Remarques sur les attentats de Londres : le terrorisme comme fait social

Avertissement : cette note m'a donné beaucoup de mal, plus que prévu, et je ne suis pas entièrement satisfait du résultat. Après quelques (re)lectures, je tenterais sans doute de revenir sur la question plus en profondeur.

Le 29 juin dernier, deux attentats, liés à la nébuleuse Al-Quaida et à l’islamisme radical, ont été déjoués au Royaume-Uni. Plusieurs suspects ont été arrêtés dans la foulée. Immédiatement, un fait a marqué l’opinion publique : l’un de ces suspects est un médecin de 26 ans, apparemment plutôt bien intégré. On est loin de l’exclu désespéré que l’on imagine généralement comme le candidat idéal au terrorisme…



Cette question se retrouve en filigrane dans le dossier qu’a consacré Courrier International à l’islamisme (n°870 du 5 au 11 juillet). Parmi les articles retenus, plusieurs mettent en avant l’aspect proprement idéologique de ce terrorisme : la description qui en ressort est celle d’une espèce de maladie mentale ou de peste, indépendante du contexte social et international. Ainsi, pour Hassan Butt, ancien terroriste repenti, les islamistes ne s’inquiètent pas de la position des musulmans en Grande-Bretagne ou de la politique internationale de Tony Blair, pas même de la situation des musulmans ailleurs dans le monde, mais sont simplement « obsédés par ce monde de mécréants », pour reprendre le titre de son article. Leur seul objectif serait la domination de leur conception de l’Islam sur le monde, et ce au mépris de la vie humaine. La lutte doit donc être avant tout idéologique, et pourrait passer par une fatwa condamnant les actes terroristes.

Cet idée, que c’est dans l’idéologie que réside le problème et que la lutte est avant tout une lutte d’idée – voire un « choc de civilisation » – est finalement assez courante dans le débat public. Elle est formulée de façon plus ou moins radicale : certains voient cette idéologie comme l’aboutissement inévitable de l’Islam – position extrême –, d’autres, plus modérés, y voient une sorte de perversion propagée par des fous de dieu. Dans tous les cas, on s’interroge sur les idées en en oubliant leurs origines.

Devant ce genre d’approche, le sociologue que je m’efforce d’être se trouve un peu insatisfait, et ce pour deux raisons.

La première concerne l’étonnement de voir un jeune médecin, apparemment à l’abri de toute exclusion sociale, se laisser tenter – et plus encore – par le terrorisme. Si nous avons tous appris, en terminale, que la première qualité d’un philosophe est de s’étonner, j’en suis progressivement venu à considérer que l’une des qualités du sociologue est de taper sur l’épaule de celui qui s’étonne et de lui dire « écoute, on reste calme, et on vérifie, ok ? ». Comme la sociologie recherche les principales tendances des sociétés, elle est amené à vérifier si certains faits sont ou non « nouveaux » - et une bonne règle en la matière est de se méfier de tous ce qui est qualifier de nouveau1. On peut se demander si ce jeune homme était un candidat aussi improbable au terrorisme que la presse semble vouloir le croire.

La première chose à laquelle j’ai pensée en lisant ces articles est la description que donne Michel Wieviorka [1] des terroristes italiens des anni di piombi (les « années de plomb »), la décennie 1970 qui vit la péninsule frappée par toutes sortes d’attentats d’extrême droite et d’extrême gauche. Voici comment il les présente dans un entretien récent [2] :

« des acteurs aux sensibilités culturelles marquées, mais sans espoir ni perspectives politiques, une jeunesse qui a soif de modernisation culturelle, qui s’intéresse à la communication, à la créativité, et qui enrage au point de n’avoir qu’un désir : utiliser le camarade P.38 »

Bien évidemment, je ne prétends pas que cette description correspond aux jeunes musulmans qui sont aujourd’hui pris dans l’engrenage terroriste. Mais cela indique justement qu’il y a un engrenage et que des individus tout à fait cultivés, tout à fait intégrés, peuvent, par une série de processus devenir terroristes. Cela ne devrait pas nous étonner, mais si cela peut largement nous inquiéter.

Pour expliquer la violence, la sociologie dispose principalement de deux modèles puissants : le modèle de la frustration relative de Ted Gurr [3], et le modèle d’Oberschall [4]. Gurr soutient que les individus se rebellent et font usage de la violence lorsque leur position sociale – sur une échelle quelconque – se trouve trop éloigné de celle à laquelle ils estiment avoir droit. La violence est ici prise comme une réaction presque instinctive. Si on pense en terme de trajectoire, cela signifie qu’un groupe en ascension sociale peut avoir recours à la violence si cette ascension se fait trop lentement ou est brutalement stoppée. Dans ce cas, les terroristes n’ont pas à être des exclus sociaux, au contraire2.

De même dans le modèle d’Oberschall, ce n’est pas la pauvreté qui est en jeu. La violence est selon lui d’autant plus probable dans un groupe que celui-ci n’a pas de relais politique. Cela n’exclu pas que les individus de ce groupe soient riches ou exclus : simplement qu’ils ont le sentiment de ne pouvoir s’exprimer ou de ne pas être entendus. La protestation sera même d’autant plus violente que le groupe est intégré, c’est-à-dire que les liens entre ses membres seront forts, permettant une mobilisation plus importante. En poussant plus loin, certains conçoivent l’usage de la violence de façon instrumentale, c’est-à-dire comme une ressource politique « normale », découlant d’un comportement stratégique.

Ces deux modèles peuvent s’appliquer dans une certaine mesure aux terroristes islamistes, pour peu qu’on les applique correctement. En effet, on peut se demander quelle frustration pouvait connaître le jeune médecin immigré en Grande-Bretagne. Il faut comprendre que ce qui compte c’est l’ancrage social de l’individu, c’est-à-dire ici son groupe de référence. Dans le cas particulier qui nous préoccupe, c’est la position des musulmans dans le monde, face à la modernité qui doit être prise en compte, et non simplement celle des musulmans en Grande-Bretagne – qui, semble-t-il, est loin d’être mauvaise. C’est cette situation particulière qui met en place un certain nombre d’individus en position de rentrer dans le terrorisme.

Cela m’amène à ma seconde insatisfaction : celle de voir avancée une explication en termes purement idéels, ou plus précisément une explication des comportements individuels qui refuse de prendre en compte le contexte social. Dire que l’idéologie est en cause n’épuise pas le problème : encore faut-il expliquer pourquoi certains individus adoptent cette idéologie3. Si l’idéologie des terroristes islamistes méprise la vie humaine, elle ne se diffuse pas dans un vide social ou comme une maladie infectieuse, où l’on adhérerait à cette idéologie par bêtise ou manque de culture – le cas de ce médecin le montre bien. La question est d’autant plus fondamentale que bien peu des terroristes sont nés islamistes, ou, pour le dire mieux, le sont devenus par la simple socialisation reçue dans leur enfance. On devient terroriste à l’âge adulte, au cours d’une forme de conversion. Cette conversion est une socialisation secondaire dont il faut expliquer les causes et le processus.

Autrement dit, il y a dans ce cas deux choses à expliquer : tout d’abord, l’entrée dans la carrière de terroriste, ensuite le déroulement de celle-ci et la transformation qu’elle fait subir à l’individu. Dans un premier temps, un certain nombre d’individus se trouvent dans une situation sociale telle qu’ils sont disposés à devenir terroriste. Dans un second temps, ils rentrent en contact avec des terroristes, apprennent le « métier » et acquièrent seulement à ce moment-là l’idéologie afférente. Dans les deux cas, il y a des processus sociaux particuliers.

Si les terroristes islamistes semblent ne plus s’intéresser à la situation particulière des musulmans, comme le dit Hassan Butt, cela veut dire qu’à la fin de la socialisation particulière qui fait d’eux des terroristes, ils ne sont plus attachés à cette question (ou du moins ne manifestent pas cet attachement) et sont monolithique dans leur haine de l’Occident ou de ce qui est « impur ». Pour autant, les raisons qui ont pu les faire rentrer dans cet univers terroriste peuvent tout à fait renvoyer à la situation sociale et internationale des musulmans.

On peut d’ailleurs ajouter que selon l’analyse de Wieviorka, appuyé sur l’exemple d’ETA, les terroristes deviennent d’autant plus violents qu’ils s’éloignent de la cause qu’ils défendaient à l’origine [1]. Dans un ouvrage plus récent, il explique la violence par rapport à la notion de « sujet » défini dans la sociologie tourainienne comme « la possibilité pour chaque être humain de se constituer en acteur » [2], « cette volonté de l’individu d’être l’acteur de sa propre existence » [5], sans la médiation d’une autre instance (comme la religion, la nation, etc.) que lui-même. La violence peut intervenir selon lui dans deux cas particulier [6] : lorsque l’individu perd le sens de son existence, ne parvient pas à se former comme sujet, et lorsque l’individu se trouve dominé par un sens supérieur qui justifie totalement sa violence. On retrouve là les deux temps qui, je pense, sont pertinent pour comprendre le terrorisme islamiste : dans un premier temps, un individu confronté à la mondialisation, à des tendances d’occidentalisation et de modernisation qui heurte de plein front sa religion et son groupe d’appartenance, se trouve dans un moment d’« incertitude identitaire » et s’engage alors dans la carrière terroriste, où, dans un second temps, il va trouver un sens suffisamment important pour justifier sa violence. Notons que ce sens n’est pas individuel, mais toujours une production sociale dans laquelle l’individu vient s’inscrire, et qu’il contribue à faire évoluer.

En un mot, il convient de considérer le terrorisme et l’idéologie qui y mène comme des faits sociaux, et non comme des faits purement idéels, déconnecté de l’état de la société. Si le combat idéologique – théologique en particulier – du terrorisme est important, il ne faut pas oublier la dimension sociale qui sous-tend ces comportements et qu’il faut parvenir à comprendre si on veut les modifier. Je n’ai fait ici que tracer quelques hypothèses, dépendant de mes faibles moyens, et privilégiant peut-être une voie particulière – une sociologie interactionniste de la socialisation – qui n’a pas à être exclusive. La sociologie a cependant tout intérêt à se saisir pleinement de la question du terrorisme.

J’espère aussi que cette courte note aura éclairer sur un point qui me semble fondamental : l’analyse sociologique ne peut jamais être considérée comme « excuse » pour les acteurs. Il n’est pas possible d’excuser les actes terroristes – sauf à l’être soi-même. Une analyse scientifique permet de comprendre la logique de l’action des individus qui se livrent à de tels actes. On peut espérer qu’en disposant de telles clefs il doit possible de désamorcer de telles situations. Mais la responsabilité renvoie à la morale et à l’éthique, que la sociologie ne peut fonder. C’est là le rôle fondamental de la philosophie.

1 D’une façon générale, c’est là une bonne règle pour une pratique scientifique saine, une de ces règles que l’ont voudrait bien voir adopter par d’autres catégories que les scientifiques…

2 Le cas des martyrs et des attentats suicides est cependant différent.

3 Pour être complet, il faudrait, en outre, expliquer la genèse historique de cette idéologie. On pourrait alors étudier son point de départ, ces modes de diffusion, voire les résistances qu’elle a pu rencontrer. Je ne suis malheureusement pas assez compétent sur le sujet pour me livrer à un tel exercice. Si vous avez des ouvrages à me conseiller dans ce sens, merci de les laisser en commentaire.

Bibliographie indicative :

[1] M. Wieviorka, Sociétés et terrorisme, 1988

[2] J. Ténédos, Sociologue sous tension. Entretien avec Michel Wieviorka, 2006

[3] T. Gurr, Why men rebel, 1970

[4] A. Oberschall, Social conflict and Social movement, 1973

[5] A. Touraine, Un nouveau paradigme, 2005

[6] M. Wieviorka, La violence, 2000


2 commentaires:

Anonyme a dit…

Bonsoir,

La théorie que vous esquissez par homologie avec les écrits de M.Wievorka sur les brigades rouges ressemble à s'y méprendre aux analyses d'Olivier Roy sur les "islamistes" (il a beaucoup travaillé par entretiens et à partir du web islamiste, des forums essentiellement à l'époque). L'avez-vous un peu lu ?

Denis Colombi a dit…

Je répond avec retard à cause d'un bug de blogger... J'avoue ne jamais avoir lu les travaux d'Olivier Roy. Pourriez-vous me conseillez un de ses ouvrages en particulier ?

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