Eléments de sociologie pratchettienne (9)

Où l'on rencontrera le conflit central qui est l'origine de toute la modernité, et où l'on reconnaîtra quelques ressemblances avec ce que nous vivons à cette heure...
'Tell me... those robes some of the dwarfs were wearing. I know they wear them on the surface so they're not polluted by the nasty sunlight, but why wear them down there ?'
'It's traditionnal, sir. Er, they were worn by the... well, it's what you'd call the knockermen, sir.'
'What did they do ?'
'Well, you know about firedamp ? It's a gas you get in mines sometimes. It explodes.'
Vimes saw the images in his mind as Cherry explained...
The miners would clear the area, if they were lucky. And the knockerman would go in wearing layer after of chain-mail and leather, carrying his sack of wicker globes stuffed with rags and oil. And his long pole. And his slingshot.
[...] [A] knockerman who was either very confident or extremely suicidal would step back, light the torch on the end of hiis pole and thrust it ahead of him. The more careful knockerman would step back rather more, and slingshot a ball a burning rags in the unseen death. Either way, he'd trut in his thick leather clothes to protect him from the worst of the blast. [...]
And then , fifty years ago, a dwarf tinkering in Ankh-Morpork had found that if you put a simple fine mesh over your lantern flame it'd burn blue in the presence of the gas but wouldn't explode. It was a discovery of immense value to the good of dwarfkid and, as so often happens, with such discoverues, almost immediately led to a war.
'And afterwards there were two kinds of dwarf,', said Cherry sadly. 'There's the Copperheads, who all use the lamp and the patent gas exploder, and the Schmaltzbergers, who stick to the old ways. Of course we're all dwarfs,' she said, 'but relations are rather strained'.

Terry Pratchett, The Fifth Elephant, p. 235-237

S'il y a bien un thème central dans l'oeuvre de Pratchett, c'est le combat entre la modernité, le désenchantement du monde, la rationalisation et les forces conservatrices, la tradition, le passé. Il y a un thème profondément weberien là-derrière.

Les "méchants" sont presque toujours des "conservateurs" : des comploteurs qui rêvent de revenir à la monarchie et qui ne supportent pas les étrangers (dans The Thruth ou Men at Arms par exemple), des Auditeurs qui voudraient voir disparaître la vie et le changement, des traditionnalistes de tout poils comme des nains (dwarfs) prêt à mettre en péril tout leur peuple pour le protéger du changement dans The Fifth Elephant...

Pour autant, la modernité n'est pas présentée parée de toutes les vertues. Guidée par le commerce et l'économie, force formidable qui abat peu à peu toutes les résistances - c'est par le commerce que le peuple nain finit par rejoindre la modernité incarnée par Ankh Morpork dans The Fifth Elephant -, elle est le plus souvent moquée. Elle est souvent extrêmement dangereuse parce qu'elle finit par se retourner contre elle-même. D'entreprise de rationalisation, elle finit presque toujours par devenir irrationnelle. L'exemple typique est le "gonne" (gun) dans Men at Arms : une arme issue de la modernité mais qui se trouve dotée d'un esprit propre qui pousse ceux qui posent la main sur elle à la folie. Une arme qui s'allie d'abord avec des conservateurs...

En mettant ce conflit au centre de son univers, Pratchett ne fait que nous renvoyer l'image de notre propre monde, de notre fin de XXème et début de XXIème siècle. L'économie, cette formidable force de rationalisation, n'a cessé de s'appuyer sur un principe irrationnel - la recherche infinie du profit et du gain à l'exclusion de toute autre considération. C'est toujours à cette lutte que nous assistons. Mais Pratchett montrent que ceux qui voudrait s'opposer à cette puissance, par exemple en fermant les frontières à toute vitesse, finiront pas s'allier avec les conservateurs les plus inquiétants : ils sont alliés "objectifs".
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Eléments de sociologie pratchettienne (8)

Où l'on découvre une façon pas complètement inintéressante de théoriser les règles et les normes...

Dialogue entre Lu-Tze (un vieux maître) et Lobsang (un disciple) :

'Isn't that, et, interfering with history ? I mean, I was told that sort of thing is all right up in the valleys, but down here in the world...'
'No, it's absolutely forbidden,' said Lu-Tze. ''cos it's Interfering With History. Got to be careful of your witch, of course. Some of them are pretty canny.' He caugt Lobsang's expression. 'Look, that's why there's rules, understand ? So that you think before you break'em.'

Terry Pratchett, Thief of Time, p. 251

Je l'évoquais déjà dans la dernière note : Thief of Time est un livre sur les règles. Tout le monde y suit des règles : les Moines de l'Histoire qui ne doivent pas "Intervenir dans l'Histoire", Susan, la maîtresse d'école, qui s'impose à elle-même de ne pas manger plus d'un chocolat par jour, les Auditeurs, sorte de guardiens de l'univers qui n'ont d'autres objectifs que de stopper toute vie - trop désordonnée pour être surveillée - qui croient tellement aux règles qu'ils cherchent à toutes les suivre...

Et justement, lorsque ces derniers s'incarnent dans des corps humains, ils commencent à enfreindre des règles, dont les leurs. Et Lu-Tze, tout en fixant sans cesse des règles (à commencer par la règle n°1 : "Do not act incautiously when confronting little bald wrinkly smiling men"), passe son temps à les contourner. Et, bien sûr, Susan a une conception bien particulière de sa propre règle :

She put it her mouth.
Damndamndamndamn ! It was nougat inside ! Her one chocolate today and it was damn artificial pink-and-white damn sickly damn stupid nougat !
Well, no-one could be expected to believe that counted. She was entitled to another-

Ibid, p. 123

Le problème de la règle est un vieux problème en sociologie, et plus généralement même en philosophie. Pourquoi suit-on une règle ? Qu'est-ce qui lui permet de s'appliquer ? Qu'est-ce qui en fait l'efficacité ? Il y a toujours le risque, en sociologie et en sciences sociales, de conceptualiser les règles comme ayant une force en soi ou comme étant trop contraignante - Mark Granovetter parlerait d'un individu "sur-socialisé" -, ou à l'inverse comme ne reposant que sur un système de récompense ou de contrainte - le biais de nombreux travaux économiques.

Terry Pratchett propose une voie différente : la règle n'est pas efficace parce qu'elle peut contraindre les individus à la suivre, mais parce qu'elle les oblige à réfléchir. Elle leur est extérieure et elle s'impose à eux : elle change la signification de leurs actions. Enfreindre une règle en sachant qu'elle existe, c'est quand même agir en fonction de cette règle. Aucune règle - et on va sans doute encore reparler de rajouter des règles à la finance internationale - n'empéchera qu'il y ait des déviants. Aucune règle n'empéchera qu'il y ait des crises. Tout au plus permettra-t-elle que les individus responsables se sentent effectivement responsables. Ce sera déjà beaucoup, dans la situation actuelle. Parce que pour l'instant, il n'est pas évident que les responsables aient mauvaise conscience...

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Eléments de sociologie pratchettienne (7)

Où l'on continuera à explorer les capacités de l'humain à prendre le monde tel qu'il vient et à surtout, surtout, exclure ce qui ne cadre avec ce qui est déjà connu...

The most selected of these club was Fidgett's, and it operated like this : Susan didn't need to make herself invisible [but she can - too long to explain (NDM)], because she knew that the members of Fidgett's would simply not see her, or believe that she really existed even if they did. Women weren't allowed in the club at all excet under Rule 34b, which grudginly allowed for female members of the family or respectable married ladies over thirty to be entertained to tea in the Green Drawning Room between 3.15 and 4.30 pm, providedd at least one member of staff was present at all times. This had been the case for so long that many members now interpreted it as being the only seventy-five minutes in the day when womem were actually allowed to exit and, therefore, any women seen in the club at any other time were a figment of their imagination.

Terry Pratchett, Thief of Time, p. 102

Gaspode (the Wonder Dog). Small, bow-legged and wiry; basically a rusty grey but with patches of brown, white and black in outlying areas. [...]
Oh, and he can talk. But not many people pay any attention, because everyone knows that dogs can't talk.

Terry Pratchett & Stephen Briggs, The new Discworld Companion, p. 188

Dans les deux cas, les individus cherchent à maintenir un certain équilibre, et pour cela, ils ont appris à ne pas voir ce qui ne peut pas être acceptable, ce qui représenterait une information trop dérangeante. Ce thème est récurrent chez Pratchett : c'est qui évite de voir la Mort/la mort, ce qui évite de voir les conséquences de ses propres actions, ce qui évite de devenir fou... On retrouve du Schultz, ou du Berger et Luckmann là-dedans.

Cette capacité repose, comme on peut le voir, sur l'apprentissage de certaines règles - et Thief of Time n'est rien d'autre qu'un ouvrage sur les règles, leur origine et leur utilisation. Nous apprenons à ne pas voir ce qui ne cadre pas avec le cadre de ce que nous définissons comme la réalité. Ce n'est pas que nous ne voulons pas voir, c'est que nous ne pouvons pas voir, car cela exigerait que nous reconfigurions l'ensemble de notre conception du monde pour faire de la place à des faits qui sont manifestement erronés.

J'ai déjà longuement blogué sur le capitalisme comme mode de pensée et d'actions et sur son emprise sur nos esprits (voir notamment ce billet), sur nos difficultés à penser en dehors de lui (voir celui-ci), à inventer quelque chose de nouveau. A l'heure où la crise revient (ce n'est ni la première ni la dernière), Pratchett fournit sans doute un bon cadre pour comprendre ce qui se passe : il nous faut comprendre quels mécanismes nous amènent à prendre les choses comme elles sont, ce que menace, pour nous, le fait que le chien se soit mis à parler.
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Eléments de sociologie pratchettienne (6)

Où l'on s'attachera à quelques éléments de cognition, où l'on présentera l'ennui comme le propre de l'homme et où, d'une façon plus généralement, on rentrera au coeur de la théorie sociologique pratchettienne... (oui, parce que tout cela est pensé et présenté dans un certain ordre, qu'est-ce que vous croyiez ?)

You had to hand it to human beings. They had one of the strangest powers in the universe. Even her grandfather* had remarked upon it. No other species anywhere in the world had invented boredom. Perhaps it was boredom, not intelligence, that had propelled them up the evolutionnary ladder. Trolls and dwarfs had it, too, that strange ability to look the universe and think 'Oh, the same as yesterday, how dull. I wonder what happens if I bang this rock on that head ?'

And along with this had come an associated power, to make things normal. The world changed mightily, and within a few days humans considered it was normal. They had the most amazing ability to shut out and forget what didn't fit. They told themselves little stories to explain away the inexplicable, to make things normal.

Terry Pratchett, Thief of Time, p. 215-216

* Death. Big guy, wear black, use a scythe, TALK LIKE THAT. You know him. Well, he know you (NDM).
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Eléments de sociologie pratchettienne (5)

Où l'on découvre une théorie géographique de la légitimité et de la puissance du prophète - Weber aurait approuvé - et, plus subtilement, peut-être l'une de mes premières sources d'inspiration sociologique...

[A propos de Miss Marietta Cosmopolite, couturière à la retraite] She is known occasionally to run a haberdashery shop and is also, much against her wishes, a religious icon. This is because people always assume that wisdom is, well, more wise if it comes from a long way away. So while impressionnable people in Ankh-Morpork follow the parth of distant religious teachers with names like Rimpo and Gompa, the orange-robed, bald young men from the hight mountains follow the Way of Mrs Cosmopolite (down to the shops, dropping in on her sister for a cup of tea, an appointment with the chiropodist, and then back home). Principal among these was the skilled Lu-Tze, who has collected all her cosmically wie saying (such as 'It'll all end in tears'), and find them a pretty good guide to understanding the universe. Wisdom is where you find it.

Terry Pratchett (avec la collaboration de Stephen Briggs), The new Discworld Companion, p. 96-97
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Eléments de sociologie pratchettienne (4)

Où l'on découvre une théorie "botière" des inégalités socio-économiques...

The reason that the rich were so rich, Vimes reasonned, was becase they managed to spend less money.

Take boots, for example. He earned thirty-eight dollars a month plus allowances. A really good pair of leather boots cost fifty dollars. But a an affordable pair of boots, which were sort of OK for a season or two and then leaked like hell when the cardboard gave out, cost about ten dollars. Those were the kind of boots Vimes always bought, and wre until the soles were so thin that he could where he was in Ankh-Morpork on a foggy night by the feel of the cobbles.

But the thing was that good boots lasted for years and years. A man who could afford fifty dollars had a pair of poor of boots that'd still keeping his feet dry in ten years' time, while a poor man who could only afford cheap boots would have spent a hundred dollars on boots in the same time and would still have wet feet.

This was Captain Samuel Vimes 'Boots" theory of socio-economic unfairness.

Terry Pratchett, Men at Arms, p. 35
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Eléments de sociologie pratchettienne (3)

Où l'on découvre les prémisses d'une théorie des différents capitaux, ainsi que des éléments pour penser la légitimité...

When he was a little boy, Sam Vimes had thought that the very rich ate off gold plates and lived in marble houses.

He'd learned something new : the very rich very could afford to be poor. Sybil Ramkin lived in the kind of poverty that was only available to the very rich, a poverty approached from the other side. Women who were merely well-saved up and bought dresses made of silk edged with lace and pearls, but lady Ramkin was so rich she could afford to stomp around the place in rubber boots and a tweed skirt that had belonged to her mother. She was so rich she could afford to live on biscuit and cheese sandwiches. She was so rich she lived in three rooms in a thirty-four-roomed mansion ; the rest of them were full of very expensive and very old furniture, covered in dust sheets.

Terry Pratchett, Men at Arms, p. 34
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