Sur l'efficacité de la grève : liens faibles, information, traduction

Au cas où vous ne le sauriez pas, les sciences économiques et sociales ne sont pas les seules à s'inquiéter des réformes qui viennent. Et la période est selon l'expression journalistiquement consacrée « chaude sur le plan social ». J'avais déjà parlé de la place des grèves en France, et de la façon dont la centration médiatique sur ce problème contribue à l'invisibilisation des autres problèmes du travail, aux premiers temps de mon blog. Mes réflexions me semblent toujours valables. Une autre question me préoccupe maintenant : les grévistes parviendront-ils à obtenir gain de cause ? La sociologie peut nous donner quelques indications sur les conditions nécessaires à remplir pour cela.




Commençons par fixer les choses de façon claire : qu'est-ce une grève réussie ? La réponse dépend du point de vue d'où on se place. Si on estime que la grève se fait pour de mauvaises raisons, ou plus encore que la grève c'est toujours mal, on estimera qu'une grève peu suivie ou sans effets est préférable à tout autre. Du point de vue des grévistes, par contre, la réussite du mouvement sera sanctionné par la satisfaction de leurs revendications : l'arrêt des suppressions de postes, le retard de la réforme du lycée pour concertation préalable, l'intégration des sciences économiques et sociales dans le tronc commun dès la seconde, le retrait pur et simple de la réforme, etc. C'est dans ce deuxième point de vue que l'on va se placer. Il s'agit en effet de comprendre les conditions qui font d'une grève modifie effectivement les relations de pouvoir et l'offre politique à un moment donné. Si l'on souhaite éviter ou limiter les grèves, la compréhension de ces conditions est tout aussi importante que si l'on souhaite au contraire les encourager et les rendre efficaces.


Ceci étant posé, la sociologie économique de Mark Granovetter, et plus largement celle des réseaux sociaux, va nous fournir quelques indications. Pourquoi de la sociologie économique ? me direz-vous. Ne serait-il pas plus logique de recourir à de la sociologie des conflits ou des mouvements sociaux ? Si vous pensez cela, c'est que vous n'avez pas lu ma note de lecture sur l'ouvrage Sociologie économique de Granovetter, publié sur le site non-fiction et sur ce blog. C'est très mal. Vous auriez intérêt à aller mettre à jour vos connaissances le plus vite possible. La « new economic sociology » fournit en effet un cadre théorique qui dépasse celui de l'étude des seuls phénomènes marchands – surtout lorsque les économistes eux-mêmes peuvent être convoqués, comme on le verra dans la suite de la note. C'est en effet aux différents liens existant entre grévistes et entre les grévistes et les autres acteurs que nous allons nous intéresser. On soulignera ainsi l'importance de l'information, de sa diffusion et de sa manipulation dans la lutte politique.


1. Comment obtenir un nombre important de gréviste ?


Le nombre est la première condition de réussite d'une grève. Il faut donc se demander dans quelles circonstances une part importante d'un groupe peut rejoindre un mouvement protestataire. Les réponses qui viennent immédiatement à l'esprit sont les plus simples : plus le message et les revendications de la grève sont soutenues, plus celui fait sens pour un grand nombre de personne, plus il y aura de gréviste. Sans être toute à fait fausse – une grève sans objet a peu de chance de recruter -, cet argument est insuffisant. Il peut en effet y avoir des individus qui bien que d'accord avec les principes exposés par la grève ne la rejoignent pas. La part de ces individus a même d'autant plus de chance d'être importante que le groupe est grand.


Cet point mérite d'être expliqué. Ce sont les travaux de l'économiste Mancur Olson qui permettent d'avancer cette idée [1]. S'intéressant à l'action collective en général – toute poursuite d'un objectif qui exige la mobilisation de plusieurs individus – et non seulement aux grèves et autres manifestations, Olson, en bon économiste, y applique les principes de sa discipline : les individus sont rationnels et poursuivent leurs intérêts. Il fait alors valoir que chaque individu a intérêt à ce que l'action réussisse, mais il n'a pas intérêt à y participer. Sa participation constitue en effet pour lui un coût : en temps, en salaire, en énergie, etc. Si le gain de l'action collective est non individualisable, c'est-à-dire qu'il ne peut être réservé à ceux qui ont effectivement participé (ou approprié à la hauteur de l'effort de chacun), alors l'attitude rationnelle est celle du passager clandestin : attendre que les autres se mobilisent, supportent l'ensemble des coûts, et bénéficier des gains sans avoir soi-même fourni le moindre effort. Autrement dit, au sens économique, l'action collective est un bien public (ou bien collectif), avec tous les problèmes que cela implique.


Problème : si cette logique est dominante, pourquoi y a-t-il des actions collectives ? En effet, si tous les individus sont rationnels, dans le sens que la science économique donne ici à ce mot, il ne devrait y avoir que des passagers clandestins. C'est le paradoxe d'Olson : il peut y avoir accord sur les objectifs et les moyens dans un groupe donné, et pourtant il n'y aura pas mobilisation. Les intérêts communs ne suffisent pas à expliquer la mobilisation. Tous les enseignants de France peuvent être contre la réforme qui s'annonce, cela ne signifie pas pour autant qu'ils vont automatiquement passer à l'action et protester contre. Individuellement, il n'y ont pas intérêt.


Ce point est très important pour la réussite d'une grève : en effet, le mot d'ordre ne peut suffire à obtenir mobilisation et donc à garantir le succès de la grève. Il est cependant évident que ce modèle théorique est loin de suffire : des grèves, des mobilisations, et des manifestations, il y en a régulièrement. Qu'est-ce qui peut les expliquer ? Olson s'intéresse alors aux différentes incitations, qui peuvent rendre rationnel la mobilisation pour chaque individu. Plusieurs schémas sont envisageables : l'existence d'un « mécène » qui se mobilisera de toute façon pour tous les autres (s'il perd plus que les autres à la non mobilisation), des sanctions frappant les non-participants (l'isolation des « jaunes » dans les ateliers en fournit un bon exemple), la sélectivité des gains, réservés alors à ceux qui se mobilisent (par exemple des augmentations de salaire ne concernant que les syndiqués).


Reste le problème de la taille du groupe. Plus le groupe est grand, plus l'efficacité marginale d'un participant est faible. Les premiers participants sont les plus importants : au-delà d'un certain nombre, l'action collective a lieu de toute façon. La participation d'un individu est moins importante. Une fois de plus, si chacun fait ce calcul, l'action n'a pas lieu. D'où les difficultés à obtenir de hauts pourcentages de participation dans des groupes de grandes tailles. Et ce d'autant plus qu'un petit groupe est en situation de surveillance commune plus proche : celui qui manque à la norme du groupe a d'autant plus de chances d'être repéré et sanctionné. Le capital social d'un groupe, c'est-à-dire son degré d'intégration, la densité des liens qui existent entre ses membres [2], est également une condition à sa mobilisation. James Coleman a ainsi montré que la fermeture des réseaux de relation était une condition du bon fonctionnement interne du groupe : un groupe où l'interconnaissance est forte implique un rôle important de la réputation et, partant, est facteur de confiance. Les relations opportunistes dans ce groupe – trahison, manquement à sa parole, etc. - seront immédiatement repérés et sanctionnés [3].


Ces premières réflexions nous permettent de comprendre que la réussite d'une grève dépend en partie de l'organisation interne des groupes qui se mobilisent : leur taille, leur capital social, l'existence d'entrepreneurs en protestation qui peuvent imposer certaines formes d'incitations. Qu'en est-il des enseignants dernièrement en grève ? Si le groupe est d'une taille importante, il est réparti en unité de petite taille, au niveau des établissements, où le capital social est fort, puisque la surveillance mutuelle entre collègue est en général efficace (même si des stratégies de passagers clandestins demeurent possibles). Les syndicats jouent le rôle d'entrepreneurs en protestation, en partie en capitalisant sur les difficultés de l'administration centrale – il est souvent difficile d'obtenir des informations claires si on ne passe par les syndicats.


2. Le rôle des liens faibles : information de masse et influence personnelle


Tout cela ne suffit pas encore pour obtenir une manifestation importante. Imaginons un groupe constitué de petits clans fermés sur eux-mêmes, chacun ayant un haut niveau de capital social, mais n'ayant pas de liens entre eux. Il est alors douteux qu'un mouvement collectif d'ampleur apparaisse dans une telle situation. Pourquoi ? Parce ce que pour que chaque groupe se mobilise, il faudrait que celui-ci reçoivent l'information déclenchant la mobilisation et s'organise par lui-même. Coupé des autres, il y aurait plus de chance d'avoir des protestations ponctuelles et locales qu'une construction collective large. Cette situation caractérise très largement les émeutes de novembre 2005 [4], et explique à la fois la brutalité du mouvement – du fait d'un contrôle très fort entre les pairs – et sa faible durée – du fait d'une structuration insuffisante entre les différents groupes.


Pour qu'une action collective large se mette en place, il est nécessaire qu'il existe entre des groupes divers des liens faibles. Mark Granovetter [5] présente la force d'un lien comme le produit de la proximité affective, de la fréquence des interactions et de l'investissement des personnes dans ces liens. Il fait valoir que les liens faibles ont un avantage sur les liens forts : ceux-ci peuvent servir de ponts. Qu'est-ce qu'un pont ? Il s'agit d'un lien reliant deux réseaux de relations relativement denses. Ce lien a peu de chances d'être un lien fort : en effet, si A a des liens forts avec B et avec C, alors il y a de fortes chances pour qu'il y ait au moins un lien faible entre B et C (c'est ce que l'on appelle la triade interdite : faites un schéma si vous avez du mal à comprendre). Au contraire, les liens faibles vont donner accès à l'individu à des ressources nouvelles que ses liens forts ne peuvent lui fournir. Ainsi, à la fin de son article, Granovetter précise que la distinction la plus pertinente serait sans doute entre « liens qui sont des ponts » (qui sont toujours des liens faibles) et « liens qui ne sont pas des ponts » (qui peuvent être forts ou faibles).


Quelle aide cela peut-il être pour comprendre la mobilisation dans une situation de grève ? Si une catégorie sociale donnée – par exemple, les enseignants – a un intérêt commun à se mobiliser, l'existence de liens faibles entre les différentes cliques va être primordial. Une catégorie sociale, en effet, correspond à une collection d'individu partageant une condition commune mais non nécessairement liés entre eux. Si cet ensemble est structuré autour de petits groupes fermés sur eux-mêmes, alors, on l'a vu, une mobilisation est difficile. Si au contraire, ces groupes sont reliés entre eux par des liens faibles, l'information se diffusera plus vite et plus efficacement. Différentes études ont montré que les mass medias avaient une influence limitée sur le comportement des individus [6], l'information ayant peu de chances d'être prise au sérieux si elle n'est pas relayé par des contacts proches. L'existence de liens faibles est donc déterminante pour la circulation de l'information, aussi bien concernant les causes de la grève que son suivit : faiblesses de l'adversaire, importance de la mobilisation, surveillance commune des comportements, sont plus aisés.


Les enseignants se caractérisent justement par une importance notable des liens faibles. Pour certains, ceux-ci s'expliquent à des raisons historiques : implantation des syndicats, qui, comme toute association, sont un puissant pourvoyeur de liens faibles, trajectoire particulière de telle ou telle discipline, etc. Mais il ne faut pas négliger les facteurs liés à la structure sociale, en partie aux choix de l'administration centrale. Le recrutement sur concours pousse les aspirants enseignants à multiplier les contacts lors de leur formation – le capital social d'un étudiant étant l'une des conditions de sa réussite (parce qu'il permet l'échange d'informations, de fiches, etc.). Une fois, le concours réussi, les stagiaires puis les titulaires sont dispersés dans divers établissements où ils ne restent en général pas très longtemps : il est rare d'avoir son premier voeux du premier coup, et on cherche souvent à s'en rapprocher plus ou moins progressivement à grand coup de demandes de mutations. Une bonne part des nouveaux venus dans la profession passe par le statut de TZR – titulaire sur zone de remplacement (et pas que les nouveaux d'ailleurs...), qui les fait se balader d'un établissement à l'autre. Sans compter la formation continue, les stages et les listes de diffusion : autant d'occasion de multiplier les liens faibles !


Dans cette perspective, d'ailleurs, la réforme des concours de l'enseignement et les menaces possibles de recrutement par les chefs d'établissement soit d'un nombre croissant de contractuel, soit carrément de l'ensemble du personnel enseignant, peut se lire comme une tentative de réduire les capacités mobilisatrices des membres de l'éducation nationale. En effet, ces différents projets entraîneraient un plus grand isolement des individus, limiteraient leurs capacités à tisser des liens faibles, etc.


3. La « culture de la grève » en question


De ce fait, comme l'indique Mark Granovetter, il faut se défier des explications simplistes qui relie trop vite les capacités de mobilisation d'un groupe donné à sa culture supposée. Souvent, le recours à la grève par les enseignants est vue comme le signe de l'existence d'une « culture de la grève » ou d'une « culture protestataire ». Ce concept pose bien des problèmes. Tout d'abord, il est étrangement circulaire : pourquoi les enseignants font-ils grèves ? Parce que c'est dans leur culture pardi ! Et comment sait-on que c'est dans leur culture ? Parce qu'ils font grèves pardi ! On n'est pas beaucoup avancé... Voilà d'ailleurs pourquoi j'ai une méfiance naturelle envers toutes les explications en termes de « cultures » : trop souvent, ceux qui la mobilisent utilisent des raisonnements de l'anthropologie culturaliste américaine des années 30, selon laquelle l'individu est tout entier expliqué par sa culture. Tout les autres facteurs sont facilement oubliés – et c'est d'autant plus dommage que ce genre de raisonnement a été très vite abandonné par les culturalistes eux-mêmes [7, p.29-48]. Les émeutes de novembre 2005, évoquées précédemment, doivent sans doute moins à la culture « immigrée », dont l'unité est plus que douteuse [7, p. 103-111], qu'à la structure et à la position particulière du groupe considérée.


Concernant la « culture protestataire » qui, au-delà des enseignants, caractériserait, au choix, toute la fonction publique ou toute la France, on peut également avoir de sérieux doutes quant à son existence. Que certains traits culturels participent aux comportements des français est une hypothèse acceptable, mais elle reste de faible portée si on n'explique pas pourquoi ces traits se maintiennent. On ne peut considérer la culture comme un élément extérieur qui tiendrait debout par lui-même. Elle doit nécessairement s'incarner dans des institutions et des individus qui la font vivre en la rendant opératoire. Une norme culturelle a peu de chances de se maintenir s'il n'y a personne pour sanctionner son non-respect ni personne pour la transmettre, et donc si personne ne tire quelque avantage de son existence.


Surtout, l'invocation d'une telle culture est un moyen pratique pour renvoyer les comportements ainsi désignés dans le domaine de l'irrationnel, voire du réflexe animal, tombant ainsi dans un cas particulier de rhétorique un brin creuse. En adoptant une telle position, il n'est d'un seul coup plus utile de chercher à comprendre les causes réelles de la mobilisation, et les motivations de ceux qui y prennent part. Ces dernières ne sont pas forcément toutes les mêmes, mais elles ne peuvent être mises hors du cadre de l'analyse. Surtout, on ne peut aussi facilement oublier que l'on s'adresse à des individus rationnels, qui réagissent à l'information que l'on veut bien leur donner en fonction des moyens dont ils disposent. Évoquer une « culture de la grève » est trop souvent une façon de refuser de rentrer en dialogue avec les grévistes, de saisir leurs arguments et leurs aspirations et d'essayer d'y répondre – ce qui n'est finalement que l'exigence démocratique minimale en la matière.


4. Les liens faibles entre les groupes : trous structuraux et traduction


On a jusqu'à présent évoqué l'efficacité d'une grève sur une base essentiellement quantitative : la part d'un groupe qui rejoint le mouvement. Les choses sont cependant un peu plus compliquées dans le cas qui nous préoccupe. En effet, les grèves peuvent s'adresser à différents acteurs : les façons d'obtenir satisfaction ne peuvent être les mêmes selon que l'on s'adresse simplement au dirigeant d'une usine ou à un acteur politique. La position particulière du ministre de l'éducation nationale dans la structure sociale du conflits doit également être prise en compte.


Pour parvenir à gouverner, un personnage comme un ministre ne peut se contenter de s'adresser à un seul groupe : il gouverne pour l'ensemble des français, ou, plus précisément, pour l'ensemble des membres de la « communauté éducative ». Autrement dit, il se trouve non seulement face aux enseignants, mais aussi face aux élèves, aux parents d'élèves, à différents lobbies, etc. Afin de se maintenir en place et de parvenir à faire avancer ses idées – autrement dit ses réformes, quelque soit leur motivation – il doit arriver à un certain niveau de collusion : il doit être capable de faire rentrer en contact ces différents acteurs qui ne dialoguent pas toujours entre eux ou le font de façon conflictuelle. On peut alors imaginer le ministre comme un membre d'un réseau en contact avec différents groupes.


La sociologie des réseaux nous fournit alors un modèle assez intéressant pour comprendre le pouvoir d'un individu dans une telle situation : la théorie des trous structuraux structural holes ») de Ronald Burt [8]. Celui-ci montre que le pouvoir d'un individu est lié à l'existence de trous dans le réseau où il s'insère. Qu'est-ce qu'un trou structurel ? C'est une situation où un individu constitue le seul pont, le seul lien possible, entre deux groupes, deux cliques dans le réseau. Imaginons ainsi que A soit en contact avec B et C, mais que B et C ne soit pas en contact : on considère alors que A bénéficie d'un trou structural, puisqu'il peut manipuler les informations qui peuvent circuler entre B et C. Autrement dit, Burt argumente que la triade interdite de Granovetter est possible – à condition, bien sûr, que les liens entre les individus soient constitués de façon instrumentale. Travaillant sur des cadres haut placés dans des grandes entreprises, Burt montre que non seulement ceux-ci constituent très consciemment des réseaux remplis de trous, conscients que la manipulation de l'information participe pleinement à leur pouvoir sur l'organisation, mais en outre que les rémunérations et résultats de ces cadres sont directement liés aux nombres de trous de ce type.


Quelles conséquences pour notre discussion ? On peut considérer que le ministre a d'autant plus de chances de tenir le coup face à une grève qu'il dispose de trous structuraux à manipuler entre les différents sous-groupes de la communauté éducative. En effet, il peut alors essayer de limiter la protestation à un seul groupe, les enseignants par exemple, protégeant ainsi son rôle de collusion auprès des autres. Parallèlement, la capacité des protestataires à obtenir satisfaction va être liée à leur capacité à maintenir le ministre dans une dépendance relationnelle, c'est-à-dire à s'imposer à lui comme les ponts incontournables vers l'ensemble des acteurs impliqués dans l'action.


Qu'en est-il de la situation actuelle ? La première chose à étudier renvoie aux liens qu'entretient le ministre avec les différents membres de la communauté éducative. Il faut alors reconnaître que Xavier Darcos entretient des liens privilégiés avec certains groupes particulier intéressés dans les évolutions du système éducatif. Sa décision de supprimer les Iufm en témoigne : il donne ainsi satisfaction à un certain nombre de groupes de pression, critiques de la pédagogie et des sciences de l'éducation, qui voyaient en ces derniers des bastions d'un modernisme de mauvais aloi. La réforme des programmes de l'école primaire va dans le même sens. Ce lien, relativement fort, est malheureusement assez mal venu pour le ministre, car il ne lui permet pas de jouer la collusion avec d'autres groupes, pourtant tout autant impliqués dans les réformes à venir et qui voient cette préférence d'un mauvais oeil. Il ne semble pas que le ministre disposent de suffisamment de trous structuraux pour parvenir à ses fins sans essuyer un mouvement dur. Sa technique de communication en témoigne : distillant les informations par petits bouts, il ne dispose pas de relais capables de les diffuser et de les manipuler de façon claire, laissant ainsi chacun dans le flou le plus total. Au final, cela entraîne une reconstitution des réseaux, les syndicats disposés à négocier entretenant des liens faibles avec ceux plus radicaux susceptibles d'être réactivés en situation d'incertitude.


Au contraire, l'ensemble de la communauté éducative entretient de nombreux liens faibles, empêchant ainsi le ministre de disposer d'un pouvoir suffisant. La persistance de ces liens dans le temps explique sans doute que le poste de ministre de l'éducation soit à ce point difficile à tenir. Les liens entre enseignants et élèves, entre enseignants et parents d'élèves, entre enseignants et universitaires, sont au contraire bien présent, même s'ils ne sont pas toujours « forts ». Ce sont eux qui font la force des mouvements d'enseignants.


Plus encore, la sociologie de l'action collective développée par Bruno Latour et Michel Callon [9] s'adapte particulièrement bien au cas qui nous occupe. Ils mettent en effet l'accent sur l'idée de « traduction ». Pour obtenir la mobilisation de différents groupes, les membres centraux d'une organisation donnée doivent pouvoir traduire dans les langages propres à chaque acteur impliqué les tenants et aboutissants de l'action collective. Ils deviennent ainsi, pour chacun des acteurs, un point de passage obligé ce qui leur permet d'organiser l'action collective. C'est de cette capacité à former un « acteur-réseau » que dépend, au final, la réussite d'un mouvement [10]. On peut alors faire l'hypothèse suivante : la protestation actuellement à l'oeuvre parviendra à s'imposer lorsque des groupes autres que ceux originellement impliqués – pour le dire simplement, les enseignants – rejoindront le mouvement, c'est-à-dire lorsque ces derniers groupes seront parvenus à donner de leurs positions différentes versions suscitant l'adhésion de tous. On comprend, dans cette perspective, que les grèves soient avant tout des guerres de l'information, le ministre essayant de noyer la mobilisation sous un flot d'annonces parcellaires nuisant à la lisibilité de la réforme, tandis que les syndicats cherchent à mettre en avant les points les plus problématiques et à recadrer sans cesse les médias. Il vaudrait mieux, d'ailleurs, parler de guerre de la traduction. On comprend également que le récent chahut des lycéens du CVL face au ministre augure pour ce dernier une période difficile : si ceux-ci rejoignent pleinement la mobilisation qui se construit, les capacités de collusion du ministre seront trop faibles pour qu'il puisse faire face à la fronde.


5. En guise de conclusion : peut-on réformer la France ?


Nul doute que si la réforme est retirée ou simplement dénaturée, il se trouvera un ou plusieurs déclinologues pour nous expliquer une énième fois que la France est inréformable, que les syndicats sont des vestiges d'un passé plus ou moins staliniste qui ne font rien d'autres que retarder les « nécessaires » réformes, et que tout va à vaux de l'eau ma bonne dame... Je ne suis jamais très à l'aise avec les prévisions, mais je suis raisonnablement convaincu de la vraisemblance de celle-ci.


Dès lors, on peut se poser la question sérieusement : la France est-elle réformable ? A la lecture de mes précédentes réflexions, on pourrait en douter. Un changement « culturel » ne pouvant suffire, les structures sociales étant finalement moins malléables, certains ministères sembleraient être en position de faiblesse de façon structurelle. Ce serait pourtant avoir une vue bien courte. Car ces différents éléments nous donnent également quelques indications quant à la méthode qui pourrait aider à faire accepter une réforme, si on accepte d'en tirer quelques principes normatifs. Il faudrait pour commencer que les membres du gouvernements prennent un peu plus à coeur leur rôle de collusion, trop souvent oublié, alors qu'il est pleinement constitutif de l'activité politique. Il faudrait aussi qu'ils fassent l'effort de traduire leurs réformes afin d'obtenir l'assentiment des différents groupes concernés par les réformes qui lui semblent souhaitables. Ils pourraient alors retrouver une position centrale leur permettant de bénéficier de quelques trous structuraux.


Évidemment, tout cela demande du temps, et s'adapte peu avec la volonté d'aller vite, de bouger, de faire du mouvement, qui est souvent privilégiée en la matière. Celle-ci compte malheureusement trop sur les capacités de manipulation de l'information des membres du gouvernements, supposant que les informations données par les grands médias sont suffisantes. C'est oublier, de façon assez dramatique, le rôle que jouent les liens et les réseaux dans lesquels s'inscrivent les individus et la façon dont ceux-ci diffusent ou non, mais aussi transforment les informations reçues, leur conférant ou non un sens, une portée, une signification. C'est oublier aussi que toute action politique est avant tout une action collective, consistant à mettre en mouvement un grand nombre d'individu, à obtenir leur adhésion et leur soutien, ce qui implique un travail particulier en leur direction. L'extrême personnalisation des réformes, chaque ministre souhaitant laisser une réforme à son nom, est une erreur politique grave, qui a sans doute coûte plus de réformes et de ministres que l'on ne le pense. Revenir à une activité politique moins prométhéenne et plus soucieuse de chacun ne serait sans doute pas une mauvaise chose.


Bibliographie :

[1] Mancur Olson, Logique de l'action collective, 1978

[2] Sophie Ponthieux, Le capital social, 2007

[3] James S. Coleman, Foundations of social theory, 1990

[4] Hughes Lagrange, Marco Oberti, Emeutes urbaines et protestation. Une exception française, 2006

[5] Mark Granovetter, « La force des liens faibles », Sociologie économique, 2008

[6] Elihu Jatz, Paul Lazarsfeld, Influence personnelle, 2008 (1955)

[7] Denys Cuche, La notion de culture dans les sciences sociales,

[8] Ronald Burt, Structural holes, 1992

[9] Michel Callon, « Eléments pour une sociologie de la traduction. La domestication des coquilles Saint-Jacques et des marins-pêcheurs dans la baie de Saint-Brieuc », L'année sociologique, 1986

[10] Claudette Lafaye, Sociologie des organisations, 2007, p. 108-111


4 commentaires:

Bertaga a dit…

Merci pour cet article et en particulier pour la théorie des "trous structuraux", vraiment très intéressante.

Anonyme a dit…

Merci Merci
Article synthétique et stimulant.
Toujours aussi agréable. Je redécouvre d'une certaine manière la sociologie.

Anonyme a dit…

Merci pour cet article intéressant.Juste un détail biblio : l'article sur les "coquilles Saint-Jacques" n'est que de Callon, pas de Latour (et ce n'est pas la peine de publier mon commentaire).

Denis Colombi a dit…

Ah, non, je fais dans la transparence totale ! Quand on me fait remarquer une erreur, je publie !

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