent de poser des questions et doivent être remise en jeu à chaque application du réel. Lorsque l’une d’elle se trouve réfutée, selon le mot de Popper, on en bâti une autre. Il n’y a pas lieu, une fois de plus, d’opposer théorie et réel. Si l’on se risquait à le faire face à des élèves, on leur donnerait à coup sûr une image totalement fausse de ce qu’est la science.

3. Le réel sans théorie n’existe pas

Troisième et dernière objection : cette épistémologie spontanée qui veut que l’on puisse partir du réel et se passer de théories suppose que le réel peut se donner à voir directement, de façon évidente. Or, cela est on ne peut plus faux. Toute observation met en jeu de la théorie, c’est-à-dire des critères d’observation.

C’est pour cela que les scientifiques ont insisté, depuis longtemps, sur la nécessité de se libérer de ce que Durkheim appelait les « prénotions » [4], et plus généralement de rompre avec le sens commun :

« Construire un objet scientifique, c’est, d’abord et avant tout, rompre avec le sens commun, c’est-à-dire avec des représentations partagées par tous, qu’il s’agisse des simples lieux communs de l’existence ordinaire ou des représentations officielles, souvent inscrites dans des institutions, donc à la fois dans l’objectivité des représentations sociales et dans les cerveaux. Le préconstruit est partout » [5]

Le regard que nous portons sur le monde n’est jamais vierge : il est tributaire de tout un ensemble de représentations, de modes de pensée, qui nous viennent de ce que nous sommes des êtres sociaux. Nous avons donc des « théories spontanées » qui nous aident à penser le monde – les ethnométhodes que Garfinkel étudiait – qui naissent de notre expérience quotidienne. S’arracher de cette expérience, c’est justement sur cet objectif que l’école et les sciences se rejoignent.

La pensée scientifique consiste largement à se débarrasser de ces théories spontanées pour les remplacer par des théories construites et solides, dont on est cependant conscient qu’elles ne sont pas des vérités absolues mais des vérités scientifiques, c’est-à-dire susceptibles d’être dépassées si une théorie plus heuristique apparaît. Là où l’esprit scientifique diffère de la pensée commune, c’est qu’il soumet toutes ses propositions à la critique :

« Dans la formation de l’esprit scientifique, le premier obstacle, c’est l’expérience première, c’est l’expérience placée avant et au dessus de la critique qui, elle, est nécessairement un élément intégrant de l’esprit scientifique. Puisque la critique n’a pas opéré explicitement, l’expérience première ne peut, en aucun, cas être un appui sûr » [6]

Bachelard disait également, formule célèbre reprise par Bourdieu, Chamboredon et Passeron [7], que le fait scientifique est « conquis, construit, constaté ». Cela signifie bien qu’il ne peut y avoir de fait scientifique tiré directement du réel : il faut le conquérir contre le sens commun, il faut le construire par la théorie, il faut le constater par l’expérience. Par exemple, pour qu’un sociologue puisse travailler sur une différence ou une inégalité sociale, il lui faut construire des catégories sociales – par exemple les professions et catégories socioprofessionnelles – qui ne sont pas exemptes de théorie, par exemple celle qui dit que rapprocher les individus sur la base de leur niveau hiérarchique, leurs diplômes et leurs revenus, est pertinent pour expliquer leur comportement. Il n’y a pas d’observation vierge de théorie.

4. De la démarche scientifique à la démarche pédagogique

J’entend venir les critiques à toute cette belle présentation : certes, tout cela est bel et bon pour ce qui est du travail du scientifique, mais ce dont Nicolas Sarkozy parle, c’est de l’apprentissage par les élèves. Ne vaudrait-il pas mieux leur apprendre simplement en partant du réel, afin d’intéresser ces chères têtes blondes ?

Remarque à laquelle je vais répondre immédiatement : non, cela est d’une part incompatible avec l’objectif d’enseigner une démarche scientifique et rationnelle aux enfants, et d’autre part, ce ne serait absolument pas leur rendre service.

Il n’est pas possible d’apprendre aux élèves la démarche scientifique en la prenant tout simplement à contre-pied. En outre, cette démarche scientifique est parfaitement compatible avec les apprentissages des élèves : il suffit de se référer aux modèles pédagogiques constructivistes. Ceux-ci indiquent que « les élèves n’apprennent pas en accumulant des observations, des constats, des listes de faits, mais dans le cadre d’une procédure d’investigation-structuration » [8]. Les élèves buttent d’abord sur un problème de connaissances, une énigme – on leur montre par exemple que la famille ne se réduit pas à sa dimension biologique – ce qui va les amener à rechercher des informations, à réaliser des observations guidées par les hypothèses qu’ils peuvent eux-mêmes émettre (tout cela se fait sous le contrôle et avec l’aide et la direction de l’enseignant bien entendu) : l’enseignant va leur donner une série de document, d’analyses et de faits sur lesquels ils vont travailler. Par exemple, les formes familiales dans d’autres sociétés, à d’autres époques, etc. Les connaissances ainsi obtenues sont ensuite reliées entre elles, mises en relation, structurées pour enrichir les connaissances des élèves. Il y a finalement bien peu de différences avec la démarche hypothético-déductive.

A cela, il faut ajouter qu’il serait particulièrement dommageable pour les élèves de leur donner cette fausse vision de la science. Toute leur vie, ils seront confrontés à des données et des résultats scientifiques. Il est essentiel pour eux de comprendre comment celles-ci sont produites, de pouvoir juger de leur qualité afin de se garder des charlatans de toutes sortes, et d’avoir le minimum d’esprit critique que la vie quotidienne et celle de citoyen requiert. Mais cet aspect des choses sera plus longuement développé dans la suite de mon « éloge (funèbre ?) des SES » (lisez vite la première partie si ce n’est déjà fait !) dans lequel la sociologie d’Anthony Giddens nous sera d’un grand secours. A venir donc.

5. Et, bien sûr, une conclusion

Le débat est bien plus large que la critique de quelques lignes de la lettre de Nicolas Sarkozy. Ce dont il est question, plus largement, c’est de l’éducation scientifique et la transmission des savoirs savants dans notre société, et de la place des sciences et des scientifiques. Une certaine forme de relativisme teinté d’un peu de populisme [9] – l’homme « du peuple » sachant tout mieux que tout le monde parce qu’il est « proche des gens » - se développe. Ce genre de vue fausse reprise par le Président contribue à construire cette représentation sociale.

L’école a bien sûr un grand rôle à jouer dans cette histoire : initier à la démarche scientifique, au plus proche de ce que font, justement, les scientifiques, est plus que jamais un objectif pertinent si on veut que la science, et tout ce qu’elle porte en terme d’innovations, d’inventivité et de raison (autant de valeurs et d’idées pour lesquelles la lettre de Nicolas Sarkozy ne tarit pas d’éloges), se développe et se renforce dans notre pays. En prend-t-on le chemin ? Je dois avouer que je demeure sceptique…

Bibliographie :

[1] Karl Marx, « Introduction générale à la critique de l’économie politique », Œuvres, Tome 1, (1857), 1965.

[2] Karl Popper, La logique de la découverte scientifique », 1934

[3] André Giordan, Gérard de Vecchi, Les origines du savoir, 1987

[4] Emile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, 1895

[5] Pierre Bourdieu, Réponses (entretiens avec Loïc Wacquant), 1992

[6] Gaston Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, (1938), 1983

[7] Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon, Jean-Claude Passeron, Le métier de sociologue, 1968

[8] Alain Beitone, Marie-Ange Decugis, Christine Dollo, Christophe Rodrigues, Les sciences économiques et sociales, Enseignement et apprentissages, 2004

[9] Claude Grignon, Jean-Claude Passeron, Le savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, 1989

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Eloge (funèbre ?) des SES (I)

Depuis quelques temps, taper sur les sciences économiques et sociales au lycée redevient tendance. Certes moins dommageable que le retour du disco, on peut néanmoins concevoir quelques griefs face à ce retour d’une vieille mode. Voici donc quelques premiers éléments de réponses, où l’on replacera les débats actuels dans leur longue histoire avant de réfuter les critiques les plus courantes. Cela préparera le terrain pour pouvoir poser, très bientôt, la question fondamentale.




Première partie : enjeu idéologique et réfutations des critiques

Mon ministre (enfin, je dis « mon ministre », il n’est pas spécialement à moi non plus), mon ministre donc, Xavier Darcos, a fait part ces derniers temps de ses doutes quant à la filière ES (Economique et Social) du baccalauréat. Selon lui, les élèves qui en sortiraient ne se dirigeraient pas assez vers les filières prestigieuses – les classes préparatoires – et s’entasseraient trop facilement dans les amphis surchargés d’inutiles formations comme le droit ou la gestion. D’autres critiques, plus récurrentes, en ont profité pour donner un peu de la voix, et les SES se sont vues accusées, une fois de plus, d’être à l’origine du désamour supposé entre les français et l’entreprise.

Les réactions ne se sont pas faites attendre dans le petit monde des blogs de sciences sociales. Olivier Bouba-Olga est rapidement revenu sur les statistiques pour montrer que la filière n’avait pas de si mauvais résultat que ça et qu’il était difficile d’inférer à un enseignement qui ne touche qu’une minorité de français l’ensemble de l’image des entreprises en France. Baptiste Coulmont a en également pris ombrage et s’inquiète, à juste titre d’ailleurs, de l’avenir des sciences sociales en France (voir également du côté de Sébastien Fath sur cette question). Sur le blog d’éconoclaste, SM s’est interrogé sur l’avenir de l’économie au lycée, si les enseignements de SES et d’économie gestion venaient à être fusionné. Il invite également les sociologues à venir défendre leur « bout de gras » dans cette affaire. Devinez qui c’est qui va s’y coller ?

Car les SES méritent d’être défendues. Et quand je parle de SES, je parle de l’ensemble des disciplines concernées : sociologie, certes, mais aussi économie et sciences politiques. Certains, on le verra, regrettent cette fusion des disciplines dans un cours qui peut sembler bâtard. Question passionnante a priori, mais que je traiterais dans une future note, parce que sinon, celle-ci va s’allonger plus que de raison – déjà qu’elle m’oblige à expérimenter une division en deux parties de mon propos, sans doute un relent inconscient de ma formation (comprend qui peut).

Mon objectif, pour cette note, sera donc relativement simple : revenir sur ces critiques récurrentes que doit essuyer l’enseignement de SES en France, en montrant que, pour la plupart, elles échouent en comprendre le véritable intérêt de cet enseignement (première partie, ici et maintenant), et en montrer tout l’intérêt dans le cadre non seulement du système éducatif actuel mais également des transformations de nos sociétés (deuxième partie, très bientôt sur la toile). Vaste programme.

Eloge, donc, des SES, mais peut-être éloge funèbre. Xavier Darcos, s’inscrivant dans l’attitude volontariste qui caractérise la politique qu’organise Nicolas Sarkozy, semble plus décidé que jamais à réformer le baccalauréat. Il a évoqué quelques pistes dans le Figaro – pistes qui seront discuté dans la suite de cette note. Certes, les SES en ont vu d’autres. Certes, une réforme du système éducatif français n’est jamais gagnée d’avance – c’est le moins qu’on puisse dire. Mais, sans vouloir être plus dramatique que nécessaire, l’avenir est incertain, et dans ce cadre, rappeler quel est le véritable objectif d’un tel enseignement dans le secondaire ne peut pas être inutile. S’il ne faut retenir qu’une chose de ce que je vais dire, j’aimerais autant que ce soit ce point là. Mais avant d’en arriver là, il faut pas mal de préambules.

1. Les SES, éternel enjeu de conflits idéologiques

Quelques rappels historiques : les sciences économiques et sociales ont été introduites dans l’enseignement secondaire français en 1967 dans le cadre de la réforme Fouchet. On les retrouvera dans la fameuse filière B, qui, on l’a suffisamment répété, accueillera plus tard un futur président. Il y a plusieurs influences qui expliquent cette création : celle de l’école des Annales de Fernand Braudel et de Lucien Febvre, celle de certains économistes hétérodoxes ouverts à l’histoire et à la sociologie comme Jean Fourastié, et, bien sûr, une demande sociale particulière de la part des élèves et des étudiants, demande sur laquelle on reviendra longuement.

D’entrée de jeu, d’un point de vue strictement scientifique, la création des SES n’est déjà pas totalement neutre : l’idée réside bien sûr dans une certaine unité des sciences sociales, ou du moins d’une interdisciplinarité marquée, que l’on retrouve aussi bien dans le projet de l’école des Annales – celui de la sortie d’une histoire événementielle, l’ouverture à l’économie, à l’histoire culturelle, etc. – que du côté des économistes hétérodoxes – l’appel récurrent des étudiants en économie témoigne que cette tendance est toujours à l’œuvre. Cette idée a encore du mal à passer, car les caricatures affleurent facilement, d’un côté comme de l’autre : certains élèves ou étudiants, voire certains enseignants et certains chercheurs, ont un peu trop tendance à penser que la sociologie est soit un remède soit une contestation de l’économie néoclassique… (cf. le rapport de Positive Entreprise, discuté plus loin dans cette note, qui voit comme un mal l’enseignement de la sociologie plutôt que de l’économie). C’est là un débat en soi, sur lequel je ne peux pas trop m’étendre dans le cadre de cette note. Je me bornerais à dire qu’une opposition entre les disciplines est assez ridicule : la sociologie n’est pas plus « de gauche » que l’économie est « de droite », l’économie n’est pas la science de l’individu à la rationalité absolue et la sociologie celle de l’individu déterminée et soumis à son milieu. Sur certains thèmes, les deux sciences ont, certes, beaucoup à échanger, et ce dans les deux sens, mais elles peuvent aussi coexister en bonne intelligence, y compris dans un seul et même cours de lycée.

Parallèlement, les critiques sur d’autres plans ne tarderont guère : dès 1973, le CNPF reproche à l’enseignement de SES d’être trop marxiste tandis que le PCF le voit comme trop libéral. Quelque part, tout est dit… Depuis, il faut bien reconnaître que, malgré des réformes et des changements de programmes, le débat n’a jamais fondamentalement varié depuis cette date…

L’enjeu idéologique de l’enseignement est là : à ma gauche, certains voudraient en faire le creuset de la critique et du mouvement social, à ma droite, d’autres voudraient y voir une initiation au monde de l’entreprise. Si la première position donne de moins en moins de la voix, tout en restant présente chez certains professeurs – légitimé par l’objectif de l’école de la République de « former des citoyens », énoncé que l’on peut interpréter de bien des façons –, l’autre continue à être portée par certains associations patronales – Positive Entreprise par exemple –, voire par certains anciens ministres comme Francis Mer en son temps.

Cet enjeu idéologique s’explique facilement : il renvoie à la nature particulière des disciplines retenues pour faire partie des SES. Economie, sociologie, sciences politiques : autant de disciplines qui à la fois s’attaquent aux visions du monde – préjugés, prénotions, idéologies et assimilés – et touchent, d’une façon ou d’une autre, aux mêmes thèmes que les politiques publiques. Ce n’est pas qu’au niveau secondaire que les sciences sociales sont sommés par certains de venir confirmer leurs propres préjugés : il n’y a qu’à voir la façon dont l’actuel président d’enorgueillissait d’être soutenu par les économistes les plus influents pendant la campagne avant d’afficher une méfiance envers ceux-ci dès que le vent a tourné. Rien de bien étonnant là-dedans.

Dès lors, il n’est pas étonnant que, de toutes les disciplines enseignées dans nos belles écoles, les SES soient les plus contestées et les plus critiquées… C’est le propre des sciences de toujours décevoir les attentes non scientifiques qu’on y place. J’aurais envie de reprendre, pour l’ensemble des sciences sociales, ce que disait Jean-Claude Passeron de la sociologie et de ses effets sociaux :

« La vérité sociologique n’est jamais vraiment mauvaise, même si elle dérange toujours quelqu’un, pas toujours le même : conservateur un jour de la semaine, révolutionnaire le lendemain » [Passeron, Moulin, Veyne, « Entretien avec Jean-Claude Passeron. Un itinéraire de sociologue », Revue européenne des sciences sociales, 1996]

Il y aura toujours quelqu’un pour s’irriter de ce qui est enseigné ne correspond pas à ce qu’il voudrait pouvoir croire en toute « liberté » - c’est-à-dire sans risquer la critique et sans se confronter aux autres… Attendre des enseignants de SES qu’il fasse l’apologie de l’entreprise ou de la contestation sociale n’est pas très différent, finalement, que d’espérer que les enseignants de biologie enseignent le « dessein intelligent ». Chaque pays a les polémiques stériles qu’il mérite. L’histoire et la biologie ont aujourd’hui suffisamment de légitimité en France – laïcisation oblige – pour que le cas du gamin (ou plus souvent de la famille) qui refuse qu’on lui dise que la terre n’a pas été crée en six jours fasse sourire ou, si ce n’est pas le cas, que la réponse à apporter ne fasse pas l’ombre d’un doute. Espérons qu’il en sera un jour de même pour la sociologie et l’économie.

2. Réfutation des critiques

Avant d’avancer ma défense des SES, je vais livrer au petit jeu de la réfutation de certaines critiques récurrentes. J’en retiendrais deux : la critique du monde de l’entreprise et la critique des économistes. La critique des SES comme « trop libérales » me semble trop peu présente pour que je prenne la peine de la réfuter en bonne et due forme. Elle pourrait cependant connaître le même sort si nécessaire.

2.1. Les SES et l’entreprise, ou pourquoi certaines entrepreneurs devraient penser comme des sociologues

A tout seigneur, tout honneur. Commençons par une critique déjà présentée : celle qui provient de certains chefs d’entreprise. Sans aller jusqu’à demander à ce que les SES produisent une armée d’employés serviles, certains reprochent à ce cours quelque responsabilité dans le désamour supposé entre les français et l’entreprise. Ce procès est, disons-le sans attendre, un faux procès.

Olivier Bouba-Olga s’est déjà livré, avec sa verve habituelle, à la réfutation de cette argumentaire, mettant en avant deux faits relativement simples : 1) trop peu de français ont eu droit à un enseignement de SES pour qu’il y ait là une explication un tant soit peu valable, 2) un nombre relativement important d’ancien bachelier ES se dirigent vers des formations professionnalisantes en lien direct avec les entreprises : à moins que les masochistes ne se concentrent par on ne sait quel processus de sélection caché dans cette filière, il faut bien reconnaître la fragilité de cet argument.

D’ailleurs, à ce propos, d’après un numéro de la revue Idees de 2005, consacrée, en partie, à la question de l’orientation des bacheliers ES, on se rend compte, que les bacheliers ES sont ceux qui se tournent le plus vers des filières courtes et professionnalisantes, très tournées vers l’entreprise. Or, ces filières ont souvent un meilleur rendement, au niveau de deux ou trois années d’étude, que l’université – qui par contre, a un meilleur rendement lorsqu’on dépasse le niveau DEUG/Licence. La situation est donc sans doute moins grave qu’on veut bien le croire, tant du côté des débouchés que de l’amour de l’entreprise.

Notons également que le rapport de Positive Entreprise est particulièrement malhonnête : on pourrait penser, à sa lecture, que ses rédacteurs n’ont pas pris la peine de lire les programmes. Ainsi, pour prouver que l’on parle plus de sociologie que d’économie – on se demande d’ailleurs quel mal il y a à cela – ils écrivent « par exemple la part réservée aux thèmes de la famille, de la socialisation et de la reproduction sociale est relativement importante ». Ces thèmes doivent être traités, d’après les indications officielles en quatre ou cinq semaines… tandis que l’entreprise et la production occupent neuf à dix semaines. Pour parler comme les auteurs de ce rapport : bel exemple pour la jeunesse ! Mais ce n’est pas tout. Le rapport cite des extraits de manuels qui sont en fait… des extraits de documents mis à disposition des enseignants. Il est facile de sortir un point de vue de militants FO d’un article de journal repris dans un manuel, mais cela ne dit rien de l’utilisation qu’en font les enseignants. L’avis exprimé dans les documents n’est ni celui des auteurs, ni des professeurs, ni des élèves. Nos amis de Positive Entreprise devraient prendre des cours de sociologie de la culture : il y apprendrait notamment qu’il y a bien des façons d’interpréter et de s’approprier un document. Enfin, évoquer comme « débat dépassé » les « dimensions symboliques de la consommation » fait assez rigoler… Celles-ci existent, et contrairement à ce que semblent penser les rédacteurs du rapport, elles ne sont pas là pour condamner la consommation.

Je voudrais ajouter à cela deux choses. Tout d’abord, ce genre d’attitude témoigne de la recherche d’un coupable idéal. Si les français ont quelques difficultés avec l’entreprise, il serait peut-être bon de chercher dans celle-ci les causes du mal plutôt que de les supposer dans une « culture française » ou un enseignement qui représenterait celle-ci. Des économistes comme Philippe Askenazy et Thomas Philippon ou des sociologues comme François Dubet ou Michel Lallement ont donné pas mal d’élément dans ce sens – j’en ai rassemblé un certain nombre dans cette note sur les conflits du travail en France. Il faudrait, ici, que les entrepreneurs en question acceptent de penser un peu plus en sociologues : une « culture » ou une « idéologie » renvoie à une situation et une position sociale particulière. Si la critique de l’entreprise peut rencontrer un certain succès en France, avant même de se demander qui la diffuse, il faudrait expliquer pourquoi les individus l’acceptent et se l’approprient. Interroger leur expérience sociale du travail est nécessaire avant même de prendre en compte ce qui donne forme à cette expérience.

Il faudrait d’ailleurs, dans cette perspective, se poser une question un bien provocante pour Positive Entreprise : y a-t-il un véritable désamour des français pour l’entreprise ? Rien n’est moins sûr… L’enquête de François Dubet déjà évoqué ici et le montre assez bien : les français traduisent de moins en moins leurs sentiments d’injustices au travail en termes collectifs – « c’est le système capitaliste qui m’agresse par le biais de ses entreprises » – que sur un mode individuel – « c’est ce M. Tartempion, chef du personnel, qui est un véritable petit saligaud ». Evidemment, même en déclin, la première position fait plus de bruit que la seconde, et elle peut facilement se manifester lorsque l’emploi est en jeu, par exemple lors d’une fermeture d’usine. Mais il ne faut pas pour autant en conclure une haine de l’entreprise et du travail chez les français : Dubet souligne que, dans l’ensemble, ceux-ci se disent plutôt satisfaits « finalement ».

Le deuxième point est plus important pour notre sujet : tout laisse à penser que, contrairement à ce que croient les tenants de cette critique, les jeunes qui finissent bacheliers ES sont plus acculturés au monde de l’entreprise que la moyenne. J’en veux pour illustration la cas rapporté par Stéphane Beaud dans 80% au bac… et après ? [2002].

« […] On sent bien à travers les propos de Fehrat sur son père, sur un ton mi-sérieux, mi-amusé, qu’il existe entre eux un énorme malentendu sur la nature de l’usine. Malentendu qui exprime à sa façon le fossé culturel qui s’est progressivement creusé entre le père, ouvrier, et le fils, étudiant. Le père a une vision de l’usine qui ne fait que réfléter la nature des rapports sociaux qui se nouent (qui se sont noués de longue date) dans les ateliers d’OS. Même s’il ne maîtrise pas entièrement le français écrit, il en sait assez sur l’usine depuis vingt-cinq ans qu’il y travaille, pour pouvoir dire de tel syndicat que c’est le « syndicat des patrons ». […] Fehrat, lui, qui n’a jamais travaillé dans l’usine de son père, en a une vision qui est à la fois extérieure et universitaire, c’est-à-dire dérivée des cours de fac […]. Son statut d’étudiant frotté de culture économique et sociologique le fait se « retourner » contre son père et adopter un point de vue d’en haut sur l’usine, un point de vue de « gestion des ressources humaines », pourrait-on dire, qui tend à négliger voire à disqualifier les savoirs pratiques et sociaux des ouvriers de base. »

Fehrat est un bachelier ES qui a continué dans la filière universitaire la plus proche de l’enseignement de lycée : un DEUG d’Administration Economique et Sociale (AES). Ce qu’il a appris dans ce DEUG – où il n’a pourtant pas vraiment réussit – et dans ses cours de SES lui font adopter un point de vue plus favorable, moins conflictuel sur l’entreprise. Là où son père rejette un « syndicat de patron », lui voit un syndicat qui cherche une conciliation intelligente plutôt que le conflit.

Il est difficile de conclure définitivement dans un sens ou dans un autre sur la base de la seule enquête ethnographique de Stéphane Beaud – bien que celle-ci soit d’une très grande qualité. On peut cependant avancer une hypothèse concurrente à celle des adversaires des SES : il se pourrait bien que cet enseignement, moins « marxiste » qu’on veut bien le croire, ait rapproché certains groupes et catégories sociales de l’entreprise.

Et là, ce sont sans doute les tenants des « SES creuset du mouvement social » qui vont protester. Gageons cependant que les effets sont plus subtils, dépendent du point de départ des individus et des ressources de ceux-ci. En un mot, il est douteux de penser qu’un enseignement de lycée suffisse à compenser la socialisation familiale et la socialisation par le groupe de pair. Une fois de plus, pour expliquer sociologiquement la prise de parti d’un individu – par rapport à l’entreprise ou par rapport à quoi que ce soit – l’école est loin de suffire. La modestie est donc de rigueur pour les professeurs : une fois sortie de cours, l’élève regarde la télé, discute avec ses parents, ses amis, sa famille… Si les messages vont dans des sens contraires, il est très difficile de s’assurer que c’est celui de l’école qui l’emportera. Tout dépendra des ressources de l’acteur : Fehrat a trouvé, dans son expérience d’étudiant, des ressources symboliques – un certain prestige en tant que « fils prodige » d’une famille ouvrière – qui lui permettent de mettre en distance les normes et croyances propres à son quartier populaire et ouvrier. L’école est certes utile pour lutter contre les préjugés, mais elle ne peut espérer y parvenir à chaque coup.

De même, et je vais y venir, les économistes ne peuvent pas rejeter sur l’enseignement de SES toutes les caricatures et incompréhensions de l’économie, même lorsqu’ils les rencontrent dans les rangs des amphithéâtres de sciences économiques. Le bon élève de SES sait très bien ce qu’il doit dire à son professeur pour avoir une bonne note, pour obtenir son bac. Cela ne l’empêche pas de conserver ses préjugés et de les remettre en œuvre lorsqu’il arrive dans un milieu différent où il se sent plus libre de s’affirmer.

2.2. Les SES et les économistes, ou la question des objectifs

Venons-en justement, si vous le voulez bien, à cette deuxième critique : celle des économistes. Elle est déjà plus intéressante que celle des quelques entrepreneurs suscités – dont on peut se demander dans quelle mesure ils représentent l’avis des entrepreneurs en général…

Que reprochent les économistes aux SES ? On pourrait distinguer deux griefs : 1) les bacheliers ES auraient une vision fausse de la science économique, structurée autour de l’idée de débats idéologiques et politiques, 2) ils ne maîtriseraient pas assez certains fondamentaux de la science économique. Reprenons dans l’ordre.

Si on reprend la critique de Mathieu P. aka Léconomiste, les bacheliers ES survaloriseraient, comme la plupart des français d’ailleurs, le rôle de l’Etat et de la politique dans l’économie. On peut adjoindre à cette critique celle dont Xavier (via les commentaires d’Econoclaste) se fait ici l’écho : les manuels et programmes de SES mettent beaucoup trop l’accent sur des débats dépassés – en particulier le débat néo-classiques/Keynes – au lieu de se concentrer sur l’apprentissage des apports de l’économie qui font consensus. Marc Montoussé a d’ailleurs développé cette critique dans un article de la revue Idees de 2005, en défendant l’enseignement des fondamentaux en économie – c’est-à-dire des mécanismes, faits et rouages qui font aujourd’hui consensus chez les économistes. Il proposait alors de s’appuyer sur les manuels d’initiation destinés aux premières années du supérieur, en particulier ceux de Stiglitz et de Mankiw.

Rajoutons, pour être complet, que les débats présentés aux élèves apparaissent, aux yeux des économistes, comme empreint d’une certaine idéologie. Le débat néoclassique/Keynes sur le chômage serait ainsi plus là pour critiquer les solutions « de droite » - celles des néoclassiques qui peuvent renvoyer à la flexibilisation – et encenser celles « de gauche » - le soutien keynésien à la demande.

Soyons clairs : il y a beaucoup de choses à améliorer dans les programmes de SES. Tant au niveau de l’économie que de la sociologie. Et cette critique n’est pas inintéressante : en effet, il est possible que, pour des causes historiques, l’accent soit un peu trop mis sur des débats anciens, présentés trop souvent comme des options incompatibles, plutôt que sur le consensus actuel et les discussions plus subtiles sur les hypothèses et les problèmes qu’elles permettent de résoudre. Pour autant, on pourrait en dire autant de bien des enseignements au lycée. C’est pour cela que les programmes demandent à être régulièrement réactualisé.

On peut cependant défendre la présentation de l’économie sous forme de débat – point qui agace certains économistes – dans les SES de la façon suivante : l’enseignement de SES en lycée ne se limite pas à l’économie, pas plus qu’il ne se limite à la sociologie ou aux sciences politiques. L’un des points les plus importants est de transmettre aux élèves une démarche scientifique appliquée à des objets quotidiens et familiers. Or, la démarche scientifique, on me l’accordera sans trop de mal, inclut le débat raisonné et argumenté – le débat scientifique. Il semble important de transmettre aux élèves l’idée que l’on parvient à la vérité scientifique – dans ce qu’elle a de plus poppérienne – par la confrontation d’idées, d’hypothèses, d’expériences et de résultats. Cela pour l’économie comme pour tout autre discipline. De ce point de vue, le débat Néoclassique/Keynes peut certes sembler dépassé aux universitaires, mais ses qualités pédagogiques ne sont pas négligeables : il permet d’introduire à la discussion d’hypothèses, à leur adéquation avec le réel, à la force heuristique de chaque modèle et, si l’on si prend bien, à la façon dont la confrontation entre ces deux modèles parvient justement à produire une synthèse, comment la critique permet à la science d’avancer.

Certes, on pourrait tenter de faire cela à partir d’exemples plus actuels que la confrontation Néoclassiques/Keynes. Mais cela risquerait de demander une connaissance plus précise de l’économie que des élèves de lycée n’ont pas, et qu’il est assez difficile de leur transmettre comme « prérequis ». Ceci dit, je suis ouvert à toute proposition allant dans ce sens.

Quant à la deuxième critique, elle est plus directe : les bacheliers ES n’auraient pas un bon niveau à la sortie, ils ne maîtriseraient pas assez les savoirs fondamentaux utiles à la réussite en filière économique. C’est en substance ce que dit Mathieu P. aka Leconomiste, et ce que l’on peut trouver également dans certaines notes du blog d’Econoclaste.

Justement, en parlant du blog d’Econoclastes, ce que j’apprécie le plus chez eux, c’est leur capacité à poser des questions dérangeantes et volontiers provocantes, questions que l’on ne peut jamais, pour autant, éluder simplement. Je vais donc tenter de faire de même. Voilà donc la question qui me semble nécessaire de poser : « l’enseignement de SES doit-il former de futurs économistes ? ». Ce que l’on pourrait également formuler comme : « le contenu des SES doit-il se fixer en fonction des programmes de sciences économiques ? ».

Evidemment, ces questions peuvent se décliner facilement en remplaçant « sciences économiques » et « économistes » par les couples « sociologie »/« sociologues » et « sciences politiques »/« politistes ».

D’après les données récupérées dans le même numéro d’Idees que précédemment, sur les bacheliers de 2001-2002, 11,2% s’inscrivent en sciences économiques en première année de premier cycle. On peut y rajouter les 10,7% qui se dirigent vers les filières d’AES. Soit 21,9% des bacheliers ES qui se dirigent vers des formations en sciences économiques. Ce qui n’est pas très éloigné des 20,9 qui se dirigent vers des formations en Sciences humaines et sociales et 19,9% vers le droit ou les sciences politiques.

De ce point de vue, on peut difficilement imaginer qu’il faille former les lycéens à l’économie universitaire : ceux qui poursuivront ne seront, finalement, que minoritaire, sans pour autant être une minorité négligeable. L’objectif que se fixe l’enseignement de SES est donc différent : il s’agit de préparer des élèves à se confronter aux problèmes économiques et sociaux en y intégrant l’apport des sciences sociales, et ce, quelque soit leur formation et leurs études à venir. Susciter leur intérêt pour l’application d’une démarche scientifique aux comportements humains est déjà un grand pas, ne serait-ce que si on leur fait accepter qu’une telle démarche est à la fois possible et nécessaire – ce qui, déjà, est rarement gagné d’avance. Leur apprendre à se guider dans un monde d’expert et de débats complexes est également un objectif pertinent : devant la multiplicité des discours sur le social et sur l’économie, apprendre aux élèves à repérer l’argument pertinent de celui qui ne l’est pas, le jugement de valeur du jugement de fait, la recherche sérieuse de la supposition outrée, devraient déjà être autant de buts qui occuperont bien les trois années de SES que propose le lycée – quand ce n’est pas deux pour ceux qui passent en filière ES en sautant la case « option de seconde ». Ce point sera amplement développé dans la prochaine note, avec une présentation de la « modernité radicale ».

Pour tout dire, et pour rassurer mes amis économistes, l’objectif des SES me semblerait réaliser si, face à un Jacques Marseille déclarant sans sourciller sur une grande chaîne nationale que si l’économie était une science « ça se saurait » et que finalement tout ça ne sont que des observations partisanes du réel, un de mes élèves pouvait avoir comme seules réactions « qu’est-ce qu’il raconte comme conneries ? » et « mais qu’est-ce que c’est comme argument ça, « ça se saurait » ? ». Si cela pouvait être le cas, alors qu’importe que cet élève puisse penser que toute l’économie dépend de l’action de l’Etat…

La réaction des économistes est cependant typique d’une tendance plus générale dans l’éducation nationale, relevé par François Dubet (encore lui) : celle de faire porter tout le poids d’un problème sur le niveau inférieur. Les universitaires voient arriver des étudiants qui n’ont pas, estiment-ils, le niveau : ils en accusent donc les lycées. Mais les lycées se défendent : les élèves qu’ont leur a envoyé n’étaient pas assez bons, impossible de travailler correctement… la faute aux collèges. Et voilà les professeurs de collège qui protestent : que peuvent-ils faire quand des élèves sortent du primaire sans savoir lire correctement ? Quoi, disent professeurs des écoles ? Mais qu’y pouvons-nous si dans les écoles maternelles et dans les familles… Bref. Peut-être y a-t-il un problème général de cohérence général dans l’enseignement français. Peut-être faudrait-il aussi que chaque niveau accepte de travailler avec les élèves qu’il reçoit et de faire les efforts qui s’imposent – ce qui inclut d’en avoir les moyens, techniques et pédagogiques, ce qui n’est malheureusement pas toujours le cas.

Les deux attitudes critiques – celle du monde de l’entreprise et celle des économistes – pèchent finalement au même endroit : toutes les deux jugent les SES en fonction d’objectifs qui ne sont pas ceux de cette matière, ni ceux de la filière afférente. Qu’on veuille voir sortir des cours de SES de futurs économistes, des employés modèles ou des militants zélés, on sera toujours déçus. D’une part, parce qu’aucune filière ni aucun enseignement ne dispose d’une force suffisante pour modeler à ce point les individus qui passent entre ses mains – sans doute peut-on trouver des anciens élèves de filière S qui consomment de l’homéopathie à haute dose. D’autre part, parce que les enseignants de SES ne se jugent pas sur de telles bases, ni entre eux, ni par les autres. Ce qui se pose alors est la question de savoir à quoi sert l’école, quels objectifs doivent être les siens. Celle-ci est trop souvent sommé de résoudre des problèmes qui ne sont pas les siens – comme faire aimer l’entreprise alors que c’est aux entrepreneurs d’avoir l’initiative individuelle de faire cela…

3. Conclusion, ouverture, question

Nous voilà donc en mesure de poser la véritable question, la plus importante, celle que se posent trop peu les critiques des SES : à quoi ça sert tout ça ? pourquoi enseigner les sciences économiques et sociales à des gamins de lycée ? pourquoi leur faire consacrer quelques heures – lesquelles, comme le rappelle Alexandre Delaigue, sont précieuses ? Ou, plus précisément, et plus sociologiquement, que peut-on attendre d’un tel enseignement ?

Répondre à cette question exige pas mal de temps. Je la traiterais donc dans la seconde partie de cette note. On y verra [teasing] dans quel cadre il serait nécessaire de penser les SES aujourd’hui, de quelle façon cet enseignement peut s’articuler avec les exigences contemporaines que mettent à jour les meilleures analyses de la modernité, et la façon dont tout ça pourra s’articuler avec les projets de réforme du gouvernement, et puis aussi mylle éléphants [/teasing].

Vous allez voir, on va se marrer.


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A quoi servent les SES ? Premiers éléments de réponses avec nos députés

En attendant une série de deux (oui, deux ! pour le prix d'une seule !) notes de courageuse défense des Sciences Economiques et Sociales, l'actualité la plus brûlante me permet d'avancer un premier argument : les SES, ça peut éviter de faire passer des amendements coupées de la réalité...


En ce moment, en bon petit stagiaire respectant à la lettre l'ordre du programme de seconde - je limite ma liberté pédagogique en ce début de carrière - je travaille mes cours sur la famille. Ce qui tombe plutôt bien : de la sociologie de la famille, j'en ai pour ainsi dire bouffer pendant deux ans. Croyez-moi ça laisse des marques.

Pourtant, ce n'est pas de développements aussi pointus que la relation pure et le projet reflexif de soi d'un Giddens ou du débat sur l'individualisme positif ou négatif qui peut traverser les oeuvres d'un de Singly et d'un Castel dont je vais vous parler. Non, il n'y a besoin de rien de tout ça. Tout ce dont on va avoir besoin sont les quelques connaissances que l'on transmet dans les premiers mois d'une seconde à option SES...

Reprenons au début : le député Mariani a introduit un amendement, adopté cette nuit même avec l'intégralité de la loi qui l'accompagne, à la nouvelle et énième loi sur l'immigration :

"(…) Par dérogation aux dispositions de l'article 16-11 du code civil, le demandeur d'un visa pour un séjour d'une durée supérieure à trois mois, ou son représentant légal, ressortissant d'un pays dans lequel l'état civil présente des carences peut, en cas d'inexistence de l'acte d'état civil, ou lorsqu'il a été informé par les agents diplomatiques ou consulaires de l'existence d'un doute sérieux sur l'authenticité de celui-ci, solliciter son identification par ses empreintes génétiques afin d'apporter un élément de preuve d'une filiation déclarée avec au moins l'un des deux parents. Le consentement des personnes dont l'identification est ainsi recherchée doit être préalablement et expressément recueilli.


Différents blogeurs se sont déjà exprimés sur la question. Je vous renvoie à la note des Econoclastes qui, en explorant la question du coût de la mesure, sont toujours aussi pertinent (et qui ont même eu droit aux honneurs de David Abiker à la radio, ce qui est assez la classe, il faut bien le reconnaître).

Bref, par rapport à cela, qu'est-ce que je suis en train d'apprendre à mes gamins de seconde ? Rien de bien compliqué : que la famille est une institution sociale et culturelle bien plus que biologique. Et ce non seulement dans notre société mais aussi dans les autres.

On le comprendra très facilment pour ce qui est des liens d'alliances - le mariage en particulier - mais cela apparaît visiblement moins évident à nos députés. Pourtant, c'est là l'un des résultats les mieux établis et les plus solides de l'anthropologie et de la sociologie de la famille.

Florence Weber a très bien résumé les trois dimensions de la famille dans son ouvrage Le sang, le nom, le quotidien [2007] : il y a certes une dimension biologique - le sang - qui consiste à la transmission d'un patrimoine génétique avec toutes les carences et caractéristiques qui vont avec, mais il y a aussi les deux autres dimensions, beaucoup plus importantes au final. Le nom d'abord : c'est le lien légal, le nom que l'on transmet à son enfant et qui est reconnu par la loi. Il n'a pas à avoir de rapport direct avec le biologique. Après tout, dans la plupart des sociétés, les pères reconnaissent légalement des enfants sans jamais être assurés totalement d'être bien le père biologique... Les procédures d'adoption vont dans le même sens. Le quotidien ensuite : il s'agit des liens affectifs, qui renvoient à l'éducation et au soin des enfants.

Pour illustrer ces différentes dimensions, Florence Weber prend le cas de Bérénice, que je reprend moi même dans mon cours. Bérénice a trois "pères" : un père biologique qu'elle n'a jamais connu, un père légal, le premier mari de sa mère qui l'a reconnu mais ne s'est jamais occupé d'elle bien qu'elle porte son nom, un père affectif, le second mari de sa mère qui l'a élevé. Faites tous les tests génétiques que vous voudrez, les relations familiales ne changeront pas : Bérénice se sentira toujours plus fille du dernier que des deux autres...

Bref, penser comme le fait cet amendement que la famille peut facilement se déduire des liens biologiques témoignent d'une mauvaise connaissance de ce qu'est justement la famille - je laisse au lecteur le soin d'imaginer non seulement tous les cas où cette procédure ne s'appliquera pas car les individus concernés sauront que leurs liens biologiques n'existent pas malgré les liens affectifs et sociaux (et donc où l'amendement servira surtout à limiter le regroupement familial) et ceux où il menera à des situations dramatiques.

Là-dessus, je proprose officiellement au député Mariani de venir jeudi dans mon lycée. Je fais mon cours d'introduction sur la famille pour une de mes classes. Je pense que ça pourrait lui être utile. Parce que les SES, ça sert aussi à ça...

Post-scriptum blogique : je post depuis mon lycée. Alice Wouhou, ma sympathique et bien connue fournisseuse d'Internet, travaille actuellement à la pleine reprise de mes moyens. Donc restez connectés, pleins de notes très bientôt.

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Come back soon

Bonjour à vous, chers et fidèles lecteurs !

Comme vous vous en êtes sans doute déjà rendu compte, avec la vigilance qui vous caractérise, ce blog n'est plus parmi les plus actifs de la toile depuis quelques semaines. Mais rassurez-vous ! Je serais bientôt de retour...

Mon récent déménagement et mes prises de fonction dans la région où on aime le calva - il paraît que mes élèves apprécient - me contraingnent à une insupportable cure sans internet. Mais celle-ci devrait toucher à sa fin d'ici peu, tout dépendra de la vélocité légendaire des fournisseurs d'accès haut débit... En attendant, je squatte le matériel informatique gentiment mis à disposition par mon lycée d'affectation, qu'il en soit remercié.

Ce qui tombe plutôt bien : j'ai des petites choses dans les tuyaux, ou plutôt dans la tête, pour la reprise en fanfare de ce blog. Citons donc pour vous mettre l'eau à la bouche : mon avis sur les attaques ministérielles contre ma filière d'enseignement, les noces inattendues d'un président et d'un communiste, suivies presque immédiatement de leur dommageable divorce (avouez que vous êtes intrigués pour le coup), le tout assaisoné de quelques réfléxions sur la place de l'Etat dans notre chère société.

Bref, tout ça ne devrait pas tarder, I'm back, quoi.

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Bourdieu était-il carriériste ? (et autres remarques avant une pause)

Le site du Monde a proposé, dimanche dernier, une "rétrocontreverse", un retour sur les grandes grèves de 1995 et la scission qu'elle avait provoqué au sein de la gauche. Evidemment, il y est question de Pierre Bourdieu, canonisé "philosophe" par un journaliste visiblement peu au fait du problème. Les commentaires ne sont pas tendres avec le sociologue : le voilà taxé de "carriériste", voire de "mandarin", ou d'orgueilleux courant après tous les honneurs...

Bourdieu était-il carriériste ?

Soyons franc : je n'ai pas un grand amour pour le "second" Bourdieu, celui des années 1990, qui va pleinement s'engager dans le débat public et la politique. Je reste cependant un adepte du Métier de Sociologue, ouvrage clef publié en 1968 avec Passeron et Chamboredon, qui met justement à distance ce genre d'engagement. Je ne suis pas non plus un bourdieusien d'un point de vue théorique : à la rigueur, vous l'aurez sans doute déjà compris, je me sentirais plus proche de l'interactionnisme, de Simmel, et, sur certaines questions, de la sociologie tourainiene. Mais cela est plus lié à mes centres d'intérêt personnels. Je suis plutôt "open minded" comme (aspirant) sociologue.

Pourtant, je pense que l'on peut affirmer que, dans cet engagement, Bourdieu était sincère. On peut certes le critiquer - est-ce au scientifique de prendre la parole pour les plus démunis ? était-il vraiment porteur d'une réponse satisfaisante ? - mais le traiter de "carriériste" surement pas.

Posons donc le problème : en 1995, lorsque Bourdieu apparaît pleinement dans les médias comme un nouveau Sartre du côté du peuple en colère, il n'a plus grand chose à attendre de plus en ce qui concerne sa carrière. Depuis 1981, il occupe la chaire en sociologie du Collège de France. Autrement dit, pour un chercheur, il a atteint le sommet du prestige et ne peut pas monter plus haut. La reconnaissance internationale, il l'a déjà. Il dirige son centre de sociologie - le Centre de Sociologie Européenne - et sa propre revue - Acte de la Recherche en Sciences Sociales. Pour reprendre quelques éléments de sa théorie, dans le champ scientifique, lui et ses disciples sont les dominants. Carriériste, donc, surement pas. On voit mal ce qu'un engagement public pouvait lui apporter de plus de ce point de vue. Au contraire, il mettait en jeu sa crédibilité en tant que scientifique, à laquelle il s'était toujours montrer farouchement attaché - ses tournures de phrase qui font le malheur des étudiants étaient, de son propre aveux, faites pour limiter au maximum les mésinterprétations de sa pensée (force est de reconnaître qu'il s'est plutôt planté sur ce coup-là).

Toujours du point de vue de la sociologie bourdieusienne, on peut interpréter son engagement comme la volonté de rentrer dans un autre champ - le champ politique - en exploitant les capitaux accumulé dans le champ scientifique. De ce point de vue, sa position est certes critiquable, puisqu'elle tend à réduire l'autonomie du champ scientifique, qu'il jugeait pourtant fondamentale. En même temps, cette volonté peut aussi s'expliquer à partir de sa théorie : il en était venu à considérer que l'autonomisation du champ politique était dangereuse, car contribuant à protéger certaines formes de domination.

A la rigueur, on pourrait estimer que Bourdieu espèrerait retirer de cette entrée dans un champ différent des retributions symboliques qui pourraient faire parler d'orgeuil. Cependant, dans sa sociologie, tout le monde cherche la domination dans son champ spécifique - ce qui prétendent ne pas la rechercher sont ceux qui se savent battus d'avance. Si orgeuil il y a, il est généralisé et non propre à Bourdieu.

Enfin, il faut souligner la trajectoire sociale particulière de Bourdieu. Venu d'un milieu modeste - son père était facteur -, il n'est pas étonnant que son "habitus" l'ait rappelé vers une solidarité avec les catégories populaires et les grévistes. Il soulignait souvent les sacrifices que lui avait demandé son ascension sociale : plus que de perdre son accent, il avait du se couper partiellement de son milieu d'origine. Son engagement peut être vu comme une façon de retrouver sa "self esteem".

Bref, Bourdieu n'était certainement pas carriériste. Et s'il était orgeuilleux et cherchait les honneurs, il ne le faisait pas plus que la moyenne de ceux qui interviennent dans l'espace public d'une façon ou d'une autre - comme votre humble serviteur par exemple, à une échelle beaucoup plus modeste (il faut dire qu'il serait extrêmement prétentieux de ma part de me comparer à Bourdieu). Cela ne disqualifie en rien, en tout cas, son engagement et les idées qu'il a soutenu. Il faut se souvenir que, comme le disait Bernard Lahire, sans doute l'un des bourdieusiens les plus intéressants actuellement, tout le monde a toujours un intérêt quelconque à polémiquer, à critiquer ou à s'engager. La nature de cet intérêt ne peut servir à refuser le débat. D'ailleurs, l'argument est toujours facilement retournable : n'y a-t-il pas quelques intérêts cacher à critiquer Bourdieu ? Si l'on veut critiquer Bourdieu, si l'on a quelques intérêts à le faire, il y a bien d'autres thèmes et bien d'autres façons, à commencer par la plus intéressante : débattre de son modèle théorique.

Réactions à chaud

J'initie avec ce billet une nouvelle catégorie, sobrement appelée "Réactions à chaud". Elle aura pour vocation de recueillir mes réactions immédiates à l'actualité, mes questionnements et autres, avec plus de liberté de ton et de détente que ce que je m'autorise dans les autres notes. Je pense que je la solliciterais pas mal à chaque fois que la sociologie sera maltraitée dans les médias - ce qui est plutôt courant.

J'essaierai aussi d'y signaler les articles rédigés par des sociologues dans les différents journaux que je suis, afin que vous n'en manquiez aucun. Avec, autant que possible, un petit commentaire de ma part.

Violence scolaire en Grande-Bretagne

Tiens, tant que j'y suis, je viens de voir à la télévision un superbe reportage sur la violence scolaire en Angleterre : apparemment, face à la peur des agressions à l'arme blanche, certains parents envisagent d'acheter à leurs enfants des uniformes en kevlar. Tel que présenté par le reportage, avec les images chocs d'un policier vidant une poubelle pleine de poignards et de sabres japonais, fruit d'une collecte auprès des jeunes scolaires, toute la Grande Bretagne est soumise à ce terrible fléau...

Et là, je ne peux m'empêcher de penser à cette phrase, superbe, de Jean-Claude Passeron : "il n'y a de sociologie que des écarts". Quel intérêt peut bien avoir cette information si on ne nous dit pas où ces agressions - sept morts en une année apparemment - ont eu lieu ? Si elles se concentrent ou non dans certains espaces et certaines catégories ? Comme souvent, la chose est présenté comme une dérive perverse et essentiellement morale de la société, sous les traits d'une jeunesse sauvage qui tue facilement... Il serait tout de même bon de préciser la dimension exacte du phénomène et ses causes. Difficile de trouver cela à la télévision.

Peter Berger et la liberté

Avant de laisser ce blog en repos pour quelques temps, je voulais laisser une petite citation sur laquelle je vous invite à réfléchir. Elle est tiré du très bon bouquin de Peter Berger Invitation à la sociologie, une initiation agréable à cette science pour les curieux. La voici :

On ne peut rendre compte empiriquement de la liberté. Plus précisément, alors que nous pouvons faire l'expérience de la liberté comme celle d'autres certitudes empiriques, elle n'est pas accessible à une démonstration par une méthode scientifique. [...] Liberté et causalité ne sont pas des termes logiquement contradictoires : ils appartiennent à des cadres de référence d'ordres différents.


Je pense qu'il est difficile de comprendre, aujourd'hui dans nos sociétés, quelque chose aux sciences sociales et à la sociologie si on a pas cette idée en tête. Elle préparera le terrain pour le retour de ce blog. Du moins, je l'espère.

Des excuses

Je tiens également à présenter mes excuses à certains des visiteurs récents de ce blog. Que ceux qui sont arrivés ici en tapant sous google "Reporter des couches culottes à 25 ans" et "Putes dans toutes les positions" me pardonnent, je pense ne pas pouvoir les satisfaire.

De retour bientôt

Les aléas de l'enseignement m'obligent à déménager vers une ville normande où l'on aime beaucoup les barbecues. Or qui dit déménagement, dit nouvel opérateur internet. Qui dit nouvel opérateur internet, dit semaines sans internet. Et qui dit semaines sans internet, dit repos pour le blog.

Je ne vous cache pas non plus que la libération du royaume d'Hyrule du joug crépusculaire de l'infâme Ganondorf occupe pas mal de mon temps en ce moment - encore deux morceaux du miroir des ombres à retrouver, et qu'a-t-il bien pu arriver à la princesse ? Bon, évidemment, c'est très loin d'être la première fois que je libère Hyrule, mais que voulez-vous, ces hyliens, sans moi, ils sont perdus. Enfin, ça nous fait un beau cas de "dissonance culturelle" comme dirait Lahire...

Si je vous manque, vous pouvez toujours lire les archives. J'essaierai de répondre aux commentaires si j'en ai l'occasion. Si ce n'est pas le cas, il faudra attendre mon retour. Ceci dit, en attendant, vous pouvez toujours m'écrire, et pourquoi pas me proposer des thèmes dont vous aimeriez que je parle : uneheuredepeine@gmail.com

See ya.

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Répression, prévention : l’exemple de la lutte contre le cannabis

Nicolas Sarkozy l’a annoncé récemment : sa politique de « lutte contre l’insécurité », lancée lors de ses passages au ministère de l’intérieur, continue et continuera sans une « pause ». Le renforcement de la législation sur la récidive (dont j’avais déjà parlé) n’est qu’une première étape. Si on en croit les objectifs fixés – « faire baisser la délinquance, accroître l'efficacité des services de police et améliorer l'accueil des victimes », c’est le paradigme répressif qui sera maintenu.





En effet, tout débat politique sur la délinquance met systématiquement en face deux conceptions de la lutte contre l’insécurité : la répression et la prévention. Entre ces deux conceptions, le débat est plutôt difficile, pour ne pas dire que, lorsqu’il a lieu, il tient du miracle. Il faut dire que chacun des deux camps a une perception pour le moins caricaturale de l’autre. Ainsi, les tenants de la répression sont vu comme une bande de policiers qui pensent que rien ne vaut un bon coup de matraque dans la face pour faire réfléchir les délinquants à l’avance, tandis que les tenants de la prévention seraient de beaux idéalistes préférant s’asseoir avec le délinquant, lui dire que quand même c’est pas bien et que s’il devenait une bonne personne, le monde serait merveilleux. Dans ces conditions, le débat public fait plus place aux disputes stériles qu’à un dialogue constructif.

Pour sortir de ces disputes, il faut essayer de préciser un peu mieux chacune des deux logiques sans y jeter l’opprobre par avance. Ainsi, les « répressifs » supposent que la délinquance est le fruit d’un calcul incluant les risques de se faire prendre et la peine encourue. Si j’ai peu de chances d’être arrêté et qu’au pire je n’aurais qu’à faire un regard de cocker au juge pour m’en sortir, je n’hésiterais pas à voler le sac de la dame. Les « préventifs » pensent, au contraire, que ce calcul ne joue pas, ou très peu : si je vole le sac de la dame sans même envisager d’être pris, c’est parce que je suis pauvre et que j’ai besoin de sa carte bleue ou que je suis en colère contre une société qui m’a malmené et dont je ne veux pas respecter les normes. Dans cette perspective, il sera plus efficace de « resocialiser » le délinquant, de le faire sortir d’une identité dominée ou exclue, éventuellement en lui rappelant que d’autres voies sont possibles pour s’en sortir.

Ces deux positions font généralement l’objet d’un débat moral ou éthique. Les « répressifs » sont alors décrits par leurs adversaire comme les instruments d’une domination sociale qui reproduit ou cherche à reproduire les inégalités sociales dans l’intérêt de quelques uns. Les « préventifs » seront au contraire vus comme des doux rêveurs, prêt à excuser les violences et la délinquance au nom d’une pauvreté qu’ils n’ont souvent jamais eux-mêmes connue. Bref, ce sont des visions de l’homme qui sont mises en jeu beaucoup plus que des réflexions sur les effets concrets des deux solutions. Si on s’intéresse au problème d’un point de vue sociologique, on est obligé de sortir du débat moral : il s’agit simplement de savoir ce qui permet effectivement de limiter la délinquance, la répression ou la prévention. C’est à cette question que j’aimerais m’intéresser ici.

Notons cependant que l’on pourrait aussi s’intéresser à la genèse de chacune de ces deux positions et à leur développement dans l’espace public : Loic Wacquant [1] soutient ainsi que le développement des politiques répressives accompagne un recul de l’Etat « social » au profit de l’Etat « pénal ». L’Etat devant d’une façon ou d’une autre gérer la pauvreté et l’exclusion, le renouveau de la pensée néo-conservatrice aux Etats-Unis l’a amené à privilégié la répression et l’emprisonnement plutôt que l’aide et les politiques sociales. Ce mouvement toucherait aujourd’hui de plus en plus l’Europe. Ces questions sont intéressantes, mais c’est bien à l’efficacité de chacune des deux positions que je voudrais m’intéresser.

Le défaut du débat « répressions/prévention » est d’être, souvent, beaucoup trop général : c’est pour cela que je parlais plus tôt de « paradigme » : il y aurait une seule de ces deux solutions qui pourrait s’appliquer à tous les types de délits, conséquence logique de l’aspect moral et idéologique du débat. Or, il faut plutôt envisager des efficacités différentes en fonction des faits considérés : on ne peut pas penser que la même solution s’applique au voleur de mobylette qu’au terroriste international.

Je vais donc pour cette note m’appuyer sur un exemple particulier : celui de la lutte contre la consommation du cannabis. A charge pour mon lecteur de reprendre à son tour la démarche pour l’appliquer au cas particulier de son choix. Ce qui compte, c’est de comprendre le mode de réflexion auquel la sociologie permet de parvenir.

Pourquoi la consommation de cannabis ? Tout d’abord, parce que l’on en a récemment reparlé dans le débat public, quelques études soulignant la dangerosité de cette drogue « douce ». Ensuite, parce que depuis Howard Becker [2], c’est un point d’entrée classique pour la sociologie de la déviance – et vous connaissez désormais mon goût pour les classiques.

D’ailleurs, en parlant de Becker, la sociologie peut également étudier la façon dont la norme – tant sociale que juridique – d’interdiction du cannabis s’est formée et s’est imposée. Selon l’analyse fameuse de Becker pour les Etats-Unis, il s’agit de l’œuvre d’« entrepreneurs de morale », en particulier le bureau des stupéfiants (pas ceux qui consomment la drogue, ceux qui leur courent après), qui par le biais de campagnes de presse – l’exploitation de faits divers sordides en particulier – et d’un peu de lobbying auprès des gouvernements sont parvenus à imposer cette norme. Cette analyse est très utile si l’on veut comprendre, aujourd’hui, ce qui se joue autour de l’interdiction du tabac dans les lieux publics… Mais, comme pour la diffusion du paradigme répressif (ce terme est librement inspiré de Sébastian Roché [3]), ce n’est pas le sujet ici.

Je précise que je m’intéresse bien ici à la consommation, et éventuellement à la production à usage personnel, de cannabis. Le problème du trafic mériterait un traitement à part. D’ailleurs, ce sera vos devoirs de vacances : je veux une analyse complète de la lutte contre le trafic de drogue dans les commentaires sinon je colle tout le monde le samedi matin.

Je vais essayer de faire apparaître les limites et les difficultés des deux pôles « répression/prévention » sur cette question, afin de montrer qu’une véritable lutte doit s’intéresser au substrat social qui cause la consommation de drogue et de stupéfiant.

1. Les limites de la répression

La répression a vocation a fonctionner de deux façons : d’une part, par la valeur de l’exemple – « je vois tous mes potes être embarqué par les keufs, je vais me tenir à carreaux » –, d’autre part, par le calcul risque/gain du délinquant potentiel – « si je me fais choper avec mon joint, je suis envoyé aux travaux forcés à Cayenne, je vais donc me convertir au chewing-gum ». Si on veut qu’il y ait quelque efficacité là-dedans, il ne faut pas oublier l’un des deux aspects : une loi très sévère ne sert à rien si elle n’est pas appliqué, des contrôles de police réguliers qui ne donnent jamais lieu à une amende ou une condamnation ont peu d’avoir un quelconque impact. Il arrive même souvent qu’une peine légère mais qui s’applique systématiquement – à l’exemple des radars automatiques – soit plus efficace pour modifier les comportements qu’un simple durcissement des peines.

Bien sûr, d’un point de vue plus politique, encore faut-il que les contrôles nécessaires pour une application systématique de la peine respectent un minimum la liberté des individus. Comme le rappelle très justement Robert Castel [3], il n’est pas possible, dans un Etat de droit, de contrôler totalement les individus et de faire disparaître toute entorse à la loi – sauf à passer à un Etat totalitaire.

Qu’en est-il pour le cannabis ? Peut-on espérer réduire la consommation en augmentant les peines encourues ? C’est peu probable. Les fumeurs de cannabis sont, souvent, des fumeurs occasionnels, qui « pratiquent » dans des cadres privés et restreints où il est particulièrement difficile de faire des contrôles systématiques. Mais, surtout, même les fumeurs réguliers ont peu de chance d’être influencé par un tel durcissement. En effet, l’usage des drogues douces doit s’analyser comme une entrée dans une « carrière » [2], suivant un processus que j’ai déjà exposé pour la délinquance en général et le terrorisme. Ceux-ci ont, progressivement, appris à fumer et ont modifier leurs normes vers celles d’un milieu déviant. La répression dont ils font l’objet a plus de chances d’être ressentie comme une preuve supplémentaire qu’ils sont incompris et que les normes sociales dominantes les rejettent.

Des contrôles plus systématiques risquent même de les enfermer un peu plus dans une identité « déviante » ou « rebelle » au sens de Merton [5], c’est-à-dire ne partageant ni les normes ni les moyens légitimes dominants.

Mais les contrôles de police posent, au moins en France, un autre problème. On dispose, pour estimer l’action de la police, d’un appareillage statistique conséquent : ce sont les fameux « chiffres de la délinquance » que les médias et les politiques consomment avec un grand enthousiasme, tandis que les chercheurs se lamentent régulièrement sur les utilisations « sans pincettes » qui en sont faites. On se rend alors compte que l’essentiel des affaires relatives aux stupéfiants et particulièrement au cannabis traitées par la police sont doublement concentrées : géographiquement dans les « quartiers sensibles », socialement dans les catégories populaires. Le problème est alors simple : la population à qui s’applique la répression est-elle représentative de celle qui est effectivement déviante ?

Pour répondre à cela, il faut comparer les chiffres de la police avec des enquêtes de « délinquance auto-déclarée ». Celles-ci consistent à faire un sondage en demandant aux individus, de façon anonyme, s’ils ont eu certains comportements sur une période donnée. Laurent Mucchielli [6] s’est livré à une telle comparaison : il en ressort que la police ne traite qu’une petite partie des consommateurs de cannabis, car cette consommation est plutôt bien répartie dans la population. Idée confortée par les récentes enquêtes de l’Observatoire des Drogues et Toxicomanie. La cause de ce décalage réside dans la logique du travail policier : il est demandé à ceux-ci de surveiller tout particulièrement les quartiers en difficulté, d’y patrouiller plus souvent et d’y faire du « chiffre ».

Il faudrait donc repenser et réorienter l’action policière dans la lutte contre les stupéfiants pour que la répression puisse espérer être pleinement efficace. Choix politique difficile, puisque si les jeunes fumeurs des banlieues ont peu de ressources politiques, ce n’est pas le cas de leurs homologues, jeunes et moins jeunes, des quartiers moins marginaux.

Il faudrait aussi que l’action policière ne se contente pas de réprimander les fumeurs, mais cherchent à nouer un contact avec ceux qui sont les plus avancés dans la « carrière » pour les aider à en sortir, ainsi que pour mieux cerner les réseaux de distribution et de trafic. La police de proximité était une réponse possible à cette question, mais faute de moyens conséquents alloués par le gouvernement d’alors, elle n’a été qu’un échec supplémentaire. Cela indique cependant que la police peut jouer sur un autre tableau que la répression : la prévention.

2. Les limites de la prévention

La prévention peut également prendre deux aspects, schématiquement toujours : il peut s’agir de campagnes d’information, à la télévision ou dans les écoles par exemple, sur les dangers ou l’immoralité de tel ou tel comportement – « le cannabis, ça craint grave, jeune ! » – ou du travail de terrain d’associations ou d’organismes particuliers visant à un travail de « proximité ». Ici aussi, les deux peuvent être combinées.

Commençons par traiter des campagnes d’informations. Le problème est le suivant : sont-elles capables de compenser réellement ce que croient savoir les fumeurs de cannabis ? Dans l’état actuel des choses, ceux-ci ont plusieurs croyances qui structurent leur expérience de la drogue : le cannabis est une drogue douce, elle ne produit pas vraiment de dépendance, elle est moins dangereuses que le tabac. Autant d’idées dont on peut, aujourd’hui, qu’elles sont fausses, mais qui restent, et resteront encore sûrement pendant un moment, des idées reçues.

Voici donc l’occasion pour moi de parler de l’un de mes ouvrages préférés : L’idéologie ou l’origine des idées reçues de Raymond Boudon [7]. Dans mes expériences universitaires, j’ai trouvé que la sociologie de Boudon était souvent mal présentée, souvent trop marquée par l’aspect « anti-Bourdieu » (et sûrement mal aimée à cause de cela). C’est ce livre qui m’a ouvert les yeux, et j’en recommande chaudement la lecture – excellente lecture d’été d’ailleurs, je l’ai expérimentée l’année dernière.

Que nous dit Boudon sur les idées reçues ? Que celles-ci ne proviennent pas d’une illusion, d’un comportement irrationnel des individus, mais bien de leur rationalité. Les individus ont de « bonnes raisons » de croire ce qu’ils croient : ce sont ces raisons qu’ils convient d’analyser et tester1. Ces raisons dépendent de la position sociale de l’individu.

Boudon identifie alors trois types d’effets qui peuvent expliquer l’adhésion à des idéologies données (qu’il définit, dans une filiation marxienne, comme les idées fausses ou douteuses) : des effets de position, de disposition et de communication. Les trois peuvent être utiles pour comprendre comment les fumeurs de cannabis acquièrent leurs idéologies. Il faut tout d’abord se référer à leurs positions sociales : les individus ne perçoivent pas l’intégralité de la réalité sociale, mais seulement une partie. Si toutes les personnes consommant du cannabis autour d’elles semblent se porter bien et ne pas avoir de problèmes, il est rationnel de penser que le cannabis ne présente aucun danger. Il y a ensuite des dispositions sociales : les individus ont intégré un certain nombre de normes et façons de faire particulière. Si, par exemple, le milieu où ils ont été socialisés se caractérise par une défiance vis-à-vis des autorités publiques (ce qui se retrouve chez les jeunes de banlieue et les ex-soixante-huitards, tous consommateurs de drogues douces), fumer peut être perçu comme un acte de rébellion normal. Enfin, il y a des effets de communication : les individus n’ont accès aux informations que par le biais d’intermédiaire, dans lesquels ils peuvent avoir plus ou moins confiance. Là encore, faire confiance à l’ami qui fume le cannabis et qui assure que c’est sans danger peut être plus rationnel que de faire confiance à la publicité à la télévision.

Pour être complet, il faudrait ajouter des effets épistémologiques, renvoyant à l’existence de la catégorie « drogue douce » qui laisse à penser d’entrée de jeu que le cannabis est sans danger.

Il faudrait prendre la peine d’étudier les « bonnes raisons » de chaque milieu social consommant du cannabis, de formuler des hypothèses et de les tester. Cependant, ce modèle nous permet déjà de parler de la prévention : si on veut limiter la consommation de cannabis, il faut proposer aux individus de « bonnes raisons » d’arrêter de fumer. C’est là la conséquence politique fondamentale du modèle boudonien, trop souvent négligée à mon goût : puisque les individus sont rationnels, il est possible d’agir sur les comportements à condition de s’adresser à leur rationalité. Et pour cela, il faut établir avec précision de quelle rationalité il s’agit [8] et quels en sont les ressorts.

Les campagnes télévisuelles ou dans les écoles se présentent alors comme une tentative d’induire un effet de communication pouvant compenser celui en faveur du cannabis. Il est très peu probable, dans ce cas précis, que cette stratégie fonctionne pour deux raisons. Tout d’abord, parce qu’elle néglige les deux autres catégories d’effet – de position et de disposition. Ensuite parce qu’elle oublie l’enracinement social de la communication : ceux qui ont déjà commencé à fumer ou qui peuvent le faire pensent « mieux savoir » que l’Etat ou que l’école. De ce point de vue, il y a peu à attendre d’une telle politique sur le cannabis.

Le recours à des associations a déjà plus de vertus : si les membres de ces associations sont issus des mêmes milieux et des mêmes catégories que la population visée, ils peuvent induire des effets de communication positifs, et éventuellement modifier les effets de position et de dispositions. Mais il n’y a aucune garantie : encore faut-il qu’ils rentrent en contact avec ceux qui sont le plus avancé dans la carrière, qu’ils compensent éventuellement le leadership de ceux-ci auprès des autres, qu’ils ne soient pas perçus comme trop extérieur, etc.

En la matière, la prévention ne peut donc se constituer en voie royale de lutte contre ce comportement. Efficace lorsqu’il s’agit de la lutte contre l’alcool au volant [9] ou contre le tabac, elle est plus difficile à mettre en œuvre lorsqu’il s’agit de comportements déviants incluant une part de rébellion contre les autorités. C’est donc dans ce sens qu’il faut penser la lutte contre le cannabis.

3. Une autre action possible : comprendre les causes de la consommation

C’est à ce moment là que la sociologie et les sciences sociales peuvent intervenir dans le débat. Les causes de la consommation ne se réduisent pas au contact avec d’autres « fumeurs » - les mauvaises fréquentations, comme diraient les parents inquiets pour leur progéniture. Il s’agit de saisir pourquoi un certain nombre de personnes se trouvent en position d’adopter un comportement déviant, d’être sensible au point de rentrer dans la carrière. L’exemple des jeunes permet d’illustrer cette démarche.

Selon Hughes Lagrange [10], il faut rapprocher l’usage du cannabis du recours à la délinquance, et particulièrement aux incivilités, actes de défiance vis-à-vis d’une position sociale vécue comme « dominée », ou, plus précisement, « exclue » [6]. On serait passé, en effet, d’une délinquance d’appropriation – « je vole la voiture pour l’utiliser » - à une délinquance d’exclusion – « je brûle la voiture parce je n’ai rien et que j’en veux à tout le monde ».

Le point important est que le sentiment d’exclusion ne se traduit pas forcément sous une forme violente, doublée, le plus souvent, d’affirmations virilistes et de rechercher de respect afin d’inverser le stigmate [11], mais aussi sous des formes de mises à l’écart, de retrait. Il y a donc d’un côté l’affrontement et de l’autre, l’esquive. Comme vous pouvez vous en doutez, l’esquive, c’est l’usage de drogue, et particulièrement de cannabis. C’est là une forme de repli sur la sphère privé, la plus intime, qui prend une direction tout à fait opposée de celle de la violence face aux obstacles à l’affirmation de soi.

Les deux ont pourtant la même cause : frustration, désir de reconnaissance, déficit d’avenir. Il y a, derrière ces comportements, la difficulté vivement ressentie par certaines catégories de la jeunesse de se conformer aux normes de la société à partir de leur position sociale.

Dès lors, si l’on veut lutter efficacement contre l’usage des drogues dans cette catégorie de la population, il convient de ne pas découpler cette problématique de celle de la délinquance et donc du substrat social dans lequel s’inscrit ce comportement. Il s’agit alors de trouver des moyens d’agir sur ce contexte – je repasse alors la main à l’imagination politique, bon point de départ si certains veulent laisser leurs commentaires. Une fois ceci fait, s’il reste encore des fumeurs de cannabis, il faudra à nouveau comprendre leur geste, l’analyser puis, seulement, proposer une action politique ou sociale.

Evidemment, si on s’intéresse à d’autres catégories sociales elles aussi consommatrice de cannabis, il faudra reprendre l’analyse et réfléchir à nouveau sur les ressorts de ce comportement. La jeunesse doré fume pour des raisons tout à fait différentes, les trentenaires (et au-delà) aussi. Mais derrière chaque situation, on peut chercher un substrat social qui explique le comportement en question. Reste après à savoir dans quelle mesure il est possible d’agir dessus.

4. Courte conclusion

Dans le cas précis du cannabis, c’est une forme très particulière de prévention qui pourrait s’avérer la plus efficace : il s’agirait de défaire les ressorts sociaux particuliers de ce comportement. Ceci, entendons nous bien, n’exclue nullement des actions de prévention plus classique – plutôt sous une forme locale et ciblée – et de répression – bien pensée afin de toucher l’ensemble des délinquants. Il ne faut surtout pas penser qu’une seule solution puisse satisfaire à un problème aussi complexe.

Cet exemple doit, je le répète, bien être compris : il s’agit de montrer comment une réflexion documentée et sociologique peut être utile pour une discussion politique. Le résultat auquel je suis parvenu ne peut être généralisée facilement : pour certaines délinquances, il sera valable, pas pour d’autres. Surtout, il ne doit pas faire penser que la sociologie n’est qu’une technologie sociale visant à concevoir des moyens d’action sur la société pour le pouvoir politique. Elle peut être cela lorsqu’elle adopte la pose de l’expertise. Mais ce n’est pas sa fonction première, et elle contribue beaucoup plus souvent à relativiser les possibilités d’action du politique. Mais ce sera là le thème d’une future note, sûrement en septembre…

1 On a parfois reproché à l’approche boudonienne d’être peu falsifiable. A la relecture, je suis plutôt en désaccord avec cette critique : s’il est vrai que l’on pourra toujours trouver des « bonnes raisons » à n’importe quelle action, ce sont celles que l’on va proposer qui seront falsifiable. Il ne faut pas confondre le paradigme et ses applications.

Bibliographie

[1] L. Wacquant, Punir les pauvres. Le nouveau gouvernement de l’insécurité sociale, 2004

[2] H. Becker, Outsiders. Etudes de sociologie de la déviance, 1963

[3] S. Roché, Sociologie politique de l’insécurité, 2000

[4] R. Castel, L’insécurité sociale, 2003

[5] R. K. Merton, Social Theory and Social Structure, 1949

[6] L. Mucchielli, Violences et Insécurités, 2000

[7] R. Boudon, L’idéologie ou l’origine des idées reçues, 1984

[8] R. Boudon, La logique du social, 1979

[9] L. Mucchielli, « L’évolution de la délinquance juvénile en France (1980-2000) », Sociétés contemporaines, 2004

[10] H. Lagrange, De l’affrontement à l’esquive. Violences, délinquances et usages de drogues, 2001

[11] E. Goffman, Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, 1963


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Un mois de blogging

Voilà, ça fait maintenant un mois que je me suis lancé dans l’arène, que j’ai plongé dans le monde impitoyable des blogs de sciences sociales et que je déverse mes réflexions diverses et variées à la face d’un monde de plus en plus ébahi… Le bon moment pour faire un premier bilan de l’expérience, donc.





Commençons par quelques chiffres. J’ai publié la première note le 1er juillet dernier. Depuis, Xiti me dit que 3 290 personnes sont venues voir de quoi il retournait. Evidemment, je manque quelque peu de points de repères. Mais j’ai quand même l’impression que c’est un gros chiffre. En tout cas, quand j’ai découvert, au retour d’un séjour parisien, le nombre de personnes passées sur le site pour la première « vraie » note (sur la délinquance des jeunes) – 1 048 en une semaine – ça m’a fait un choc. Je m’attendais plus à une centaine de visites. Bon, je vais pas faire la fine bouche non plus, hein.

Ceci dit, ce chiffre n’est pas homogène sur la période. Il est principalement gonflé par les semaines du 9 et du 16 (1616 visites). A partir de la semaine du 23, on retombe à un nombre de visite plus modeste, soit environ 300.

En fait, c’est surtout le succès des billets sur la délinquance et sur la grève qui explique ces résultats. Je les ai retrouvé repris un peu partout, parfois sans référence à mon blog pour le second, sur la toile. Quelques autres blogs ont eu la gentillesse de les donner en lien – je remercie donc Baptiste Coulmont, Libertés Réelles et Formes Vives. Des sites divers ont également donné les liens : des forums socialistes, un site anarchiste, des appels à la mobilisation… Je ne partage certainement pas les idées de tous ceux qui ont réutilisés ces billets. Mais je suis néanmoins content de les voir repris de la sorte. C’est surtout le site rezo.net qui m’a apporté le plus de visite. Je les remercie également.

Ce succès s’explique dont facilement : mes notes ont été utilisées comme arguments pour critiquer le gouvernement. Je précise donc que ce n’est pas là leur but premier, qui était plutôt de revenir sur des lieux communs et d’attirer l’attention sur des problèmes méconnus. Mais ce n’est cependant qu’ainsi que les sciences sociales peuvent être utiles : en étant reprises par les acteurs, que ce soit pour lutter, comme ici, ou pour autre chose. Si à partir de résultats scientifiques solides, on peut parvenir à construire des politiques et des actions efficaces qui traduisent de véritables choix, ce sera tant mieux. Si ce blog peut y participer à son échelle minuscule, j’en serais satisfait.

Par contre, les notes sur le suicide et le terrorisme ont connu un moindre succès, malgré quelques reprises sur d’autres blogs – Libertés Réelles encore et Art de Changer. Sans doute sont-elles moins utilisables politiquement parlant. On verra quel destin aura la dernière, sur la « diversité » du gouvernement.

Passons à un à-côté plus amusant : les requêtes google qui ont permis d’arriver sur mon blog. Tout d’abord, je dois dire que je suis assez impressionné par le nombre de personnes qui arrivent ici en tapant « une heure de peine » : 19 personnes sur le mois ! Le deuxième plus gros score après « [-] » d’après Xiti – si quelqu’un sait ce que signifie ce [-], je serais content de l’apprendre. J’espère que ces 19 personnes recherchaient toutes mon blog, parce que sinon c’est assez bizarre comme recherche (je ne suis pas un as du marketing, je l’avoue). Les requêtes concernant la grève en France – avec différentes formulations et différentes orthographes – viennent ensuite, suivis par celles sur la délinquance juvénile.

Au rayon des requêtes bizarres, j’ai eu deux beaux spécimens. Tout d’abord, « devenir terroriste » : j’espère que celui qui est arrivé ici avec cette demande n’a pas amené avec lui le FBI, la CIA et le MI5. Je suis sûr qu’un type bizarre me suivait dans la rue l’autre jour… Ensuite, « l’enfance d’Emmanuel Ethis ». Emmanuel Ethis est, pour rappel, un sociologue spécialiste de la culture et des Arts. Désolé pour celui qui espérait le faire chanter avec des photos compromettantes de son enfance, mais il faudra chercher ailleurs.

Bien, assez de Xiti maintenant, parlons des commentaires. J’avoue que j’en ai eu plus que prévu – corollaire logique d’un nombre de visites plus élevé que prévu. Je suis plutôt content d’avoir, pour l’instant, éviter grosso modo mes deux craintes : le « troll anti-sciences sociales – la théorie c’est de la merde pour des intellectuels boutonneux, moi qui suis sur le terrain je sais mieux que tout le monde et si t’es pas d’accord avec moi c’est que t’es un sale nazi/un connard de communiste » (très bel exemple ici pour ceux qui veulent), dont le populisme primaire a une sérieuse tendance à me hérisser le poil (peut-être une future note sur l’utilité de la théorie pour comprendre le monde), et le « t’es pas objectif, de toute façon on peut pas être objectif, sale libéral/socialiste à la con », très répandu lui aussi. Plutôt content de ce point de vue donc. Je m’efforce de réponde à chaque fois que c’est utile, donc n’hésitez pas. Je remercie également Pierre Maura et le Monolecte de s’être proposés pour m’aider à résoudre mes problèmes techniques.

N’hésitez pas non plus à m’écrire : uneheuredepeine@gmail.com. Je réponds également à chaque fois que nécessaire.

Voyons enfin mes propres impressions. Tout d’abord, la rédaction des notes s’est avérée plus compliquée que je ne le pensais. Peut-être que je me fixe des exigences trop hautes – en partie parce que je passe beaucoup de temps à me prémunir contre tout risque de troll1 et d’incompréhension. Du coup, je n’ai pas toujours un ton très détendu et je pense que j’ai souvent un côté un peu professoral qui peut irrité – on va dire que c’est une déformation professionnelle par anticipation… Je vais essayer de faire des notes plus détendues à l’avenir, à côté des longues notes plus sérieuses et austères – parce que je m’amuse quand même à les faire, on a les passe-temps qu’on mérite. Par contre, j’espère sortir de l’agrég et arrêter de faire des plans en trois partie, parce que zut à la fin.

En tout cas, je trouve qu’il y a un certain côté formateur à l’exercice, qui m’a obligé à redécouvrir certaines choses que j’avais tendance à oublier. Au moins un bon moyen de rester vigilant. J’ai aussi pu découvrir quelques excellents blogs que je ne connaissais pas – vous les trouverez en lien, là, juste à côté – ce qui fait toujours plaisir. Et il faut bien reconnaître que voir son travail cité par d’autres fait quand même du bien à la « self-esteem »… Je soupçonne beaucoup de chercheurs (et 90% des bloggueurs) d’avoir choisis cette carrière uniquement pour ça…

Pour le mois qui vient, les notes devraient être moins nombreuses. Je vais partir en vacance, puis je vais devoir déménager pour la capitale. J’aurais donc moins de temps que ce mois-ci. J’espère quand même faire deux ou trois notes – j’ai quelques idées sur le cannabis, les normes juridiques et sociales, ou encore la fiscalité… Mettez donc le blog dans votre agrégateur pour ne rien rater !

Je reprendrais à la rentrée, avec peut-être des remarques plus personnelles sur mes tribulations dans la grande famille de l’éducation nationale – ce qui ne va pas arranger l’anonymat – si le besoin d’extérioriser se fait sentir.

Je pense avoir tout dit pour ce premier bilan… J’en ferais un deuxième dans, disons, trois mois. En attendant, je vais peut-être commencer à préparer mes cours, moi…

1 Shlaguevuk2.

2 Comprend qui peut.


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