C’est ce que souligne cet article, avec notamment les réactions suivantes :
« Ils pensent vraiment que les gens sont stupides à ce point, qu’ils vont oublier leur détresse parce qu’il y a trois Arabes au gouvernement. Ça me rappelle James Baldwin [écrivain noir américain, ndlr] qui disait pendant la lutte pour les droits civiques qu’à chaque fois qu’un noir accédait un statut social élevé : J’oublie tout : les lynchages, les humiliations quotidiennes. Vraiment, ça efface tout ? »
« Elles me font penser aux vigiles noirs et arabes qu’on nous met à l’entrée des supermarchés et des discothèques. On ne peut pas leur reprocher de faire de la discrimination, ils sont comme nous. Ceux-là sont pourtant plus durs avec nous »
La nomination de ces ministres – à savoir Rachida Dati, garde des sceaux, Rama Yade, secrétaire d’Etat aux affaires étrangères et aux droits de l’homme, et Fadela Amara, secrétaire d’Etat chargé de la politique de la ville – se voulait pourtant, entre autres choses bien sûr, une ouverture vers ces banlieues difficiles : une façon de leur donner une représentation, de faire ressembler le gouvernement à la diversité française. A tel point que l’on s’est mis à parler de « ministres issues de la diversité ». Nicolas Sarkozy a, à plusieurs reprises, défendu explicitement cet objectif :
« Si j'ai été cherché des personnalités si différentes, c'est parce que je ne supportais plus cette idée que la France, à la base, soit diverse, et que la France au sommet ne porte pas cette diversité » [cité dans cet article du Figaro]
Voilà qui pourrait intriguer : pourquoi la « diversité » du sommet ne semble pas rencontrer la « diversité » de la base ? Le fait que les quartiers difficiles ne soient que peu représentés dans le champ politique a souvent été un motif de plainte – tout à fait légitime comme nous allons le voir. Pourquoi, alors que cette représentation est apparemment à l’œuvre, par la volonté politique du président, les premiers concernés ne semblent pas satisfaits ? Seraient-ils ingrats ? Comme vous vous en doutez probablement, toute la subtilité réside dans le « apparemment ».
Evidemment, on pourrait penser que Libération a choisi quelque peu ses informateurs – ce n’est pas non plus une source scientifique. Pourtant, ce type de réaction venant des « banlieusards » et notamment des « jeunes de banlieues » n’est pas si étonnant, pour peu que l’on dispose des bons outils théoriques. Comme dans les notes précédentes, je vais tenter de faire la critique de cette « diversité », qui n’est en fait, et ce sera là ma thèse, que l’apparence de la diversité.
Avant de commencer, je voudrais préciser un point : il ne s’agit absolument pas dans cette note de critiquer le choix de Rama Yade, Fadela Amara ou Rachida Dati en tant que tel, ni leurs actions. Mon objectif n’est pas de dire qu’il aurait mieux valut que d’autres occupent ces fonctions ou que les mesures et décisions prises par ces différentes personnes sont mauvaises, pas plus qu’il n’est question de mettre en doute leurs compétences à occuper ces postes. Simplement, leurs nominations se sont faites avec un objectif de « diversité », objectif parmi d’autres s’entend. C’est à la réalisation de cet objectif au travers de ces nominations que je m’intéresse et à aucun des autres objectifs (dont celui, tout de même fondamental, que les personnes en question mènent de bonnes politiques…).
1. La diversité nécessaire
Commençons, une fois n’est pas coutume, par reconnaître la pertinence de l’idée qui nous préoccupe. Donner une meilleure représentation politique aux quartiers populaires, et plus particulièrement à la jeunesse qui en est issue, est un objectif pertinent. C’est sur le plan de sa réalisation que les critiques viendront.
Il s’agit là en effet d’une réponse importante aux émeutes de novembre 2005 et à la problématique de la violence et de la délinquance dans ces quartiers – peut-être la première réponse véritablement pertinente. En effet, ces émeutes et ces violences ont une dimension politique, et une réponse proprement politique apparaît donc nécessaire.
Pour comprendre cela, il faut tout d’abord revenir au modèle d’Anthony Oberschall [1] que j’ai déjà évoqué ici. Celui-ci indique que la protestation collective est d’autant plus probable que le groupe social d’où elle émerge ne dispose pas de relais dans la sphère politique. C’est évidemment le cas de la jeunesse des quartiers populaires : ceux-ci ne disposent pas de véritables représentants politiques qui portent, dans le débat public et les instances locales et nationales, leurs revendications particulières. Le Parti Communiste pouvait, à l’époque des « banlieues rouges » assurer ce rôle dans ces mêmes quartiers. Mais aujourd’hui, face à la déstructuration du mouvement ouvrier, et à la ségrégation croissante de ces quartiers – qui concentrent des populations stigmatisées de toute sorte [2] il n’y a plus de véritable relais.
Le modèle ajoute quelque chose : la forme de la protestation dépend des relations sociales entre les individus qui composent le groupe. Si ceux-ci sont organisés de façon « communautaire », c’est-à-dire qu’il existe un réseau d’interconnaissance et de solidarité assez forte, alors il y a de bonnes chances que la mobilisation soit rapide et explosive si le groupe se sent menacé. C’est évidemment le cas des émeutes. Le terme « communautaire » ne recouvre ici aucun ensemble ethnique ou religieux : il s’agit avant tout d’une communauté locale, qui s’identifie souvent au quartier ou au « grand ensemble ». L’enquête ethnographique de David Lepoutre [3] sur les jeunes collégiens de la Cite des Quatre-Mille à la Courneuve montre bien que les HLM sont loin d’être des espaces anonymes et « anomiques ». Au contraire : l’interconnaissance y est forte, particulièrement chez les jeunes garçons, la sociabilité importante, et l’identification au quartier plutôt forte.
Ce modèle s’applique particulièrement bien aux émeutes de novembre 2005. Suivant l’analyse de Hugues Lagrange [4], celles-ci se sont bel et bien adressé à l’Etat et étaient donc clairement politiques.
« Le contour des émeutes sont ceux d’une expérience partagée par une large fraction des jeunes des cités, en rupture avec les valeurs et les accomplissements scolaires, qui se construit comme groupe dans son rapport aux institutions pénales, à la police et à la justice »
Le choix des cibles témoigne de cette dimension politique : les incendies de voiture ont eu pour fonction d’attirer les caméras et donc de rentrer dans la sphère médiatique et publique, les attaques contre les écoles ou les entreprises installées en zone franche témoigne d’une frustration politique vis-à-vis des promesses publiques (la mobilité par l’école, le travail), les affrontements avec les forces de l’ordre d’une hostilité par rapport aux institutions. Dans l’ensemble, il y a eu très peu de violences d’appropriation (pillage, vols), et sur trois semaines d’intenses émeutes, les dégâts humains, sans les nier, demeurent limités. La conclusion en découle logiquement :
« Il est difficile de ne pas voir dans ces émeutes une demande forte adressée à l’Etat, notamment par des adolescents issus de l’immigration, à laquelle il a bien du mal à répondre. Moins en raison de la forme d’interpellation – les violences urbaines – que parce qu’elle vient de minorités qui ne sont pas en vue ni représentées comme des acteurs collectifs dans notre espace public »
Ces résultats peuvent être étendus aux différentes incivilités qui caractérisent les quartiers sensibles. Si toutes les formes de délinquance ne renvoient pas directement à une question politique, un certain nombre d’entre elles ont une dimension politique dans le sens où elles traduisent un manque d’expression politique d’un groupe social particulier.
Dans cette perspective, il apparaît évident que donner une représentation à ce groupe – la jeunesse des quartiers populaires – serait une solution pour réduire cette violence. Il y aurait, comme je l’ai déjà développé pour les conflits du travail, transformation de la violence en conflit [5].
Evidemment, cette représentation n’a pas à s’arrêter à celle des jeunes. D’après l’enquête d’Eric Marlière [6], les autres habitants des quartiers sensibles expriment une forme de solidarité avec les émeutiers. S’ils en critiquent les méthodes d’expression – la violence –, ils en comprennent les causes et souvent les partagent. On trouve chez eux une défiance vis-à-vis du « système » (politique) :
« Outre la colère, l’indignation et la souffrance, tous ces témoignages révèlent un scepticisme latent face au « système » ou l’Etat »
Là aussi, une représentation politique serait apte à défaire une situation génératrice de colère et de ressentiment1 :
« Ensuite, ils n’ont aucun moyen politique de mobilisation, les partis politiques, les syndicats et les grandes associations nationales ayant depuis longtemps déserté ces quartiers. Reste alors la violence verbale, parfois « haineuse », degré zéro de l’engagement politique, l’ultime moyen des désespérés et des exclus qui ne peuvent recourir au conflit, au dialogue ou à la négociation pour faire valoir leur droit »
Bref, si l’idée est de faire rentrer les exclus en politique en leur fournissant des représentant, cette idée est sans doute la bonne. Pourquoi ne semble-t-elle pas fonctionner ? Simplement parce que la « diversité » qui est aujourd’hui proposée se base sur une idée fausse de ce que sont les quartiers populaires, sur les identités qui y ont cours, et par là, apparaît plus comme une mascarade que comme une véritable représentation.
2. La diversité incomplète
La question à se poser est en fait fort simple : que s’agit-il exactement de représenter ? Qu’est-ce qui caractérise plus particulièrement la situation des banlieues difficiles vers lesquelles est tournée la politique de « diversité » ? Il est nécessaire pour y répondre de disposer d’une analyse de cette situation, et d’une théorie permettant d’en comprendre les enjeux.
Pour cela, il est possible de partir des émeutes urbaines les plus récentes. En effet, comme le rappellent Stéphane Beaud et Michel Pialoux [7], on peut considérer les émeutes urbaines en général comme « symptôme » d’un substrat social plus général. Il s’agit de plus de l’expression politique la plus récente des quartiers – rappelons que les émeutes urbaines rythment l’actualité française depuis le début des années 80.
Ce qui est notable, dans cette dernière grande vague d’émeute, c’est l’imbrication de deux questions socio-politiques : une question sociale et une question ethnoraciale (cette analyse est reprise à celle de Hugues Lagrange et Marco Oberti [8]). Il y a d’un côté l’exclusion économique, urbaine et sociale d’un certain nombre d’individus dans des quartiers marginalisés, et de l’autre le sentiment d’exclusion et de discrimination (souvent appuyés sur des expériences concrètes de discrimination) sur la base de la couleur de peau ou de l’origine ethnique. Même si les quartiers sont loin d’être homogène ethniquement, ces deux questions se nourrissent conjointement. Les discriminations à l’embauche renforcent l’exclusion économique, et l’expérience collective du chômage ou de la précarité produit une intégration « par retrait », dans un groupe concurrent de celui de la société nationale.
Ainsi, on peut noter un certain retour de la pratique religieuse dans la dernière génération des descendants de l’immigration africaine et maghrébine. Comme le montrent Sylvain Brouard et Vincent Tiberj [9], sur la base d’une enquête par questionnaire auprès de cette population particulière, la pratique religieuse avait tendance à se réduire d’une génération sur l’autre. Or, elle connaît un infléchissement chez les plus jeune. Cela peut s’expliquer par le fait que des jeunes qui ressentent de plus en plus l’exclusion économique cherchent dans la religion un moyen de regagner une estime de soi (« self-esteem »). Il est difficile de détacher les considérations culturelles et ethnoraciales de la question sociale.
C’est donc ces deux questions auxquelles il convient de donner des relais politiques. Tout le problème de la classe politique française, c’est que, d’un côté comme de l’autre, on prétend souvent traiter un seul des deux aspects en en écartant le second. La gauche a une certaine tendance à s’intéresser à la question sociale en oubliant qu’il faut aussi redonner une place à un groupe social marqué par une appartenance commune – même si cette appartenance est une construction sociale. La droite, elle, s’enferme souvent dans une vision culturaliste du problème des banlieues, où il suffirait de « colorer » les élites pour donner une représentation à ces groupes.
Voilà donc quel est le problème de la présente « diversité » : croire qu’il suffit de placer à des fonctions prestigieuses des noirs et des maghrébins, pour le dire sans euphémismes, pour donner une représentation aux banlieues et aux catégories populaires « issues de l’immigration ». Ce faisant, on oublie la moitié du problème : il faut relayer les demandes de groupes sociaux populaires.
Or, c’est précisément ce que ne font pas les ministres issues de la « diversité ». Elles ne sont pas porteuses des revendications et des problèmes des banlieues. Rachida Dati et Rama Yade sont parfaitement inscrites dans le cadre de l’UMP. Fadela Amara peut prétendre, peut-être, représentée une partie de la population des quartiers, mais ni elle, ni son association, Ni Putes Ni Soumises, ne sont suffisamment représentatives de ce côté-là. Cela ne veut absolument pas dire que ces trois ministres feront ou font du mauvais travail – cela est un tout autre débat que je n’ai pas l’intention d’aborder ici. Cela veut simplement dire elles ne sont pas capables, en l’état, de remplir l’objectif de donner une représentation aux quartiers sensibles, de permettre aux habitants de ceux-ci de donner une expression politique à leurs conflits.
L’erreur faite dans la réflexion qui voit ces nominations comme une réponse aux problèmes des quartiers, c’est de considérer qu’une des identités de l’individu – ici, son identité ethnoraciale2 – est plus importante que toutes les autres. Ce qui peut se rapprocher, par certains aspects, de la façon dont Jean-Paul Fitoussi dans cet article du Monde :
« C'est pourtant la philosophie qui sous-tend le communautarisme : l'une de nos identités l'emporterait sur toutes les autres et servirait de critère pour une organisation de la société en groupes distincts »
Pour le dire simplement, ce n’est pas parce que Youssef voit Rachida à la télévision qu’il s’identifie immédiatement à elle. En effet, Rachida Dati, pour prendre cet exemple, a dû, pour s’extraire de son milieu d’origine – populaire – désapprendre certaines identités et en intégrer de nouvelles. Elle s’est éloignée, ce faisant, de ceux à qui on voudrait aujourd’hui que sa nomination redonne espoir. En l’état, elle n’exprime pas leurs revendications.
Bien évidemment, il ne s’agit pas de prétendre que ces ministres ne peuvent pas remplir un tel rôle, qu’elles n’en seraient pas capables. Il faut simplement constater qu’elles ne le font pas. Il ne suffit pas de partager la même couleur de peau ou la même origine pour représenter correctement un groupe. Il faut un travail particulier auprès de ce groupe qui, ici, fait défaut.
Le défaut de la « diversité » est donc de ramener la question sociale à la question ethnoraciale. Elle ne donne par conséquent aucune représentation politique aux quartiers populaires, du fait que les ministres concernées n’y sont pas assez reconnues, faute de s’appliquer à les défendre.
3. La diversité impossible ?
J’ai déjà signalé que les difficultés à prendre en compte la diversité effective n’étaient pas propres au parti actuellement au pouvoir. En fait, il faut signaler ici que c’est le système politique français dans son ensemble qui pose problème. Celui-ci semble avoir des difficultés particulières à relayer les revendications des quartiers difficiles et de leur jeunesse.
En effet, ce relais politique pourrait être fourni par d’autres acteurs que les ministres. Les partis politiques auraient un grand rôle à jouer en particulier, ne serait-ce qu’en accueillent favorablement certaines associations issues de ces quartiers. Mais il y a en la matière une forme de sélectivité : si le mouvement Ni Putes Ni Soumises a pu trouver assez vite une onction politique et médiatique, il n’en va pas de même pour le récent AC-Le Feu. Il faut dire que le premier se place dans le cadre consensuel de la défense des femmes contre le machisme et le voile [10], tandis que le second essaye de défendre des jeunes d’emblée considérés comme coupables d’émeutes.
Deux explications peuvent être avancées aux difficultés de la classe politique française à prendre en compte ces populations et leurs revendications : le manque de ressources politiques de ces dernières et l’universalisme abstrait de la tradition politique française.
Concernant le manque de ressources politiques, Fabien Jobard s’est intéressé à un petit groupe de jeunes « racailles », caractérisé par la récurrence de leurs confrontations à la police et à la justice, tentant d’obtenir justice pour l’un de leurs amis, victime d’une bavure policière [11]. Ceux-ci voudraient donner une forme politique à leur revendication, exprimer le sentiment d’exclusion et de pauvreté qui est le leur, mais ils ne peuvent le faire que dans l’action judicaire intenté à l’encontre du policier responsable. Faute de ressource politique, ils essayent de s’exprimer dans l’arène du tribunal, arène justement prévue pour éviter de telles expressions politiques. Les hommes politiques locaux, maires et autres élus, ne relaient pas ces demandes, car les jeunes « racailles » ne sont pas perçues comme une clientèle politique intéressante, pas même à gauche, là où on l'attendrait a priori. Le système politique peine simplement à prendre en compte ces demandes.
Le problème est d’autant plus prégnant que ces « racailles » sont bel et bien des acteurs politiques : en participant fortement à la sociabilité du quartier, ils participent à la formation d’une identité de victime et d’opposition avec le système politique et administratif, rendant d’autant moins probable une expression politique des problèmes des quartiers.
Immédiatement après les premières émeutes, les « rodéos des Minguettes » à Lyon au début des années 80, la « Marche des Beurs » avait tenté de donner une expression politique aux quartiers. Mais le succès n’a été que de courte durée, en grande partie parce que les partis de gauche n’ont pas su prendre en compte cette nouvelle clientèle. Cet échec pèse lourd : il a durablement éloigné les banlieues de la politique. Après la vague d’émeute du début des années 90, ce sont les associations à caractère culturel qui se sont développées, à la marge du monde politique. Les émeutes de 2005, elles, semblent s’être faites dans une sorte de vide politique. Deux après, les quartiers restent très présents dans l’actualité française, mais leurs habitants sont absents de la vie politique.
D’autre part, l’une caractéristique de la tradition politique française est d’être marquée par l’universalisme abstrait, c’est-à-dire le refus de l’affirmation des particularismes dans l’espace public (ceux-ci étant renvoyés dans la sphère privée), au nom de l’égalité entre les individus. Celui-ci, farouchement défendu à droite comme à gauche, est à la fois une cause de la frustration de la jeunesse populaire et un obstacle à l’expression de celle-ci.
Une cause car l’égalité qu’il affirme comme principe central est en butte aux inégalités de fait, les discriminations en particulier. La frustration qui est au principe des comportements émeutiers ou des incivilités trouve là sa source : les jeunes des quartiers populaires ont bien intégré l’exigence républicaine d’égalité, mais ne la voient pas fonctionner pour eux. Cette situation peut aller très loin : d’après les études de Farhad Khosrokhavar [12], le fait que les inégalités de fait fassent apparaître l’universalisme républicain comme un « masque pour l’ethnocentrisme » pousse certains jeunes à se tourner vers des « néo-communautés déviantes », comme certaines formes d’islamisme, seul moyen de retrouver un peu d’estime de soi.
Un obstacle car il interdit d’entendre pleinement les revendications de reconnaissance et retardent la mise en place de politiques anti-discrimination qui sont pourtant demandées par ces jeunes. L’enquête de Brouard et Tiberj [9] montre que le problème politique que posent les « français issus de l’immigration » est perçu, par ces français là et par les autres, comme le problème de la place de l’Islam en France. Et ce quand bien même les « français issus de l’immigration » ne présentent que très peu de différence avec le reste de la population dans leur rapport à la politique.
4. Pour conclure : les limites de la discrimination positive
Comme dans mes notes précédentes, j’espère avoir contribuer à éclairer un problème sans en enfermer les solutions. Pour tout dire, je n’ai absolument pas de réponses à apporter aux problèmes que j’ai essayé de souligner. Comment faire entrer pleinement les exclus des quartiers difficiles dans le jeu politique ? Il faudrait certes des changements dans l’attitude politique des représentants français. Ils sont difficiles à obtenir. Il faudrait également surmonter le manque de ressources des populations en question. Là aussi, les choses ne sont pas faciles. Il faudra, sans doute, pour cela le travail d’« entrepreneurs » politiques, capables de susciter des mobilisations, de formaliser les demandes, de conflictualiser, en fait, ce qui ne s’exprime pour l’instant que par la violence. Les politistes auraient également beaucoup à dire sur ce sujet : j'invite donc ceux qui me lisent - et je sais qu'il y en a - à laisser leurs commentaires et compléments.
Les propositions de discrimination positive, récurrentes dans le débat public depuis quelques années, apparaissent à certains comme une solution. Il s’agirait de faire émerger une élite issue des quartiers défavorisés qui pourraient relayer ceux-ci au niveau politique. L’idée est séduisante. Il faut cependant souligner qu’elle butera sans doute sur les mêmes problèmes que l’actuelle « diversité »3. S’il s’agit de quotas ethniques, sans doute la pire des solutions, il n’y aura guère de différences. Si elle se contente d’élever une poignée d’élus choisis géographiquement, rien ne garantit la représentativité de ceux-ci, rien ne garantit la reconnaissance de ceux-ci comme leaders politiques dans les quartiers ou leur capacité à formuler effectivement les demandes de ces quartiers en revendications politiques.
A la rigueur, c’est sans doute l’un des jeunes interviewés par Libération qui résume le mieux le problème : « Moi je préfère un bon Breton blanc qui mange du porc à une Rama Yade avec un discours réactionnaire ». Ce qui compte est moins la couleur de la peau ou la trajectoire sociale du représentant que sa capacité à représenter les quartiers, à donner un discours qui correspondent à ceux-ci. Peut-être même suffirait-il que les hommes politiques actuels s’en rendent compte et prennent les choses en main.
1 Ce ressentiment est d’autant plus grave qu’il peut se traduire sous des formes de rejets ou de recherche de boucs émissaires. Certaines formes d’antisémitismes trouvent là leurs origines.
2 Il est fondamental de rappeler que toute identité est un construit social. L’identité ethnoraciale ne fait pas exception : elle n’a rien de biologique ni de nécessaire.
3 D'autres critiques pourraient être faites à l'encontre de ces propositions, en termes de justice et de légitimité. Cette discussion fondamentale ne relève pas de la sociologie. Je ne l'aborde donc pas ici.
Bibliographie :
[1] A. Oberschall, Social conflict and Social movement, 1973
[2] Voir notamment F. Dubet, D. Lapeyronnie, Les quartiers d’exil, 1999
[3] D. Lepoutre, Coeur de banlieue : Codes, rites et langages, 1997
[4] H. Lagrange, « Autopsie d’une vague d’émeutes », in H. Lagrange, M. Oberti, Emeutes urbaines et protestation, 2006
[5] M. Wieviorka, La violence, 2000
[6] E. Marlière, « Les habitants des quartiers : adversaires ou solidaires des émeutiers ? », in L. Mucchielli, V. Le Goaziou, Quand les banlieues brûlent… Retour sur les émeutes de novembre 2005, 2006
[7] S. Beaud, M. Pialoux, Violences urbaines, violence sociale, 2003
[8] H. Lagrange, M. Oberti, « Introduction », in H. Lagrange, M. Oberti, op. cit.
[9] S. Brouard, V. Tiberj, Français comme les autres ?, 2005
[10] Voir également Nacira Guénif-Souilamas, Eric Macé, Les féministes et le garçon arabe, 2006
[11] F. Jobard, « Sociologie politique de la racaille », in H. Lagrange, M. Oberti, op. cit.
[12] F. Khosrokhavar, « L’universel abstrait, le politique et la construction de l’islamisme comme forme d’altérité », in Wieviorka, Une société fragmentée ? Le multiculturalisme en débat, 1995
Pour aller plus loin
H. Lagrange, M. Oberti, Emeutes urbaines et protestation, 2006
V. Le Goaziou, « La classe politique française et les émeutes : une victoire de plus pour l’extrême droite », in L. Mucchielli, V. Le Goaziou, Quand les banlieues brûlent… Retour sur les émeutes de novembre 2005, 2006
S. Beaud, M. Pialoux, Violences urbaines, violence sociale, 2003
Wieviorka, Une société fragmentée ? Le multiculturalisme en débat, 1995
2 commentaires:
Je reviens sur ce post un peu en surfant les liens..
Parmi les propositions de l'UMP dans son projet législatif figurait la mise en place d'un véritable statut du bénévole.
Quel lien?
En général les bénévoles associatifs lachent le morceau par dépit, arrassés, épuisés devant le manque de considération des élus notamment, c'est en tout cas ce que j'ai bien souvent ressenti.
Le monde associatif est par essence ce qui fait vivre un espace communautaire et en dotant ceux qui l'anime d'une véritable reconnaissance institutionnelle, et en transformant l'espace associatif en caisse de résonance sociale les collectivités et les pouvoirs publics gagneraient probablement beaucoup, la moindre de ces avancés étant de rétablir un contact bien souvent coupé.
Effectivement l'identité ethnoraciale ne semble pas aussi importante que cela d'autant que l'islmamisation dont tout le monde nous parle n'est pas ce que l'on semble croire.
Je te renvoie au numéro d'octobre 2006 de la revue esprit qui détaillait par le menu le phénomène de dépolitisation des milieux islamiques et la résurgence d'un intégrisme djihadiste qui lui occupe l'espace politique.
Encore une fois au lieu de lutter contre la cause (le manque de relais politique) on lutte contre les symptomes (le salafisme djihadiste)... Même "combat" que contre la délinquance ou la pauvreté..
Merci pour la référence d'Esprit, la question de l'islam est l'une de celle qui me préoccupe le plus. Ne serait-ce que pour dépasser les caricatures et idées toutes faites qui circulent sur les médias.
La question des associations est en effet fondamentale, et je commence à réfléchir à en parler un peu plus. Tocqueville faisait déjà le constat que la démocratie américaine s'appuyait largement sur les associations, ce qui n'était pas le cas de la France. Son constat me semble toujours aussi vrai, et c'est toujours dommage.
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