Le retour des contradictions du capitalisme

Le Global Sociology Blog l'annonce : la guerre des classes est là et elle est globale. Les révoltes dans le monde arabe ont été déclenchées par les difficultés économiques présentes, à savoir le retour de la spéculation sur les denrées alimentaires et l'augmentation des prix qui en découle. Cette pression économique sur les individus se retrouve ailleurs, y compris dans la grogne anglaise contre l'austérité prônée par le gouvernement conservateur - et je ne parle même pas de la Grèce. Une révolution globale, ou même simplement dans les pays occidentaux, n'est sans doute pas à l'ordre du jour. Mais on peut au moins saisir l'occasion de repenser un peu aux contradictions du capitalisme.

Qu'est-ce que le capitalisme ? Comme j'ai déjà eu l'occasion de le discuter (les plus vigilants lecteurs auront noté que cette question fait partie de mes préoccupations récurrentes), le capitalisme est avant tout un monde de comportement. Plus qu'un ensemble d'institution, plus qu'une organisation économique, plus encore qu'une organisation sociale, il s'agit d'une façon de penser et de voir l'homme et le monde qui s'inscrit très profondément en nous. Voir les choses comme des marchandises, penser l'action humaine comme motivé avant tout par le profit, rechercher rationnellement la plus grande satisfaction possible : c'est tout cela qui est au cœur du capitalisme. Et si nous ne correspondant pas tous à cet homo oeconomicus que l'on voudrait nous faire croire universel et naturel, tout au moins avons-nous quelques difficultés à nous défaire totalement de ce mode de pensée.

Approcher le capitalisme de cette façon peut avoir quelque chose d'a priori étonnant : où sont les marchés, les entreprises et le capital lui-même que l'on attribue généralement à ce système économique ? En fait, tous ces éléments sont à la fois des émanations de cette mentalité de marché - l'entreprise capitaliste n'est que la mise en œuvre de la recherche rationnelle du profit maximum par exemple - et des institutions qui forment cette même mentalité - à force d'être pris dans des marchés, nous finissons par penser marché...

C'est donc que le contenu de cette mentalité et de ces évolutions est essentielle pour comprendre les évolutions du capitalisme. Les conceptions que l'on se donne à un moment donné des bons comportements amène à des comportements qui eux-mêmes modèlent le monde. Ainsi le sociologue américain Neil Fligstein a longuement soutenu que l'approche de la "shareholder value", c'est-à-dire les principes qui dictent aux entreprises de chercher à maximiser la valeur boursière que peuvent retirer leurs actionnaires, a été la principale force de transformation du capitalisme. Dans un article de 2007 écrit en collaboration avec Taekjin Shin, il tente de montrer comment cette théorie manageriale a transformé l'économie américaine entre 1984 et 2000. Sans entrer dans les détails de la démonstration, les auteurs parviennent à montrer que la mise en oeuvre des stratégies attachées à la shareholder value - fusions-acquisitions, plans sociaux, etc. - n'étaient pas tant des réponses cohérentes aux problèmes rencontrer par les entreprises et n'ont pas donné les résultats attendus. Pourquoi les poursuivre alors ?

Cela suggère que les fusions et les licenciements sont plutôt de nature rituelle et mimétique et ne produisent pas de résultats efficients. (Ma traduction)

Il s'agit donc avant tout d'une croyance : la mentalité de marché n'est pas donnée une fois pour toutes, elle est un produit historique dont le contenu évolue avec le temps. Dans les années 80 et 90, la shareholder valuer allait de soi... Et il semble bien qu'il en soit toujours ainsi aujourd'hui.

Elle ne fut pas sans conséquence pour autant. Fligstein et Shilt montre aussi que ces politiques ont conduit à l'introduction et au développement de l'informatique comme outils de travail dans les entreprises, en vue de réduire les coûts de main-d'œuvre. C'est là sans doute l'un des résultats les plus frappants : l'informatisation de l'économie n'était ni une continuation naturelle, ni la mise en œuvre efficace d'une innovation, mais est également lié aux incitations propres du business américain de l'époque. Elle n'est pas arrivée de l'extérieur pour s'imposer naturellement : l'informatique a profité d'un état d'esprit favorable à l'intérieur même des entreprises.

Mais une conclusion particulièrement intéressante de l'article réside dans la façon dont cette shareholder value a affecté la façon dont les travailleurs ont été considéré :

Nos résultats montrent que les efforts pour faire plus de profits se sont concentrés sur l'utilisation des fusions, des licenciements et de l'informatisation pour réorganiser et exclure la main-d'œuvre syndiquée. Les données suggèrent que les travailleurs ont très certainement été traité moins comme des parties prenantes (stakeholders) et plus comme des facteurs de production. (Ma traduction toujours)

La marchandisation du travail : vieux thème qui se retrouve aussi bien chez Marx que chez Polanyi. Les deux auteurs d'ailleurs concluent en précisant deux interprétations possibles - et non contradictoires - de leurs résultats : une inspirée de la théorie de l'agence plutôt optimiste, l'autre...

Une approche plus critique (peut-être plus marxiste) verrait cela et dirait que la théorie de la "shareholder value" est une forme de renouveau de la lutte des classes. Les propriétaires et les managers du capital ont décidé de briser systématiquement les syndicats et d'investir dans les ordinateurs en vue de faire des profits.

Comment ne pas penser dès lors aux contradictions du capitalisme que décrivait Marx ? Selon lui, l'accumulation du capital allait se heurter à un mur : en réduisant la part du travail dans la combinaison productive, elle ne pouvait conduire qu'à une "baisse tendancielle du taux de profit" qui emporterait le système. Sans reprendre cette idée qui s'appuie sur la théorie de la valeur travail, on peut noter que le capitalisme contemporain a effectivement eu pour conséquence de dé-qualifier et de désorganiser une partie importante du travail, la ravalant au rang de simple facteur de production.

Dans le même temps, le capitalisme a promis à tous un accomplissement dans le travail. C'est que pour répondre à la critique du travail déshumanisant des années 70, il a fallut que l'esprit du capitalisme, c'est-à-dire les justifications qui poussent les individus à adopter les comportements adéquats, se modifie : c'est ce qu'ont soutenu Luc Boltanski et Eve Chiapello dans Le nouvel esprit du capitalisme. Ils soulignaient par là la plasticité du capitalisme, sa capacité à intégrer les critiques qui lui sont faites pour continuer à se développer. Je me suis longtemps moi-même reposé sur une telle analyse. Il m'apparaît aujourd'hui plus clairement que, pour juste qu'elle soit, elle doit être compléter en soulignant les contradictions qui existent entre ces promesses qui ont permis de rendre le capitalisme légitime et la réalité de son extension. La distance entre les deux - promesses de démocratie, de liberté et d'accomplissement d'une part, réalité du creusement des inégalités, de l'accommodation avec les dictatures et de certaines formes d'aliénation d'autre part - est sans doute pour beaucoup dans le retour de cette lutte classe, à un niveau global qui plus est, que signale le Global Sociology Blog. Voilà les contradictions auxquelles le capitalisme doit aujourd'hui faire face.

Reste que l'avenir n'est pas forcément celui du grand soir. Car comme on l'aura compris, le capitalisme, parce qu'il est inscrit profondément dans les hommes eux-mêmes, ne souffre peut-être pas tant que ça de ses propres contradictions. Les protestataires ne souhaitent après tout pas forcément autre chose que la réalisation des promesses qui leur sont faites. Simmel l'avait bien compris : un conflit lie entre eux les belligérants, car ceux-ci doivent au moins être d'accord sur les enjeux de la lutte. La lutte des classes se fait donc entre des individus et des groupes qui, d'une façon ou d'une autre, sont profondément travaillés par le capitalisme. Si le capitalisme engendre des conflits, il n'est pas dit que ceux-ci soient forcément tournés contre sa propre logique. C'est peut-être cela qui fait sa force.
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9 commentaires:

securite sociale a dit…

interessant

Si t'as faim tape dans sa main a dit…

nstitution/institutions

NB: vous auriez tout aussi bien pu dire "flics, juges, curés, enseignement obligatoire à la résignation aux pauvres".

Smith a dit…

Intéressant. Ceci dit, je ne suis pas convaincu par votre définition du capitalisme comme mode/monde de comportement. Querelle sémantique mais qui a son importance. Une partie de la plasticité du capitalisme, qui est souvent soulignée, est liée à la plasticité de ses définitions. De concept, la notion de capitalisme est devenu un pseudo-concept, ce qui n'aide ni l'analyse, ni l'action.

Je pense que vous confondez "capitalisme" (qui peut par exemple être défini par la propriété privée des moyens de production par d'autres que les travailleurs au sein d'une économie de marché) et "économisme" qui consiste à transformer une méthode scientifique (la description des comportements par la recherche du profit ou de la plus grande satisfaction) en injonction normative.

L'économisme n'est pas propre au capitalisme : d'autres modes d'organisation (dont le socialisme d'Etat) peuvent être pollués par l'économisme ou le productivisme. Par contre, il est probable que le capitalisme ne puisse se passer d'une certaine dose d'économisme : les capitalistes, après tout, recherchent le profit et doivent soumettre les travailleurs à cet objectif.

Réduire le capitalisme à un esprit (que ce soit l'accumulation du capital ou la maximisation de soi), c'est ne vouloir voir que son côté aliénant. Or, le capitalisme est plus complexe. Il a permis par exemple le développement du salariat et des droits sociaux qui lui sont attachés, ce qui peut quand même être perçu comme un progrès, voire une émancipation du travailleur, assuré contre un grand nombre de risques économiques...

Denis Colombi a dit…

La définition du capitalisme renvoie à Max Weber. Certes, on peut critiquer Max Weber, mais commençons par poser qu'elle n'est pas une fantaisie de ma part.

La définition qui en est donnée est plus précise que celle que vous reprenez dans votre commentaire : il s'agit d'un comportement accumulateur. Pendant des siècles, lorsque l'activité productive dégageait un surplus, les hommes faisaient deux choses : soit il le stockait en prévision des jours difficiles, soit il le consommait, y compris de façon rituelle et sacrificielle. Puis un nouveau comportement est apparu, comportement qui peut paraître absurde à certains égards : le surplus dégagé est utilisé pour obtenir un surplus encore plus grand... qui lui même servira à obtenir un surplus encore plus grand... etc. Ce comportement s'est généralisé et s'est cristallisé dans des institutions. C'est ça, le capitalisme. Le marché ou la propriété privé des moyens de production sont à la fois le produit et la structure de ce comportement.

Vous noterez d'ailleurs que cela ne réduit pas le capitalisme à un esprit : encore faut-il voir ce qui forme cet esprit.

Et cela ne vient pas à ne voir que le côté aliénant du capitalisme. Ce comportement a par exemple été la clef du développement scientifique ou de la réduction de la pauvreté...

Smith a dit…

Je continue à penser qu'il est préférable de définir le capitalisme comme un jeu d'institutions plutôt que comme un mode de comportement.

Les comportements d'accumulation existaient avant le capitalisme et existe sous d'autres formes d'organisation sociale.

Il ne semble pas du tout absurde d'épargner une partie d'un surplus pour obtenir un surplus plus élevé plus tard. Si ce comportement n'était pas courant avant la révolution industrielle, c'est avant tout parce qu'il n'existait pas/peu de mécanismes réels permettant d'obtenir un taux d'intérêt positif (lorsqu'on stocke du blé, il se dégrade, on n'obtient pas plus de blé l'année suivante). C'est la révolution industrielle qui permet d'obtenir des taux d'intérêts positifs, via l'investissement dans le capital productif. Mais, ce phénomène d'accumulation n'est pas propre au capitalisme (défini par les institutions) ; on le retrouve dans les expériences de socialisme d'État (que Weber n'a pas pu observer) et, en général, dans toutes les sociétés industrielles.

D'ailleurs, je ne pense pas que l'explication du développement du capitalisme par l'éthique protestante soit ce que Weber ait écrit de plus intéressant (sans parler des travaux actuels qui s'en inspirent).

Denis Colombi a dit…

Les comportements d'accumulation existaient, certes, et Weber le signale d'ailleurs. Mais ils n'ont jamais été domestiqué rationnellement comme c'est le cas dans le capitalisme. Une fois de plus, il y a des institutions propres au capitalisme. Mais à mon sens, ce qu'elles ont de proprement capitaliste, c'est qu'elles contribuent à produire ce mode de comportement.

Concernant les socialismes d'Etat, certes on peut y retrouver l'accumulation. Mais on peut aussi se poser la question : étaient-elles vraiment sorties du capitalisme ? La question me semble devoir être posée.

Concernant Weber, on peut discuter le rôle effectif ou exclusif du protestantisme (et de quel protestantisme). Mais l'appareillage théorique qu'il développe me semble du plus haut intérêt ici.

Smith a dit…

En effet, je reformule : la thèse n'est pas très convaincante (plutôt qu'inintéressante).

On peut faire l'hypothèse que les changements dans les comportements que Weber observent sont liés à un changement de l'environnement (nouvelles techniques) et au développement de nouvelles institutions (produits financiers, droit, salariat) plutôt qu' à un changement de préférences (goût plus prononcé pour l'accumulation).

En ce qui concerne l'action, cette approche institutionnelle est moins effrayante (de mon point de vue) : elle implique que ce sont les institutions qu'il faut changer et non l'homme lui-même.

Denis Colombi a dit…

C'est alors tomber dans une forme de déterminisme technologique que je trouve, pour le dire franchement, un peu naïf. C'est comme lorsque j'attends qu'il y a des révolutions grâce à twitter.

Surtout dire que se développent de nouvelles institutions, c'est s'arrêter à la fois au début du problème (mais pourquoi se développent-elles ?) et à une définition bien courte de ce qu'est une institution : la religion, ce n'est pas une institution ?

Surtout que sont les institutions sinon des produits de l'homme - et donc de quels hommes ? Et les hommes ne sont-ils pas modelés par les institutions ? C'est peut-être moins "effrayant" parce que vous faites disparaître le plus gros du problème. Quoiqu'il en soit, Weber ne parle pas d'un simple "changement de préférence". Je vous invite à le (re)lire.

sea34101 a dit…

A propos de la "shareholder value" et des contradictions qu'elle génère: un point que vous semblez oublier, y recourir peut tout simplement être une erreur d'un point de vue managérial. Dans son livre "Obliquity", John Kay démonte proprement ce concept. Je me permet de citer un extrait (from: http://bit.ly/eWMfJY) d'un commentaire de ce livre:

Seems obvious? If you work at a manufacturing company your primary job should be excellent product, your marketing job should be to deliver news about that excellent product and your Finance Director’s job should be to ensure that you are delivering profit from that excellence. It might seem obvious, but Kay’s point is that almost all of the advice delivered to chief executives from management and economist consultants over the last decade has been around driving shareholder value as directly and as efficiently as possible. Jack Welch, much quoted CEO of General Electric who drove shareholder value further than any other CEO of the period told the FT after he’d retired “Shareholder value is the dumbest idea in the world”. He later added “The job of a leader and his or her team is to deliver to commitments in the short term while investing in the long term health of the business”.

(La citation de Jack Welsh est tiré du livre de Kay)

Après, pourquoi les dirigeants d'entreprise appliquent-il ce principe? C'est peut-être un mélange de mimétisme et de mauvaises incitations.

Je pense que les conflits que le capitalisme peut générer sont résolus par le libéralisme (au sens le plus large possible du terme): c'est grâce à un mécanisme institutionnel et social permettant aux acteurs d’expérimenter de nouvelles méthodes de production et de travail que les entreprises peuvent continuer à générer du profit. Par exemple,
traiter ses employés comme des moins que rien ne fonctionne pas sur le long terme, au mieux ils seront démotivés et travailleront moins bien, au pire, ils feront grève: la production sera paralysée et l'image de l'entreprise ternie. Aussi, pour rester compétitive, une entreprise doit offrir a ses employés des conditions de travail jugées acceptables par eux.

C'est ainsi que je comprends la thèse du "nouvel esprit du capitalisme", la "critique artiste" a été récupérée pour la simple raison que ça marche.

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