Comme tout blogueur de bon goût, je suis en ce moment plongé dans l'événement littéraire de l'année : Sexe, drogue... et économie de nos économistes préférés, Alexandre Delaigue et Stéphane Ménia. Excellent bouquin, dans l'esprit du blog, que l'on prend plaisir à feuilleter et à lire dans le désordre, tant tout cela est clair et accessible. C'est mes élèves qui vont être content, tiens. Mais il y a cependant un passage qui m'a choqué au plus haut point, et ce dans l'introduction :
Mais bon sang, Alexandre, Stéphane, où avez-vous vu qu'on écoute les sociologues ? Il est très rare, aujourd'hui encore, que le sociologue suscite plus d'intérêt que ce que décrivait Peter L. Berger en 1963 :
Si on suit l'indicateur de popularité que propose Peter L. Berger - l'existence et le nombre de blague portant sur une profession... - on voit bien que les économistes sont mieux placés en la matière, et ce n'est pas les éconoclastes qui me contrediront.
Plus sérieusement, je pense - mais c'est plus une intuition qu'autre chose - que les économistes sont un peu plus reconnus que les sociologues. Ils ont en fait cet avantage - qui n'en est pas toujours un... - d'avoir un champ d'étude bien délimité dans l'esprit des gens (dans leur pratique scientifique effective, l'ouvrage des éconoclastes est justement là pour montrer que non). Un économiste est au moins vu comme un technicien de quelque chose d'important - "l'économie" - même si la compréhension de leur activité est très souvent plus que lancunaire. De ce fait, ils jouissent d'un a priori positif chez certaines personnes, surtout s'ils vont dans leur sens (politique). D'où l'intérêt d'ailleurs du pénultième* chapitre "Les économistes ne votent pas (tous) à droite" (je peux vous dire que je vais le faire lire celui-là).
Les sociologues, au contraire, sont classés dans la catégorie "intellectuels inutiles (et probablement chiant)", "parasites divers", "révolutionnaires potentiels (cheveux longs en option)" ou alors "chômeurs en puissance". Cela peut s'expliquer assez facilement : les études d'économie ont, au moins dans l'esprit des gens, des débouchés clairs (porter un costume Armani, comprendre ce que dit Jean-Pierre Gaillard, gagner plein d'argent en bourse, se prendre la tête dans les mains quand elle baisse) - même si les débouchés effectifs sont bien différents, et bien plus intéressants. Au contraire, les études de sociologie sont réputées ne mener à rien si ce n'est à l'ANPE - sans que l'on s'inquiète évidemment du fait que la filière a surtout servi à récuperer, souvent faute de place dans les formations courtes, des étudiants qui ne pouvaient pas aller ailleurs et qui n'étaient pas préparés à l'université. La qualité supposée des études rejaillit sur le prestige prêté à la profession finale, q'une façon très proche de ce que décrivait déjà Bernard Lahire :
Evidemment, les économistes ne sont pas bien perçus partout, dans tous les milieux. Mais ils font l'objet d'une reconnaissance de façon quasi-sytématique, même lorsque c'est en tant que "valets du grand capital" ou autres titres peu enviables : on pense savoir à quoi ils servent. Les sociologues seront souvent perçus, au contraire, comme des gauchistes, au moins en puissance. Mais dans certains milieux de gauche, seuls certains sociologues de certaines tendances théoriques - suivez mon regard - seront acceuilli avec un tant soit peu de bienvaillance (ce qui les dispensent parfois de la rigueur scientifique dont faisait preuve leur maître dans ses meilleures années, mais passons). L'utilité du sociologue est beaucoup plus facilement mise en doute. Pour preuve, certains n'hésitent pas à accuser un économiste, mort qui plus est, d'avoir provoqué toute la crise financière actuelle, rien que ça :
Voilà un formidable pouvoir prêté aux économistes ! Et un formidable exemple des ravages de la vieillesse sur l'esprit d'un homme politique qui avait bonne réputation en la matière... Quoiqu'il en soit, on imagine mal un pauvre sociologue être à l'origine de quelque chose d'aussi énorme... (j'exagère, nous avons quand même été accusé d'avoir provoqué les émeutes de novembre 2005, mais c'est quand même moins classe, je trouve).
Bref, je rejoins tout à fait les éconoclastes sur leur présentation de l'économie, même s'ils font un peu d'impérialisme - adepte de la sociologie économique, je suis tout à fait favorable aux braconnages que je trouve très stimulant, tant qu'ils se font dans les deux sens. Par contre, sociologues et économistes devraient faire front commun pour la reconnaissance de l'application du raisonnement scientifique à l'activité humaine. Il y a là des ennemis communs - le sens commun, l'idéologie, etc. - qu'il est souhaitable d'affronter ensemble. En défendant les sciences économiques et sociales au lycée par exemple...
* On a trop rarement une bonne occasion d'utiliser ce mot.
On admire les grands savants, on respecte les philosophes, on écoute les sociologues. L'économiste, lui, suscite au mieux de la pitié - comment un individu apparemment normal peut-il faire un métier pareil ? - au pire une franche hostilité car, si un pays va mal, n'est-ce pas de leur faute ? (p. 2)
Mais bon sang, Alexandre, Stéphane, où avez-vous vu qu'on écoute les sociologues ? Il est très rare, aujourd'hui encore, que le sociologue suscite plus d'intérêt que ce que décrivait Peter L. Berger en 1963 :
Dans les soirées mondaines, l'étiquette de psychologue suscite un vif intérêt, mêlé d'une hilarité un peu gênante. Dans la même situation, un sociologue n'éveille guère plus l'attention que si l'on avait annoncé un représentant en assurances. Il doit se débrouiller autrement, comme n'importe qui, pour se rendre intéressant. (p. 35)
Si on suit l'indicateur de popularité que propose Peter L. Berger - l'existence et le nombre de blague portant sur une profession... - on voit bien que les économistes sont mieux placés en la matière, et ce n'est pas les éconoclastes qui me contrediront.
Plus sérieusement, je pense - mais c'est plus une intuition qu'autre chose - que les économistes sont un peu plus reconnus que les sociologues. Ils ont en fait cet avantage - qui n'en est pas toujours un... - d'avoir un champ d'étude bien délimité dans l'esprit des gens (dans leur pratique scientifique effective, l'ouvrage des éconoclastes est justement là pour montrer que non). Un économiste est au moins vu comme un technicien de quelque chose d'important - "l'économie" - même si la compréhension de leur activité est très souvent plus que lancunaire. De ce fait, ils jouissent d'un a priori positif chez certaines personnes, surtout s'ils vont dans leur sens (politique). D'où l'intérêt d'ailleurs du pénultième* chapitre "Les économistes ne votent pas (tous) à droite" (je peux vous dire que je vais le faire lire celui-là).
Les sociologues, au contraire, sont classés dans la catégorie "intellectuels inutiles (et probablement chiant)", "parasites divers", "révolutionnaires potentiels (cheveux longs en option)" ou alors "chômeurs en puissance". Cela peut s'expliquer assez facilement : les études d'économie ont, au moins dans l'esprit des gens, des débouchés clairs (porter un costume Armani, comprendre ce que dit Jean-Pierre Gaillard, gagner plein d'argent en bourse, se prendre la tête dans les mains quand elle baisse) - même si les débouchés effectifs sont bien différents, et bien plus intéressants. Au contraire, les études de sociologie sont réputées ne mener à rien si ce n'est à l'ANPE - sans que l'on s'inquiète évidemment du fait que la filière a surtout servi à récuperer, souvent faute de place dans les formations courtes, des étudiants qui ne pouvaient pas aller ailleurs et qui n'étaient pas préparés à l'université. La qualité supposée des études rejaillit sur le prestige prêté à la profession finale, q'une façon très proche de ce que décrivait déjà Bernard Lahire :
Il est évident que si l'interrogation "à quoi ça sert ?" est moins fréquente en physique qu'en sociologie, c'est pour des raisons à la fois de légitimité académique plus forte et de débouchés professionnels plus clairs et plus diversifiés. Pour se convaincre de ce fait, il suffit d'imaginer un monde social où le statut de sociologue serait globalement reconnu, valorisé et valorisant et où obtenir son doctorat de sociologie permettrait avec certitude d'atteindre une profession et un statut social enviable. On peut concevoir aisément qu'une telle situation d'ensemble donnerait immédiatement sens et valeur à l'enseignement de la sociologie. [...] Le sentiment d'utilité ou d'inutilité d'un savoir provient souvent moins de la nature de ce savoir que de sa valeur académique ou extra-académique [...].(p. 6-7)
Evidemment, les économistes ne sont pas bien perçus partout, dans tous les milieux. Mais ils font l'objet d'une reconnaissance de façon quasi-sytématique, même lorsque c'est en tant que "valets du grand capital" ou autres titres peu enviables : on pense savoir à quoi ils servent. Les sociologues seront souvent perçus, au contraire, comme des gauchistes, au moins en puissance. Mais dans certains milieux de gauche, seuls certains sociologues de certaines tendances théoriques - suivez mon regard - seront acceuilli avec un tant soit peu de bienvaillance (ce qui les dispensent parfois de la rigueur scientifique dont faisait preuve leur maître dans ses meilleures années, mais passons). L'utilité du sociologue est beaucoup plus facilement mise en doute. Pour preuve, certains n'hésitent pas à accuser un économiste, mort qui plus est, d'avoir provoqué toute la crise financière actuelle, rien que ça :
Friedman a créé cette crise ! Il est mort, et vraiment, c'est dommage. Je le verrais bien être traduit devant la Cour pénale internationale pour crimes contre l'humanité. Avec son idée que le fonctionnement des marchés est parfait, il a laissé toute l'avidité, la voracité humaine s'exprimer librement.
Voilà un formidable pouvoir prêté aux économistes ! Et un formidable exemple des ravages de la vieillesse sur l'esprit d'un homme politique qui avait bonne réputation en la matière... Quoiqu'il en soit, on imagine mal un pauvre sociologue être à l'origine de quelque chose d'aussi énorme... (j'exagère, nous avons quand même été accusé d'avoir provoqué les émeutes de novembre 2005, mais c'est quand même moins classe, je trouve).
Bref, je rejoins tout à fait les éconoclastes sur leur présentation de l'économie, même s'ils font un peu d'impérialisme - adepte de la sociologie économique, je suis tout à fait favorable aux braconnages que je trouve très stimulant, tant qu'ils se font dans les deux sens. Par contre, sociologues et économistes devraient faire front commun pour la reconnaissance de l'application du raisonnement scientifique à l'activité humaine. Il y a là des ennemis communs - le sens commun, l'idéologie, etc. - qu'il est souhaitable d'affronter ensemble. En défendant les sciences économiques et sociales au lycée par exemple...
* On a trop rarement une bonne occasion d'utiliser ce mot.
Bibliographie :
Peter L. Berger, Invitation à la sociologie, 2006 (1963)
Bernard Lahire (dir.), A quoi sert la sociologie ?, 2002
Peter L. Berger, Invitation à la sociologie, 2006 (1963)
Bernard Lahire (dir.), A quoi sert la sociologie ?, 2002