L'Europe a besoin de divisions

Les résultats des élections européennes sont sans ambage : c'est le parti de l'abstention qui arrive largement en tête. A tel point que les spéculations sur la place de tel ou tel parti me semble de faible portée. Par contre, les explications de cette abstention sont généralement peu satisfaisantes. En s'appuyant sur Georg Simmel, on peut avancer que ce dont manque l'Europe, c'est d'être suffisamment divisée.


Les explications généralement avancées dans les médias de l'abstention sont relativement simple : les électeurs ne perçoivent pas bien l'effet de leur vote, faute de visibilité et de puissance du Parlement européen dans la structure institutionnelle européenne, toujours aussi éloignée de ses citoyens. Derrière cette explication, il y a une hypothèse sous-jacente particulièrement forte : celle d'un électeur rationnel, dont la décision de vote répond avant tout sur l'utilité qu'il peut espérer retirer de son acte. Une telle hypothèse explique sans doute une part du problème, mais elle ne peut être exclusive. Ne serait-ce que parce que le Parlement européen a pu gagner des pouvoirs sans que cela n'affecte véritablement le mobilisation, bien au contraire.

Le problème en effet est également un problème de mobilisation : les individus s'inscrivent dans des groupes, des collectifs, dont certains sont politiques et qui doivent donc pouvoir mobiliser leurs électeurs. Force est de reconnaître que cela semble particulièrement difficile pour les élections européennes. Il n'est pas possible de mettre cela sur le compte d'un simple désintérêt des Français pour la politique : la dernière élection présidentielle a montré que ceux-ci étaient disposés à se mobiliser fortement. De même que le référendum de 2005 sur le Traité constitutionnel, vote portant alors également sur l'Europe.

Qu'est-ce qui différencie ces différentes élections ? L'élection présidentielle de 2007 s'est centré autour des personnalités de Nicolas Sarkozy et de Ségolène Royal, l'un comme l'autre amenant tant des mobilisations enthousiastes que des rejets marqués. Le référendum de 2005 s'est construit progressivement autour d'une opposition d'une "société civile" à une "classe politique" consensuelle. Dans les deux cas, c'est la symbolique du conflit qui a rendu possible de haut niveau de mobilisation. Qu'importe que les oppositions soient réelles ou marquées : il a existé des narrations au cours de ces évenements construites autour d'oppositions et de désaccords importants.

Or, c'est le conflit qui manque à l'Europe. On pourra me répondre que ce n'est pas le cas : il existe bien un conflit central dans la narration de l'Europe, celle qui met en face à face les "pro" et les "anti". Mais justement ce conflit n'est pas au coeur de l'Europe, mais dans ses marges. Les "pro" européens ont toujours pris garde de le garder à cette place, posant les choses souvent de façon radicale ("critiquer une orientation de l'Europe, c'est refuser l'Europe..."). Dans le même temps, ils ont abandonner l'Europe à un narratif particulièrement amorphe, où les désaccords sont exclus par crainte que ceux-ci affaiblissent l'Europe. Rajoutons à cela que l'habitude du consensus s'est enracinée dans les pratiques des institutions européennes pendant la longue période où l'unamité a été une procédure suffisante de régulation.

Mais cette peur du conflit découle d'une mauvaise compréhension de la nature de celui-ci. On doit à Georg Simmel d'aoir souligné combien celui-ci est une "forme de socialisation", dans le sens où il est créateur de liens entre les individus et les groupes. Pour qu'il y ait conflit, il faut qu'il y ait un accord autour d'un enjeu commun, ce qui fait du conflit une forme de lien entre les belligérants. Ce point a d'ailleurs amené les sociologues tourainiens, comme Michel Wieviorka, a opposé le conflit à la violence, celle-ci découlant d'une insuffisante conflictualisation des désaccords. En refusant l'affrontement, c'est-à-dire le conflit, avec les anti, les pro-européens ont sans doute plus affaibli celle-ci qu'ils ne l'ont renforcé, car ils ont poussé les premiers à des formes d'argumentation plus radicales.

Le conflit est également producteur de liens au sein des groupes qui s'affrontent. Rappelons-nous que les périodes de fortes mobilisation politique ont également été les plus conflictuelles : à l'époque ou le Pari Communiste était encore en forme, celui-ci arrivait à mobiliser de façon importante parce qu'il proposait une narration particulièrement conflictuelle. En cas de conflits, les groupes se mobilisent sous la forme "d'unions sacrées", parce qu'il devient plus difficile pour un individu donné de refuser de prendre part à l'affrontement sans s'exposer au jugement de ses pairs. C'est sans doute ce qui manque le plus à l'Europe : de véritables conflits européens. Dans la campagne qui s'est menée en France, les conflits agitées ont essentiellement été des conflits nationaux : les enjeux européens ne sont jamais apparus clairement, et bien peu de partis y ont véritablement fait référence. Dès lors, difficile pour eux de mobiliser sur ce thème. C'est qu'ils n'ont su proposer de véritables narrations à un niveau supérieur, se contentant d'une mise en scène assez plate de l'Europe comme quelque chose d'important, sans que l'on sache trop pourquoi.

Au final, il ne suffira sans doute pas, pour mobiliser les électeurs, de promettre une Europe plus démocratique, plus proches des citoyens, plus ouverte - quoique cela soit sans doute nécessaire. Tocqueville défendait certes l'esprit de consensus comme l'une des dimensions importantes de la démocratie. Mais ce consensus signifie surtout l'acceptation des règles du jeu qui encadrent la prise de décisions, il ne dicte pas le contenu de ces décisions. Le conflit est donc une autre dimension indispensable de la démocratie. Il faudra donc accepter, un jour ou l'autre, de (re)mettre véritablement de la politique dans cette Europe, c'est-à-dire des désaccords, des affrontements, des conflits. Pour cela, il faudrait que l'Europe accepte de se mettre en danger, qu'elle n'hésite pas à se diviser et à montrer ses divisions, inévitable dans un projet aussi large et concernant autant de gens. L'entrée de la Turqui ne sera certainement pas un conflit suffisant pour faire vivre l'Europe dans l'avenir...

A lire aussi : l'analyse de Pierre Maura sur AgoraVox : "En France, l'Europe a perdu".

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