« Ils pensent vraiment que les gens sont stupides à ce point, qu’ils vont oublier leur détresse parce qu’il y a trois Arabes au gouvernement. Ça me rappelle James Baldwin [écrivain noir américain, ndlr] qui disait pendant la lutte pour les droits civiques qu’à chaque fois qu’un noir accédait un statut social élevé : J’oublie tout : les lynchages, les humiliations quotidiennes. Vraiment, ça efface tout ? » « Elles me font penser aux vigiles noirs et arabes qu’on nous met à l’entrée des supermarchés et des discothèques. On ne peut pas leur reprocher de faire de la discrimination, ils sont comme nous. Ceux-là sont pourtant plus durs avec nous » La nomination de ces ministres – à savoir Rachida Dati, garde des sceaux, Rama Yade, secrétaire d’Etat aux affaires étrangères et aux droits de l’homme, et Fadela Amara, secrétaire d’Etat chargé de la politique de la ville – se voulait pourtant, entre autres choses bien sûr, une ouverture vers ces banlieues difficiles : une façon de leur donner une représentation, de faire ressembler le gouvernement à la diversité française. A tel point que l’on s’est mis à parler de « ministres issues de la diversité ». Nicolas Sarkozy a, à plusieurs reprises, défendu explicitement cet objectif : Voilà qui pourrait intriguer : pourquoi la « diversité » du sommet ne semble pas rencontrer la « diversité » de la base ? Le fait que les quartiers difficiles ne soient que peu représentés dans le champ politique a souvent été un motif de plainte – tout à fait légitime comme nous allons le voir. Pourquoi, alors que cette représentation est apparemment à l’œuvre, par la volonté politique du président, les premiers concernés ne semblent pas satisfaits ? Seraient-ils ingrats ? Comme vous vous en doutez probablement, toute la subtilité réside dans le « apparemment ». Evidemment, on pourrait penser que Libération a choisi quelque peu ses informateurs – ce n’est pas non plus une source scientifique. Pourtant, ce type de réaction venant des « banlieusards » et notamment des « jeunes de banlieues » n’est pas si étonnant, pour peu que l’on dispose des bons outils théoriques. Comme dans les notes précédentes, je vais tenter de faire la critique de cette « diversité », qui n’est en fait, et ce sera là ma thèse, que l’apparence de la diversité. Avant de commencer, je voudrais préciser un point : il ne s’agit absolument pas dans cette note de critiquer le choix de Rama Yade, Fadela Amara ou Rachida Dati en tant que tel, ni leurs actions. Mon objectif n’est pas de dire qu’il aurait mieux valut que d’autres occupent ces fonctions ou que les mesures et décisions prises par ces différentes personnes sont mauvaises, pas plus qu’il n’est question de mettre en doute leurs compétences à occuper ces postes. Simplement, leurs nominations se sont faites avec un objectif de « diversité », objectif parmi d’autres s’entend. C’est à la réalisation de cet objectif au travers de ces nominations que je m’intéresse et à aucun des autres objectifs (dont celui, tout de même fondamental, que les personnes en question mènent de bonnes politiques…). 1. La diversité nécessaire Commençons, une fois n’est pas coutume, par reconnaître la pertinence de l’idée qui nous préoccupe. Donner une meilleure représentation politique aux quartiers populaires, et plus particulièrement à la jeunesse qui en est issue, est un objectif pertinent. C’est sur le plan de sa réalisation que les critiques viendront. Il s’agit là en effet d’une réponse importante aux émeutes de novembre 2005 et à la problématique de la violence et de la délinquance dans ces quartiers – peut-être la première réponse véritablement pertinente. En effet, ces émeutes et ces violences ont une dimension politique, et une réponse proprement politique apparaît donc nécessaire. Pour comprendre cela, il faut tout d’abord revenir au modèle d’Anthony Oberschall [1] que j’ai déjà évoqué ici. Celui-ci indique que la protestation collective est d’autant plus probable que le groupe social d’où elle émerge ne dispose pas de relais dans la sphère politique. C’est évidemment le cas de la jeunesse des quartiers populaires : ceux-ci ne disposent pas de véritables représentants politiques qui portent, dans le débat public et les instances locales et nationales, leurs revendications particulières. Le Parti Communiste pouvait, à l’époque des « banlieues rouges » assurer ce rôle dans ces mêmes quartiers. Mais aujourd’hui, face à la déstructuration du mouvement ouvrier, et à la ségrégation croissante de ces quartiers – qui concentrent des populations stigmatisées de toute sorte [2] il n’y a plus de véritable relais. Le modèle ajoute quelque chose : la forme de la protestation dépend des relations sociales entre les individus qui composent le groupe. Si ceux-ci sont organisés de façon « communautaire », c’est-à-dire qu’il existe un réseau d’interconnaissance et de solidarité assez forte, alors il y a de bonnes chances que la mobilisation soit rapide et explosive si le groupe se sent menacé. C’est évidemment le cas des émeutes. Le terme « communautaire » ne recouvre ici aucun ensemble ethnique ou religieux : il s’agit avant tout d’une communauté locale, qui s’identifie souvent au quartier ou au « grand ensemble ». L’enquête ethnographique de David Lepoutre [3] sur les jeunes collégiens de la Cite des Quatre-Mille à la Courneuve montre bien que les HLM sont loin d’être des espaces anonymes et « anomiques ». Au contraire : l’interconnaissance y est forte, particulièrement chez les jeunes garçons, la sociabilité importante, et l’identification au quartier plutôt forte. Ce modèle s’applique particulièrement bien aux émeutes de novembre 2005. Suivant l’analyse de Hugues Lagrange [4], celles-ci se sont bel et bien adressé à l’Etat et étaient donc clairement politiques. « Le contour des émeutes sont ceux d’une expérience partagée par une large fraction des jeunes des cités, en rupture avec les valeurs et les accomplissements scolaires, qui se construit comme groupe dans son rapport aux institutions pénales, à la police et à la justice » Le choix des cibles témoigne de cette dimension politique : les incendies de voiture ont eu pour fonction d’attirer les caméras et donc de rentrer dans la sphère médiatique et publique, les attaques contre les écoles ou les entreprises installées en zone franche témoigne d’une frustration politique vis-à-vis des promesses publiques (la mobilité par l’école, le travail), les affrontements avec les forces de l’ordre d’une hostilité par rapport aux institutions. Dans l’ensemble, il y a eu très peu de violences d’appropriation (pillage, vols), et sur trois semaines d’intenses émeutes, les dégâts humains, sans les nier, demeurent limités. La conclusion en découle logiquement : « Il est difficile de ne pas voir dans ces émeutes une demande forte adressée à l’Etat, notamment par des adolescents issus de l’immigration, à laquelle il a bien du mal à répondre. Moins en raison de la forme d’interpellation – les violences urbaines – que parce qu’elle vient de minorités qui ne sont pas en vue ni représentées comme des acteurs collectifs dans notre espace public » Ces résultats peuvent être étendus aux différentes incivilités qui caractérisent les quartiers sensibles. Si toutes les formes de délinquance ne renvoient pas directement à une question politique, un certain nombre d’entre elles ont une dimension politique dans le sens où elles traduisent un manque d’expression politique d’un groupe social particulier. Dans cette perspective, il apparaît évident que donner une représentation à ce groupe – la jeunesse des quartiers populaires – serait une solution pour réduire cette violence. Il y aurait, comme je l’ai déjà développé pour les conflits du travail, transformation de la violence en conflit [5]. Evidemment, cette représentation n’a pas à s’arrêter à celle des jeunes. D’après l’enquête d’Eric Marlière [6], les autres habitants des quartiers sensibles expriment une forme de solidarité avec les émeutiers. S’ils en critiquent les méthodes d’expression – la violence –, ils en comprennent les causes et souvent les partagent. On trouve chez eux une défiance vis-à-vis du « système » (politique) : Là aussi, une représentation politique serait apte à défaire une situation génératrice de colère et de ressentiment1 : Bref, si l’idée est de faire rentrer les exclus en politique en leur fournissant des représentant, cette idée est sans doute la bonne. Pourquoi ne semble-t-elle pas fonctionner ? Simplement parce que la « diversité » qui est aujourd’hui proposée se base sur une idée fausse de ce que sont les quartiers populaires, sur les identités qui y ont cours, et par là, apparaît plus comme une mascarade que comme une véritable représentation. 2. La diversité incomplète La question à se poser est en fait fort simple : que s’agit-il exactement de représenter ? Qu’est-ce qui caractérise plus particulièrement la situation des banlieues difficiles vers lesquelles est tournée la politique de « diversité » ? Il est nécessaire pour y répondre de disposer d’une analyse de cette situation, et d’une théorie permettant d’en comprendre les enjeux. Pour cela, il est possible de partir des émeutes urbaines les plus récentes. En effet, comme le rappellent Stéphane Beaud et Michel Pialoux [7], on peut considérer les émeutes urbaines en général comme « symptôme » d’un substrat social plus général. Il s’agit de plus de l’expression politique la plus récente des quartiers – rappelons que les émeutes urbaines rythment l’actualité française depuis le début des années 80. Ce qui est notable, dans cette dernière grande vague d’émeute, c’est l’imbrication de deux questions socio-politiques : une question sociale et une question ethnoraciale (cette analyse est reprise à celle de Hugues Lagrange et Marco Oberti [8]). Il y a d’un côté l’exclusion économique, urbaine et sociale d’un certain nombre d’individus dans des quartiers marginalisés, et de l’autre le sentiment d’exclusion et de discrimination (souvent appuyés sur des expériences concrètes de discrimination) sur la base de la couleur de peau ou de l’origine ethnique. Même si les quartiers sont loin d’être homogène ethniquement, ces deux questions se nourrissent conjointement. Les discriminations à l’embauche renforcent l’exclusion économique, et l’expérience collective du chômage ou de la précarité produit une intégration « par retrait », dans un groupe concurrent de celui de la société nationale. Ainsi, on peut noter un certain retour de la pratique religieuse dans la dernière génération des descendants de l’immigration africaine et maghrébine. Comme le montrent Sylvain Brouard et Vincent Tiberj [9], sur la base d’une enquête par questionnaire auprès de cette population particulière, la pratique religieuse avait tendance à se réduire d’une génération sur l’autre. Or, elle connaît un infléchissement chez les plus jeune. Cela peut s’expliquer par le fait que des jeunes qui ressentent de plus en plus l’exclusion économique cherchent dans la religion un moyen de regagner une estime de soi (« self-esteem »). Il est difficile de détacher les considérations culturelles et ethnoraciales de la question sociale. C’est donc ces deux questions auxquelles il convient de donner des relais politiques. Tout le problème de la classe politique française, c’est que, d’un côté comme de l’autre, on prétend souvent traiter un seul des deux aspects en en écartant le second. La gauche a une certaine tendance à s’intéresser à la question sociale en oubliant qu’il faut aussi redonner une place à un groupe social marqué par une appartenance commune – même si cette appartenance est une construction sociale. La droite, elle, s’enferme souvent dans une vision culturaliste du problème des banlieues, où il suffirait de « colorer » les élites pour donner une représentation à ces groupes. Voilà donc quel est le problème de la présente « diversité » : croire qu’il suffit de placer à des fonctions prestigieuses des noirs et des maghrébins, pour le dire sans euphémismes, pour donner une représentation aux banlieues et aux catégories populaires « issues de l’immigration ». Ce faisant, on oublie la moitié du problème : il faut relayer les demandes de groupes sociaux populaires. Or, c’est précisément ce que ne font pas les ministres issues de la « diversité ». Elles ne sont pas porteuses des revendications et des problèmes des banlieues. Rachida Dati et Rama Yade sont parfaitement inscrites dans le cadre de l’UMP. Fadela Amara peut prétendre, peut-être, représentée une partie de la population des quartiers, mais ni elle, ni son association, Ni Putes Ni Soumises, ne sont suffisamment représentatives de ce côté-là. Cela ne veut absolument pas dire que ces trois ministres feront ou font du mauvais travail – cela est un tout autre débat que je n’ai pas l’intention d’aborder ici. Cela veut simplement dire elles ne sont pas capables, en l’état, de remplir l’objectif de donner une représentation aux quartiers sensibles, de permettre aux habitants de ceux-ci de donner une expression politique à leurs conflits. L’erreur faite dans la réflexion qui voit ces nominations comme une réponse aux problèmes des quartiers, c’est de considérer qu’une des identités de l’individu – ici, son identité ethnoraciale2 – est plus importante que toutes les autres. Ce qui peut se rapprocher, par certains aspects, de la façon dont Jean-Paul Fitoussi dans cet article du Monde : Pour le dire simplement, ce n’est pas parce que Youssef voit Rachida à la télévision qu’il s’identifie immédiatement à elle. En effet, Rachida Dati, pour prendre cet exemple, a dû, pour s’extraire de son milieu d’origine – populaire – désapprendre certaines identités et en intégrer de nouvelles. Elle s’est éloignée, ce faisant, de ceux à qui on voudrait aujourd’hui que sa nomination redonne espoir. En l’état, elle n’exprime pas leurs revendications. Bien évidemment, il ne s’agit pas de prétendre que ces ministres ne peuvent pas remplir un tel rôle, qu’elles n’en seraient pas capables. Il faut simplement constater qu’elles ne le font pas. Il ne suffit pas de partager la même couleur de peau ou la même origine pour représenter correctement un groupe. Il faut un travail particulier auprès de ce groupe qui, ici, fait défaut. Le défaut de la « diversité » est donc de ramener la question sociale à la question ethnoraciale. Elle ne donne par conséquent aucune représentation politique aux quartiers populaires, du fait que les ministres concernées n’y sont pas assez reconnues, faute de s’appliquer à les défendre. 3. La diversité impossible ? J’ai déjà signalé que les difficultés à prendre en compte la diversité effective n’étaient pas propres au parti actuellement au pouvoir. En fait, il faut signaler ici que c’est le système politique français dans son ensemble qui pose problème. Celui-ci semble avoir des difficultés particulières à relayer les revendications des quartiers difficiles et de leur jeunesse. En effet, ce relais politique pourrait être fourni par d’autres acteurs que les ministres. Les partis politiques auraient un grand rôle à jouer en particulier, ne serait-ce qu’en accueillent favorablement certaines associations issues de ces quartiers. Mais il y a en la matière une forme de sélectivité : si le mouvement Ni Putes Ni Soumises a pu trouver assez vite une onction politique et médiatique, il n’en va pas de même pour le récent AC-Le Feu. Il faut dire que le premier se place dans le cadre consensuel de la défense des femmes contre le machisme et le voile [10], tandis que le second essaye de défendre des jeunes d’emblée considérés comme coupables d’émeutes. Deux explications peuvent être avancées aux difficultés de la classe politique française à prendre en compte ces populations et leurs revendications : le manque de ressources politiques de ces dernières et l’universalisme abstrait de la tradition politique française. Concernant le manque de ressources politiques, Fabien Jobard s’est intéressé à un petit groupe de jeunes « racailles », caractérisé par la récurrence de leurs confrontations à la police et à la justice, tentant d’obtenir justice pour l’un de leurs amis, victime d’une bavure policière [11]. Ceux-ci voudraient donner une forme politique à leur revendication, exprimer le sentiment d’exclusion et de pauvreté qui est le leur, mais ils ne peuvent le faire que dans l’action judicaire intenté à l’encontre du policier responsable. Faute de ressource politique, ils essayent de s’exprimer dans l’arène du tribunal, arène justement prévue pour éviter de telles expressions politiques. Les hommes politiques locaux, maires et autres élus, ne relaient pas ces demandes, car les jeunes « racailles » ne sont pas perçues comme une clientèle politique intéressante, pas même à gauche, là où on l'attendrait a priori. Le système politique peine simplement à prendre en compte ces demandes. Le problème est d’autant plus prégnant que ces « racailles » sont bel et bien des acteurs politiques : en participant fortement à la sociabilité du quartier, ils participent à la formation d’une identité de victime et d’opposition avec le système politique et administratif, rendant d’autant moins probable une expression politique des problèmes des quartiers. Immédiatement après les premières émeutes, les « rodéos des Minguettes » à Lyon au début des années 80, la « Marche des Beurs » avait tenté de donner une expression politique aux quartiers. Mais le succès n’a été que de courte durée, en grande partie parce que les partis de gauche n’ont pas su prendre en compte cette nouvelle clientèle. Cet échec pèse lourd : il a durablement éloigné les banlieues de la politique. Après la vague d’émeute du début des années 90, ce sont les associations à caractère culturel qui se sont développées, à la marge du monde politique. Les émeutes de 2005, elles, semblent s’être faites dans une sorte de vide politique. Deux après, les quartiers restent très présents dans l’actualité française, mais leurs habitants sont absents de la vie politique. D’autre part, l’une caractéristique de la tradition politique française est d’être marquée par l’universalisme abstrait, c’est-à-dire le refus de l’affirmation des particularismes dans l’espace public (ceux-ci étant renvoyés dans la sphère privée), au nom de l’égalité entre les individus. Celui-ci, farouchement défendu à droite comme à gauche, est à la fois une cause de la frustration de la jeunesse populaire et un obstacle à l’expression de celle-ci. Une cause car l’égalité qu’il affirme comme principe central est en butte aux inégalités de fait, les discriminations en particulier. La frustration qui est au principe des comportements émeutiers ou des incivilités trouve là sa source : les jeunes des quartiers populaires ont bien intégré l’exigence républicaine d’égalité, mais ne la voient pas fonctionner pour eux. Cette situation peut aller très loin : d’après les études de Farhad Khosrokhavar [12], le fait que les inégalités de fait fassent apparaître l’universalisme républicain comme un « masque pour l’ethnocentrisme » pousse certains jeunes à se tourner vers des « néo-communautés déviantes », comme certaines formes d’islamisme, seul moyen de retrouver un peu d’estime de soi. Un obstacle car il interdit d’entendre pleinement les revendications de reconnaissance et retardent la mise en place de politiques anti-discrimination qui sont pourtant demandées par ces jeunes. L’enquête de Brouard et Tiberj [9] montre que le problème politique que posent les « français issus de l’immigration » est perçu, par ces français là et par les autres, comme le problème de la place de l’Islam en France. Et ce quand bien même les « français issus de l’immigration » ne présentent que très peu de différence avec le reste de la population dans leur rapport à la politique. 4. Pour conclure : les limites de la discrimination positive Comme dans mes notes précédentes, j’espère avoir contribuer à éclairer un problème sans en enfermer les solutions. Pour tout dire, je n’ai absolument pas de réponses à apporter aux problèmes que j’ai essayé de souligner. Comment faire entrer pleinement les exclus des quartiers difficiles dans le jeu politique ? Il faudrait certes des changements dans l’attitude politique des représentants français. Ils sont difficiles à obtenir. Il faudrait également surmonter le manque de ressources des populations en question. Là aussi, les choses ne sont pas faciles. Il faudra, sans doute, pour cela le travail d’« entrepreneurs » politiques, capables de susciter des mobilisations, de formaliser les demandes, de conflictualiser, en fait, ce qui ne s’exprime pour l’instant que par la violence. Les politistes auraient également beaucoup à dire sur ce sujet : j'invite donc ceux qui me lisent - et je sais qu'il y en a - à laisser leurs commentaires et compléments. Les propositions de discrimination positive, récurrentes dans le débat public depuis quelques années, apparaissent à certains comme une solution. Il s’agirait de faire émerger une élite issue des quartiers défavorisés qui pourraient relayer ceux-ci au niveau politique. L’idée est séduisante. Il faut cependant souligner qu’elle butera sans doute sur les mêmes problèmes que l’actuelle « diversité »3. S’il s’agit de quotas ethniques, sans doute la pire des solutions, il n’y aura guère de différences. Si elle se contente d’élever une poignée d’élus choisis géographiquement, rien ne garantit la représentativité de ceux-ci, rien ne garantit la reconnaissance de ceux-ci comme leaders politiques dans les quartiers ou leur capacité à formuler effectivement les demandes de ces quartiers en revendications politiques. A la rigueur, c’est sans doute l’un des jeunes interviewés par Libération qui résume le mieux le problème : « Moi je préfère un bon Breton blanc qui mange du porc à une Rama Yade avec un discours réactionnaire ». Ce qui compte est moins la couleur de la peau ou la trajectoire sociale du représentant que sa capacité à représenter les quartiers, à donner un discours qui correspondent à ceux-ci. Peut-être même suffirait-il que les hommes politiques actuels s’en rendent compte et prennent les choses en main. 1 Ce ressentiment est d’autant plus grave qu’il peut se traduire sous des formes de rejets ou de recherche de boucs émissaires. Certaines formes d’antisémitismes trouvent là leurs origines. 2 Il est fondamental de rappeler que toute identité est un construit social. L’identité ethnoraciale ne fait pas exception : elle n’a rien de biologique ni de nécessaire. 3 D'autres critiques pourraient être faites à l'encontre de ces propositions, en termes de justice et de légitimité. Cette discussion fondamentale ne relève pas de la sociologie. Je ne l'aborde donc pas ici. Bibliographie : [1] A. Oberschall, Social conflict and Social movement, 1973 [2] Voir notamment F. Dubet, D. Lapeyronnie, Les quartiers d’exil, 1999 [3] D. Lepoutre, Coeur de banlieue : Codes, rites et langages, 1997 [4] H. Lagrange, « Autopsie d’une vague d’émeutes », in H. Lagrange, M. Oberti, Emeutes urbaines et protestation, 2006 [5] M. Wieviorka, La violence, 2000 [6] E. Marlière, « Les habitants des quartiers : adversaires ou solidaires des émeutiers ? », in L. Mucchielli, V. Le Goaziou, Quand les banlieues brûlent… Retour sur les émeutes de novembre 2005, 2006 [7] S. Beaud, M. Pialoux, Violences urbaines, violence sociale, 2003 [8] H. Lagrange, M. Oberti, « Introduction », in H. Lagrange, M. Oberti, op. cit. [9] S. Brouard, V. Tiberj, Français comme les autres ?, 2005 [10] Voir également Nacira Guénif-Souilamas, Eric Macé, Les féministes et le garçon arabe, 2006 [11] F. Jobard, « Sociologie politique de la racaille », in H. Lagrange, M. Oberti, op. cit. [12] F. Khosrokhavar, « L’universel abstrait, le politique et la construction de l’islamisme comme forme d’altérité », in Wieviorka, Une société fragmentée ? Le multiculturalisme en débat, 1995 Pour aller plus loin H. Lagrange, M. Oberti, Emeutes urbaines et protestation, 2006 V. Le Goaziou, « La classe politique française et les émeutes : une victoire de plus pour l’extrême droite », in L. Mucchielli, V. Le Goaziou, Quand les banlieues brûlent… Retour sur les émeutes de novembre 2005, 2006 S. Beaud, M. Pialoux, Violences urbaines, violence sociale, 2003 Wieviorka, Une société fragmentée ? Le multiculturalisme en débat, 1995
C’est ce que souligne cet article, avec notamment les réactions suivantes : « Si j'ai été cherché des personnalités si différentes, c'est parce que je ne supportais plus cette idée que la France, à la base, soit diverse, et que la France au sommet ne porte pas cette diversité » [cité dans cet article du Figaro]
« Outre la colère, l’indignation et la souffrance, tous ces témoignages révèlent un scepticisme latent face au « système » ou l’Etat »
« Ensuite, ils n’ont aucun moyen politique de mobilisation, les partis politiques, les syndicats et les grandes associations nationales ayant depuis longtemps déserté ces quartiers. Reste alors la violence verbale, parfois « haineuse », degré zéro de l’engagement politique, l’ultime moyen des désespérés et des exclus qui ne peuvent recourir au conflit, au dialogue ou à la négociation pour faire valoir leur droit »
« C'est pourtant la philosophie qui sous-tend le communautarisme : l'une de nos identités l'emporterait sur toutes les autres et servirait de critère pour une organisation de la société en groupes distincts »
Les illusions de la « diversité »
Le suicide au travail : retour sur les conflits
Depuis quelques temps maintenant, les journaux nous parlent régulièrement de véritables « épidémies » de suicide dans les grandes entreprises, d’abord chez Renault, maintenant chez PSA ou Areva. On peut se reporter à différents articles récents : ici, ici et là. Il y en a bien d’autres. « Autrefois, les suicides au travail étaient rarissimes. Le phénomène correspondait à des situations très précises, comme lors de l'exode rural, qui s'est accompagné d'une crise effroyable dans le monde agricole. Mais, depuis une dizaine d'années, les troubles musculo-squelettiques, le nombre de pathologies liées à la surcharge au travail, ce qu'on appelle aussi les karoshis ("mort par surtravail" en japonais) se multiplient à un rythme inquiétant. » Le suicide est, depuis les origines, un thème classique de la sociologie. Même si celle-ci ne peut prétendre expliquer chaque suicide individuel – il faut en effet recourir à la psychologie par exemple –, elle a cependant pu montrer qu’il s’agissait d’un acte qui s’inscrit dans un état donné de la société et des liens sociaux. Je ne pouvais donc pas passer à côté. Surtout, étant donné qu’il s’agit de suicides au travail (ou sur le lieu de travail), je voudrais aborder ces quelques évènements dans la continuité de ma récente note sur la grève. Ce sera également pour moi l’occasion de montrer l’intérêt des auteurs classiques de la sociologie – dont de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle – pour comprendre le monde contemporain. Je vais en effet m’appuyer tout le long de cette note sur le plus classique des classique : Emile Durkheim [1]. 1. Le triomphe de Durkheim Un premier point qu’il me semble intéressant de souligner, c’est la facilité avec laquelle les personnes interrogées dans la presse sur les causes de ces suicides réutilisent la théorie durkheimienne, sans doute sans toujours la connaître spécifiquement. Les « épidémies » de suicide dans les grandes entreprises sont systématiquement reliées à un délitement du lien social. Ainsi, chez PSA, les employés se disent « inquiets de la disparition du lien social ». De même pour Christophe Dejours, le psychiatre interrogé par Le Monde : On serait donc en plein dans ce que Durkheim appelle le suicide « égoïste »1, c’est-à-dire le suicide par manque d’intégration au groupe. Les collectifs dans lesquels s’insèrent normalement les individus, en leur donnant des obligations, les protègent du suicide. C’est précisément pour cette raison que Durkheim, « libéral inquiet » de la modernité selon Raymond Aron [2], s’était intéressé au suicide, dont il voyait l'augmentation comme une conséquence inquiétante du développement de l’individualisme à la fin du XIXe siècle. « Nous arrivons donc à cette conclusion générale : le suicide varie en fonction inverse du degré d’intégration des groupes sociaux dont fait partie l’individu » [1] D’ailleurs, Durkheim proposait, pour faire face à une augmentation des taux de suicide qu’il considérait comme pathologique, la mise en place de nouvelles structures d’intégration : des groupements professionnels, qui pourraient fournir à l’individu une identité et des relations capables de le protéger du suicide. Là encore, lorsque Christophe Dejours parle de la casse des collectifs de travail, on est très proche de l’analyse durkheimienne : « Que quelqu'un souffre dans son travail n'est ni nouveau ni exceptionnel. Mais avant, la communauté de travail offrait des contreparties aux conditions de travail difficiles, aux injustices, aux harcèlements, à travers des systèmes de solidarité assez forts, qui permettaient de tenir le coup. On ne laissait pas l'autre s'enfoncer. Le problème, c'est qu'aujourd'hui, souvent, le lien social a été liquidé, on ne peut plus compter sur les autres, parce que la communauté est divisée et désorganisée. » De ce point de vue, il ne me semble pas exagéré de parler de triomphe de Durkheim. Son idée, que le suicide renvoyait aux liens sociaux, n’avaient rien d’évidente lorsqu'il l'a formulé. Après tout, c’est rarement l’explication qu’en donne directement les suicidés lorsqu’ils laissent des explications de leur geste. Dans le cas qui nous intéresse ici, il semble que certains évoquent le stress ou la pression. Pour tout suicide, on pourrait trouver des causes individuelles et personnelles – « sa femme l’a quitté », « son enfant est mort dans un accident de voiture », « il a été viré », « elle est ruinée », « on l’a écarté du dossier Mac Dougall » – qui pourrait éclipser les causes proprement sociales, voire sociétales, de cet évènement individuel. Cela ne veut pas dire, bien sûr, que ces causes sont fausses et n’ont pas jouée. Simplement, elles ne sont pas les seules en jeu, ne serait-ce que parce que d’autres individus dans la même situation n’ont pas le même comportement. La théorie de Durkheim est donc parvenue à s’imposer comme allant de soi, au moins dans ces situations particulières où une série de suicides prend place au même endroit. 2. Suicides égoïstes ou anomiques ? Il faut cependant signaler que l’on parle beaucoup plus des suicides comme des « suicides égoïstes » que comme des « suicides anomiques », ceux causés par un manque de régulation, c’est-à-dire un moment où la société ne parvient plus à imposer des règles à l’individu et à limiter ses désirs. Durkheim parle en effet de l’anomie comme du « mal de l’infini ». C’est pourtant ce type de suicide qui inquiétait le plus Durkheim. Pour lui, « l’homme individuel est un homme de désir, et dès lors la nécessité première de la morale et de la société est la discipline » [2]. La progression de l’individualisme laisserait l’homme en dehors de toute inscription fournissant des limites à ses désirs, ce qui mènerait finalement au suicide. Cette explication est-elle à rejeter ? En reprenant certaines idées développées précédemment, il me semble que cette idée n’est pas totalement absurde, et elle peut au moins être posée comme hypothèse. Non pas que les travailleurs se suicident par trop plein de désirs qu’ils ne pourraient pas réaliser. Mais plutôt par le fait qu’ils se trouvent pris dans des incitations contradictoires, que les groupes sociaux dans lesquels ils s’inscrivent leur fixent des objectifs incompatibles entre eux. Comme je l’ai présenté, l’équipe de François Dubet est parvenu à montrer, dans Injustices [3], que les individus organisent leurs jugements de justice au travail en fonction de trois principes : l’égalité, le mérite, l’autonomie. Ce dernier principe, l’autonomie, est important : il est particulièrement valorisé, et ce aussi bien par les employés que par les employeurs. Le « nouvel esprit du capitalisme » s’articule largement autour de l’idée d’un travailleur très compétent et autonome, le capitalisme ayant digéré, selon Luc Boltanski et Eve Chiapello [4], la « critique artiste » d’un capitalisme destructeur de l’individualité et de l’originalité. Il est d’ailleurs notable que l’essentiel des suicidés recensés par la presse soit des employés et non des ouvriers peu qualifiés : ce sont les premiers qui sont le plus soumis à ce « nouvel esprit du capitalisme », incités à une très forte implication personnelle dans leur travail. On peut alors faire l’hypothèse suivante : les salariés sont incités, socialement, à être le plus autonome, les plus inventifs, les plus créatifs, bref les plus individuels possibles. Dans le même temps, ils subissent de fortes contraintes liées aux impératifs de l’entreprise en termes de rentabilité et d’efficacité. La contradiction entre ces deux principes amène un manque de régulation, pourvoyeur d’une forme de suicide « anomique ». On peut rappeler, afin d’illustrer ces contradictions, quelques uns des paradoxes relevés par Jean-Louis Laville [4] dans le secteur des services : exigence d’un contact personnel avec le public ou la clientèle, mais évaluation des performances toujours calée sur des normes quantitatives, appel à l’innovation constante mais absence de moyens et de reconnaissance pour transformer le travail, réorganisation des activités sous couverts de polyvalence et durcissement en fait des vieilles pratiques tayloriennes. Cette approche n’est pas contradictoire avec les problèmes que pose la déstructuration – beaucoup plus qu’une destruction sciemment organisée – des collectifs de travail. Au contraire. D’une part, il faut se souvenir que les types de suicide élaborés par Durkheim sont des idéaux-types : dans la réalité, ils se trouvent toujours mêlés, bien qu’à des degrés divers, comme le rappelle Dominique Schnapper [5] : « L’intensité des relations entre les individus conduit à l’élaboration de règles communes dont l’existence, à son tour, renforce l’intensité des relations interpersonnelles à l’intérieur du groupe, qui à leur tour, accroissent le contrôle que le groupe exerce sur les individus. Lorsque l’intégration s’affaiblit, le taux de suicide augmente, c’est ce que Durkheim qualifie de « suicide égoïste », l’individu ne pensant plus qu’à lui-même. Lorsque la régulation s’affaiblit, le taux de suicide augmente, parce que l’individu ne connaît plus les règles qui contrôlent ses désirs infinis, c’est ce que Durkheim qualifie de « suicide anomique ». Mais, dans les faits, l’intégration et la régulation sont étroitement et nécessairement liées » [5] Suicide « égoïste » et suicide « anomique » vont ici de pair, et ce d’autant plus que cette déstructuration des collectifs est liée à ce « nouvel esprit du capitalisme », à une valorisation de l’individu y compris dans l’entreprise2. Surtout, les normes s’établissent dans les groupes, et l’individualisation croissante des tâches a aussi à voir avec cette valorisation de l’autonomie et les limites concrètes qu’elle rencontre. On peut relier l’hypothèse que j’avance à certains aspects du travail de Christian Baudelot et Roger Establet [6] (voir ici et ici pour une présentation complète). Reprenant les analyses de Durkheim, les deux sociologues montrent que la hausse des suicides qui inquiétait tant le fondateur, et qu’il liait à l’enrichissement des sociétés occidentales, s’est arrêté vers les années 1920. Le capitalisme parviendrait à produire des collectifs qui protègeraient les individus, notamment justement par la valorisation et la réalisation de soi dans le travail. On peut penser que c’est la poursuite à l’extrême de cette logique, mêlée à des conditions de travail de plus en plus contraignantes qui déstabilisent ces protections. 3. Le conflit, encore et toujours Je voudrais terminer ces quelques remarques en revenant sur la problématique des conflits du travail. J’ai tenté de montrer que les conflits du travail étaient, en France, non seulement importants, mais également coûteux car ne pouvant s’exprimer3. Qu’est-ce que ces histoires de suicide apportent à cette idée ? Tout d’abord, on peut avancer que le suicide est une forme de manifestation du conflit, ou plus exactement d’échec de la formulation d’un conflit – dans une perspective simmelienne où le conflit est déjà une relation, ou une perspective tourainienne où le conflit nécessite un minium d’accords et d’intégration. Faute de pouvoir se défendre collectivement, les salariés se retrouvent sans aide, sans soutien et donc dans des situations à la fois « égoïstes » et « anomiques ». Le suicide est l’expression la plus forte d’un conflit qui ne trouve d’expression collective. De ce point de vue, il serait politiquement souhaitable de trouver des moyens de redonner des espaces d’expression aux conflits des salariés. C’est en confrontant leurs demandes – de protection, d’autonomie, de contrôle sur leur travail – et les exigences des entreprises que pourra s’élaborer une solution collective à un problème dont les suicides ne sont, finalement, qu’une expression extrême et malheureuse. Là encore, le champ est ouvert pour des solutions diverses, dont certaines sont encore à inventer. Ensuite, on peut espérer que la reprise par la presse de ces différents cas de suicide serve, au moins, à faire émerger dans l’espace public un véritable débat sur cette question des conflits du travail. Ils permettront peut-être de mettre cette question sur l’agenda politique. Le risque demeure cependant que cette question reste cantonnée au cas des suicides alors que, j’espère l’avoir montré, le problème est plus large. Un numéro vert (voir la fin de cet article) n’y suffira sans doute pas. Espérons que des associations ou les syndicats sauront prendre la mesure du problème. C'est ici les militants et pourquoi pas aux lobbyistes qui ont un rôle à jouer (petit clin d'oeil). 4. Pour conclure : un peu de modestie Double modestie en fait. La mienne toute d’abord : je ne dispose pas de suffisamment de données pour tester l’hypothèse que j’ai essayé de formuler. Je ne prétends donc pas qu’elle épuise le réel. Elle a pour première vocation de montrer que les constructions théoriques de la sociologie, y compris de la plus classique des sociologies, peuvent se montrer utile lorsqu’il s’agit d’approcher un phénomène contemporain. Modestie de la sociologie ensuite : si cette science peut étudier le suicide, montrer qu’il existe des régimes de suicide différents selon les époques et les sociétés, elle ne fournit pas pour autant une réponse satisfaisante pour chaque suicide considéré individuellement. Elle peut expliquer pourquoi certains individus, ayant en commun un certain nombre de propriétés sociales, se trouvent, à un moment donné, dans une position particulièrement favorable au suicide. Pour savoir pourquoi telle ou telle personne s’est effectivement suicidé, il faut recourir à d’autres sciences humaines, avec d’autres méthodes et d’autres théories. La psychologie et la psychiatrie se trouvent ici au premier rang. L’apport spécifique de la sociologie, outre de montrer comment l’acte le plus individuel et le plus intime est en fait profondément inscrit dans les relations sociales (ce qui était le projet de Durkheim), est d’attirer l’attention sur le fonctionnement de la société, sur le rôle que joue l’intégration et, ici, le mode d’expression des conflits. 1 Ce qualifiquatif d'égoïste doit se comprendre en dehors de tout jugement moral : il ne s'agit pas de prétendre que les personnes qui se suicident sont égoïstes, mais simplement de souligner que le suicide intervient parce que "ego" se trouve isolé. 2 Ce phénomène a bien sûr beaucoup à voir avec une stratégie de management de réduction des coûts et d’intensification du travail, mais il ne peut s’y réduire totalement. 3 J’en profite pour préciser un point qui n’était peut-être pas clair dans cette précédente note. Mon propos n’était pas de nier l’importance des grèves dans la fonction publique, mais simplement de montrer qu’elles avaient une sérieuse tendance à masquer les conflits dans le privé, lesquels sont au moins sinon plus importante et coûteuse pour l’économie. Je reviendrais sur le problème des grèves et protestations dans la fonction publique ultérieurement, sans doute lorsque l’actualité s’y prêtera – ce qui ne devrait guère tarder. Bibliographie : [1] E. Durkheim, Le suicide. Etude de sociologie, 1897 [2] R. Aron, Les étapes de la pensée sociologique, 1967 [3] F. Dubet, Injustices. L’expérience des inégalités au travail, 2006 [4] J.-L. Laville, Sociologie des services, 2005 [5] D. Schnapper, Qu’est-ce que l’intégration ?, 2007 [6] C. Baudelot, R. Establet, Suicide. L’envers de notre monde, 2006
Un psychiatre spécialiste de la question nous dit ici qu’il s’agit d’un phénomène nouveau et qui se multiplie : « Le suicide est l'aboutissement d'un processus de délitement du tissu social qui structure le monde du travail. Une organisation du travail ne peut pas être réductible à une division et à une répartition des tâches, froides et rationnelles, évaluables à tout instant. Dans le réel, les choses ne fonctionnent jamais comme on l'avait prévu. Elle doit reposer également sur le "vivre ensemble". »
Un cri dans la nuit
Pourquoi, mais pourquoi, mettre les notes de bas de page en fin d'ouvrage ?
[réflexion métaphysique au détour de la lecture de Qu'est-ce que l'intégration ? de Dominique Schnapper]
Est-ce que quelqu'un sait comment faire des messages déroulant avec blogger ? J'ai essayé toute la journée, sans succès.
Remarques sur les attentats de Londres : le terrorisme comme fait social
Cette question se retrouve en filigrane dans le dossier qu’a consacré Courrier International à l’islamisme (n°870 du 5 au 11 juillet). Parmi les articles retenus, plusieurs mettent en avant l’aspect proprement idéologique de ce terrorisme : la description qui en ressort est celle d’une espèce de maladie mentale ou de peste, indépendante du contexte social et international. Ainsi, pour Hassan Butt, ancien terroriste repenti, les islamistes ne s’inquiètent pas de la position des musulmans en Grande-Bretagne ou de la politique internationale de Tony Blair, pas même de la situation des musulmans ailleurs dans le monde, mais sont simplement « obsédés par ce monde de mécréants », pour reprendre le titre de son article. Leur seul objectif serait la domination de leur conception de l’Islam sur le monde, et ce au mépris de la vie humaine. La lutte doit donc être avant tout idéologique, et pourrait passer par une fatwa condamnant les actes terroristes. Cet idée, que c’est dans l’idéologie que réside le problème et que la lutte est avant tout une lutte d’idée – voire un « choc de civilisation » – est finalement assez courante dans le débat public. Elle est formulée de façon plus ou moins radicale : certains voient cette idéologie comme l’aboutissement inévitable de l’Islam – position extrême –, d’autres, plus modérés, y voient une sorte de perversion propagée par des fous de dieu. Dans tous les cas, on s’interroge sur les idées en en oubliant leurs origines. Devant ce genre d’approche, le sociologue que je m’efforce d’être se trouve un peu insatisfait, et ce pour deux raisons. La première concerne l’étonnement de voir un jeune médecin, apparemment à l’abri de toute exclusion sociale, se laisser tenter – et plus encore – par le terrorisme. Si nous avons tous appris, en terminale, que la première qualité d’un philosophe est de s’étonner, j’en suis progressivement venu à considérer que l’une des qualités du sociologue est de taper sur l’épaule de celui qui s’étonne et de lui dire « écoute, on reste calme, et on vérifie, ok ? ». Comme la sociologie recherche les principales tendances des sociétés, elle est amené à vérifier si certains faits sont ou non « nouveaux » - et une bonne règle en la matière est de se méfier de tous ce qui est qualifier de nouveau1. On peut se demander si ce jeune homme était un candidat aussi improbable au terrorisme que la presse semble vouloir le croire. La première chose à laquelle j’ai pensée en lisant ces articles est la description que donne Michel Wieviorka [1] des terroristes italiens des anni di piombi (les « années de plomb »), la décennie 1970 qui vit la péninsule frappée par toutes sortes d’attentats d’extrême droite et d’extrême gauche. Voici comment il les présente dans un entretien récent [2] : « des acteurs aux sensibilités culturelles marquées, mais sans espoir ni perspectives politiques, une jeunesse qui a soif de modernisation culturelle, qui s’intéresse à la communication, à la créativité, et qui enrage au point de n’avoir qu’un désir : utiliser le camarade P.38 » Bien évidemment, je ne prétends pas que cette description correspond aux jeunes musulmans qui sont aujourd’hui pris dans l’engrenage terroriste. Mais cela indique justement qu’il y a un engrenage et que des individus tout à fait cultivés, tout à fait intégrés, peuvent, par une série de processus devenir terroristes. Cela ne devrait pas nous étonner, mais si cela peut largement nous inquiéter. Pour expliquer la violence, la sociologie dispose principalement de deux modèles puissants : le modèle de la frustration relative de Ted Gurr [3], et le modèle d’Oberschall [4]. Gurr soutient que les individus se rebellent et font usage de la violence lorsque leur position sociale – sur une échelle quelconque – se trouve trop éloigné de celle à laquelle ils estiment avoir droit. La violence est ici prise comme une réaction presque instinctive. Si on pense en terme de trajectoire, cela signifie qu’un groupe en ascension sociale peut avoir recours à la violence si cette ascension se fait trop lentement ou est brutalement stoppée. Dans ce cas, les terroristes n’ont pas à être des exclus sociaux, au contraire2. De même dans le modèle d’Oberschall, ce n’est pas la pauvreté qui est en jeu. La violence est selon lui d’autant plus probable dans un groupe que celui-ci n’a pas de relais politique. Cela n’exclu pas que les individus de ce groupe soient riches ou exclus : simplement qu’ils ont le sentiment de ne pouvoir s’exprimer ou de ne pas être entendus. La protestation sera même d’autant plus violente que le groupe est intégré, c’est-à-dire que les liens entre ses membres seront forts, permettant une mobilisation plus importante. En poussant plus loin, certains conçoivent l’usage de la violence de façon instrumentale, c’est-à-dire comme une ressource politique « normale », découlant d’un comportement stratégique. Ces deux modèles peuvent s’appliquer dans une certaine mesure aux terroristes islamistes, pour peu qu’on les applique correctement. En effet, on peut se demander quelle frustration pouvait connaître le jeune médecin immigré en Grande-Bretagne. Il faut comprendre que ce qui compte c’est l’ancrage social de l’individu, c’est-à-dire ici son groupe de référence. Dans le cas particulier qui nous préoccupe, c’est la position des musulmans dans le monde, face à la modernité qui doit être prise en compte, et non simplement celle des musulmans en Grande-Bretagne – qui, semble-t-il, est loin d’être mauvaise. C’est cette situation particulière qui met en place un certain nombre d’individus en position de rentrer dans le terrorisme. Cela m’amène à ma seconde insatisfaction : celle de voir avancée une explication en termes purement idéels, ou plus précisément une explication des comportements individuels qui refuse de prendre en compte le contexte social. Dire que l’idéologie est en cause n’épuise pas le problème : encore faut-il expliquer pourquoi certains individus adoptent cette idéologie3. Si l’idéologie des terroristes islamistes méprise la vie humaine, elle ne se diffuse pas dans un vide social ou comme une maladie infectieuse, où l’on adhérerait à cette idéologie par bêtise ou manque de culture – le cas de ce médecin le montre bien. La question est d’autant plus fondamentale que bien peu des terroristes sont nés islamistes, ou, pour le dire mieux, le sont devenus par la simple socialisation reçue dans leur enfance. On devient terroriste à l’âge adulte, au cours d’une forme de conversion. Cette conversion est une socialisation secondaire dont il faut expliquer les causes et le processus. Autrement dit, il y a dans ce cas deux choses à expliquer : tout d’abord, l’entrée dans la carrière de terroriste, ensuite le déroulement de celle-ci et la transformation qu’elle fait subir à l’individu. Dans un premier temps, un certain nombre d’individus se trouvent dans une situation sociale telle qu’ils sont disposés à devenir terroriste. Dans un second temps, ils rentrent en contact avec des terroristes, apprennent le « métier » et acquièrent seulement à ce moment-là l’idéologie afférente. Dans les deux cas, il y a des processus sociaux particuliers. Si les terroristes islamistes semblent ne plus s’intéresser à la situation particulière des musulmans, comme le dit Hassan Butt, cela veut dire qu’à la fin de la socialisation particulière qui fait d’eux des terroristes, ils ne sont plus attachés à cette question (ou du moins ne manifestent pas cet attachement) et sont monolithique dans leur haine de l’Occident ou de ce qui est « impur ». Pour autant, les raisons qui ont pu les faire rentrer dans cet univers terroriste peuvent tout à fait renvoyer à la situation sociale et internationale des musulmans. On peut d’ailleurs ajouter que selon l’analyse de Wieviorka, appuyé sur l’exemple d’ETA, les terroristes deviennent d’autant plus violents qu’ils s’éloignent de la cause qu’ils défendaient à l’origine [1]. Dans un ouvrage plus récent, il explique la violence par rapport à la notion de « sujet » défini dans la sociologie tourainienne comme « la possibilité pour chaque être humain de se constituer en acteur » [2], « cette volonté de l’individu d’être l’acteur de sa propre existence » [5], sans la médiation d’une autre instance (comme la religion, la nation, etc.) que lui-même. La violence peut intervenir selon lui dans deux cas particulier [6] : lorsque l’individu perd le sens de son existence, ne parvient pas à se former comme sujet, et lorsque l’individu se trouve dominé par un sens supérieur qui justifie totalement sa violence. On retrouve là les deux temps qui, je pense, sont pertinent pour comprendre le terrorisme islamiste : dans un premier temps, un individu confronté à la mondialisation, à des tendances d’occidentalisation et de modernisation qui heurte de plein front sa religion et son groupe d’appartenance, se trouve dans un moment d’« incertitude identitaire » et s’engage alors dans la carrière terroriste, où, dans un second temps, il va trouver un sens suffisamment important pour justifier sa violence. Notons que ce sens n’est pas individuel, mais toujours une production sociale dans laquelle l’individu vient s’inscrire, et qu’il contribue à faire évoluer. En un mot, il convient de considérer le terrorisme et l’idéologie qui y mène comme des faits sociaux, et non comme des faits purement idéels, déconnecté de l’état de la société. Si le combat idéologique – théologique en particulier – du terrorisme est important, il ne faut pas oublier la dimension sociale qui sous-tend ces comportements et qu’il faut parvenir à comprendre si on veut les modifier. Je n’ai fait ici que tracer quelques hypothèses, dépendant de mes faibles moyens, et privilégiant peut-être une voie particulière – une sociologie interactionniste de la socialisation – qui n’a pas à être exclusive. La sociologie a cependant tout intérêt à se saisir pleinement de la question du terrorisme. J’espère aussi que cette courte note aura éclairer sur un point qui me semble fondamental : l’analyse sociologique ne peut jamais être considérée comme « excuse » pour les acteurs. Il n’est pas possible d’excuser les actes terroristes – sauf à l’être soi-même. Une analyse scientifique permet de comprendre la logique de l’action des individus qui se livrent à de tels actes. On peut espérer qu’en disposant de telles clefs il doit possible de désamorcer de telles situations. Mais la responsabilité renvoie à la morale et à l’éthique, que la sociologie ne peut fonder. C’est là le rôle fondamental de la philosophie. 1 D’une façon générale, c’est là une bonne règle pour une pratique scientifique saine, une de ces règles que l’ont voudrait bien voir adopter par d’autres catégories que les scientifiques… 2 Le cas des martyrs et des attentats suicides est cependant différent. 3 Pour être complet, il faudrait, en outre, expliquer la genèse historique de cette idéologie. On pourrait alors étudier son point de départ, ces modes de diffusion, voire les résistances qu’elle a pu rencontrer. Je ne suis malheureusement pas assez compétent sur le sujet pour me livrer à un tel exercice. Si vous avez des ouvrages à me conseiller dans ce sens, merci de les laisser en commentaire. Bibliographie indicative : [1] M. Wieviorka, Sociétés et terrorisme, 1988 [2] J. Ténédos, Sociologue sous tension. Entretien avec Michel Wieviorka, 2006 [3] T. Gurr, Why men rebel, 1970 [4] A. Oberschall, Social conflict and Social movement, 1973 [5] A. Touraine, Un nouveau paradigme, 2005 [6] M. Wieviorka, La violence, 2000
Le 29 juin dernier, deux attentats, liés à la nébuleuse Al-Quaida et à l’islamisme radical, ont été déjoués au Royaume-Uni. Plusieurs suspects ont été arrêtés dans la foulée. Immédiatement, un fait a marqué l’opinion publique : l’un de ces suspects est un médecin de 26 ans, apparemment plutôt bien intégré. On est loin de l’exclu désespéré que l’on imagine généralement comme le candidat idéal au terrorisme…
La grève en France : faux problèmes et vraies questions
Comme dans ma note précédente, je voudrais me livrer à la critique d’une des idées reçues, véritable lieu commun du débat public français, qui sous-tend ce genre de décision : il y aurait trop de grèves en France et celles-ci nuiraient à l’économie. C’est sur la base de cet « allant de soi » que ce genre de proposition rencontre un certain succès et parvient jusqu’à l’Assemblée Nationale. Sur ce thème, précisons-le, il n’y a pas de grandes différences entre droite et gauche – dans le diagnostic bien sûr, les réponses apportées sont, elles, totalement différentes. Dans l’ensemble, personne ne doute que les grèves sont un problème, un problème grave qui plus est, que l’on en fasse porter la responsabilité aux syndicats ou aux patrons. Ce que je vais tenter de montrer ici, c’est que cette rhétorique est un faux problème qui masque des enjeux beaucoup plus profond, que les pouvoirs politiques sont, pour l’instant, incapable de prendre en main de façon satisfaisante. En un mot : à trop s’inquiéter de la grève, on en oublie les conflits du travail ! 1. Un faux problème : la grève en France Trop de grèves en France ? Ce n’est pas forcément aussi soutenable qu’on ne le pense. Un organisme statistique est chargé de comptabiliser en France le nombre de journées individuelles de grève : il s’agit de la DARES. Lorsqu’on observe ces statistiques, on se rend compte d’un fait étonnant : il n’y a jamais eu aussi peu de grèves en France dans la période actuelle. Il y a une baisse constante depuis la crise des années 70. Un plancher a été atteint en 1992 (490 000 journées de grève individuelles), et les années exceptionnelles (2 millions de journée en 1995) ne rompent pas la tendance à la baisse. La baisse a même repris depuis 2000 (807 558 j.) : il n’y a eu que 223 795 j. en 2003. La France, championne des grèves ? Lieu commun politique, aussi bien en France qu’à l’étranger, cette idée se retrouve peu dans les chiffres. Plusieurs études1 ont tenté la comparaison sur la base du nombre de jours de grève sur 1000 salariés sur un an. Toutes concluent dans le même sens : quelle que soit la période étudiée, la France est loin d'être la championne des grèves, elle se classe plutôt dans la moyenne basse. 2. Une vraie question : les conflits du travail D’un point de vue sociologique, on ne peut cependant déduire du nombre de grèves le niveau de conflictualité au travail. La grève n’est que la manifestation d’un conflit, une manifestation parmi d’autres possibles. Lorsque la DARES s’intéresse à cette conflictualité, elle retient bien d’autres indicateurs : manifestation, pétition, débrayage, refus d’heures supplémentaires… A trop se centrer sur la grève (ainsi que sur la question du chômage), le débat public oublie souvent la question des conflits du travail, lesquels peuvent être particulièrement forts. Il semble même qu’il y ait un durcissement des conflits en France depuis une vingtaine d’année. Toutes les sources convergent dans ce sens [1]. On peut ainsi relever, avec Didier Lapeyronnie et Bruno Hérault [2], un certain durcissement des conflits, principalement parce que la problématique des licenciements joue une place de plus en plus importante dans les représentations. Que l’on pense par exemple à ces employés d’une usine chimique – Cellatex – qui menacèrent de déverser des produits toxiques dans une rivière. Les conflits se montrent plus durs, et cela est loin de se limiter aux conflits du travail. Si on en revient aux émeutes urbaines, celles du début des années 80 – les « rodéos des Minguettes » à Lyon – avaient donné lieu à une « Marche des Beurs » qui était parvenue à retraduire quelque peu les revendications des quartiers. Celles de 2005, malgré les efforts louables de l’association AC Le Feu, n’ont pas pu produire la même dynamique : les émeutiers ont opposés leur silence et leur morgue face à une classe politique incapable de comprendre ce qui se passait [3]. On peut d’ailleurs souligner que cette conflictualité va de pair avec une détérioration croissante des conditions de travail, identifiée par Michel Gollac et Serge Volkoff [4]. Ceux-ci relèvent cinq aspects de cette dégradation, lesquels font système : (1) l’informatisation accroît les astreintes psychologiques ; (2) l’automation accroît les astreintes physiques ; (3) la pression temporelle s’accroît ; (4) les possibilités d’adaptation des salariés à leur travail se réduisent ; (5) les ouvriers et les employés sont les plus touchés. Ajoutons que l’on peut rapprocher ces évolutions de l’émergence d’un « nouvel esprit du capitalisme » [5] s’appuyant sur les concepts de « projet » et d’« autonomie ». Ces termes semblent déstabiliser les travailleurs les moins qualifier qui ont bien du mal, faute d’y être correctement préparer, à se plier aux nouvelles exigences managériales. Une illustration éclairante se trouve dans la description des jeunes de quartiers populaires confrontées à une mission locale pour l’emploi que font Stéphane Beaud et Michel Pialoux [6] : ceux-ci sont en plein désarroi lorsqu’on leur demande de formuler un projet, terme qui les gène plus qu’il ne les aide. Cette conflictualité importante est un véritable problème en France, beaucoup plus assurément que le nombre de grèves. Des économistes se sont quelques peu penchés sur ce problème. Philippe Askenazy a été l’un des premiers à aller dans ce sens [7]. Il a souligné l’augmentation des maladies professionnelles et des arrêts de travail, lesquels coûteraient chaque année l’équivalent de 3 points de PIB à la France. Cette dégradation des conditions de travail serait le fruit du nouveau productivisme qui a présidé depuis une vingtaine d’années à la réorganisation des entreprises et à la désorganisation du travail : polyvalence, polycompétence, juste-à-temps, satisfaction maximale des clients. L’intensification des cadences et de la pression pesant sur les travailleurs est facteur de conflits, de frustrations, de colère, qui, au final coûtent chers à la France. Plus récemment, Thomas Philippon [8] a souligné le poids des mauvaises relations de travail sur l’activité économique française, en particulier la méfiance très forte entre patrons et employés. On se reportera ici pour une présentation plus complète de son analyse. Sur la base de quelques enquêtes sur les valeurs2, Philippon part du constat que les Français sont attachés au travail. Pourquoi alors semblent-ils l’éviter, comme en témoigne des taux d’emplois faibles ? A cause des mauvaises relations sociales. 70% des variations de taux d’emploi d’un pays à l’autre s’expliqueraient par la qualité des relations au sein des entreprises. Voilà donc le prix à payer de la grande conflictualité du travail en France, laquelle s’explique, selon Philippon, par une forme de capitalisme privilégiant les héritiers – y compris au sens sociologiques, ceux qui sont passés par les grandes écoles en particulier – sur la promotion interne. Les taux de chômage seraient également corrélés aux relations sociales au sein des entreprises. 3. Un vrai problème : l’expression des conflits Les approches de ces économistes sont intéressantes, mais elles me semblent laisser dans l’ombre une partie de la question. Les conflits au sein de l’entreprise – comme d’ailleurs dans l’ensemble de la société – sont inévitables. Il faut rappeler, avec Georg Simmel [9], que le conflit est une relation sociale positive, une « forme de socialisation » dans son vocabulaire. Pour qu’il y ait conflit, il faut qu’il y ait un accord minimum sur l’enjeu et la forme de la lutte, bref, il faut qu’il existe un lien social entre les parties en conflit. Le contraire du lien, de la société, c’est l’indifférence et non le conflit. Dès lors, ce sur quoi il est nécessaire de s’interroger, c’est la forme des conflits et non leur présence. Comme je l’ai signalé précédemment, les conflits ont tendance, depuis une vingtaine d’années, à se durcir. Quelques éléments de la sociologie inspirés d’Alain Touraine peuvent être utilisé pour penser ces transformations. Comme le rappelle Michel Wieviorka [10], la violence est le contraire du conflit. Pour que l’on puisse parler de conflit, il faut qu’il y ait un accord minimal, des formes d’expression, de négociation, d’affrontement. Il peut y avoir des formes d’institutionnalisation – les syndicats, le dialogue social. La violence, le durcissement, intervient précisément lorsque les formes d’expression viennent à manquer et que le désespoir guide, en quelque sorte, le comportement des individus. Le problème de la France pourrait alors résider dans le manque de conflit, que traduit la baisse du nombre de grèves et le durcissement des formes et des manifestations de mécontentement. Complexifier le droit de grève n’est alors pas forcément une solution souhaitable. Comment expliquer ces évolutions ? La situation économique est évidemment en jeu : en période de fort chômage, de fragilisation des travailleurs, la mobilisation est plus difficile, et les conflits s’expriment de plus en plus à un niveau local, de plus en plus violemment. Mais cela n’explique pas tout. Une récente enquête menée par François Dubet peut s’avérer éclairante [11]. Dans celle-ci, le sociologue bordelais et son équipe s’intéressent aux conceptions de la justice que les individus mettent en œuvre pour évaluer leur situation de travail et celles des autres. Ils en dégagent trois principales : l’égalité, la reconnaissance du mérité, le respect de l’autonomie. Le tableau du monde du travail qui ressort des quelques 1000 questionnaires et 300 entretiens individuels3 est plutôt sombre : le sentiment d’injustice au travail domine, et donc, conséquemment, les conflits. Pourtant, ces conflits ne sont pas transformés en « jugements sociaux » : ils ne donnent pas lieu à une expression collective, à une opposition directe. Les injustices sont vécues sur un mode individuel : on condamne le petit chef du bureau plutôt que le patronat, ou alors on se condamne soi-même : « si j’ai ce boulot de merde, c’est parce que je n’ai rien foutu à l’école ! ». Le principe d’autonomie rentre en contradiction avec les deux autres et amène à une responsabilisation des autres et de soi. Cette expression individuelle des oppositions et des tensions est plus dure, plus violente et finalement moins supportable qu’une expression collective comme le serait la grève ou toute autre forme de mobilisation, y compris au travers d’un dialogue social sain. « Les personnes de l’enquête refusent les causes sociales au nom de principes individuels. La cause du malheur est davantage vue par le prisme de la méchanceté des autres que par des dysfonctionnement du système : les gens qui vous insultent quand on tient un guichet, le petit chef persécuteur, le cadre harceleur… Il en ressort un affaiblissement évident des capacités d’action collective » [12] On peur tirer de cette enquête beaucoup de réflexions très importantes quant à la justice et à ce qu’est une société juste. C’est ce qui intéresse prioritairement François Dubet. Je me contenterais de souligner ici qu’elle pointe du doigt un manque de conflictualisation des relations de travail. Celles-ci s’expriment peut trop peu pour pouvoir être reglé de façon satisfaisante. Je rejoins ici Philippe Askenazy lorsqu’il rappelle que le « nouveau productivisme » a reçu une réponse aux Etats-Unis lorsque des associations de la société civile ont pu et su se mobiliser pour obliger les entreprises à changer leur comportement. C’est peut-être de ce côté-là, plus que de l’Etat, que l’on peut attendre une réaction, sous la forme d’un débat public et politique sur ce thème. Reste que l’Etat a peut-être un rôle à jouer pour permettre une telle expression. 4. Pour conclure Je résume brièvement mon argumentation : la centration du débat public autour de l’image de la grève conduit à esquiver un débat nécessaire sur la qualité des relations de travail en France. Celles-ci ont en effet un effet tout à fait considérable sur la situation socio-économique du pays. De ce point de vue, l’expression du conflit n’est pas un problème, mais plutôt une solution. Résultat qui me semble contre-intuitif. Je pense que ce qui est remis en cause, ici, c’est le cadre de l’action publique : mon sentiment, pour le dévoiler quelque peu, est que faute d’un diagnostic solide, les mesures proposées, d’un côté comme de l’autre, ont une sérieuse tendance à « frapper à côté »4. Mon propos ne doit cependant pas être déformé : je ne prétend pas que la multiplication des grèves soit une solution, encore moins la seule, à la situation française. L’expression des conflits, la conflictualisation, peut passer par bien d’autres voies. Ici, la critique sociologique – que j’ai essayé de mener – doit céder le pas à la « critique sociale », dont la fonction est de valoriser un autre ordre, jugé préférable [13], et à l’imagination politique. Bien des voies peuvent être trouvé et certaines sont sans doute à inventer. On sort ici du projet somme toute modeste de ce blog : éclairer les problèmes, laisser ouvertes les solutions. 1 Je n’ai pas un amour débordant pour le site Acrimed, et je me fendrais peut-être de quelques critiques à leur égard. Il n’en reste pas moins que l’article auquel renvoie ce lien est tout à fait intéressant. 2 Il y aurait long à dire sur les limites des enquêtes de valeurs, lesquelles affaiblissent quelques peu, il me semble, les résultats de Thomas Philippon, dont la démarche demeure cependant intéressante. Econoclaste, d’habitude fort vigilant sur les questions de méthode et d’épistémologie, laisse étrangement cette question de côté. 3 Un terrain tout à fait solide pour une telle enquête quantitative. 4 Etant donné que je ne peux présentement me rendre en bibliothèque, je donne des citations d’une interview de Dubet plutôt que de l’ouvrage original. 5 Un sentiment qui ne se limite pas à la question des conflits ou à celle des évolutions du travail. Je pense qu’une partie importante des notes de ce blog tournera autour de ce thème. Bibliographie : [1] DARES, « Des conflits du travail plus nombreux et plus diversifiés », 2007 [2] B. Hérault, D. Lapeyronnie, « Le statut et l’identité. Les conflits sociaux et la protestation collective », in O. Galland, Y. Lemel, La société française. Pesanteurs et mutations : le bilan, 2006 [3] V. Le Goaziou, « La classe politique française et les émeutes : une victoire de plus pour l’extrême droite », in L. Mucchielli, V. Le Goaziou, Quand les banlieurs brûlent…, 2006 [4] M. Gollac, S. Volkoff, Les conditions de travail, 2000 [5] L. Boltanski, E. Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, 1999 [6] S. Beaud, M. Pialoux, Violences sociales, Violences urbaines, chapitre 1, 2003 [7] P. Askenay, Les désordres du travail. Enquête sur le nouveau productivisme, 2004 [8] T. Philippon, Le capitalisme d’héritiers. La crise française du travail, 2007 [9] G. Simmel, « Le conflit », in Sociologie. Etude des formes de la socialisation, 1908 [10] M. Wieviorka, La violence, 2005 [11] F. Dubet, Injustices. L’expérience des inégalités au travail, 2006 [12] Entretien avec F. Dubet, « La complainte des travailleurs », Sciences Humaines n°179, Février 2007 [13] Sur les rapports entre critique sociologique et critique sociale, cf. Claude Grignon, « Sociologie, expertise et critique sociale », in Bernard Lahire, A quoi sert la sociologie ?, 2002 Pour aller plus loin : E. Neveu, Sociologie des Mouvements Sociaux, 2005 M. Gollac, S. Volkoff, Les conditions de travail, 2000
Je ne développerais ici que quelques aspects du problème. « De manière générale, les conflits liés aux licenciements sont de plus en plus nombreux et occupent pratiquement et symboliquement une place centrale dans les luttes sociales. Ils sont aussi très souvent de plus en plus durs : la violence des salariés répondant bien souvent à la brutalité des employeurs » [2]
« Mais ce qui nous a frappés dans cette recherche, c’est un discours récurrent qui consiste à considérer que ceux qui sont le plus victimes des injustices en sont responsables. Et plus on descend dans l’échelle sociale, moins la compassion est forte » [12]4
Quelques remarques supplémentaires.
Effet d'annonce
Suite à un petit déplacement vers notre belle capitale, la note de cette semaine aura un peu de retard. Pour compenser, je m'engage à en rédiger deux cette semaine - oui, vous avez bien entendu, deux, pour le même prix !
(Faire ce genre d'effet d'annonce est un moyen de m'obliger à m'y mettre...)
La première, qui me trotte dans la tête depuis le début de la semaine, concernera la grève en France. Comme dans la précédente, il s'agira de relativiser un lieu commun du débat politique, mais j'essaierai plus précisément de montrer que l'analyse sociologique permet de porter un diagnostic précis, qui dénote avec certaines orientations de la politique actuelle.
La seconde, qui sera plus courte, portera sur récentes tentatives d'attentats terroristes à Londres, et sur la façon dont on peut éclairer certains mystères de cette affaire.
Le propos de cette note est en fait de remercier les différentes personnes qui m'ont laissé des commentaires de félicitations et d'encouragement. Je ne vous cache pas que je craignais quelque peu les trolls et assimilées qui trainent sur la toile. Merci donc à tous ! Je vais m'employer à réagir à chaque fois de nécessaire - c'est un peu le S.A.V. d'un blog...
Prochaine note en ligne lundi !
Des mineurs de plus en plus violents ?
Alors qu'un nouveau durcissement de la législation sur les mineurs est en débat, on peut s'interroger sur les évolutions de délinquance juvénile afin de recentrer un débat entachés de nombreux lieux communs. Le gouvernement envisage de durcir les sanctions visant les mineurs délinquants, particulièrement les récidivistes. La Garde des Sceaux, Rachida Dati, s’en explique dans cet article de Libération. Il y a plusieurs arguments avancés pour défendre cette mesure. On pourrait les critiquer – intelligemment, cela va de soi – un par un. Je me fixe pour cette note une ambition plus modeste : interroger l’un des principaux arguments, récurrent dans le débat public, celui que les délinquants seraient « de plus en plus jeunes, de plus en plus violents ». Cet argument se retrouve à peu près à chaque fois qu’un durcissement de la législation sur les mineurs est proposé. Il consiste à dire que le jeune d’aujourd’hui n’a pas grand-chose à voir avec celui des années 50. Rachida Dati écrit elle-même : « Mais la délinquance des mineurs évolue. Elle a augmenté de 40 % lors des cinq dernières années. Elle est de plus en plus violente. Chaque année, 45 % des personnes mises en cause pour vol avec violence sont des mineurs ». Même si le projet ne vise pas seulement les mineurs, cette thématique revient régulièrement, certainement du fait de sa forte charge affective : France, ta jeunesse, fous le camp ! Le mouvement semble plus européen que strictement français si on en croit cet article du Monde. On y trouve quelques citations du sociologue Sébastian Roché, qui semble donner raison à l’idée d’une augmentation générale de la violence des mineurs. Cette idée ne fait cependant pas l’unanimité chez les sociologues, et je vais tenter de montrer que l’on peut très fortement la relativiser. Il ne s’agit pas, soyons clair, de nier l’existence d’une délinquance juvénile et d’évolutions dans celle-ci, mais d’en mesurer précisément les tendances. La recherche de tendance est l’un des grands centres de préoccupation de la sociologie [1], et la thématique « continuité/rupture » est au cœur des sciences sociales issues des recherches historiques. Ce sont là des catégories qu’il va être utile de mobiliser pour comprendre le phénomène. Ce que je vais tenter de soutenir ici est que la délinquance juvénile est un phénomène normal qui ne devrait pas tant étonner et que son « explosion » est très largement sur estimée. La violence qui inquiète le plus concerne certains espaces et certaines catégories aux caractéristiques très particulières. Finalement, il sera nécessaire de s’interroger sur les représentations de la jeunesse et de la violence qui sous-tendent ce genre de mesure. 1. La délinquance juvénile est une « constante historique » Le premier point sur lequel on peut s’interroger est la nouveauté de la délinquance juvénile. Régulièrement, on attend des complaintes sur des délinquants de plus en plus jeunes, de plus en plus violents. Quelques affaires – la dernière en date est celle du « happy slapping » - permettent de donner corps à cette thèse. Ainsi, l’une des premières images que donnent les médias, et qui est massivement reprise par les politiques, est que de nos jours on deviendrait délinquant de plus en plus jeunes. Alors que, jadis, l’enfance était un âge d’innocence, notre société produirait inexorablement des hordes d’enfants sauvages – les fameux « sauvageons » de Jean-Pierre Chevènement – dérive perverse d’une société en déclin. Je caricature à peine. Pourtant, cette délinquance juvénile peut être replacée dans une histoire un peu plus longue, ce qui permet de se garder des impressions et des émotions que laissent des faits rapidement et massivement médiatisés. La question est alors de savoir si le fait que de jeunes enfants d’une dizaine d’années se livrent à des actes de délinquance est « normal » au sens durkheimien. Dans les Règles de la Méthode Sociologique [2], Emile Durkheim définit le normal comme la régularité statistique : il n’est pas possible de considérer qu’un événement est anormal si celui-ci présente un niveau régulier de présence dans la société. Il ne devient « pathologique » que dans le cas où la statistique s’écarte de son niveau régulier. C’est là un enjeu important : on peut s’interroger sur la pertinence d’un durcissement de la législation sur les jeunes délinquants si ceux-ci ne présentent, finalement, rien que de très normal. Notons bien que cette définition du normal n’est en rien axiologique : elle ne dit pas qu’il est bien, du point de vue philosophique, ou qu’il est souhaitable qu’il y ait des enfants délinquants. Personne, pas plus un sociologue que qui que ce soit d’autres, ne prétendra qu’il ne serait pas préférable que tous les enfants vivent heureux et sans violences. On se contente d’estimer ici s’il y a un changement, une rupture, ou non. Comment estimer, alors, la normalité de la délinquance juvénile ? Il faut s’intéresser aux « carrières » des délinquants. Howard Becker [3] définit une carrière comme le résultat d’un processus social par lequel l’individu apprend à être déviant – ou ici délinquant1. La question qui nous intéresse est donc : comment devient-on délinquant ? Depuis longtemps, l’entrée dans la carrière délinquante se fait à un jeune âge, aux alentours de 10 ans. C’est là un résultat sociologique particulièrement solide, confirmé par les différentes données historiques disponibles. Dès lors, que les délinquants soient jeunes ne devraient pas nous surprendre : c’est le phénomène normal de délinquance. On peut trouver une bonne illustration de ce phénomène dans l’ouvrage de William Foote Whyte, Street Corner Society [4], un classique de la sociologie urbaine. Il s’agit d’une étude sur un slum – un quartier pauvre – de Boston dans les années 40. Le sociologue y relève notamment le témoignage de son principal informateur, appelé, dans l’ouvrage, Doc. On peut considérer, selon Whyte, celui-ci comme représentatif des habitants de ce quartier pauvre américain. Doc a été un délinquant, un bagarreur, chef de bande, pratiquant le racket, bien peu différent, finalement, des jeunes qui nous inquiètent tant aujourd’hui. Voici un extrait d’un entretien, où il décrit ses débuts de chefs de bande : Dans la suite, Doc explique qu’en se battant, il devient le chef de sa bande puis affronte les bandes des autres slums de Boston, y compris dans de véritables batailles rangées, tout ça avant sa majorité – à laquelle il s’est quelque peu calmé. Un jeune chef de bande de 12 ans ferait aujourd’hui la une des journaux comme signe de l’aggravation de la violence des jeunes. Pourtant, l’entrée dans la carrière délinquante aux alentours de 10-12 ans semble tout à fait normale au regard de l’histoire : il y a d’abord une « initiation » par des petits délits, petits vols, petites bagarres, qui permettent d’intégrer les normes du milieu déviant et de se livrer progressivement à des actes de plus en plus graves. Le cas de Doc n’est pas un exemple isolé. D’après Laurent Mucchielli [5], la criminologie américaine montre que « la (petite) délinquance commence massivement à partir de la préadolescence (autour de 10 ans), s’accélère au début de l’adolescence jusqu’à atteindre un pic vers l’âge de 15-16 ans, stagne par la suite, puis décroît très fortement à la fin de la vingtaine et au cours de la trentaine ». Certains auteurs vont jusqu’à considérer cette courbe par âge de la délinquance comme un « invariant historique ». Cette dernière position est peut-être trop radicale. Il n’en reste pas moins que l’entrée dans la délinquance à la sortie de l’enfance semble relever d’un phénomène normal dans les sociétés occidentales : on commence par de petits écarts – petits vols, bagarres, etc. – qui amènent progressivement un plein embrassement de la carrière délinquante. Evidemment, ces remarques n’épuisent pas la question. Si l’entrée dans la délinquance à un jeune âge est normale, il n’en reste pas moins que, d’une période à l’autre, un plus ou moins grand nombre de jeunes peuvent rentrer dans ces carrières et qu’ils peuvent y être plus ou moins violents. 2. La hausse de la délinquance juvénile est moins forte qu’on ne le pense Comment approcher la délinquance des jeunes depuis, disons, une vingtaine d’année ? Il faut pour cela se reporter à des statistiques. Les seules disponibles sur une période aussi longue sont celles de la police et de l’appareil judiciaire, celles qui sont le plus souvent utilisées par les médias ou les hommes politiques. Ces statistiques demandent cependant à être manipulées avec une grande précaution. En effet, il ne faut pas oublier qu’elles enregistrent non pas l’ensemble de la délinquance, mais seulement celle qui fait l’objet d’une plainte et d’une procédure policière. Autrement dit, ces statistiques enregistrent avant tout l’activité de la police [6]. Cette activité est sensible à différents facteurs qui ne peuvent pas être réduits à une simple variation des faits de délinquance. Ainsi, une hausse des « chiffres de la délinquance » peut signifier une plus grande activité policière (une augmentation du nombre de policier doit ainsi amener une augmentation des affaires traitées), un changement législatif ou un durcissement politique (demander aux commissariats de « faire du chiffre » risque fortement des les encourager à multiplier les affaires de façon plus ou moins artificielle, par exemple en cessant d’encourager les mains courantes au profit des plaintes) ou, finalement, à une augmentation effective de la délinquance. Ainsi, Laurent Mucchielli écrit : « Que changent les priorités répressives de la police, que s’accroissent ses effectifs, qu’interviennent des consignes strictes du ministre, et les statistiques de fin d’année indiqueront des évolutions qui n’ont pas de rapport avec l’évolution de la délinquance. Dès lors tout est affaire d’interprétation, de discussion, d’hypothèses et d’argumentation ». Cette dernière phrase est importante : donner un chiffre de manière brute – « les atteintes aux personnes ont augmenté de X% cette année » – n’a pas beaucoup de sens de ce point de vue, encore faut-il essayer de l’expliquer, de le comprendre. Notons que les problèmes sont grosso modo les mêmes avec les données judiciaires. Que peut-on dire alors de la délinquance juvénile ? Je me base ici sur l’article de Mucchielli cité précédemment [5], ainsi que sur on ouvrage de 2002 [6]. Voici un extrait de la conclusion de l’article : Selon Mucchielli, il y a une augmentation générale de la délinquance dans les chiffres de la police depuis une vingtaine d’année, mais, et c’est là le point important, la contribution des jeunes à cette évolution est très loin d’être centrale. La délinquance juvénile et moins en cause de celle des adultes, entre 18 et 25 ans, et surtout certains types de fait se maintiennent passé 25-30 ans, ce qui est par contre une vraie nouveauté. Je ne peux pas reprendre toutes les statistiques au risque d’alourdir inutilement la note. Je me bornerais à quelques précisions. Commençons par le plus médiatique et le plus médiatisé : les violences, c’est-à-dire les agressions interpersonnelles. D’après, les sources de police, les agressions physiques non mortelles commises par des mineurs ont été multipliées par 5,2 entre 1993 et 2001. Véritable explosion ? Pas sûr. Il faut d’abord noter qu’un changement de législation, en 1994, qui a permis à la police de transmettre des affaires bénignes qu’elle classait auparavant. C’est un point à ne pas négliger. L’explication est cependant insuffisante, car l’augmentation se fait sentir depuis les années 80. Il faut également préciser que, dans ces affaires, on rassemble des actes qui vont de la simple bousculade aux blessures donnant lieu à des arrêts de travail ou de scolarité. Ici, des enquêtes de victimisation – où l’on demande à un échantillon d’individus de déclarer les actes de délinquance dont ils ont été victimes – relativisent nettement l’ampleur du phénomène : dans la région parisienne, seulement 0,45% des personnes de plus de quatorze ont été victime de tels agressions, qui demeurent donc rares en France. Il faut souligner que depuis les années 80, l’activité de la police se centre sur la délinquance de rue, dans laquelle les jeunes sont depuis longtemps plus facilement impliqués. La centration des débats et de l’action politique sur la « question des banlieues », depuis les premières émeutes à Lyon, au début des années 80, a également incité l’action publique à se concentrer dans des quartiers où la population est particulièrement jeune. Il n’est donc pas étonnant que les statistiques s’en ressentent [6]. D’autre part, il faut insister, avec Laurent Mucchielli, sur le fait que la délinquance juvénile a principalement cru en ce qui concerne les vols – la délinquance de « prédation », qui représente les deux tiers de la délinquance en général. L’augmentation de celle-ci est beaucoup plus importante que celle des violences, et ceux pour tous les âges. Cela peut s’expliquer par de plus grandes « opportunités » – la miniaturisation de certains biens rendent plus facile leur vol, comme c’est le cas pour les téléphones portables – et par une compétition accrue dans la société de consommation. Dans cet ensemble, les jeunes de moins de 13 ans ne représentent que 0,5% des condamnés en 2000, les 13-15 ans 8,1%. Le cœur de cette délinquance semble se concentrer entre 16 et 25 ans. S’il y a un phénomène marquant, c’est, toujours d’après Mucchielli, que la sortie de la carrière délinquante se fait de plus en plus tard : la baisse de la délinquance passée 30 ans est moins accentué en 2000 qu’elle ne l’était en 1984. On assiste peut-être moins à un rajeunissement qu’à un vieillissement des délinquants, consécutifs à l’enfermement dans la carrière délinquante. 3. La violence des jeunes demeure concentrée spatialement et socialement Un dernier point doit être relevé : là où la violence des jeunes a le plus cru, c’est pour ce qui concerne les actes d’incivilité, et notamment les atteintes à un dépositaire de la force publique. En un mot, c’est la défiance vis-à-vis de la police qui peut expliquer une bonne part de la violence des jeunes. Est-il utile de préciser que cette violence se concentre dans les quartiers les plus défavorisés et ne touche pas l’ensemble des jeunes ? Il y a, de ce point de vue, un phénomène de « clientélisation », que relève très bien Fabien Jobard [7] : il remarque que se constitue une population particulière qui se caractérise essentiellement dans une relation de défiance vis-à-vis de la police. Cette clientélisation peut très bien expliquer l’enfermement dans la carrière délinquante signalé plus haut. D’autant plus que, d’après Jobard, les relations entre policiers et jeunes se sont particulièrement dégradés. En témoigne le recours à la justice de la part des policiers pour demander réparation aux jeunes en se portant partie civile. Les rapports se « personnalisent », ce qui n’aide pas à leur pacification. Là encore, on trouve une explication à l’augmentation statistique de la violence des jeunes : des actes de défiance envers la police qui était auparavant géré localement par les policiers passe de plus en plus, depuis au moins les années 90 d’après Jobard, par les statistiques judiciaires. Jobard ajoute que ces mauvaises relations contribue à former, dans les quartiers, une image particulièrement dégradée de la police, que celle-ci peine bien, par ses méthodes d’intervention, à compenser. C’est là un point sur lequel j’aurais sans doute l’occasion de revenir dans une prochaine note. Je signalerais juste, pour l’instant, qu’il y a un certain consensus entre sociologue sur cette question. Le fait que les violences envers les institutions soient au cœur de la violence des jeunes d’aujourd’hui pousse à s’interroger sur ces causes. Serait-ce comme l’avance Rachida Dati que « leurs parents et la société n’osent plus leur imposer » des interdits ? Y aurait-il ainsi une sorte d’anomie, ce manque d’intégration sociale que décrivait Durkheim [8] ? Des ouvrages comme ceux de Becker [3] ou de Whyte [4] ont contribué à montrer que ce que l’observateur prend comme anomie n’est souvent qu’un milieu social structuré qu’il a du mal à comprendre. Il semble donc nécessaire de proposer une autre explication. Il faut commencer par rappeler que des bandes de jeunes se livrant à des actes de violences, des vols et des agressions physiques, voire des viols en réunion – les fameuses « tournantes » - dans des quartiers populaires marqués par les difficultés économiques ne sont pas des nouveautés en France. On pourrait facilement remonter jusqu’aux « apaches », mais la simple figure du « blouson noir » des années 50-60 nous éclaire beaucoup sur le phénomène actuel [6]. Le comparatisme – comparer deux situations sociales dans l’histoire ou l’espace – est l’une des méthodes centrales des sciences sociales2. La logique de construction des « blousons noirs » et des « racailles » n’est pas tellement différents : des jeunes de milieux populaires, en butte avec les normes de la société (impossibilité de se conformer aux normes de consommation) et aux institutions (la police, l’école), développant une sous-culture contestataire tournée vers la violence et l’affirmation de valeurs virilistes. La violence des premiers ne semble pas avoir grand-chose à envier à celle des premiers. Les jeunes ne seraient donc pas de plus en plus violents. Deux différences permettent d’expliquer que le phénomène actuel semble plus marquant aujourd’hui : premièrement, le nombre de jeunes est plus important aujourd’hui que dans les années 50 et 60 (les générations du baby-booms en étaient encore à mouiller leurs couche-culottes) ; deuxièmement, le manque de perspective pour le jeune qui déciderait de reprendre le « droit chemin ». En effet, dans les anciennes « banlieues rouges », l’usine fournissait une voie de sortie de la délinquance que le chômage actuel ne peut plus fournir. De même, l’identité de ces jeunes était structuré par la domination économique, par le mouvement ouvrier [9], tandis que celles des jeunes d’aujourd’hui, souvent « issus de l’immigration », est structuré par un sentiment d’exclusion, de discrimination voire de victimisation, du à l’effondrement des rêves de promotion sociales de leurs aînés [10]. Evoquer une crise de la transmission des valeurs n’a donc pas beaucoup de sens si on ne s’intéresse pas aux conditions concrètes de cette transmission, et donc aux ressources qui lui permettent de ce réaliser dans de bonnes conditions. Il est bien difficile pour des parents au chômage, dans un quartier où le chômage des jeunes est particulièrement fort et où le sentiment de discrimination domine. On dit parfois que c’est un travers français de ramener tous les problèmes sociaux à l’économie et au chômage, héritage supposé du marxisme. Je veux bien accepter la critique du moment qu’elle est modérée : ce n’est peut-être pas le seul phénomène en jeu, ne serait-ce que parce que les représentations et l’action policière ont également à voir avec le phénomène. Mais la situation socio-économique ne peut être oublié au profit de l’idée d’un simple changement culturel vers une anomie des jeunes… 4. Il y a plus un changement de sensibilité à la violence qu’une véritable explosion de la violence des jeunes Je conclurais cette déjà longue note en cherchant brièvement une explication à la centration du débat publique autour de la violence des jeunes alors que, je le répète, la violence n’est pas la délinquance la plus importante et les jeunes n’en sont pas la principale cause. Ici, le rôle des représentations est important. Il faut voir, dans ces débats, le signe d’un abaissement de la sensibilité à la violence, phénomène qui est au cœur de la « dynamique de l’Occident » d’après la célèbre thèse de Norbert Elias [11]. Depuis la féodalité, la violence est de moins en moins bien acceptée dans les sociétés modernes et de plus en plus refoulée, comme en témoigne l’évolution des mœurs vers plus de politesse et plus de retenue, voire de raffinement [12]. De ce point de vue, la violence des jeunes et des très jeunes est de moins en moins acceptable. En effet, l’enfant est depuis longtemps de plus en plus sacralisé [13], l’enfance étant vue comme une période d’où toute violence doit être exclu – le rôle de la psychanalyse dans ce mouvement est d’ailleurs loin d’être neutre. Autrement dit, ce qui est en jeu est moins la violence effective des jeunes que le regard que porte la société sur celle-ci – et qui motive un durcissement de la répression à son égard. 5. Pour conclure Revenons-en brièvement à l’argument que j’attendais critiquer, celui qui indique que les délinquants sont de plus en plus jeunes, de plus en plus violents. Il ne semble pas confirmé : « de plus en plus jeunes » : la délinquance des jeunes est un phénomène normal dès que l’on connaît les modes d’entrée dans la délinquance, et il ne semble pas y avoir rajeunissement des délinquants actuels. Au contraire, une certaine forme d’enfermement dans la carrière délinquante semble beaucoup plus inquiétante. « de plus en plus violents » : la comparaison avec les blousons noirs permet de sérieusement relativiser cet avis. C’est sans doute le manque de perspective des jeunes et le regard que la société porte sur eux qui donnent l’impression d’une plus grande sauvagerie. Ceci étant affirmé, faut-il durcir la répression de la délinquance juvénile ? Comme je l’ai annoncé dans la première note, je n’ai pas l’intention de trancher dans les débats politiques, afin de ne pas donner une fausse image de la sociologie. Celle-ci n’enferme jamais le débat politique, elle se contente de l’éclairer. Je me contenterais donc de dire que l’argument que j’ai critiqué ne semble pas recevable. Si l’on veut défendre cette mesure, il faut en avancer d’autres, et chercher à les évaluer, comme j’ai tenté de le faire pour celui-ci. 1 La différence entre déviance et délinquance est importante : la déviance est la transgression d’une norme sociale, tandis que la délinquance est la transgression d’une norme juridique donnant lieu à une procédure particulière (arrestation, jugement, etc.). Un homme qui se balade dans la rue en costume de superman avec des saucisses enroulées autour des oreilles est probablement déviant, mais il n’est pas délinquant. 2 Méthode qu’elle partage d’ailleurs avec certaines sciences dites dures, comme l’astronomie ou la géologie. Notons qu’il y a beaucoup de règles à respecter pour qu’une comparaison soit pertinente. Je ne m’y étend pas ici, mais y reviendrais sans doute à un moment ou à un autre. Bibliographie indicative : [1] A. Trémoulinas, Sociologie des changements sociaux, 2006 [2] E. Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique, 1895 [3] H. Becker, Outsiders. Etudes de sociologie de la déviance, 1963 [4] W. Whyte, Street Corner Society. La structure sociale d’un quartier italo-américain, 1943 [5] L. Mucchielli, « L’évolution de la délinquance juvénile en France (1980-2000) », Sociétés contemporaines, 2004 [6] L. Mucchielli, Violences et insécurité. Fantasme et réalité dans le débat français, 2002 [7] F. Jobard, « Sociologie politique de la racaille », in H. Lagrange, M. Oberti, Emeutes urbaines et Protestation¸2006. [8] E. Durkheim, Le suicide. Etude de sociologie, 1897 [9] M. Wieviorka, La violence, 2000 [10] S. Beaud, 80% au bac… et après ?, 2003 [11] N. Elias, La dynamique de l’Occident, 1939. [12] N. Elias, La civilisation des moeurs, 1939 [13] F. de Singly, Sociologie de la famille contemporaine, p.16-24, 1993 Pour aller plus loin : L. Mucchielli, Violences et insécurité. Fantasme et réalité dans le débat français, 2002 S. Roché, Sociologie politique de l’insécurité, 2004« J’avais dans les douze ans quand j’ai eu ma première bagarre. Mon frère avait deux ans de plus que moi. Il s’était disputé avec un gamin de ma taille. Il m’a dit : « il est petit pour moi. Il est pour toi ». Au début, j’en avais pas envie, mais finalement, je me suis bagarré avec lui. Et je l’ai tabassé. Après ça, je me suis dit que je me défendais plutôt bien. »
« L’observation de l’évolution de la délinquance par tranches d’âge des personnes condamnées n’a pas confirmé la thèse d’un rajeunissement des délinquants, elle a plutôt souligné la concentration des crimes et délits entre 18 et 25 ans, et même dans certains cas, son maintien plus tardif »