Par le biais du blog Naked Capitalism, j'apprends que l'historien Simon Schama prédit la révolution en Europe et aux Etats-Unis si les coûts de la crise ne sont pas justement répartis entre les différents groupes sociaux. Yves Smith lui emboîte le pas, soulignant que les fortes inégalités et le "délitement du lien social" aux Etats-Unis promettent aussi leur lot de révoltes. Dans le cas de la France, il y a de bonnes raisons de penser que ce n'est pas une révolution qu'il faut attendre, mais quelque chose d'encore moins réjouissant, et qui rend encore plus pressant d'écouter Schama.
Pour ce que l'on peut en lire sur blog sus-nommé - l'article original est payant, Schama fait plus ou moins référence à la théorie de la frustration relative, développée par Ted Gurr (Why Men Rebel, 1970). En un mot, les individus ont d'autant plus de chances de se lancer dans une entreprise révolutionnaire, ont d'autant plus de chances de se rebeller sous diverses de formes, lorsqu'ils se trouvent dans une situation de frustration relative, c'est-à-dire qu'ils se trouvent dans une position inférieure à celle à laquelle ils estiment avoir droit.
Le terme de frustration relative est très important : il signifie l'importance des perceptions, comme le souligne Schama. Ce n'est pas tant la position objective des individus qui compte que la comparaison entre ce à quoi ils estiment avoir droit et ce qu'ils ont. Ainsi, si, dans une période d'amélioration générale de la situation d'un groupe, un petit événement vient ralentir cette amélioration sans opérer un total retour en arrière, alors la frustration relative sera plus forte et le passage à l'action d'autant plus probable. C'est plus ou moins ce qui s'est passé lors de la Révolution Française : la situation de la bourgeoisie s'améliorait tendanciellement, et il a suffit d'une petite crise économique pour mettre le feu aux poudres.
Qu'en est-il pour la France ? Depuis maintenant une longue période, les Français font face à des difficultés économiques importantes, que seule une petite embellie entre 1997 et 2001 est venue nuancer. A chaque fois d'une enquête vient s'intéresser à la perception de l'avenir, il apparaît que les Français sont parmi les plus pessimistes. On pourrait penser à priori que cette situation est propice à la mobilisation et à l'entrée en lutte. C'est en fait plus probablement l'inverse. La récurrence de cette situation amène plus à l'indolence politique qu'à l'effervescence révolutionnaire. De ce fait, la crise ne vient pas briser une tendance à l'amélioration de la situation, et les chances qu'elle débouche sur une mobilisation large sont d'autant plus faibles.
Pourtant, pourrait-on penser, son taux de chômage structurellement élevé devrait faire de la France une bonne candidate au changement radical, tant le nombre de "déçus du système" est important. Ce n'est en rien évident. On peut se souvenir ici de l'impressionnante analyse du chômage menée par Paul Lazarsfeld et son équipe, dans Les chômeurs de Marienthal (1932). Par une enquête d'une rare minutie menée dans un village autrichien frappé de plein fouet par une autre grande crise économique, les auteurs montraient que la première conséquence du chômage résidait dans la façon dont celui déstructure toutes les activités et, partant, toute la communauté. Les activités collectives - l'école, les associations, les fêtes jadis organisées par l'école - se réduisent, les chômeurs s'avèrent même incapable de donner un compte-rendu de leurs activités alors qu'elles étaient précédemment nombreuses et bien rythmées. Les activités militantes, en particulier, sont abandonnées. Les chômeurs semblent plus frappés d'apathie que de fièvre révolutionnaire.
A la fin de son ouvrage, Lazarsfeld s'avour cependant incapable de prédire ce que deviendra Marienthal : si la situation perdure, l'activité militante pourra-t-elle revenir ? Il n'en reste pas moins qu'il est difficile de dire que la révolte est la conséquence logique du chômage et de la pauvreté.
La désorganisation qu'entraîne de telles situations, et qui peut être une conséquence très marquées des crises économiques contemporaines sur les groupes les plus fragiles - ceux qui vivent déjà dans des situations précaires - peut cependant avoir d'autres effets. Deux analyses peuvent être ici utiles. Premièrement, celle d'Oberschall : celui-ci met l'accent sur les liens qui existent entre les groupes et les centres de pouvoir. On déplace ainsi l'analyse vers la forme que peuvent prendre les mobilisations. Moins un groupe a accès aux centres du pouvoir pour faire entendre ses revendications, plus il a des chances de recourir à des formes violentes de mobilisation.
Deuxième analyse d'importance : celle de Charles Tilly. Celui-ci distingue deux caractéristiques des groupes : la netness et la catness. La netness correspond au "réseau" (net) des relations entre individus, c'est-à-dire aux liens d'interconnaissance et à la sociabilité. La catness correspond aux identités objectives où sont placées les individus (category). Un groupe est d'autant plus apte à se mobiliser que sa catnet est forte, c'est-à-dire qu'il y a correspondance entre catness et netness.
Qu'est-ce que la crise vient faire là dedans ? Il y a de fortes chances qu'elle vienne réduire cette catnet : les individus au chômage ou en difficulté ne se conçoivent pas forcément comme une seule catégorie, et sont retirés à leurs anciennes identités ; leurs réseaux relationnels ne recouvrent certainement pas cette dite catégorie, surtout s'ils gardent espoir d'en sortir. Il devient difficile pour tous les acteurs désireux de construire une mobilisation organisée et dirigée vers un but précis de guider quelque chose qui ressemble à un mouvement social. Si la catness est forte, c'est-à-dire si les individus peuvent se trouver durablement assignés à certaines identités - par exemple par une ségrégation urbaine forte - alors la mobilisation a plus de chances de prendre des formes violentes. C'est ce qui s'est passé pour les "banlieues" : les réseaux d'interconnaissances (netnet), limité au quartier, ne correspondent pas à la catégorie globale, ce qui rend difficile une mobilisation globale et organisée de la jeunesse populaire.
Au final, une révolution est-elle à attendre ? Non, il ne semble pas. Des explosions ponctuelles de colère et de violence, éventuellement un rejet politique assez fort - l'ombre du 21 avril est toujours dans le coin - seraient des symptômes beaucoup plus probables. Cela ne rend l'avertissement de Schama que plus inquiétant : la répartition du "poids" de la crise est une question qui devra être traité avec le plus de justice possible...
Pour ce que l'on peut en lire sur blog sus-nommé - l'article original est payant, Schama fait plus ou moins référence à la théorie de la frustration relative, développée par Ted Gurr (Why Men Rebel, 1970). En un mot, les individus ont d'autant plus de chances de se lancer dans une entreprise révolutionnaire, ont d'autant plus de chances de se rebeller sous diverses de formes, lorsqu'ils se trouvent dans une situation de frustration relative, c'est-à-dire qu'ils se trouvent dans une position inférieure à celle à laquelle ils estiment avoir droit.
Le terme de frustration relative est très important : il signifie l'importance des perceptions, comme le souligne Schama. Ce n'est pas tant la position objective des individus qui compte que la comparaison entre ce à quoi ils estiment avoir droit et ce qu'ils ont. Ainsi, si, dans une période d'amélioration générale de la situation d'un groupe, un petit événement vient ralentir cette amélioration sans opérer un total retour en arrière, alors la frustration relative sera plus forte et le passage à l'action d'autant plus probable. C'est plus ou moins ce qui s'est passé lors de la Révolution Française : la situation de la bourgeoisie s'améliorait tendanciellement, et il a suffit d'une petite crise économique pour mettre le feu aux poudres.
Qu'en est-il pour la France ? Depuis maintenant une longue période, les Français font face à des difficultés économiques importantes, que seule une petite embellie entre 1997 et 2001 est venue nuancer. A chaque fois d'une enquête vient s'intéresser à la perception de l'avenir, il apparaît que les Français sont parmi les plus pessimistes. On pourrait penser à priori que cette situation est propice à la mobilisation et à l'entrée en lutte. C'est en fait plus probablement l'inverse. La récurrence de cette situation amène plus à l'indolence politique qu'à l'effervescence révolutionnaire. De ce fait, la crise ne vient pas briser une tendance à l'amélioration de la situation, et les chances qu'elle débouche sur une mobilisation large sont d'autant plus faibles.
Pourtant, pourrait-on penser, son taux de chômage structurellement élevé devrait faire de la France une bonne candidate au changement radical, tant le nombre de "déçus du système" est important. Ce n'est en rien évident. On peut se souvenir ici de l'impressionnante analyse du chômage menée par Paul Lazarsfeld et son équipe, dans Les chômeurs de Marienthal (1932). Par une enquête d'une rare minutie menée dans un village autrichien frappé de plein fouet par une autre grande crise économique, les auteurs montraient que la première conséquence du chômage résidait dans la façon dont celui déstructure toutes les activités et, partant, toute la communauté. Les activités collectives - l'école, les associations, les fêtes jadis organisées par l'école - se réduisent, les chômeurs s'avèrent même incapable de donner un compte-rendu de leurs activités alors qu'elles étaient précédemment nombreuses et bien rythmées. Les activités militantes, en particulier, sont abandonnées. Les chômeurs semblent plus frappés d'apathie que de fièvre révolutionnaire.
A la fin de son ouvrage, Lazarsfeld s'avour cependant incapable de prédire ce que deviendra Marienthal : si la situation perdure, l'activité militante pourra-t-elle revenir ? Il n'en reste pas moins qu'il est difficile de dire que la révolte est la conséquence logique du chômage et de la pauvreté.
La désorganisation qu'entraîne de telles situations, et qui peut être une conséquence très marquées des crises économiques contemporaines sur les groupes les plus fragiles - ceux qui vivent déjà dans des situations précaires - peut cependant avoir d'autres effets. Deux analyses peuvent être ici utiles. Premièrement, celle d'Oberschall : celui-ci met l'accent sur les liens qui existent entre les groupes et les centres de pouvoir. On déplace ainsi l'analyse vers la forme que peuvent prendre les mobilisations. Moins un groupe a accès aux centres du pouvoir pour faire entendre ses revendications, plus il a des chances de recourir à des formes violentes de mobilisation.
Deuxième analyse d'importance : celle de Charles Tilly. Celui-ci distingue deux caractéristiques des groupes : la netness et la catness. La netness correspond au "réseau" (net) des relations entre individus, c'est-à-dire aux liens d'interconnaissance et à la sociabilité. La catness correspond aux identités objectives où sont placées les individus (category). Un groupe est d'autant plus apte à se mobiliser que sa catnet est forte, c'est-à-dire qu'il y a correspondance entre catness et netness.
Qu'est-ce que la crise vient faire là dedans ? Il y a de fortes chances qu'elle vienne réduire cette catnet : les individus au chômage ou en difficulté ne se conçoivent pas forcément comme une seule catégorie, et sont retirés à leurs anciennes identités ; leurs réseaux relationnels ne recouvrent certainement pas cette dite catégorie, surtout s'ils gardent espoir d'en sortir. Il devient difficile pour tous les acteurs désireux de construire une mobilisation organisée et dirigée vers un but précis de guider quelque chose qui ressemble à un mouvement social. Si la catness est forte, c'est-à-dire si les individus peuvent se trouver durablement assignés à certaines identités - par exemple par une ségrégation urbaine forte - alors la mobilisation a plus de chances de prendre des formes violentes. C'est ce qui s'est passé pour les "banlieues" : les réseaux d'interconnaissances (netnet), limité au quartier, ne correspondent pas à la catégorie globale, ce qui rend difficile une mobilisation globale et organisée de la jeunesse populaire.
Au final, une révolution est-elle à attendre ? Non, il ne semble pas. Des explosions ponctuelles de colère et de violence, éventuellement un rejet politique assez fort - l'ombre du 21 avril est toujours dans le coin - seraient des symptômes beaucoup plus probables. Cela ne rend l'avertissement de Schama que plus inquiétant : la répartition du "poids" de la crise est une question qui devra être traité avec le plus de justice possible...
7 commentaires:
Bonjour,
est-ce que le "modèle" exit / voice / loyalty ne serait pas, puisque un autre possible outil d'analyse des mouvements sociaux, approprié ?
Cela renforcerait d'ailleurs votre conclusion, si je l'ai bien comprise.
Effectivement, ce serait aussi un modèle mobilisable. Surtout si on y ajoute sa quatrième option possible, comme le suggérait Guy Bajoit : "Apathy".
En plus de ce que vous appellez "frustration relative" (que je ne connaissais pas) il y a egalement une question d'action collective. Pour bouleverser un regime, les dissidents (ou dissident potentiels) sont toujours dans un dilemme du prisionner. Un fait qui apparait comme injuste de façon flagrante agit comme un mechanisme de coordination, un "focal point". L'histoire du bloc sovietique est plein d'evennement de ce genre (j'aime sur ce sujet "Vie et mort du bloc sovietique" de Georges Mink)
Je ne connaissais pas cette 4ème option là, mais une autre : therapy (très à la mode politiquement ... et dans toute la télé-réalité).
Du coup je me renseigne. Merci.
je suis preneur de la référence de Guy Bajoit et de la notion d'Apathy (je ne connaissais pas, or dans un article où on avait repris le modèle d'hirschman, on avait précisément ajouter cette option "ne rien faire"...).
merci d'avance!
L'article de Guy Bajoit est disponible ici : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rfsoc_0035-2969_1988_num_29_2_2503
Si mes souvenirs de sociologie politique sont bons (hypothèse forte) on observe qu'en général pour qu'il y ait une véritable "révolution" (à l'opposé d'une manifestation de violence désorganisée) il faut un lien entre la frustration relative de la population et une élite disposant d'un capital politique et symbolique certain (ce ne sont pas que les bourgeois qui se sont révoltés en 1789, mais ils ont façonné le mouvement). Je ne vois pas très bien qui remplirait ce rôle aujourd'hui ?
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