Stigmate et mariage

"Dans une société établie, le droit à la non-conformité doit être protégé par les institutions" (Karl Polanyi)

Eric Besson, qui mobilise beaucoup de mon énergie bloggique ces derniers temps, s'en prend désormais aux mariages "gris", nouvelle expression voulant désigner des mariages où une innocente française de bonne foi est injustement trompée par un infâme sans papiers aux dents longues qui l'épouse non pour ses beaux yeux mais pour obtenir la sacro-sainte carte de séjour. Dans le "débat" sur l'identité nationale où, décidément, rien ne nous sera épargner, pas même le sexisme, cela révèle surtout combien le stigmate se propage d'individus à individus.


Reprenons, si vous le voulez bien, ce que je défendais il y a quelques temps : on reconnait un Français à ce qu'il n'a pas besoin de justifier de son identité nationale. Il est Français, point, et il ne viendrait à l'idée de personne de venir lui contester cette caractéristique, quand bien même ce serait un crétin sexiste. Au contraire, ce sont aux immigrés que l'on demande leurs "papiers", pas seulement l'objet physique, mais aussi d'expliquer ce qu'ils font là et pourquoi ils méritent d'être Français. En un mot, on a à être un bon Français que lorsqu'on ne l'est pas vraiment au même titre que les autres.

Les étrangers sont ainsi porteurs d'un stigmate au sens sociologique du terme, c'est-à-dire un signe par lequel l'individu est perçu comme extérieur au groupe, voire comme inhumain. Voici ce qu'en dit Erving Goffman dans l'introduction de son ouvrage classique Stigmates. Les usages sociaux du handicap (1963) :

Mais, dans tous les cas de stigmate, y compris ceux auxquels pensaient les Grecs, on retrouve les mêmes traits sociologiques :un individu qui aurait pu aisément se faire admettre dans le cercle des rapports sociaux ordinaires possède une caractéristique telle qu’elle peut s’imposer à l’attention de ceux d’entre nous qui le rencontre et nous détourner de lui détruisant ainsi les droits qu’il a vis-à-vis de nous du fait de ses autres attributs.

Le point important est qu'un individu stigmatisé va voir ses gestes, ses attitudes et ses comportements interprétés à l'aune de ce stigmate. Ainsi, Thierry Henry, une fois stigmatisé comme tricheur, aura du mal à se débarrasser de cette marque comme le soutient le Global Sociology Blog. De la même façon, un étranger porteur du stigmate, car tous ne le sont pas ou pas au même titre, verra chacune de ces actions interprétées en fonction des attentes que l'on a de lui : difficile de draguer tranquille quand on suppose que vos intentions sont encore moins honorables que celles de la moyenne des individus. Du moins, si vous portez une marque visible : ainsi, sera considéré comme "étranger" le Français dont l'apparence est par trop étrangère.

Là dessus, il faut reconnaître que la façon dont est construit ce problème des mariages gris est assez fascinante dans ce qu'elle révèle des stigmates que peuvent porter les différents individus, et pas seulement les étrangers. Eric Besson, ainsi, se concentre sur les fragiles jeunes Françaises (il n'est pas dit qu'elles sont moches ou bêtes, mais c'est fortement sous-entendu) qui se laissent séduire par des étrangers, que l'on devine être de virils Noirs ou Maghrébins. Essayant de rééquilibrer cette vision du problème, Stéphane Guillon évoque, dans la chronique qu'il fait à ce propos, les vieux Français libidineux qui profitent des charmes de quelques jeunes et fraîches étrangères, que l'on devine soumise et en détresse. Dans les deux cas, les hommes sont dominants et les femmes dominés, il faut croire qu'elles aussi portent un stigmate. Pourquoi n'imagine-t-on une jeune Française profitant d'un bel étranger en détresse et un Français mal dans sa peau qui se laisse manipuler ? On me dira que dans la réalité, les choses ne se passent que rarement ainsi. Peut-être. Mais le pathos utilisé dans le monde politique n'en est pas moins profondément sexiste, surtout dans la présentation des femmes comme des êtres simples et manipulables.

Mais revenons à Goffman. Le stigmate a ceci de particulier qu'il peut se diffuser d'un individu à l'autre, en particulier dans la famille :

En gros, on peut distinguer trois types de stigmates. En premier lieu, il y a les monstruosités du corps et les diverses difformités. Ensuite, on trouve les tares du caractère qui, aux yeux d’autrui, prennent l’aspect d’un manque de volonté, de passions irrépressibles ou antinaturelles, de croyances égarées ou rigides, de malhonnêteté et dont on infère l’existence chez un individu parce qu’on sait qu’il est ou a été par exemple mentalement dérangé, emprisonné, drogué, alcoolique, homosexuel, chômeur, suicidaire ou d’extrême gauche. Enfin, il y a ces stigmates tribaux qui sont la race, la nationalité, et la religion qui peuvent se transmettre de génération en génération et contaminer également tous les membres d’une famille.

On peut rajouter à cela l'idée que le stigmate est comme un gêne dominant : il se transmet plus facilement que toute autre caractérique. Ainsi, l'enfant d'un homme Noir et d'une femme Blanche comme celui d'un homme Blanc et d'une femme Noire sera Noir, c'est-à-dire considéré comme tel par les autres - et ce n'est pas notre ancien héros mondial qui me contredira. Après tout, pourquoi ne pas le considérer comme Blanc ? Simplement que la couleur de peau reste un stigmate et se diffuse donc plus facilement que les autres caractères.

Ainsi, on peut noter que la dénonciation des mariages "gris", bien que le phénomène soit très minoritaire, touche autant les étrangers que leurs conjoints Français : voilà ces derniers sommés, par les autres comme par les institutions, de s'expliquer sur cet étrange désir : vivre avec la personne que l'on aime, qu'importe que celle-ci soit Française ou non. Les choses sont dures si le couple ne se marie pas, le conjoint étranger devant subir de lourdes démarches administratives. Les choses ne s'arrêtent pas une fois le serment prononcé devant Monsieur le Maire. Il faut encore passer par la case préfecture le temps d'obtenir une carte de séjour un peu plus longue. Et si le conjoint veut obtenir la nationalité - souvenons que plus de 3 millions d'emplois sont interdits aux étrangers - il faudra rajouter encore des démarches, au bout de quatre ans, auprès du tribunal, avec enquête à la clef.

Les choses ne sont déjà pas facile, mais voilà qu'en plus, un ministre vient jeter le doute sur votre union. Il va falloir vérifier, il va falloir s'expliquer, il va falloir montrer qu'on ne s'est pas laissé avoir, parce qu'un mariage "mixte" - bien étrange terminologie - n'est plus seulement soupçonné d'être blanc, il peut aussi désormais être gris... en attendant que l'on vienne rallonger un peu plus le nuancier. Abdelmalek Sayad présentait les "paradoxes de l'immigration" comme relevant d'une double absence : l'immigré ne peut plus être présent dans sa société d'origine, parce que l'immigration l'a transformé et rend le retour plus difficile, et il ne peut être vraiment présent dans sa société d'accueil qui, le plus souvent, pense sa venue comme temporaire, seulement liée au travail. Ce sentiment découle directement du stigmate que porte l'immigré ou plutôt des stigmates qu'il porte dans chacune de ces deux sociétés. Il y a fort à parier que, si la stigmatisation s'étend au conjoint, celui-ci ressente également ce sentiment d'absence.

2 commentaires:

A peine a dit…

Pour la jeune française tirant profit de la détresse d'un bel étranger dérouté à son arrivée à Paris, ça existe au moins dans un roman que j'ai lu cet été. Personne n'aurait le titre en tête? C'est une histoire d'Africain qui se fait héberger par une parisienne bossant dans le cinéma ; ça se passe très bien au début, puis leur relation pourrit, devient violente, et elle le vire. Il retourne en Afrique. Peu après, elle vient lui rendre visite, un peu gênée mais c'est trop tard.
Un bon roman pour M. Besson.

EcoInter Views a dit…

Merci pour ce post qui assinit un peu le débat.
Je vous recommande les écrits de Felix Guattari ("Années d'hiver 1980- 1985")sur le couplage néolibéralsme/néoracisme anti immigrés qui déja sévissait sous Giscard. Nous étions prévenus de ce qui allait arriver...

Enregistrer un commentaire

Je me réserve le droit de valider ou pas les commentaires selon mon bon plaisir. Si cela ne vous convient pas, vous êtes invités à aller voir ailleurs si j'y suis (indication : c'est peu probable).