Sexe, marchés et jeux vidéo

Sur le blog Sociological Images, un post s'intéresse à l'inflation poitrinaire de certaines héroïnes de jeux vidéo (pour voir l'image, cliquez sur "lire la suite", bande de pervers). On pourrait en conclure à un sexisme très fort dans les jeux vidéo. Mais alors comment expliquer que ce même univers ait pu fournir quelques exemples d'héroïnes féminines beaucoup plus "positives" ? Pour le comprendre, il faut se pencher sur l'organisation du marché (attention : ce qui est après le saut est No Safe for Work comme disent les anglo-saxons).


Si l'image ci-dessus peut avoir quelque chose de frappant, je doute pour autant qu'elle représente une transformation récente ou même une simple évolution dans le (plus si) petit univers des jeux vidéo. La mise en avant de personnages féminins plus ou moins sexualisés n'est pas franchement nouveau, et pourrait être considéré en la matière comme une tendance lourde. Il faudrait sans doute faire quelques statistiques, objectiver un peu tout cela, mais reconnaissons qu'il y a peu d'indices qui laissent à penser que ce soit là un phénomène récent.

On pourrait donc penser que le monde des jeux vidéo est un univers sexiste où le corps des femmes est exploité afin de séduire une audience que l'on suppose à la fois masculine et hétérosexuelle - les sociologues américains parlent d'hétéronormativité, une notion plus rare dans la littérature française (et c'est bien dommage). Mais quand on y pense, les jeux vidéo mettent également en avant des personnages féminins forts, assez éloignés des stéréotypes de passivité trop souvent attaché aux femmes. Il y a certes un bon lot de princesses à sauver, mais même des "enlevées" professionnelles comme Peach ou Zelda ont pu être mise en scène de façon plus "musclée" : dans la série des Super Smash Bros, par exemple, elles maravent graves des tronches.

Il est très difficile de trouver une image des deux personnages en train de combattre (pour la source de celle-ci, cliquez). On essayera de comprendre pourquoi plus loin dans le billet.

Evidemment, Peach ne nous épargne la rositude et les poses stéréotypes - jusqu'aux coups de poêle à frire assénés sur la tête de l'adversaire... Zelda a aussi tendance à prendre une place de plus en plus active dans sa série : de simple "objet à sauver à la fin du palais" dans les premiers, elle est devenu guide du héros (travestie, certes, en homme) dans Ocarina of Time ou chef d'un bateau pirate qui ne s'en laisse pas compter dans The Wind Waker.

Mais d'autres personnages évitent même ces stéréotypes. L'exemple le plus fameux est celui de Lara Croft : une archéologue qui crapahute joyeusement dans la jungle, flingue des espèces en voie de disparition à tout va, court, saute, résout des énigmes, et renverrait volontiers Indiana Jones au rang de petit rigolo avec un fouet. On me dira qu'elle porte un mini-short et a une poitrine généreuse. Certes. Mais le mini-short peut sans doute se justifier quand on se balade dans des zones tropicales. Et vue les stéréotypes attachés aux femmes poitrinairement avantagées, le fait que le joueur ne la contrôle ni pour se dégoter un mec, ni pour choisir une trente-sixième paire de talons aiguilles, c'est déjà pas mal.

Sans doute certains lecteurs se disent-ils, à ce stade, que je délire : considérer Lara Croft comme un personnage féministe ! Pourtant, dans le cadre du jeu, elle en a certains aspects. Dans le cadre du jeu. C'est ça qui est important. Parce que lorsque les médias mainstram se sont penchés (massivement qui plus est) sur le personnage, c'est ce genre d'image qui a été utilisé et diffusé :


Voici une Lara Croft ramenée au statut de simple mannequin de mode. Si les médias mainstream ont été très intéressés par le physique du personnage, ils ont été beaucoup moins empressés de se souvenir que pour être archéologue, il faut en avoir dans le ciboulot. Plus encore, l'attitude donnée au personnage dans ces représentations est beaucoup plus "sensible", ici avec un petit côté craintif : exit, donc, le côté aventurier et volontaire !

Pour m'en référer toujours à Howard Becker et à ses mondes de l'art, pour sortir du monde du jeu vidéo et s'intégrer à celui des médias de plus grandes audiences - le premier Tomb Raider date de 1997 rappelons-le - il a fallut se plier aux conventions de ceux-ci, aux règles et aux attendus de ceux qui peuvent contrôler l'accès des biens culturels à un public plus large : journalistes, presse, etc. Et ceux-ci ont été attiré et ont diffusé des images respectant les canons de la photo de mode et de la présentation sexualisé des femmes dans la presse, y compris la passivité des attitudes. Première leçon donc : l'exploitation du corps des femmes à des fins promotionnelles n'a pas à voir seulement avec une force "naturelle" de la sexualité sur les comportements d'achat, mais sur l'existence d'une structure et d'un système d'attentes de telles représentations dans le marché des biens culturels.

Ce n'est pas le cas seulement pour Lara Croft. Pensons au personnage de Dora l'exploratrice. Certes la série peut sembler irritante d'un point de vue adulte avec son univers sucré, ses chansons simplistes et sa façon de s'adresser au spectateur. Il n'en reste pas moins que c'est l'un des seuls personnages féminins destinés aux enfants qui ne soit pas ultra-féminisé : pas de talons hauts, pas de petites jupes ou de piercing au nombril, pas d'intérêt pour la mode et les frivolités, mais un look adapté à son activité principale - l'exploration - dans laquelle elle n'a rien à envier aux hommes. Franchement, à choisir entre ça et certaines autres séries, je sais ce que je préférerais que mes futures filles regardent... (de toutes façons, je leur lirais La Huitième Fille de Pratchett, elles apprendront vite). Pourtant combien de fois les médias ont-ils mis l'accent sur ce côté finalement assez féministe de Dora ? Une fois de plus, ce sont les jouets et les autres produits dérivés qui, pour attirer l'attention, ont dû se plier aux normes du sexisme.

Mais on peut aller plus loin. Regardons donc ce qui arrive à une autre héroïne du monde des jeux vidéo, pour le coup beaucoup plus ancienne que Lara Croft : j'ai nommé Samus Aran, héroïne de la série Metroid, peut-être l'une des figures les plus anciennement féministes en la matière. Samus est une chasseuse de prime de l'espace qui met régulièrement ses services à la disposition d'un gouvernement galactique en lutte contre les inquiétants Pirates de l'espace autour d'une race extraterrestres - les metroids - à exploiter à des fins militaires quand Samus serait plutôt prête à se débarrasser de cette menace. On le voit, on est très loin de Léa Passion Talons Aiguilles. D'ailleurs son apparence ne laisse aucun doute là-dessus : Samus n'est pas là pour la gaudriole. Voyez plutôt.


La série, d'ailleurs, s'abstient généralement de jouer sur la féminité de son héroïne. Celle-ci constituait une surprise dans le premier épisode de la série (sur NES), le joueur ne découvrant que dans une séquence finale où il fallait avancer sans l'armure, que le personnage qu'il contrôlait depuis le début était en fait une femme - ce qui interrogeait de façon très intéressante nos présupposés en la matière, puisque nous avons en effet tendance à penser qu'un personnage principal est, par défaut, un homme. Mais par la suite, il n'a pas été question de mettre en scène de façon caricaturale sa féminité : certains personnages l'appellent affectueusement "young lady" ou "princess" sans que cela ne conduisent à une dévalorisation puisqu'on la voit parler d'égale à égal avec eux, voire avec une position supérieure ; on ne lui a pas adjoint un petit copain ou un amoureux auquel elle serait prête à sacrifier sa vie de chasseuses de prime est son indépendance ; dans tous les épisodes, elle est le moteur de l'action et se caractérise par son sang-froid et son courage, pas par ses émotions "hystériques" (ce que Nintendo avait pourtant fait dans Super Princess Peach où les émotions de celles-ci, comme sa tendance à pleurer, étaient ses armes - image ci-dessous).


Certes, on me dira que, dans les premiers épisodes (en gros avant le passage à la 3D), Samus apparaissait en bikini dans les génériques de fin, pour peu que le joueur réalise certains objectifs (comme parvenir à la fin dans un temps donné), ce qui pouvait laisser penser qu'elle était une "récompense". Mais c'est assez secondaire par rapport à l'ensemble de la série. Et il faut remettre les choses dans leur contexte : je me souviens avoir toujours eu, à l'époque, une vraie attente vis-à-vis des scènes finales des jeux, espérant y voir, comme récompense, des images d'une qualité graphique supérieure à l'ensemble du jeu indépendamment de leurs contenus.

Mais ce personnage a fait l'objet de réappropriation de la part des joueurs. En tapant "Samus Aran" sous Google Image, on peut en voir un exemple très concret.

Ici, j'ai simplement tapé "Samus" (cliquez pour voir en plus grand).

Bon nombre des résultats sont des "fan-art", c'est-à-dire dans le jargon de la pop-culture, des dessins réalisés par des fans dans une perspective à la fois d'hommage et d'appropriation - les personnages pouvant être mis en scène dans des situations qui n'existent pas dans les œuvres originales. Concernant Samus, ceux-ci sont assez parlant. Reprenant parfois le personnage version "zero suit" (sans armure) tel qu'il apparaît à la fin de Samus Zero Mission (remake sur GameBoy Advance du premier jeu sur NES) et dans Super Smash Bros Brawl, parfois avec son armure, beaucoup de ces fan-art consistent en des "féminisation" d'une héroïne visiblement insuffisamment stéréotypés au goût des joueurs. Qu'on en juge :


On retrouve, comme chez Lara Croft, la même adaptation des poses des mannequins, identifiées comme typiquement féminines. Au visage souvent austère et grave que présente Samus dans la plupart des épisodes - il s'agit d'une orpheline qui consacre sa vie au combat et à la violence, elle n'a de toutes évidences que peu l'occasion de se bidonner franchement - est substitué un air beaucoup plus avenant et séducteur, recherchant visiblement le regard d'un spectateur, probablement masculin. D'autres images transforment certaines de ses caractéristiques les plus guerrières en arguments érotiques :


Pour les ignares qui n'ont jamais joué à un Metroid, il faut savoir que l'armure de Samus lui permet de se réduire en boule ("morphball" dans le jeu) et ainsi d'accéder à des lieux difficiles d'accès ou de déposer des bombes dévastatrices. Ici, c'est juste une occasion de spéculer sur sa vie sexuelle. D'autres choses existent avec son armure, qui se trouve elle aussi pouvoir être sexualisée.

D'autres représentations sont plus radicales encore dans la sexualisation - et je n'ai pas voulut aller voir ce qui se passe sur des sites plus particulièrement pornographiques... En se tenant à une simple recherche sur Google, on trouve déjà plusieurs situations où elle apparaît attachée et ligotée (un parallèle à faire avec Fantômette ?).

Image trouvée ici : évidemment, pour montrer qu'elle est l'une des "filles les plus sexy", il faut la montrer comme ça...

Ce dernier cas est particulièrement éclairant. Samus apparaît incontestablement comme un personnage féminin fort, ayant même des caractères généralement attribués au masculin (le courage, la détermination, un certain refus des règles, une forte indépendance). Par certains aspects, on pourrait la juger comme "dominante". Mais ce n'est apparemment pas cet aspect qui est érotisée. Au contraire, c'est précisément par une re-féminisation, une "mise à sa place" en d'autres termes, que les "fans" (je met les guillemets parce que je trouve ce traitement d'un aussi beau personnage très décevant) se la réapproprient. Pour qu'elle puisse être classée parmi les "héroïnes les plus sexy", il faut qu'elle soit attachée : une femme ne peut pas être active et sexy à la fois...

Voilà donc une deuxième leçon : la sexualisation des héroïnes n'est pas seulement le fait des producteurs de jeux vidéo ou des médias qui les entourent, mais également du public lui-même et de la façon dont il reçoit les biens qui lui sont proposés.

Essayons maintenant de répondre à cette question : pourquoi utiliser la sexualité (celle des femmes donc) pour vendre des jeux vidéo ? Sur Sociological Images, l'explication est la suivante : c'est un moyen d'attirer le regard dans le flux continu de publicité que reçoit chaque jour le spectateur moyen. C'est donc la concurrence entre les différents produits - et la structure du marché - qui explique ce recours au sexe. Mais voilà : pourquoi recourir à cela et pas à autre chose ? Pourquoi ce choix particulier ? On pourrait passer par l'humour, par la violence - j'avais déjà analysé l'utilisation de la violence dans les jeux vidéo ici - ou autre chose.

Pour le comprendre, je pense qu'il faut regarder le marché du jeu vidéo d'un œil sociologique. Cela signifie qu'il ne faut pas penser le marché comme la simple rencontre d'un offreur et d'un demandeur le temps d'un échange - ou ici la tentative de séduction d'un acheteur isolé par l'usage d'une imagerie sexuelle - mais tenir compte des relations qui peuvent exister entre les différents offreurs d'un côté, les différents demandeurs de l'autre, et entre les uns et les autres. Sur le marché du jeu vidéo, les biens font l'objet, une fois distribués, d'une intense circulation entre demandeurs. Ils sont objets de discussions et supports de relations : on joue ensemble, on se rassemble entre fans, on discute. Ces relations contribuent à reconstruire sans cesse le sens des biens : comme ces relations se sont historiquement d'abord établies entre garçons - pour toutes sortes de raisons sur lesquelles il serait trop long de revenir ici - elles sont un terreau favorable à la sexualisation illustrée par le cas de Samus Aran.

Cette circulation des biens culturels ne demeure pas silencieuse. Elle s'exprime au contraire de différentes façons, se donne à voir, et ce de plus en plus via Internet qui contribue à la rendre publique. Les producteurs peuvent facilement l'observer. Il faut ainsi tenir compte de la façon dont les offreurs prennent connaissance de la demande. Dans le cas des jeux vidéo, il serait intéressant d'étudier ce qui se passe dans les nombreux salons de jeux où il semble bien exister une ségrégation sexuelle relativement marquée, puisque les femmes y apparaissent, au moins dans les compte-rendus fait par la presse, essentiellement comme danseuses ou potiches aguicheuses, tandis que les hommes pourraient bien être sur-représentés dans les visiteurs et les journalistes (je ne parle même pas des équipes de production, de promotion et de distribution).

C'est donc là, dans l'ensemble du fonctionnement du marché, que peut se trouver l'origine du sexisme dans les jeux vidéo et de son maintien. Les joueurs, loin d'être les consommateurs passifs d'une imagerie venus d'en haut, y contribuent activement. Tout comme l'ensemble des médias, y compris les plus mainstream, y compris, peut-être, ceux dont on pourrait attendre une plus grande vigilance en la matière - combien de magazines grand public ont consacré des pages à une Lara Croft érotisée ? Loin donc de se limiter à un évènement isolé ou à la dérive d'une industrie prête à tout même à l'exploitation du corps des femmes pour maximiser ses profits, le sexisme dans les jeux vidéo devrait nous faire réfléchir tous à ce que nous faisons et à la façon dont nous y contribuons.
Bookmark and Share

Read More...

Le président de l'UNI ne sait pas lire

Cela faisait un petit moment que je n'avais pas relayé les tribulations de la discipline que j'enseigne, ces bonnes vieilles sciences économiques et sociales. Le débat s'était en effet re-déplacé pour se faire entre enseignants et, à quelques occasions, entre chercheurs, ce qui me semblait plus sain, sans que je sois pour autant toujours d'accord avec la façon dont les choses se déroulait. C'est donc un nouveau post de Olivier Vial, président de l'UNI, le syndicat de droite des étudiants, qui me pousse à remettre le couvert. Parce que une fois de plus, quelqu'un dont la compétence est si basse qu'il n'est même pas fichu de lire un programme s'imagine que les sciences sociales ne devraient être qu'une validation de ses propres opinions politiques.

Je ne vais pas discuter des orientations politiques de l'UNI ou d'Olivier Vial. Celui-ci est de droite et visiblement libéral et le revendique, et c'est très bien. En tant que président d'un syndicat, c'est son rôle. Mais en tant que président d'un syndicat d'étudiants, on pourrait s'attendre également de sa part à un minimum de rigueur et de sérieux, surtout dans l'étude d'un texte. Et c'est là que le bât blesse.

Son post se veut un hommage aux nouveaux programmes de Terminale qui viennent d'être mis à la consultation (et que l'on pourra trouver ici). Le problème, c'est qu'il ne les a ni lu ni compris. Et c'est bien naturel puisque, contrairement à ce que semble passer Olivier Vial, les sciences économiques et sociales demandent des compétences spécifiques - en économie et en sociologie - et qu'il ne suffit pas d'avoir un vague intérêt pour la chose publique pour pouvoir en dire quelque chose. Surtout quand, visiblement, on ne sait pas lire.

Lisons donc le début de son post :

La consultation nationale sur les programmes scolaires pour la classe de terminale des séries générales a débuté depuis le début [on appréciera, par ailleurs, la qualité de la rédaction] de cette semaine. Des programmes de SES (Sciences économiques et sociales) allégés en Marx et débarrassés des "bourdieuseries" superflues : voilà ce que devraient étudier les lycéens français à la rentrée 2012.

Il y a quelques années, dans une "grande école au coeur de l'université" où j'ai eu l'honneur d'user mes fonds de culotte, un fameux enseignant de la Maison(TM) avait l'habitude de donner le conseil suivant aux étudiants qui, en début d'année, venaient lui demander comment mener à bien des démarches clairement expliqués dans nombre de papiers à leur disposition : "1) Apprendre à lire ; 2) Lire ; 3) Comprendre l'information". Je voudrais aujourd'hui conseiller à l'étudiant Vial de suivre la même démarche. En effet voici ce que l'on peut lire dans le programme de Terminale dont il pense, naïvement, faire l'éloge du libéralisme :

On présentera les théories des classes et de la stratification sociale dans la tradition sociologique (Marx, Weber) et on s’interrogera sur leur pertinence pour rendre compte de la structuration sociale des sociétés contemporaines.

On le voit Marx est cité. Plus que cela, il est l'un des seuls auteurs explicitement cité dans ce programme. "Allégé en Marx" ? Soyons sérieux. Les anciens programmes convoquaient également Marx, sans le citer, dans le programme d'enseignement obligatoire de première à propos des classes sociales. Certes, la spécialité de terminale où Marx était étudié en tant que tel, toujours à propos des classes sociales d'ailleurs, disparaît. Mais on y étudiait aussi d'autres auteurs classiques, comme Adam Smith ou David Ricardo, auxquels je mettrais ma main à couper qu'Olivier Vial ferait les yeux doux.

Débarrassé des "bourdieuseries" nous dit également Olivier Vial. S'il connaissait un peu la sociologie, il aurait vu que le chapitre sur la socialisation du programme de première conduira naturellement les enseignants à aborder les théories bourdieusiennes. Et dans le programme de Terminale - que M. Vial a la prétention de commenter, ne l'oublions pas - on peut lire ceci :

3.2 Les pratiques culturelles sont-elles déterminés socialement ? [question à laquelle tout enseignant répondra naturellement "oui" et consacrera le chapitre à spécifier ce que cela veut dire]
Après voir mis en évidence que les pratiques culturelles sont différenciées en fonction des milieux sociaux et qu'elles possèdent une légitimité inégale, on montrera que les préférences et comportements culturels peuvent être éclectiques. On expliquera l'existence de profils culturels dissonants à partir de la pluralité des expériences de socialisations des individus

Que contient ce passage ? Le début du paragraphe est une référence transparente au modèle de la légitimité culturelle... développé par un certain Pierre Bourdieu en 1979 dans La distinction. La fin renvoie de toute évidence (entre autre mais particulièrement) aux travers de Bernard Lahire qui se revendique de Bourdieu et cherche à aménager le dit modèle sans lui faire perdre de sa force. Élève Vial : "quand on sait pas, on dit pas".

Mais ce n'est pas tout. Plus loin, commentant une contre-proposition certes peu enthousiasmante (mais pour de toutes autres raisons que celle qu'il avance) de programme diffusée par l'APSES, Olivier Vial se lamente de la place accordée aux conflits sociaux comme moteur du changement social - avec un argument aussi profond que de se plaindre que, quand il y a une grève, il ne peut pas prendre son train (c'est drôle d'ailleurs : c'est exactement ce que me disait Robert l'autre jour à l'apéro). Que n'a-t-il pas lu l'intitulé du point 2.2 de la partie sociologie du programme qu'il pense défendre : "La conflictualité sociale : pathologie, facteur de cohésion ou moteur du changement social ?"

Mais le plus grave ne se situe peut-être pas dans le manque de rigueur évident de l'élève Vial. Quand on prétend qu'il faut éviter le "café du commerce" - ce qu'il répète à propos du contre-programme de l'APSES -, on évite d'en faire : voir la remarque précédemment cité sur les grèves. Et surtout on se renseigne sur ce que sont les sciences sociales.

Car Olivier Vial "pense" - je met des guillemets pour bien marquer mes doutes quant à l'effectivité d'une telle action au moment de l'écriture de son post, je m'en explique plus loin - qu'il ne faut pas enseigner Marx ou Bourdieu. C'est qu'il ne sait pas que l'un comme l'autre ont produit des analyses et des travaux d'une grande qualité et qui sont utiles scientifiquement. Il se contente d'y voir une couleur politique qu'il faut abattre. Et on comprend bien la logique de son message : "débarrassons-nous enfin de tout ce qui est de gauche pour le remplacer par des idées de droite !". Mais non, cher Olivier Vial, les sciences sociales et les sciences économiques et sociales ne sont pas là pour valider votre opinion politique, aussi respectable soit-elle. Il y a certes des gens qui voudraient que les SES servent à défendre des valeurs "de gauche", et je les ai flingués avec la même force que je met à vous descendre lorsque j'en ai eu l'occasion. Parce que, que l'on veuille que les sciences sociales défendent le libéralisme ou qu'elles défendent la solidarité, on sera toujours déçu. Comme le disait Jean-Claude Passeron, les sciences sociales décevront toujours quelqu'un : révolutionnaire un jour, conservateur le lendemain.

On ne peut pas se permettre de rejeter le travail sociologique de Pierre Bourdieu au prétexte qu'il s'est engagé politiquement à gauche. Si vous le pensez, mon cher Olivier, c'est que vous êtes un idiot. Prenons donc le travail réalisé dans La distinction : vous aurez beau être de droite, vous ne pourrez pas faire autrement que de constater que les pratiques culturelles sont hiérarchisées et que cela produit et légitime des inégalités. Cela ne vous plaît pas ? Cette idée vous dérange ? Cela ne veut pas dire que c'est faux. Et le travail empirique de Pierre Bourdieu et de ceux qui l'ont suivit est là pour soutenir cette proposition. Max Weber disait, dans sa célèbre conférence sur le métier de savant, que l'un des vertu de la science était de nous obliger à accepter des idées qui nous déplaisent. C'est ainsi que les hommes ont dû accepter l'idée qu'ils descendaient du singe. C'est ainsi que même un homme de droite devrait être prêt à accepter l'idée que nous vivons dans une société de classe si les preuves que l'on apporte à cette idée sont suffisantes.

Autrement dit, si Marx et Bourdieu figurent dans ce programme, ce n'est ni parce que les SES sont de gauche, ni parce que le groupe d'expert n'a pas fait son travail. C'est parce que ce groupe est compétent et que les travaux de Bourdieu et de Marx sont d'un incontestable intérêt pour les sciences sociales.
Posons une dernière question en guise de conclusion : comment Olivier Vial en est-il venu à écrire un texte aussi manifestement mal informé et incompétent ? Outre sans doute un don personnel pour un tel exercice - il n'est pas le premier, souvenez-vous de Valérie Ségond - je fais l'hypothèse que l'on peut reconstituer ainsi le cheminement de sa pensée : "APSES = gauche, or APSES n'aime pas nouveau programme, donc nouveau programme = droite, droite = bien". Il ne me semblerait même pas totalement impossible qu'il y ait quelque chose comme "Social = gauche, donc Prof de sciences économiques et sociales = gauche". C'est en effet l'opposition de l'APSES qui a de toute évidente susciter le mauvais pamphlet du président de l'UNI. C'est tout le malheur des sciences économiques et sociales. Elles sont certes un enjeu citoyen dont chacun devrait s'inquiéter. Elles participent certes à la formation du citoyen qui, rappelons-le, est l'un des objectifs de l'ensemble du système éducatif français. Mais il est difficile pour certains de comprendre qu'elles ne peuvent correctement remplir cette mission que si elles conduisent à un mode de pensée scientifique sur la société et son économie, c'est-à-dire qu'elles nous conduisent à renoncer temporairement à nos convictions politiques pour accepter des idées qui nous déplaisent. Quitte à reprendre ensuite nos convictions, mieux armés et mieux informés. Mais tant que l'on ne voudra que soit enseigner que les idées qui politiquement nous brossent dans le sens du poil (et qui, nécessairement, défrisent l'autre bord politique), on sacrifiera l'ambition des sciences sociales sur l'autel de la paresse intellectuelle. C'est de cela dont le texte d'Olivier Vial est la métaphore.

Un dernier mot encore, sur ce fameux nouveau programme de terminale. Évidemment, je ne peux que regretter que la sociologie n'ait pas une place équivalente à celle de l'économie, tout en sachant que le groupe d'experts qui l'a rédigé n'est pour rien dans ce choix. Mais les thèmes choisis me semblent intéressants, en tout cas, ils sont peu différents de ce qui se faisait précédemment. Mon sentiment est plus celui d'un bon toilettage et d'une articulation plus marquée avec le programme de première (avec la reprise de certaines notions qui pourront donc être évaluées au bac). Rien qui ne soit honteux en tout cas à la première lecture. Sans doute des points à discuter sur certaines formulations ou certaines notions. Ce qui pourra se faire, je l'espère, lors de la consultation prévue. Pour cela, il ne faudrait pas que les lectures comme celles d'Olivier Vial, de quelques bords qu'elles soient, se multiplient. Celle-ci, plutôt que d'apporter un soutien à ce programme, risque bien de provoquer des réactions du même type de la part de ses adversaires politiques. Ce ne sera au profit de personne. Et certainement pas des élèves.
Bookmark and Share

Read More...

Misères de l'évolutionnisme

Après que j'ai twitté, récemment, un article s'en prenant sans ménagement à l'usage effréné de la psychologie évolutionniste et des neurosciences pour justifier tous les préjugés sexistes des années 50 - article que vous devriez aller lire immédaitement d'ailleurs - une petite discussion s'est engagée avec Alexandre Delaigue (que l'on ne présente plus). Il faut dire que j'avais utilisé les 140 signes pour dire le fond de ma pensée : "Amis psychologues évolutionnaires, faites-nous plaisir : reconvertissez-vous". Sans rediscuter ce jugement (qui est quand même plus profond que 90% de la production en psychologie), Alexandre a posé une autre question : pourquoi sommes-nous aussi friands d'une sorte d'essentialisme primaire ? Tentative de réponse.

Si vous ne connaissez xkcd, votre vie est triste

Posons le décor : la psychologie évolutionniste est une branche de la psychologie qui consiste à chercher à expliquer les comportements humains par le biais de la théorie de l'évolution. En un mot, l'hypothèse de départ est la suivante : puisque l'évolution est un phénomène très lent, certaines caractéristiques de la psychologie humaine ont fait l'objet d'une sélection à l'époque de nos ancêtres chasseurs-cueilleurs et se sont transmis jusqu'à nous. A partir de là, la recherche consiste à repérer des comportements qui soient suffisamment généraux et répandus chez un très grand nombre d'humains (si possible universels) et à montrer que ceux-ci constituaient un avantage du temps où les mammouths courraient encore joyeusement dans la nature en fête.

Un domaine essentiel de cette branche de la psychologie est bien évidemment celui des différences hommes-femmes. Cela donne des choses du genre : mais pourquoi les femmes sont-elles aussi douées pour faire du shopping ? Mais parce que leur ancêtres devaient choisir les bons fruits à manger voyons ! D'où cette capacité à chercher et à trouver qui les poussent à s'empoigner avec une violence au moins égale à celle d'un match PSG-OM dans les tribunes dès que Sonia Rykiel vend des trucs et des machins chez H&M (parole de vétéran). Vous croyez que je caricature ? Même pas. On trouve effectivement ce genre de chose mis à toutes les sauces aujourd'hui. L'article dont tout est parti donne des exemples bien gratinés.

Rajoutez à cela une bonne dose de "neuro"-quelque chose (mettez "neuro" quelque part et vous êtes sûr que vous aurez un chroniqueur de yahoo qui viendra vous poser des questions pour la une de son site) là-dedans, histoire d'expliquer qu'en fait hommes et femmes ont des capacités mentales différentes - c'est normal, c'est l'évolution, on vous dit - et vous avez une belle légitimation des toutes les inégalités entre hommes et femmes. Enfin, surtout celles en cours dans les années 50 aux Etats-Unis : il semble en effet que la femme à la maison à torcher les gosses et l'homme qui se la joue "sugar daddy", ce soit le top du top de l'évolution, le plus haut point que l'on pouvait atteindre et vers lequel tendait toute l'histoire de l'humanité.

On me dira peut-être que c'est la lecture qu'en fait la presse et que les études ne sont pas aussi caricaturales. Pourtant, l'article en question soulève de gros problèmes de méthodologie. On peut aussi se reporter à ce post sur Sociological Images où l'on apprend qu'une recherche censée avoir démontré que le cerveau des bébés garçons étaient différents de celui des bébés filles a complètement sur-interprété les résultats : d'une petite différence statistique, sur laquelle il faudrait s'interroger en terme de significativité, on construit une opposition totale et binaire.

Bref. Le fait est que ce type de recherche jouit d'une audience médiatique qui ferait rêver la plupart des chercheurs dans les sciences humaines et sociales. En fait, il y a relativement peu de façons d'attirer plus l'œil médiatique : je pense que ça se classe quelque part entre les études sur les bienfaits du chocolat et les robots. Comment expliquer la séduction exercé par cette évolutionnisme un brin simpliste - d'autant plus qu'il est incontestable que le traitement médiatique ajoute à la simplification originelle une couche supplémentaire d'essentialisme basique ?

Une première façon de répondre est de noter la cohérence de ces "conclusions" avec la perception la plus courante des hommes et des femmes malgré des décennies de féminisme plus ou moins affirmé, ainsi que les intérêts qu'elles protègent du point de vue des hommes : ce n'est pas pour rien que les sociologues américains utilisent si souvent le terme "patriarchie". Je ne vais pas re-documenter la façon dont toute la société ne cesse de nous répéter que garçons et filles sont non seulement différents mais en plus radicalement opposés. Reportez-vous à vos boîtes de céréales si vous avez des doutes. Ou regardez cette vidéo pour un nouveau soda light vendu aux Etats-Unis (qui devrait nous être épargné, contrairement à ce summun du bon goût que sont les publicités pour Coca Zéro) :



Mais il y a peut-être autre chose. Car la question est de savoir pourquoi ces explications naturalisantes, c'est-à-dire qui rapportent les différences de genre à des différences de nature, ont plus de succès que les explications qui se rapportent à la culture et aux institutions sociales. Pour essayer de le comprendre, reportons-nous à un article de Gérald Bronner consacré, justement, aux résistances au darwinisme. Cela peut sembler étonnant dans la mesure où il s'agit justement ici d'expliquer un tropisme pour celui-ci, mais ce sont dans les difficultés à bien saisir le sens même du darwinisme qui sont à l'origine des deux problèmes.

Bronner n'a pas voulut étudier les résistances les plus frontales au darwinisme, celles des religieux et des créationnismes (comme on dit de par chez moi : kif-kif bourricot), souvent prêtés avec un certain mépris aux Américains. Il s'est plutôt tourné vers l'Europe et vers des personnes qui, a priori, avaient plutôt tendance à adhérer aux thèses darwiniennes et à la science. Il a mené avec celles-ci des entretiens tournant autour de la résolution d'une petite énigme qu'il leur donnait à lire et pour laquelle les enquêtés devaient proposer des solutions. Voici l'énigme ainsi que sa solution :

« À l’état sauvage, certains éléphanteaux sont porteurs d’un gène qui prévient la formation des défenses. Les scientifiques ont constaté récemment que de plus en plus d’éléphanteaux naissaient porteurs de ce gène (ils n’auront donc pas de défenses devenus adultes). Comment expliquez cette situation ? »
En fait, ce mystère a été révélé et résolu par le professeur Zhang Li, zoologue à l’université de Pékin, qui a mené ses recherches depuis 1999 dans une réserve naturelle dans la région du sud-ouest de Xishuangbanna, où vivent les deux tiers des éléphants d’Asie chinois (la Chine est l’une de 160 nations qui ont signé un traité en 1989 interdisant le commerce de l’ivoire et des produits d’autres animaux en voie d’extinction ou menacés de l’être).
Les braconniers ne tuant pas les éléphants sans défenses (ceux-ci n’ont aucune valeur marchande pour eux), explique-t-il, ces mutants sont plus nombreux dans la population et le gène qui prévient la formation des défenses se propage parmi les éléphants. Alors que ce gène se trouve habituellement chez 2 à 5 % des éléphants d’Asie, on le trouve, à présent, chez 5 à 10 % de la population des éléphants Chinois. Cette « énigme », comme on le voit, peut être facilement résolue si l’on mobilise le programme darwinien.

Que ressort-il de cette enquête ? Peu de réponses vont dans le sens proposé par le darwinisme. Beaucoup d'enquêtés avancent, par exemple, que les défenses sont devenus inutiles aux éléphants et donc qu'ils s'en débarrassent. D'autres que, se sentant menacé par les chasseurs, les éléphants ont réagi en mutant et en faisant disparaître leurs défenses. Bien que tout cela ne correspondent pas au darwinisme, les enquêtes sont souvent persuadé qu'ils mobilisent un argumentaire tout à fait scientifique :

Le plus fascinant est que les interviewés, en évoquant ces scénarios, soulignaient parfois qu’ils ne faisaient qu’exprimer « une théorie darwinienne », ce fut le cas pour près de 30 % d’entre eux. Un résultat qui serait plus important encore si l’on y intégrait les entretiens où la théorie darwinienne n’est pas explicitement convoquée, mais où le vocabulaire utilisé (sélection naturelle, évolution, etc.) y fait référence.

Bronner relève une nette attraction pour ce qu'il appelle le finalisme, c'est-à-dire les deux explications présentées ci-dessus. Elles ont pour point commun de prêter les transformations à une volonté ou à un objectif à réaliser, et non au hasard, aux conditions historiques particulières (l'activité des chasseurs), qui va conduire, sans que personne ne l'ait voulu, sans que rien n'ait décidé quoi que ce soit, vers la transformation de l'espèce. Une mutation intervient par hasard, et parce qu'elles se trouvent fonctionnelle, elle donne un avantage aux individus et donc se répand dans la population.

C'est qu'en fait le hasard n'est pas le bienvenue dans nos modes de raisonnement, du fait d'une mauvaise compréhension des statistiques et, ici, du rôle joué par la taille des échantillons. Nous avons tendance à rechercher une raison aux choses, une explication basé sur une volonté ou une finalité, comme si quelqu'un ou quelque chose savait vers où va le monde. Cette difficulté est à l'origine de la tendance au finalisme ici en Europe, et, de l'autre côté de l'Atlantique, elle sous-tend le néo-créationnisme/intelligent design/autre :

C'est bien le croisement de la fonctionnalité et du hasard qui paraît inadmissible au néo-créationniste (et au crypto-finaliste) : la nature est si bien faite, cela ne peut pas être le fait du hasard. À cette différence que ce n’est plus une mystérieuse cause finale qui est invoquée, mais une cause initiale. Lorsque les choses sont si bien adaptées les unes aux autres, ce ne peut être que la conséquence d’un plan, d’un dessein intelligent.

Revenons maintenant au succès de la psychologie évolutionniste. La préférence pour les explications qui se rapportent à une pré-programmation ancienne des individus s'appuie sur cette même tendance au finalisme : finalement, cela revient toujours à dire que, d'une façon ou d'une autre, la nature est toute de même bien faite, et que tout était prévu depuis le début. Des causes qui se rapporterait à des "accidents historiques", à la construction d'institutions, à l'action des hommes ici et maintenant, souvent sans coordination, la lente construction des inégalités au travers de quelques milliers de petits actes de socialisation, exercent une séduction moins importantes précisément parce qu'il est plus difficile d'y rattacher une volonté ou une finalité. Le succès médiatique de la psychologie évolutionniste s'explique sans doute par le fait que la compréhension commune de l'évolutionnisme et du darwinisme est elle-même déficiente. Misère de l'évolutionnisme dont le succès auprès du grand public repose sur un malentendu...

Comme Gérald Bronner le conclut, "le marché cognitif ne favorise pas toujours le vrai". Bien au contraire. Malgré l'élévation général du niveau de diplôme, malgré la diffusion de la connaissance, malgré les efforts quotidiens des enseignants, des erreurs de raisonnement persistent même auprès des personnes qui se pensent ou se disent attachés aux sciences - et je ne sais honnêtement pas ce que j'aurais répondu à l'entretien de Bronner si j'avais dû le passer avant d'avoir lu l'article... Et concernant la diffusion de la pensée et des explications sociologiques, qui est ici le vrai enjeu en matière de différences entre les genres, il faut bien dire que l'on ne fait peut-être pas tous les efforts nécessaires. Et si on commençait par donner plus de cours de sciences économiques et sociales au lycée ? Je dis ça, je dis rien...
Bookmark and Share

Read More...

Le retour des contradictions du capitalisme

Le Global Sociology Blog l'annonce : la guerre des classes est là et elle est globale. Les révoltes dans le monde arabe ont été déclenchées par les difficultés économiques présentes, à savoir le retour de la spéculation sur les denrées alimentaires et l'augmentation des prix qui en découle. Cette pression économique sur les individus se retrouve ailleurs, y compris dans la grogne anglaise contre l'austérité prônée par le gouvernement conservateur - et je ne parle même pas de la Grèce. Une révolution globale, ou même simplement dans les pays occidentaux, n'est sans doute pas à l'ordre du jour. Mais on peut au moins saisir l'occasion de repenser un peu aux contradictions du capitalisme.

Qu'est-ce que le capitalisme ? Comme j'ai déjà eu l'occasion de le discuter (les plus vigilants lecteurs auront noté que cette question fait partie de mes préoccupations récurrentes), le capitalisme est avant tout un monde de comportement. Plus qu'un ensemble d'institution, plus qu'une organisation économique, plus encore qu'une organisation sociale, il s'agit d'une façon de penser et de voir l'homme et le monde qui s'inscrit très profondément en nous. Voir les choses comme des marchandises, penser l'action humaine comme motivé avant tout par le profit, rechercher rationnellement la plus grande satisfaction possible : c'est tout cela qui est au cœur du capitalisme. Et si nous ne correspondant pas tous à cet homo oeconomicus que l'on voudrait nous faire croire universel et naturel, tout au moins avons-nous quelques difficultés à nous défaire totalement de ce mode de pensée.

Approcher le capitalisme de cette façon peut avoir quelque chose d'a priori étonnant : où sont les marchés, les entreprises et le capital lui-même que l'on attribue généralement à ce système économique ? En fait, tous ces éléments sont à la fois des émanations de cette mentalité de marché - l'entreprise capitaliste n'est que la mise en œuvre de la recherche rationnelle du profit maximum par exemple - et des institutions qui forment cette même mentalité - à force d'être pris dans des marchés, nous finissons par penser marché...

C'est donc que le contenu de cette mentalité et de ces évolutions est essentielle pour comprendre les évolutions du capitalisme. Les conceptions que l'on se donne à un moment donné des bons comportements amène à des comportements qui eux-mêmes modèlent le monde. Ainsi le sociologue américain Neil Fligstein a longuement soutenu que l'approche de la "shareholder value", c'est-à-dire les principes qui dictent aux entreprises de chercher à maximiser la valeur boursière que peuvent retirer leurs actionnaires, a été la principale force de transformation du capitalisme. Dans un article de 2007 écrit en collaboration avec Taekjin Shin, il tente de montrer comment cette théorie manageriale a transformé l'économie américaine entre 1984 et 2000. Sans entrer dans les détails de la démonstration, les auteurs parviennent à montrer que la mise en oeuvre des stratégies attachées à la shareholder value - fusions-acquisitions, plans sociaux, etc. - n'étaient pas tant des réponses cohérentes aux problèmes rencontrer par les entreprises et n'ont pas donné les résultats attendus. Pourquoi les poursuivre alors ?

Cela suggère que les fusions et les licenciements sont plutôt de nature rituelle et mimétique et ne produisent pas de résultats efficients. (Ma traduction)

Il s'agit donc avant tout d'une croyance : la mentalité de marché n'est pas donnée une fois pour toutes, elle est un produit historique dont le contenu évolue avec le temps. Dans les années 80 et 90, la shareholder valuer allait de soi... Et il semble bien qu'il en soit toujours ainsi aujourd'hui.

Elle ne fut pas sans conséquence pour autant. Fligstein et Shilt montre aussi que ces politiques ont conduit à l'introduction et au développement de l'informatique comme outils de travail dans les entreprises, en vue de réduire les coûts de main-d'œuvre. C'est là sans doute l'un des résultats les plus frappants : l'informatisation de l'économie n'était ni une continuation naturelle, ni la mise en œuvre efficace d'une innovation, mais est également lié aux incitations propres du business américain de l'époque. Elle n'est pas arrivée de l'extérieur pour s'imposer naturellement : l'informatique a profité d'un état d'esprit favorable à l'intérieur même des entreprises.

Mais une conclusion particulièrement intéressante de l'article réside dans la façon dont cette shareholder value a affecté la façon dont les travailleurs ont été considéré :

Nos résultats montrent que les efforts pour faire plus de profits se sont concentrés sur l'utilisation des fusions, des licenciements et de l'informatisation pour réorganiser et exclure la main-d'œuvre syndiquée. Les données suggèrent que les travailleurs ont très certainement été traité moins comme des parties prenantes (stakeholders) et plus comme des facteurs de production. (Ma traduction toujours)

La marchandisation du travail : vieux thème qui se retrouve aussi bien chez Marx que chez Polanyi. Les deux auteurs d'ailleurs concluent en précisant deux interprétations possibles - et non contradictoires - de leurs résultats : une inspirée de la théorie de l'agence plutôt optimiste, l'autre...

Une approche plus critique (peut-être plus marxiste) verrait cela et dirait que la théorie de la "shareholder value" est une forme de renouveau de la lutte des classes. Les propriétaires et les managers du capital ont décidé de briser systématiquement les syndicats et d'investir dans les ordinateurs en vue de faire des profits.

Comment ne pas penser dès lors aux contradictions du capitalisme que décrivait Marx ? Selon lui, l'accumulation du capital allait se heurter à un mur : en réduisant la part du travail dans la combinaison productive, elle ne pouvait conduire qu'à une "baisse tendancielle du taux de profit" qui emporterait le système. Sans reprendre cette idée qui s'appuie sur la théorie de la valeur travail, on peut noter que le capitalisme contemporain a effectivement eu pour conséquence de dé-qualifier et de désorganiser une partie importante du travail, la ravalant au rang de simple facteur de production.

Dans le même temps, le capitalisme a promis à tous un accomplissement dans le travail. C'est que pour répondre à la critique du travail déshumanisant des années 70, il a fallut que l'esprit du capitalisme, c'est-à-dire les justifications qui poussent les individus à adopter les comportements adéquats, se modifie : c'est ce qu'ont soutenu Luc Boltanski et Eve Chiapello dans Le nouvel esprit du capitalisme. Ils soulignaient par là la plasticité du capitalisme, sa capacité à intégrer les critiques qui lui sont faites pour continuer à se développer. Je me suis longtemps moi-même reposé sur une telle analyse. Il m'apparaît aujourd'hui plus clairement que, pour juste qu'elle soit, elle doit être compléter en soulignant les contradictions qui existent entre ces promesses qui ont permis de rendre le capitalisme légitime et la réalité de son extension. La distance entre les deux - promesses de démocratie, de liberté et d'accomplissement d'une part, réalité du creusement des inégalités, de l'accommodation avec les dictatures et de certaines formes d'aliénation d'autre part - est sans doute pour beaucoup dans le retour de cette lutte classe, à un niveau global qui plus est, que signale le Global Sociology Blog. Voilà les contradictions auxquelles le capitalisme doit aujourd'hui faire face.

Reste que l'avenir n'est pas forcément celui du grand soir. Car comme on l'aura compris, le capitalisme, parce qu'il est inscrit profondément dans les hommes eux-mêmes, ne souffre peut-être pas tant que ça de ses propres contradictions. Les protestataires ne souhaitent après tout pas forcément autre chose que la réalisation des promesses qui leur sont faites. Simmel l'avait bien compris : un conflit lie entre eux les belligérants, car ceux-ci doivent au moins être d'accord sur les enjeux de la lutte. La lutte des classes se fait donc entre des individus et des groupes qui, d'une façon ou d'une autre, sont profondément travaillés par le capitalisme. Si le capitalisme engendre des conflits, il n'est pas dit que ceux-ci soient forcément tournés contre sa propre logique. C'est peut-être cela qui fait sa force.
Bookmark and Share

Read More...

Politique des espaces publics : changer le monde par ses murs

La politique, dit-on, se donne pour objectif de transformer la société. Une expression bien générale, mais qui peut trouver une réalisation lorsqu'il s'agit de changer, tout au moins, un peu de la façon dont nous percevons les choses. C'est du moins ce que peut rendre visible quelques photos prises au Louvre.

Si le travail politique est essentiellement un travail sur les mots, c'est que les mots contribuent à faire le monde social. En politique, rien n'est plus réaliste que les querelles de mots. Mettre un mot pour un autre c'est changer la vision du monde social, et par là, contribuer à le transformer.

Voilà ce que disais Pierre Bourdieu dans une interview donnée à Libération en 1982. Difficile de ne pas lui donner raison : l'essentiel de l'activité politique consiste à s'affronter sur les mots, à tenter ou à parvenir à imposer un jeu de langage qui, en devenant la réalité politique du moment, entraînera les activités, les transformations, les réformes et les politiques publiques idoines. Parler d'émeutes ou de révolution, d'évènements ou de guerre, d'exclusion ou d'assistanat, de coût du travail, de pouvoir d'achat ou de salaire : rien de tout cela n'est neutre, bien au contraire.

On aurait tort cependant de faire résider l'essentiel de cette activité dans les prises de paroles publiques des hommes politiques. Les affiches politiques et leur slogan s'inscrivent totalement dans cette logique. Le "je lutte des classes" qui a connu un succès certain dans les dernières manifestations et qui pourrait bien se maintenir encore quelques temps en témoigne : c'est que les classes sociales, au-delà de leur réalité sociologique indéniable, sont aussi des constructions langagières qui ont besoin d'être construites et défendues par les acteurs qui veulent s'appuyer sur elles, contre les tentatives de ceux qui veulent les effacer au profit de l'individu en majesté. Mais il y a plus que les affiches : de simples informations peuvent prendre un tour bien politique. Lors d'une visite au Louvre, j'ai pu prendre cette photo (toujours de piètre qualité, je ne suis pas un grand photographe - cliquez pour la voir en plus grand) :


De simples travaux dans un musée - l'installation d'une arcade - deviennent, par la magie de l'affichage un morceau de la relance économique et d'une stratégie économique globale, courageusement menée par le gouvernement. Il s'agit, comme souvent, de "définir la situation" : par le biais de l'écrit, on transforme la signification des choses et on impose au passant une autre façon de voir les choses. Des travaux qui pourraient être ignorés, voire perçu comme une nuisance pour le visiteur du musée qui se voit privé d'une partie de la visite, sont ici parée d'une vertu économique incontestable. On ne s'excuse pas "de la gêne occasionnée", mais on affirme fièrement sa contribution au bien-être de tous. "L"Etat restaure votre patrimoine ! Projet soutenu par le plan de relance" dit le bas de l'affiche.


Cette pratique est courante, et n'est pas exclusive ou caractéristique de la politique gouvernementale actuelle : un peu plus tôt dans la journée, rue de Rivoli, j'ai pu voir que les murs de ce qui était la Samaritaine clamaient avec une égale fierté qu'avaient été créés pas moins de 2000 emplois... Mais le bus allait trop vite pour que je puisse comprendre qui il fallait remercier pour cela. Il me semble cependant que la municipalité de la capitale avait quelque chose à voir avec ce miracle.

C'est dire que la politique peut s'inscrire assez profondément dans l'espace public, ou, comme le dernier espace le suggère, dans l'espace urbain. Celui-ci peut contribuer à former notre perception du monde, des choses et des gens. Mais cette action de conformation des perceptions du monde n'est pas mécanique : parce qu'elle est politique, elle fait également l'objet d'une lutte. C'est ce que le street art a, finalement, très bien compris :

The people who run our cities don’t understand graffiti because they think nothing has the right to exist unless it makes a profit. The people who truly deface our neighborhoods are the companies that scrawl giant slogans across buildings and buses trying to make us feel inadequate unless we buy their stuff. Any advertisement in public space that gives you no choice whether you see it or not is yours, it belongs to you, it’s yours to take, rearrange and re-use. Asking for permission is like asking to keep a rock someone just threw at your head (Banksy dans Wall and Piece)




Reste qu'il ne faut pas exagérer la puissance de ce mode d'expression politique. Si les oeuvres de quelqu'un comme Banksy peuvent avoir un tant soit peu d'audience et, peut-être, d'influence, c'est en grande partie du fait de la qualité de sa performance : performance artistique, basée sur la rupture avec ce qui est attendu - ce dont témoigne la photo ci-dessus. Au contraire, l'affichage de la réforme apparaît de façon beaucoup plus normalisé. Alors que l'artiste s'appuie sur ce que Max Weber aurait considéré comme une attitude prophétique, dont le charisme vient briser les rets de la tradition et du monde allant de soi, l'expression politique normale vient d'une attitude plus proche de celle du prêtre, qui prêche une parole validé par l'institution qui le surplombe. Elle n'est pas forcément moins puissante, mais s'exprime de façon sans doute plus douce. Il faudrait enquêter plus avant pour savoir quels effets produisent effectivement ce genre d'affiche sur le public et les passants.

Une dernière question peut être soulevé : pourquoi afficher de cette façon la politique de relance économique ? On pourrait répondre que c'est pour garantir la réélection des dirigeants. Mais le jeu demeure dangereux : après tout, si la relance marche, cela se verra de façon concrète dans l'amélioration de l'économie, le retour de la croissance et la réduction du chômage, ce qui devrait suffire pour une réélection triomphante. Il se pourrait que cette affichage participe également de la légitimation des politiques économiques, qui serait en fait une condition de leur efficacité. Une politique de relance ne doit-elle pas commencer par changer le "climat des affaires" et pour cela changer la perception que l'on a de l'état du monde ? Dès lors, c'est peut-être là aussi, dans la rue et sur les murs, que se joue la réussite de la politique... Finalement pas si éloignée de la performance artistique : changer le monde par ses murs.
Bookmark and Share

Read More...

L'insoutenable légèreté des sentiments en politique

Depuis que la révolte a commencé à gronder en Tunisie puis en Egypte et bientôt ailleurs, il s'est trouvé un nombre grandissant de personne pour manifester leur solidarité avec les peuples en colère. En plus, ça tombe bien, l'indignation est à la mode, et chacun y va d'un drapeau tunisien comme avatar facebook ou de son petit commentaire plein d'espoir pour une libération prochaine des peuples opprimés. Une telle solidarité internationale pour tous ceux qui subissent le joug de dictatures ferait chaud au coeur... si seulement son caractère essentiellement émotionnel et, par là, obligatoire ne lui promettait pas une bien brève existence. Obligatoire l'émotion et l'indignation ? Malheureusement, oui.

Ce grand élan d'émotions et de sentiments de sympathie avec les peuples en lutte pourrait témoigner, au choix, de l'enracinement toujours profond de la démocratie et de la liberté dans le cœur des peuples occidentaux, de la perpétuelle "naissance" d'une société civile internationale et d'une solidarité mondiale entre les peuples, ou encore d'une solidarité internationale qui trouve son expression dans l'invitation à "marcher comme un égyptien"... Il y a pourtant de bonnes raisons de penser qu'il ne repose pas vraiment sur tout cela.

En effet, pouvons-nous ne pas ressentir cette émotion ? Pouvons-nous ne pas nous sentir solidaire de ceux qui souffrent ? La réponse est non. Nos émotions, quelles qu'elles soient, sont bien souvent obligatoires. C'est ce que disait Marcel Mauss en substance dans un texte de 1921 logiquement intitulé "l'expression obligatoire des sentiments" :

Ce ne sont pas seulement les pleurs, mais toutes sortes d'expressions orales des sentiments qui sont essentiellement, non pas des phénomènes exclusivement psychologiques, ou physiologiques, mais des phénomènes sociaux, marqués éminemment du signe de la non-spontanéité, et de l'obligation la plus parfaite.

Si vous participez à un enterrement, même sans être intimement lié au défunt, peut-être même sans le connaître, vous serez sans doute saisi également de tristesse. Pourquoi cela ? Tout d'abord, parce que ne pas manifester ce sentiment, ce serait enfreindre les règles implicites de la situations. Essayez de vous mêler à un cortège funéraire et de sourire tout le long, vous comprendrez rapidement de quoi je veux parler. Une simple indifférence n'est pas non plus envisageable, du moins sans le risque de quelques sanctions de la part de vos voisins.

Mais il y autre chose : il ne s'agit pas seulement de manifester de façon ostensible sa tristesse. Bien souvent, le sentiment n'est pas seulement feint, et il est également très sincèrement ressenti. C'est qu'il repose non pas sur une disposition individuelle, une sensibilité particulière à la situation, mais bien à tout un dispositif extérieur à l'individu et qui s'impose à lui. L'organisation du cortège, la signification culturelle des vêtements noirs, l'attitude des différents acteurs en présence : c'est tout cela qui nous conduit à ressentir, y compris de façon très profonde, le sentiment adéquat à la situation. Il en va de même dans d'autres situations : même le snob le plus réfractaire aux hordes de supporters aura quelques difficultés à ne pas ressentir un petit frissonnement au beau milieu d'un stade, et, si j'en crois cette excellente bd qu'est Logicomix, même un pacifiste comme Russel n'a pu réfréner quelques sentiments guerriers lorsque, en 1914, son pays rentra dans la première Guerre Mondiale.

Il en va de même pour les sentiments qui nous saisissent face à la souffrance et à la révolte dans d'autres pays. Aussi sincère soit-elle, et je ne doute pas que ceux qui ont changé leur avatar facebook avait alors la larme à l'œil, elle repose fondamentalement sur certains dispositifs qui nous amènent à ressentir l'émotion attendue. Le recours à des représentations collectives et puissantes, comme celle de la marianne révolutionnaire, font partie de ceux-ci - voir cette brillante analyse, à laquelle j'emprunte l'image ci-dessous. C'est très largement la façon dont on définit la situation qui nous conduit à ressentir enthousiasme, inquiétude, solidarité, etc.

(1) Couverture de l'Express, 19/01/2011: "La Révolution arabe" (photo: Joël saget/AFP). (2) Couverture du Nouvel Observateur, 20/01/2011: "Tunisie, l'espoir" (photo: Zoubeir Souissi/Reuters).

Mais ces sentiments obligatoires n'ont dès lors qu'une permanence toute relative : si le dispositifs qui les fait naître disparaît, ils sont promis au même sort. Réservés à des temps et des espaces sociaux particuliers, ils n'affectent pas l'ensemble de la vie des individus et, partant de là, n'entraîne pas forcément une mobilisation qui dépasse certains cadres bien définis et, surtout, certaines actions particulières. A savoir celles qui ont une visibilité suffisante pour que chacun voit combien on ressent l'émotion exigée. C'est bien ce que Marcel Mauss décrit dans son texte sur les rites funéraires australiens :

Et puis après cette explosion de chagrin et de colère, le camp, sauf peut-être quelques porteurs du deuil plus spécialement désignés, rentre dans le train-train de sa vie.

Il n'est pas étonnant que l'émotion et la solidarité prennent d'abord, dans le cas qui nous intéresse, des formes de manifestation publiques : le rassemblement, l'affichage envers les "amis" électroniques... Il faut montrer que l'on participe au mouvement. Une fois de plus, il ne s'agit pas de dire que ce sont là des pratiques purement ostentatoire, dénuées de toute sincérité et de toute authenticité. Au contraire, ceux et celles qui vont dans la rue sont sans doute on ne peut plus convaincu de ce qu'ils font - après tout, la pression sociale n'est pas si forte... Mais ce sentiment, enfermé dans une temporalité particulière, a peu de chances de déboucher sur des formes d'engagement plus marqué. Une fois les autres dispositifs générateurs de sentiments disparus ou remplacé par d'autres inquiétudes, il n'en restera probablement pas grand chose.

En soi, ce n'est pas forcément dramatique. Les peuples tunisiens et égyptiens peuvent très bien s'en sortir sans cela. Les révolutions, si elles ont toujours provoquées des réactions dans les autres pays - en un sens, elles étaient globales bien avant que le mot ne soit à la mode -, se sont parfois passés du soutien extérieur, et plus encore d'un simple sentiment de bienveillance de la part des autres peuples. Mais le risque existe que, passé le moment où les dispositifs d'émotions sont les plus forts, c'est-à-dire la phase la plus "chaude" de l'activité révolutionnaire et protestataire, le détournement des sentiments étrangers privent ces pays de l'attention qu'ils méritent...

On peut aussi en tirer une leçon plus générale au moment où, suite au succès de l'opuscule de Stéphane Hessel, l'incitation à "s'indigner" fait florès. Non pas que l'indignation soit mauvaise, mais comme toute émotion, elle risque bien de reposer avant tout sur certains dispositifs, dont Stéphane Hessel lui-même et ses écrits font partie. Aussi sincère puisse-t-elle être, elles peut être d'une insoutenable légèreté, du moins si l'on veut qu'elle débouche sur quelques changements d'importances. Passé le moment le plus fort - par exemple si la colère parvient à emporter la tête d'une ministre - le "business as usual" risque fort de reprendre le dessus. "Ne mettez pas tout vos espoirs dans les révolutions : elles finissent toujours par recommencer. C'est pour cela qu'on les appelle révolutions" dit Sam Vimes dans ce brillant roman qu'est Nigthwatch (ma traduction) : il est possible que personne n'ait mieux exprimé que cela que Terry Pratchett. On pourrait en dire autant de l'indignation, de l'émotion et des sentiments : ce ne sont là des armes politiques bien limitées tant dans leur durée que dans leur portée. Engagement et convictions... Il faudrait peut-être appelé à cela aussi.
Bookmark and Share

Read More...

Sociologue : un métier, pas une vague sensibilité

Lorsque j'ai appris par le twitter de @PierreLouisR que Jamel Debbouze avait été adoubé sociologue par cette institution incontestable qu'est Télérama, je me suis dit "il faudra que je fasse un billet là dessus". Mais c'est un petit jeune du monde des blogs - qui a quand même écrit le deuxième bouquin de sociologie que j'ai lu dans ma vie - qui m'a devancé : Pierre Mercklé dit, sur son blog, à peu près tout ce que j'avais envie de dire là-dessus. Sans doute mieux que moi en plus, puisqu'il a le bon goût de se payer Maffesoli dans la foulée. Donc j'en profite pour lui faire de la pub : qu'il rejoigne vos flux RSS !

Une petite citation quand même pour vous donner envie et pour souligner mon accord :

C’est donc d’abord un « coup » de Télérama, une accroche en couverture destinée à brosser le noyau dur de leur lectorat dans le sens du poil. C’est ensuite, peut-être, qu’il y a un autre usage possible du terme, que ce genre de manœuvres journalistiques ne peut qu’encourager : être « sociologue », ce n’est pas exercer un métier (faire des enquêtes, publier des ouvrages et des articles, enseigner…), c’est être doté de certaines qualités, d’une sensibilité… De la même façon qu’être « philosophe », c’est aussi être capable de relativiser, de faire la part des choses, ou bien être « psychologue » c’est comprendre les façons de penser des autres, alors être « sociologue » ce serait être sensible aux difficultés des autres, et être disposé à s’en indigner, pour reprendre un verbe en vogue…

Il faut bien souligner que c'est là le problème : être sociologue, c'est un métier, mais, trop souvent, c'est vu comme une vague sensibilité, un penchant ou quelque chose qui n'est pas vraiment rationalisable. Le problème est ancien : dans son Invitation à la sociologie, adressée en 1963 rien que ça, Peter Berger consacre les premières pages à dire ce que n'est pas le sociologue. Et il précise en premier lieu que ce n'est pas un "ami du genre humain" sensible à la douleur des autres et désireux de les aider, ni même un réformateur prompt à améliorer la société et le sort des plus faibles. Les sociologues peuvent être cela par ailleurs, mais ils ne le sont pas tous - certains ont été ou sont d'ardents conservateurs - et ce n'est pas cela qui fait d'eux des sociologues.

Pour autant, il faut être clair : cela ne veut pas dire que ce que fait et ce que dit Jamel Debbouze, qui n'a sans doute pas demandé qu'on lui colle cette étiquette, est dénuée de valeur. Ce qu'il peut dire de la banlieue n'est pas nécessairement faux - j'avoue que, peu sensible à l'humour des "humoristes", je n'ai qu'une très vague idée de ce qu'il peut bien raconter sur ce thème là ou sur d'autres. sa parole ou son expérience n'est pas "fausse" en soi. Simplement, être sociologue, c'est faire un peu plus que de dire des choses pertinentes : c'est tenter de prouver qu'elles le sont. La sociologie que j'aime lire - j'espère pouvoir dire un jour "que je fait" - ne se contente pas de dire des choses qui semblent pertinentes mais essaye aussi de prouver qu'elles le sont.

Le discours d'un humoriste ou de tout autre artiste a une valeur en soi : il interpelle, il mobilise, il met les individus face à leur contradiction. Pensons au premier sketch de Coluche : en disant "c'est l'histoire d'un mec... un mec normal... blanc, quoi", que faisait-il sinon nous mettre face à notre racisme ordinaire qui nous fait penser qu'un homme "normal" est forcément blanc et que les noirs présentent suffisamment de particularités pour changer le sens d'une blague ? Surtout en rajoutant par la suite "y'a des histoires, c'est plus rigolo si c'est un juif... et y'en a d'autres c'est plus rigolo sir c'est un belge"...



Il ne faisait pas œuvre de sociologie. Mais son propos avait une valeur propre dans la façon dont il pouvait et peut toujours dénoncer une situation ou une attitude, sans doute d'une façon plus efficace et plus étendue que ne pourrait le faire un travail de sociologie. Il en va peut-être pour Jamel Debbouze : on peut se demander quel intérêt il y a à rabattre un type de discours tout à fait honorable sur un autre. Et pourquoi nous avons autant de mal à reconnaître la valeur en soi de l'humour.
Bookmark and Share

Read More...

L'entretien d'embauche, bientôt une institution totale ?

Via le site actuchomage.org, on apprend que Pôle Emploi propose, en partenariat avec Ereel, un "fond de dotation au service de l'innovation en Europe" (c'est beau, j'en pleurerais), des formations pour les chômeuses afin de les aider à retrouver un emploi. Au programme : un rappel que l'entretien d'embauche est l'un des nombreux mécanismes de mise en conformité des corps et, peut-être, des âmes...

L'article d'actuchomage.org se concentre sur la question de l'origine de cette fondation et sur la question de la contribution supposée de telles formations à la lutte contre le chômage et pour le retour à l'emploi. Je vous laisse lire et vous faire une idée par vous même sur ces points. C'est plutôt les images proposées qui ont retenues mon attention. Voyez plutôt :



Ce sont les images tirés de l'article d'actuchômage.org. Elles sont visiblement tirées du site de Bureau d'Image, la principale entreprise participant à cette action (attention, le site lance automatiquement une très désagréable musique : quand on se prétend spécialiste de la communication, une telle faute de goût ne devrait pas être pardonnable). Elles donnent une bonne idée de ce en quoi consiste ces relooking pour trouver un emploi.

En effet, qu'arrive-t-il aux femmes qui se prêtent à ce jeu ? Et bien, visiblement, pour retrouver un emploi, on les pousse à se féminiser. Non pas qu'elles soient particulièrement masculines au premier abord, c'est-à-dire dans les photos "avant", mais il est clair que l'action que mène l'entreprise de relooking consiste à accentuer encore cette féminité. Que ce soit dans les vêtements, les coiffures, le maquillage (pas moins de deux entreprises de maquillage dans le programme proposée par Pôle Emploi)... et attitude. On le voit clairement dans les poses adoptées, sans doute à la demande du photographe et sous les conseils avisés des relookers, par les femmes en question : ce n'est pas seulement qu'elles sont plus souriantes ou plus "ouvertes", quoi que ce mot puisse bien vouloir dire, mais des yeux de biches en contre-plongée au dévoilement de l'épaule en passant par le buste en biais mains sur les hanches, on est bien dans un jeu plus proche de la séduction amoureuse, où la féminité se donne à voir souvent dans toute son ampleur. Le bandeau proposé par le site de Ereel sur la page présentant son "action" pour le relooking des chômeuses ne laisse d'ailleurs aucun doute là-dessus : on y voit la photo d'une jeune femme blonde sur-maquillé, les lèvres très rouges et les pieds nus posés sur la table. Une attitude qui n'a donc rien de "professionnel" mais tout de "féminin" dans ce que ce terme peut avoir de plus méprisant : frivolité et sexualisation. La photo ne déparaillerait pas dans un catalogue La Redoute ou sur la pochette d'un DVD porno.

Ce que l'on demande aux chômeuses va donc beaucoup plus loin que le simple souci d'une présentation de soi sans accroc : on les encourage à adopter toute une attitude et tout un rôle bien particulier, que l'on suppose être celui attendu par les recruteurs et les entreprises. Et ce rôle est sans ambages : c'est celui de femme. Non pas celui de professionnel.le, non pas celui de travailleur.se, non pas celui de futur.e employé.e, mais bien celui de femme. Et ce changement ne saurait visiblement être simplement plastique, se limiter au seul vêtement : la présence d'un psychologue dans l'action et les changements de gestuelles qui se laissent à voir au travers des photographies suggèrent clairement qu'il s'agit de prendre en charge l'ensemble de la personnalité de l'individu.

On comprend bien l'idée qu'il y a derrière : prendre soin de soi pour retrouver confiance en soi et devenir "entrepreneur de soi", capable, enfin, d'accéder à l'emploi tant désiré. Mais cette confiance à soi ne se fait visiblement qu'au travers d'une adhésion aux normes de genre : prendre soin de vous, mesdames, c'est vous maquiller pour être jolie pour l'homme qui vous embauchera... Et être "entrepreneur de soi" n'est jamais qu'une façon de reporter le poids du chômage sur un travers individuel - "vous ne faites pas assez d'efforts !" - plutôt que sur un enjeu collectif - "il n'y a pas assez d'emploi !". Revoilà le marteau de la responsabilité individuelle...

La procédure de l'entretien d'embauche, à laquelle prépare ce genre d'actions, sans doute plus nombreuses que cette simple actualité pourrait le laisser penser, joue donc ici un rôle particulièrement important. Elle ne se contente pas de sélectionner certains candidats, mais sert de prétexte à contrôler et à transformer ceux-ci dans des dimensions de leur personne qui dépasse le strict champ du travail. Pour retrouver du travail, dit-on à ces femmes, vous devez changer de personnalité : pas seulement avoir plus de compétences, pas seulement être plus professionnelle, pas seulement avoir plus de qualification ou une formation mieux adaptée, mais être plus féminine, plus jolie, plus femme... En période de chômage, l'entretien d'embauche et tout ce qui l'entoure semblent adopter certains traits de ce qu'Erving Goffman appelait les "institutions totales", celles qui se chargent de prendre en charge l'ensemble de la vie des individus au point de redéfinir toutes leurs personnalités.

Il n'est ici question que des femmes. Qu'en est-il des hommes ? Cette injonction au conformisme de genre ne concerne-t-elle que ces dames ou est-elle partagée au point que l'on demande aux hommes d'effacer ou d'abandonner les traits les plus "féminins" de leur apparence et de leur personnalité ? Je suis prêt à parier que oui. Même si la chose se fait sans doute avec moins de heurt, dans la mesure où l'adhésion au rôle viril est sans doute plus spontanée tant celui-ci peut sembler "naturel". Il n'est pas dit pour autant que le genre de transformation de soi qu'exigent les injonctions à être "entrepreneur de soi" soient moins lourdes à porter, quelque soit son genre.
Bookmark and Share

Read More...

Faut-il affamer les fonctionnaires ? Polanyi et les incitations "économiques"

Après que Christian Jacob, président du groupe UMP à l'Assemblée Nationale, ait invité à "réfléchir à l'embauche à vie des fonctionnaires", ce vieux serpent de mer a produit quelques remous. L'émission Du grain à moudre n'a pu par exemple s'empêcher d'évoquer cette question lors d'un numéro consacré à la précarité dans la fonction publique. Pourquoi cette remise en cause ? Toujours parce que ce serait là un gain d'efficacité pour les administrations. Un signe de plus, en fait, de l'emprise de ce que Karl Polanyi appelait le "sophisme économique".

Bien que Christian Jacob ait pu mettre en avant les possibilités de mobilité qu'offrirait une remise en cause du statut des fonctionnaires, l'écoute de l'émission de France Culture ne laisse aucun doute sur le fait que ce statut est avant tout critiqué parce qu'il met les fonctionnaires à l'abri de la perte de leur emploi, donc de la concurrence, donc des incitations à travailler, et les encourage donc sinon à la paresse au moins à une moindre efficacité que celle qu'un statut moins protecteur les obligerait à poursuivre. Ce point est on ne peut plus clair dans la remarque de Nicolas Lecaussin, le "libéral" de la confrontation médiatique, selon laquelle en France, 75% des jeunes veulent devenir fonctionnaires "plutôt qu'entrepreneurs".

Il y aurait long à dire sur l'interprétation générale de ce chiffre, si souvent avancé et si rarement sourcé. Pris comme un indicateur de la pussilanimité des Français à l'égard du capitalisme ou du marché (le fameux "mal français"), on pourrait tout aussi bien y lire la méconnaissance générale de la fonction publique : il faudrait quand même savoir quel poste veulent occuper ces "75%", car il n'est pas assuré que tous veuillent être, par exemple, enseignants en collège. Cela permettrait aussi de savoir si ce qui séduit n'est pas, peut-être, plus le sens prêté à certains emplois plutôt que leur sécurité. Bref, il faudrait en savoir un peu plus, à commencer par d'où vient ce chiffre... Autrement, il rejoint les nombreux faux arguments qui polluent longuement le débat public.

Toujours est-il qu'il ressort bien de son utilisation récurrente que, dans une certaine tradition de pensée, la sécurité de l'emploi que fournit le statut des fonctionnaires fait bien problème parce qu'elle conduirait à un fonctionnement inefficace des services publics. En l'absence du risque de perdre son emploi, l'organisation ne pourrait tout simplement pas être économiquement efficace. La dénonciation d'une inégalité "inacceptable" entre ceux qui sont soumis à ce risque et ceux qui y échappent va, d'une façon ou d'une autre, dans le même sens.

C'est donc que, dans cette perspective, il n'existe qu'une incitation économique : la faim. En effet, dans nos sociétés, ne pas avoir d'emploi signifie ne pas pouvoir se nourrir, ni d'ailleurs avoir accès à l'ensemble des biens que l'on juge socialement nécessaire à chacun, que ce soit le logement, les vêtements, les loisirs, etc. C'est par l'occupation d'un emploi que l'on gagne le droit de se procurer toutes ces choses. Même s'il existe des "filets de sécurité sociale", ceux-ci sont suffisamment ténus pour que la faim ne puisse être complètement satisfaite sans passer par la vente de son travail. La pauvreté, la peur de la faim et du dénuement : voilà quelle est la motivation essentielle qui guide nos comportements économiques.

En a-t-il toujours été ainsi ? A cette question, Karl Polanyi a répondu dans ses différents écrits (particulièrement ceux rassemblés dans ses Essais) de façon on ne peut plus claire : "non". La faim n'a pas toujours été la motivation économique essentielle. C'est l'une des caractéristiques de nos sociétés d'en avoir la seule incitation économique possible, à l'exclusion de toutes les autres. C'est cela qui en fait des "sociétés de marché", sociétés dont Polanyi espérait que la seconde Guerre Mondiale avait marqué l'effondrement. S'il avait vécu, pour paraphraser Brassens, la suite lui aurait montré que non.

Ce que soutient Polanyi sur la base d'une exploration historique et anthropologique des systèmes économiques primitifs - comprenons ici : "qui précèdent l'avènement du marché auto-régulateur dans l'Occident du XIXème siècle" - c'est que la faim n'a pas toujours été une incitation ou une motivation économique. Au contraire, dit-il, dans de nombreuses sociétés, la faim n'a pas existé. Du moins comme expérience individuelle : un individu ne pouvait avoir faim que si son groupe était lui-même dans la famine. Autrement, toutes sortes d'obligations obligeaient à s'occuper de ceux qui ne peuvent ou ne veulent travailler, de ceux qui ont faim, de ceux qui ne peuvent se procurer par eux-mêmes leur pitance. Cela a pu être, en Europe, l'obligation morale de laisser les pauvres prélever une partie des récoltes, obligation qui a finit par s'institutionnaliser dans les "lois sur les pauvres" dont Polanyi analyse la disparition dans l'Angleterre de la fin du XVIIIème siècle comme le début de la "société de marché". Cela ne veut pas dire que les bénéficiaires d'un tel système vivaient dans le luxe, mais tout au moins n'étaient-ils pas menacés par la faim et la mort. C'est donc le droit concret, pour ceux qui le souhaitent, de mener un mode de vie de leur choix - une idée centrale chez Polanyi et qui serait de nature, peut-être, à plaire à ceux qui se réclament du "libéralisme".

Mais alors pourquoi les gens travaillaient-ils ? Et bien pour d'autres motivations que la peur de la faim et son pendant la recherche du gain.

Mais qu'en est-il d'organisations sociales autres que l'économie de marché ? La faim et le gain sont-ils aussi liés aux activités productives qui conditionnent l'existence de la société en question ? La réponse à cette question est clairement négative. En général, on constate que l'organisation sociale de la production est telle que les motivations relevant de la faim et du gain ne sont pas sollicitées ; en effet, dans le cas où la peur de la faim est liée aux activités productives, cette motivation est mêoée à d'autres motivations importantes. Un tel mélange de motvations correspond à ce que nous désignons par le terme de motivations sociales : il s'agit du type d'incitation qui nous fait nous conformer à un comportement approuvée par la société. Un bref aperçu de l'histoire de la civilisation ne nous montre pas l'homme agissant au service de son intérêt individuel pour acquérir des biens matériels, mais plutôt pour assurer sa position, ses droits et ses avantages sociaux ("Faut-il croire au déterminisme économiques ?", Essais, p. 524).

Les motivations à travailler ne manquent pas de fait : acquérir ou garantir un certain statut social, se conformer à des normes et des valeurs, etc. De fait, ces motivations existent dans nos sociétés, et, à l'exclusion de certains cas bien particuliers, comme celui de certains traders effectivement motivé seulement par le gain et le gain toujours plus grand, la plupart des personnes ont des motivations relativement complexes de travailler. A la peur de la faim et à la recherche du gain s'ajoutent, souvent de façon dominante, d'autres motifs qui vont du simple plaisir pris à l'activité à laquelle on se livre aux considérations morales les plus diverses. Dans l'histoire, la reconnaissance que l'on peut obtenir n'est pas la moindre des incitations. Et les cas de fonctionnaires choisissant la désobéissance comme mode de lutte soulignent l'attachement de ceux-ci au contenu de leur emploi et non aux seuls gains qu'ils peuvent en tirer. Cela est également vrai dans le privé.

Cette dernière remarque nous conduit au sophisme économique que Karl Polanyi n'a cessé de dénoncer. Car pourquoi dans le privé les cas de désobéissance sont-ils sinon impossibles tout au moins rares ? Tout simplement parce que la faim est pour eux l'incitation dominante. Pas parce qu'elle est naturellement plus forte que les autres, mais parce que l'organisation sociale conduit à la rendre si forte. Le sophisme économique, c'est cette croyance selon laquelle l'organisation économique qui est la nôtre est l'organisation "naturelle", valable en tout temps et en tout lieu - un travers que les économistes ne sont jamais totalement parvenus à abandonner soit dit en passant. Nous avons eu tendance à penser que seule la faim et le gain sont les "vraies" incitations et les "vraies" motivations "économiques" et que toutes les autres ne sont, au mieux, qu'une vague idéologie posée sur des intérêts matériels (où l'on voit tout ce qui sépare Polanyi du marxisme). Et notre organisation économique est construite précisément sur cette croyance, de telle sorte qu'elle dévient "vraie" pour nous. C'est l'organisation de la faim, par la levée maximale des solidarités qui sauvegardaient chacun de cette menace, qui a fait des individus des travailleurs se portant sur un marché pour vendre leur travail. Et c'est ce marché qui a exclut les autres motivations du champ des possibles, qui leur a ôté une partie de leur force dans l'esprit des gens.

Revenons à la question de départ : celle du statut des fonctionnaires. On comprend rapidement qu'il peut exister d'autres motivations pour eux et que, plutôt que de vouloir substituer à celles-ci le motif de la faim, il serait tout aussi envisageable de les développer, par exemple en se posant la question de la reconnaissance du travail de chacun.

Mais on peut aller plus loin. La constitution de la faim comme seule "vraie" motivation économique s'est traduite pas la dévalorisation de fait des autres motifs d'action, des autres incitations. C'est à cette aune que les individus jugent de l'intérêt de travailler, prioritairement si ce n'est à l'exclusion de tout autre. Et cela est également vrai pour les fonctionnaires : eux aussi sont travaillé par le sophisme économique et peuvent se laisser aller à penser que leurs motivations en termes de gains, telles que celles-ci apparaissent sur le bas de leur feuille de paye, ne justifient pas tout leurs efforts. Dès lors, on peut conclure que c'est la transformation de nos sociétés en sociétés de marché qui provoque les problèmes que l'on propose de régler en l'étendant un peu plus...

Sans doute pourrait-on alors proposer de reprendre le problème à nouveau frais, et, plutôt que de discuter sur le maintien ou la suppression du statut des fonctionnaires, s'interroger sur la place du travail et sur ses motivations dans l'ensemble de la société. La précarisation des travailleurs, réelle dans la fonction publique par le biais des très nombreux substituts au fameux "statut", ne fait qu'étendre les motifs de la faim et du gains. Elle pousse les individus à ne rechercher rien d'autres dans leur travail qu'un échappatoire à la famine ou un bénéfice dont ils pourront jouir lors de leur loisir. En un mot, elle dévalorise avec assurance la "valeur travail" dont certains se gargarisent. Les entreprises qui savent combien l'implication des travailleurs est importantes feraient bien de réfléchir à ceci. Peut-être qu'elles parviendraient mieux à leurs objectifs s'ils usaient auprès de leurs travailleurs d'autres incitations de celles que nous nous obstinons à penser être les seules "économiques".
Bookmark and Share

Read More...

Aux sources de la culture geek

J'en parlais il y a quelques jours : le geek est devenu, depuis quelques années, une figure d'une force et d'une légitimité peu commune. A tel point qu'un film comme Kick-Ass a pu s'appuyer sur un renversement étonnant : remplacer le super-héros par le geek. D'autres exemples pourraient être cités, toujours est-il que la culture geek s'est largement diffusée. C'est en relisant Becker que j'ai trouvé un indice pour comprendre d'où elle vient.

Qui ne se dit pas geek aujourd'hui ? Le moindre possesseur d'un Iphone se revendique comme tel. Pour peu qu'il joue à World of Warcraft, il pourra tout aussi bien se présenter comme "ultra-geek". Et même les filles, longtemps exclues plus ou moins volontairement de cet univers (elles le sont toujours apparemment, comme en témoigne l'image ci-dessous, trouvée ici), s'y sont mises, soutenues par des magazines féminins trop heureux de pouvoir remplir des pages et des pages autour du néologisme "geekette" et des articles sur le thème "comment draguer avec un Iphone". Moi même, à cet aune-là, je peux me dire geek. Après tout, je lisais Pratchett à l'époque où certains néo-geeks kiffaient les Mini-Keums.


Les vrais geeks, ceux qui ont fait de l'informatique un mode de vie et qui lisaient The Lord of the Ring en VO avant que Peter Jackson ne rende ça trendy, s'énervent. Ne serait-ce que parce que les subtiles différences entre geeks, nerds et dorks (moi-même, je n'y ai jamais rien compris) sont systématiquement oubliées. C'est qu'ils formaient une véritable culture déviante, et se trouvent aujourd'hui en train d'être absorbés par ceux auxquels ils se sont toujours opposés. Voir des noobs reprendre - mal - leurs signes distinctifs, on peut comprendre que ça ait quelque chose d'irritant. Surtout lorsque Apple essaye de s'imposer comme le top de la geekitude, alors que les vrais pros ne jurent que par le PC que l'on peut bidouiller soi-même.

Mais d'où vient cette culture geek ? Où prend-t-elle ses racines ? Je voudrais avancer ici une hypothèse à partir de ce classique de la sociologie qu'est Outsiders. Dans le chapitre 5, Howard Becker étudie "la culture d'un groupe déviant", à savoir les "musiciens de danse" des années 50-60 aux Etats-Unis. En s'appuyant sur son expérience de terrain - il a lui même été musicien de jazz -, il identifie clairement une culture particulière, finalement pas si différente, dans son fonctionnement, de notre culture geek à nous. En particulier, ces musiciens font une différence claire entre eux et les "squares" (terme traduit dans l'édition française par "les caves"), à savoir ceux qui ne sont pas musiciens. Comment ne pas y voir un parallèle avec la façon dont les geeks surveillent avec attention les frontières de leur groupe ?

Mais qu'est-ce qui fait qu'il y a une unité de cette culture ? Pourquoi s'est-elle développée ? Parce que les musiciens de danse sont tous confrontés à des problèmes communs, et, en rentrant en interaction entre eux, développent donc des significations communes. Ces problèmes ont à voir avec la nature même de leur métier :

Les musiciens de danse [...] peuvent être définis simplement comme des personnes qui jouent de la musique populaire pour gagner de l'argent. Ils exercent un métier de service et les caractéristiques de la culture à laquelle ils participent découlent des problèmes communs à ces métiers. Ceux-ci se distinguent dans leur ensemble par le fait que leurs membres entretiennent un contact plus ou moins direct et personnel avec le consommateur final du produit de leur travail, le client auquel ils fournissent un service. En conséquence le client est à même de diriger le travailleur dans l'exécution de sa tâche, et de lui appliquer une gamme de sanctions diverses, qui va de la pression informelle à l'abandon de ses services.

Les métiers de service mettent en relation d'une part une personne dont l'activité à plein temps est centrée sur ce métier et dont la personnalité est plus ou moins profondément impliquée dans celui-ci, d'autre part, des personnes dont la relation à ce métier est beaucoup plus occasionnelle. Il est parfois inévitable que chaque partie se représente très différemment la manière dont le service doit être accompli. Les membres des métiers de service considèrent généralement que le client est incapable d'évaluer authentiquement le service qu'ils produisent et ils sont extrêmement irrités par les tentatives des clients pour contrôler leur travail. Il en résulte une hostilité latente et des conflits ; les méthodes de défense contre les ingérences extérieures deviennent une préoccupation des membres du métier, et une sous-culture se développe de cet ensemble de problème. (pp. 105-106)

Ces problèmes ne sont-ils pas aussi auxquels se confrontent ceux qui ont choisit de faire de l'informatique et du bidouillage quotidien de machines compliquées leur boulot ? Ce passage m'a immédiatement rappelé ce post sur le site The Oatmeal : intitulé "Comment un webdesigner va tout droit en affaire", il raconte de façon très précise un conflit du même type que celui des musiciens de danse, entre un webdesigner qui a une idée précise de ce qu'est un boulot bien fait, et un client qui a en visiblement une toute autre idée parce que, bien sûr, le rustre ne connaît rien à l'informatique. On pourrait presque ré-écrire le dialogue suivant entre deux musiciens en remplaçant "orchestre" par "logiciel" et "cave" par "noobs" (ou tout autre terme équivalent), et le mettre dans la bouche d'un geek, tout le monde y croirait :

Dick : "C'était la même chose quand je travaillais au club M. Tous les gars avec lesquels j'étais au collège venaient et adoraient l'orchestre... C'était un des pires orchestres avec lesquels j'ai travaillé et ils croyaient tous qu'il était excellent."
Joe : "Oh, bien sûr ! c'est qu'une bande de caves." (p. 114)

On peut aussi se reporter à ce post d'un autre spécialiste de l'informatique, le blogueur Kek qui réalise des sites web au travers de son entreprise Zanorg : il y raconte ses difficultés lorsqu'on lui demande de travailler en agence, alors qu'il préfère travailler de chez lui. Là encore, on retrouve l'indépendance du professionnel de l'informatique contre la bêtise et la lourdeur des clients, incapables de se servir convenablement d'un simple copié-collé ou, pire encore, tellement handicapés qu'ils en sont réduit à utiliser Apple plutôt que des vrais PC pour les vrais geeks qui veulent bidouiller plein de choses dans tous les sens.

Mon hypothèse est que la culture geek trouve là ses racines. A l'origine, l'informatique était une activité de mordus, souvent rassemblés sur des campus américains, qui ont donc pu définir leurs propres critères d'évaluations de ce qu'est un bon programme parce qu'ils étaient en interaction entre eux. Avec la diffusion de l'informatique, ils se sont trouvés confrontés, dans les entreprises et ailleurs, à des gens qui avaient des demandes toutes autres à adresser aux ordinateurs, et des critères d'évaluation différents. Ceux-ci rentrent en conflit avec ceux des informaticiens qui définissent une part importante de leur identité autour des réalisations informatiques. Il faut donc que ces derniers gèrent ce conflit, et la culture geek leur assure cette possibilité en dessinant un espace d'indépendance pour eux. Les connaissances pointues dans des domaines que certains considéreraient comme triviaux, par exemple la science-fiction, Star Trek ou autre, sont des moyens de manifester leur exceptionnalité par rapport au tout-venant qui leur impose cependant des façons précises de travailler. De la même façon que les musiciens de jazz racontaient, admiratifs, à Becker comment l'un des leurs avaient mis feu à une voiture juste pour s'amuser...

La comparaison entre un groupe d'artistes, les musiciens de danse, et les travailleurs de l'informatique ne devraient pas étonner. L'indépendance de l'artiste, ses capacités créatives, sa forte personnalité, son talent à s'insérer dans des projets où il apporte quelque chose de nouveaux, bref toute la représentation classique et un brin exagérée de son activité sont au coeur des principes de fonctionnement du capitalisme contemporain : on le sait depuis Boltanski et Chiapello, et j'en ai longuement parlé il y a déjà un petit moment. Dès lors, il n'est pas étonnant que la culture geek se diffuse : elle est profondément en accord avec le "nouvel esprit du capitalisme". Les hackers de tout poil ne se rendent peut-être pas toujours compte combien ils sont, au final, conformistes.

Le parallèle avec les musiciens de jazz peut être poussé un peu plus loin. Leur salut, "see you later, alligator", a fini par se diffuser largement au-delà de leurs frontières, tout comme l'expression "square", qui en est venue à désigner toute personne ennuyeuse ou "ringarde" (bien que le terme "ringard" soit lui-même devenu ringard). C'est ce qui arrive également aux geeks. De sous-culture déviante, regardée avec suspicion par les membres plus conformistes de la société mais aux excentricités tolérées à cause des services qu'ils rendent (jouer de la musique, faire des programmes informatiques), ils rejoignent peu à peu les rangs de la culture dominante. Ce fut ce qu'acheva de faire le rock dans le domaine de la musique. C'est peut-être ce qui attends les geeks. Pas sûr que ça leur plaise.
Bookmark and Share

Read More...

Résolutions sociologiques

Voici venu le temps des résolutions. La plupart du temps, celles-ci sont oubliées assez rapidement : c'est normal, en l'absence de soutien, la volonté individuelle est faible. Donc autant prendre des résolutions collectives. Tiens, pourquoi les sociologues ne prendraient-ils pas collectivement quelques bonnes résolutions ?

Résolution n°1 : ne pas faire de citations sans guillemets. Parce que ça amène pas mal de problèmes quand même. Hein, Ali ? Quoique, apparemment, pas tant que ça, et il faudrait peut-être prendre comme résolution de ne pas trop dénoncer ceux qui le font, parce que ça entraîne aussi des problèmes. Hein, Pierre ?

Pierre Dubois a raison de s'en prendre à ceux qui enfreignent les règles les plus élémentaires de l'honnêteté intellectuelle et réclament, en plus, un blanc-seing pour le faire. Je me permet de rappeler ici cette citation d'un économiste, un certain Jevons : "Un calme despotique est le triomphe de l'erreur. Dans la république des sciences, la sédition et même l'anarchie sont dans le long terme favorables au plus grand bonheur du plus grand nombre".

Résolution n°2 : Découlant directement de la résolution n°1 : les sociologues devraient profiter de 2011 pour régler une bonne fois pour toute le problème avec un certain courant. Car c'est ce qui ressort le plus nettement de la discussion Dubar - Cibois. "C'est évident que nous n'avons pas d'accord sur ce point avec le courant maffesolien et ses alliés mais je n'ai pas remarqué qu'il y ait divergence entre les autres courants" écrit ce dernier. Il y a des désaccords et des luttes au sein de différents courants et de différentes approches - il est assuré par exemple que bourdieusiens et latouriens ne peuvent pas se sentir - mais tous peuvent au moins se mettre autour d'une table pour s'accorder sur un minimum : la sociologie comme science empirique, comme science d'enquête. Cet accord ne peut se faire avec les post-modernistes. Alors il serait peut-être bon de consommer cela.

Résolution n°3 : Bien réfléchir avant de sortir une thèse provocatrice dans les médias. C'est ce que devrait nous enseigner la publication du livre de Hugues Lagrange, Le déni des cultures. Il n'y pas pu avoir de discussion saine de ce bouquin, même entre sociologues, parce que la question de sa médiatisation est venue se superposer à toutes autres. Lagrange pouvait repousser les critiques en les accusant de refuser par principe ses résultats, et ses critiques étaient obligé de composer entre le bouquin lui-même et la réception médiatique de celui-ci. Résultat : un débat inextricable. Cela ne veut pas dire qu'il faut s'interdire toute intervention dans les médias, mais qu'il est sans doute nécessaire de réfléchir à la façon dont on le fait.

Résolution n°4 : Achever de rejoindre le rang des geeks en encourageant le recours à des logiciels en ligne de commande qui vous donne l'impression d'être Alan Turing réincarné, la persécution en moins. Du genre R ou LaTeX ou d'autres qui existent sans doute et que je ne connais pas. Pourquoi ? Parce que le geek est devenue l'une des figures les plus populaires et les plus positives qui soit. Alors autant en profiter.

Résolution n°5 : S'intéresser plus à ce qui se passe au lycée. Parce que la réforme n'est pas finie, parce que le programme de SES de Terminale sera publié en février, parce qu'il va falloir faire attention à ce qu'on y trouve - on nous a par exemple promis que les classes sociales retirées en première y réapparaitraient. Et parce que se demander "est-ce que ce que je fais aurait du sens pour un lycéen ?" est une bonne question à se poser pour savoir si l'on fait de la sociologie intéressante. Certainement pas la seule : d'une façon générale, se demander si ce que l'on fait aurait du sens pour quelqu'un qui n'est pas sociologue est sans doute une bonne chose.

Je livre toutes ces résolutions au débat et à la discussion de qui voudra. Et bonne année à tous.
Bookmark and Share

Read More...