La mentalité de marché est obsolète. Ou pas.

Au cœur des manifestations lycéennes et estudiantines dont je parlais il y a peu un slogan qui a tôt fait de hérisser le poil des gars de la paroisse à côté : "retarder l'âge de départ à la retraite, c'est mettre les jeunes au chômage". Les économistes s'irritent, arguant qu'il y a là une erreur classique : croire que le stock d'emploi est défini une bonne fois pour toute... On peut aussi prendre les choses différemment, et essayer de voir ce que révèle le succès de cet idée de l'économie telle qu'elle est vécue. Ce qui conduira à parler également de l'économie numérique...

Il revient à Karl Polanyi d'avoir souligné ce point fondamental : l'emprise du marché, avant d'être une emprise sur les choses, est une emprise sur les esprits. Une bonne partie de son travail consistera à défendre que "la mentalité de marché est obsolète" (titre d'un article de 1947, repris dans les Essais). Il soutient qu'est né au XIXème siècle une "société de marché", c'est-à-dire un système où le marché auto-régulateur a été placé au centre de la société au point de la déterminer tout entière plutôt que d'être déterminé par elle. C'est le fameux "désencastrement de l'économie hors du social" : dans un tel contexte, les hommes se pensent guidés par des motivations économiques et sont convaincus que les institutions qui sont les leurs découlent directement des l'économie. Ce "déterminisme économique" se retrouve d'ailleurs aussi bien dans la pensée libérale que dans la pensée marxiste.

Ce système a rencontré son destin au moment de la seconde Guerre Mondiale et, lorsque Polanyi écrit ses textes majeurs (dont La grande transformation, son chef-d'oeuvre de 1944), il pense assister à l'écroulement de ce système. Mais il reste inquiet : il est bien difficile de sortir de la "mentalité de marché", et les hommes continuent à penser comme dans la société du XIXème siècle. D'où son appel à nous débarrasser de ces oripeaux philosophiques qui nous font penser que le marché est naturel, que seules les motivations "économiques" sont réelles, ou que c'est l'économie qui mène le monde.

Revenons maintenant à nos lycéens et étudiants qui défilent le poing levé parce qu'ils pensent que le recul de l'âge de la retraite les condamne au chômage. Evidemment, les économistes peuvent rappeler que le stock d'emploi n'est pas donné par avance, de telle sorte qu'il suffirait de réduire le nombre de participants au marché du trvail pour voir baisser le chômage... Mais c'est bien ainsi que la plupart des gens voient le marché : comme une institution lointaine et mystérieuse qui fixe les conditions vie et l'ensemble société sans que l'on sache trop comment. Il semble bien que, dans les esprits tout au moins, le ré-encastrement du marché dans le social n'ait pas eu lieu. Nous continuons à prêter au marché une place extérieure à nous et à la volonté des hommes et à lui laisser déterminer très largement le monde dans lequel nous vivons. La crise économique n'a sans doute pas fait autre chose que de renforcer ce sentiment.

Tout cela ne serait peut-être pas si grave si le marché n'en étaient ainsi pris pour une institution allant de soi, naturelle. Car il n'est pas tant pris pour un Moloch extérieur contre lequel on pourrait éventuellement lutter, que comme une donnée objective que l'on ne peut même pas remettre en question tant elle va de soi. Un autre débat en témoigne : celui qui porte sur les droits de propriété à l'ère du numérique. Pour beaucoup, l'idée que le téléchargement soit assimilable à un vol ne pose pas de question : il s'agit bien de prendre quelque chose que l'on a pas payé. L'économiste qui avance qu'il y a une différence fondamentale dans le sens où si je vole un pain au chocolat, je prive son propriétaire de sa capacité à le manger tandis que si je télécharge une musique, je ne prive personne de l'écouter également, se fait régulièrement rabrouer. Il est difficile de penser qu'un autre système soit possible, qui se réfère à une des autres formes de coordination identifiées par Polanyi, comme la réciprocité ou la redistribution.

Ce point nous amène à souligner que le marché est beaucoup plus qu'un simple mécanisme d'échange : il est avant tout un principe de justice. C'est avec le marché que nous avons dans la tête que nous évaluons les choses, les biens et les personnes. Le débat sur les retraites, une fois de plus, en témoigne. Il nous est difficile de pouvoir penser le travail comme autre chose qu'une marchandise qu'il faudrait répartir et utiliser au mieux. Obsolète, la mentalité de marché ? Il semble bien que non. Et ce n'est pas forcément une bonne nouvelle.
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10 commentaires:

C.H. a dit…

Très intéressant. Il y a néanmoins deux choses à distinguer. D'une part, en tant qu'institution, le marché est générateur de normes sociales. En ce sens, le marché est bien créateur de principes de justice en ce qu'il permet le développement de certaines attentes normatives de la part des agents sur le comportement des autres. Cela ressort très clairement des expérimentations autour du jeu de l'ultimatum où il a été montré que les populations soumises à l'influence de l'économie de marché avaient des normes beaucoup plus égalitaires que celles qui n'y sont pas soumises.

D'autre part, le marché (ou plus exactement la manière dont celui-ci est décrit par les manuels, les médias, les intellectuels, etc.) génère des représentations sur son propre fonctionnement. La "lump-labor fallacy" est un exemple parmis d'autre : il s'agit d'une représentation du fonctionnement du marché, une croyance qui, d'une certaine manière, est dotée d'une performativité (limitée). Si de telles croyances erronées peuvent persister, c'est probablement parce qu'il est impossible de les "tester" empiriquement. Personne ne peut voir de ses propres yeux qu'un salarié qui ne part pas à la retraite à 60 ans ne prend pas la place d'un jeune qui entre sur le marché du travail.

Fresh a dit…

Le choix de mécanismes de marché me semble davantage obéir à deux motivations : la première, la principale, est l'efficience, pour toutes les raisons bien connues des économistes. La seconde, moins acceptée, est le rôle d'information réciproque des agents (notamment joué par les mécanismes de formation de l'offre, des prix et de la demande).

L'éventuelle existence d'autres nobles motivations ne fait que démontrer à quel point ces mécanismes permettent y compris à ceux qui refusent d'y participer de jouir du confort matériel requis pour s'inventer d'autres problèmes à défaut d'avoir celui de parvenir à vivre.

Denis Colombi a dit…

@Fresh : Je ne comprends pas trop à quel passage de mon post se rapporte votre commentaire. Ceci dit, deux remarques : 1) tout d'abord, sur l'efficience du marché perçue par les économistes, vous avez quelques trains de retard sur cette question... Sans rentrer dans les détails, c'est là un point très largement discuté, et pas par d'affreux barbus marxistes... (quand au fait que le rôle d'information serait moins bien accepté, je me demande d'où vous tirez ça, alors que ça se trouve dans n'importe quel manuel). Ensuite, votre commentaire tombe exactement dans ce que critique Polanyi : croire qu'il n'y a que les motivations "économiques" qui existent, toutes les autres étant irrationnelles ou de mauvaise foi. Comme le soutient Polanyi, la faim ne devient une motivation économique individuelle que dans une société de marché - dans les sociétés traditionelles, des systèmes de réciprocité et de redistribution garantissent que la faim ne peut être que collective (touchant toute la société). Je vous recommande vivement d'aller lire son texte.

@CH : je ne suis pas sûr que ces croyances persistent parce qu'elles sont impossibles à tester. J'aurais plutôt tendance à reprendre le modèle du "fétichisme de la marchandise" de Marx : les individus ont sur la société un "point de vue" au sens propre, c'est-à-dire que du fait de leur position sociale, ils ne "voient" que certaines choses. Sur ce point, il est possible que de nombreuses personnes voient des emplois qui se créent sans qu'il soit possible pour eux de voir pourquoi... D'où leur représentation du fonctionnement du marché.

Fresh a dit…

Tout ce que je voulais dire, c'est qu'à devoir choisir entre plusieurs options contradictoires, on peut préférer l'efficience et la richesse qui en découle à d'autres motivations.

"Choix" implicite que fait tout individu vivant dans un pays riche, ou participant à un modèle social consumériste (oui, ok, le terme de choix n'est sans doute pas le meilleur).

Rien au monde n'oblige qui que ce soit à adopter le train de vie d'un homme riche : mais faire ce choix implique de rechercher l'efficience (souvent obtenu par le marché, éventuellement autrement)

sea34101 a dit…

Un autre mythe de marché: la "shareholder value" comme critère de réussite: http://bit.ly/cxhvdE

Chatoyant a dit…

Qu'y-a-t-il au fond de réellement anormal à ce qu'une justice de marché régisse les règles d'attribution des produits du travail organisé dans le cadre d'une logique de marché ?

Pour reprendre votre analogie, personne n'a jamais forcé quelque chanteur que ce soit à aller se faire produire par tel ou tel acteur qui a fait le choix explicite, lui, d'entrer dans la logique de marché.

Pour les acteurs, actions, produits ou services existant par une autre grâce que celle du marché (par exemple, les services publics, pourtant financés dans le cadre d'une théorie charteriste de la monnaie, contraignant chacun à participer au marché pour payer ses impôts), nulle règle de marché ne s'applique : a-t-on par exemple jamais vu un enseignant contraint de publier ses préparations de cours ? A-t-on jamais vu un élu envoyé en justice pour avoir failli à une obligation ?

Prétendre que la mentalité et la justice de marché seraient dominantes se conteste : en remarquant par exemple qu'outre le secteur public, la sphère privée échappe, en partie du moins, au marché. Et que du seul point de vue du PIB, la dépense administrée, donc, hors marché, est globalement comparable à celle organisée par le marché.

Donc, oui, la mentalité de marché est devenue obsolète : avec le developpement du secteur public d'un côté, avec le developpement de la sphère privée de l'autre. ça ne durera peut-être pas, mais pour l'instant, il me semble difficile de prétendre que la justice de marché domine.

A supposer que l'avalanche de mesures autoritaires qui fait le quotidien de la presse ne vous ait pas déjà convaincu du peu de capacités des règles et de la justice de marché à régir la vie des individus, à notre époque du moins.

Denis Colombi a dit…

Deux réponses :

1) Comme je l'ai dit dans le billet, l'emprise du marché est avant tout dans les esprits. Les principes de justice marchand s'étendent aux autres domaines : les services publics ne sont-ils pas de plus en plus soumis à une logique de cet ordre ? Ce serait un point long à développer, mais Polanyi est très pertinent sur ce point.

2) Sur votre question de "qu'est-ce qui nous oblige à accepter la logique du marché ?", là encore Polanyi est très claire : c'est la faim constituée en incitation économique. Celui qui ne travaille pas, n'accepte pas la logique marchande, est condamné à la faim, tant les institutions d'aide aux pauvres ont pu disparaître. Certes, il en existe encore certaines, mais elles sont suffisamment faibles pour faire que le choix de travailler n'est pas, comme le dirait Polanyi, une liberté réelle mais juste formelle.

Chatoyant a dit…

Je ne peux pas vous suivre sur le chemin de la sociologie théorique. Cependant, il me semble que dans une économie "libre" comme on dit, on ne peut pas avoir de travail, donc, de revenus, sans maîtriser les us et codes du système de marché.

Donc, chaque salarié les emploie, les maîtrise, montre sa maîtrise dans l'espoir d'obtenir une position professionnelle plus enviable, car cela fait partie du jeu, du moins, pour les acteurs de l'économie concurrentielle.

Mais de là à dire que sous prétexte qu'on connait un jeu de codes on y est soumis... heu... j'ai comme un doute. A l'exceptions de quelques classes/castes près, chacun de nous maîtrise d'autres systèmes sociaux : ceux de son origine familiale, éventuellement ceux de la famille de son conjoint, ceux, tous différents, de toutes les institutions qui s'adressent à lui (éducation, police, fisc, etc...), etc, etc.

Bien que m'estimant tout à fait capable de parler et agir comme le plus loyal sujet du marché dès lors que c'est mon intérêt, je ne vois justement aucun intérêt à le faire si ce n'est pour justement pouvoir m'en extraire une fois faites mes 35 heures théoriques, plus pourboire. Et à en croire ce que je vois en dehors du marché, je ne crois vraiment pas être le seul à savoir laisser ma laisse de fidèle agent du marché le soir au vestiaire, avec la cravate et les pompes qui grincent.

Et si j'étais devenu le comptable froid qu'est tout agent du marché, je crois que je serais seul au monde. Mais, bien entendu, dès que les circonstances l'exigent, je peux le redevenir.

Ya certainement des sociologues qui parlent de ça.

Denis Colombi a dit…

Ce que vous dites peut être vrai : on peut penser d'un univers à l'autre. C'est ce que montrent Boltanski et Thévenot en distinguant différentes cités de justification, dont une cité marchande.

Mais en suivant Polanyi, on peut noter que le marché a ceci de particulier qu'il a tendance à s'étendre aux autres sphères d'activité. Certes pas tout seul, par la seule force de l'idée : il faut une organisation sociale particulière, une "société de marché". Mais le phénomène est là. Parmi les lycéens qui défilent, combien se pensent comme en marge du "système" ? Savent-ils que la conception qu'ils défendent est profondément marchande ? Et si on compare, comme l'ont fait Boltanski et Chiapello dans "Le nouvel esprit du capitalisme", les pratiques des entreprises et celles des mouvements "solidaires", "alter" et autres ONG, qu'y voit-on ? Des projets, qu'il faut réalise en mobilisant des partenaires, etc. Ce serait un point long à développer dans un seul commentaire. Je vous renvoie à ce vieux post pour quelques éléments complémentaires : http://uneheuredepeine.blogspot.com/2008/03/le-capitalisme-peut-dormir-tranquille.html

Chatoyant a dit…

Je pense comprendre votre point de vue : mais, tant que pour être honnête homme, il faudra payer des impôts, il faudra bien aller chercher l'argent des impôts là où les fabricants d'argent le mettent, c'est à dire, dans le marché.

Le developpement du marché (et de tout ce que cela peut impliquer au sens de Polyani, si je vous suis) ne peux alors qu'aller de pair avec le developpement de la sphère publique. Reste à savoir si c'est ce que l'on veut (collectivement, je veux dire).

En attendant, mieux vaut pour tout le monde que je perfectionne ma compréhension du marché, au risque, peut-être, de devenir marché.

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