Affichage des articles triés par pertinence pour la requête capitalisme. Trier par date Afficher tous les articles
Affichage des articles triés par pertinence pour la requête capitalisme. Trier par date Afficher tous les articles

Le retour des contradictions du capitalisme

Le Global Sociology Blog l'annonce : la guerre des classes est là et elle est globale. Les révoltes dans le monde arabe ont été déclenchées par les difficultés économiques présentes, à savoir le retour de la spéculation sur les denrées alimentaires et l'augmentation des prix qui en découle. Cette pression économique sur les individus se retrouve ailleurs, y compris dans la grogne anglaise contre l'austérité prônée par le gouvernement conservateur - et je ne parle même pas de la Grèce. Une révolution globale, ou même simplement dans les pays occidentaux, n'est sans doute pas à l'ordre du jour. Mais on peut au moins saisir l'occasion de repenser un peu aux contradictions du capitalisme.

Qu'est-ce que le capitalisme ? Comme j'ai déjà eu l'occasion de le discuter (les plus vigilants lecteurs auront noté que cette question fait partie de mes préoccupations récurrentes), le capitalisme est avant tout un monde de comportement. Plus qu'un ensemble d'institution, plus qu'une organisation économique, plus encore qu'une organisation sociale, il s'agit d'une façon de penser et de voir l'homme et le monde qui s'inscrit très profondément en nous. Voir les choses comme des marchandises, penser l'action humaine comme motivé avant tout par le profit, rechercher rationnellement la plus grande satisfaction possible : c'est tout cela qui est au cœur du capitalisme. Et si nous ne correspondant pas tous à cet homo oeconomicus que l'on voudrait nous faire croire universel et naturel, tout au moins avons-nous quelques difficultés à nous défaire totalement de ce mode de pensée.

Approcher le capitalisme de cette façon peut avoir quelque chose d'a priori étonnant : où sont les marchés, les entreprises et le capital lui-même que l'on attribue généralement à ce système économique ? En fait, tous ces éléments sont à la fois des émanations de cette mentalité de marché - l'entreprise capitaliste n'est que la mise en œuvre de la recherche rationnelle du profit maximum par exemple - et des institutions qui forment cette même mentalité - à force d'être pris dans des marchés, nous finissons par penser marché...

C'est donc que le contenu de cette mentalité et de ces évolutions est essentielle pour comprendre les évolutions du capitalisme. Les conceptions que l'on se donne à un moment donné des bons comportements amène à des comportements qui eux-mêmes modèlent le monde. Ainsi le sociologue américain Neil Fligstein a longuement soutenu que l'approche de la "shareholder value", c'est-à-dire les principes qui dictent aux entreprises de chercher à maximiser la valeur boursière que peuvent retirer leurs actionnaires, a été la principale force de transformation du capitalisme. Dans un article de 2007 écrit en collaboration avec Taekjin Shin, il tente de montrer comment cette théorie manageriale a transformé l'économie américaine entre 1984 et 2000. Sans entrer dans les détails de la démonstration, les auteurs parviennent à montrer que la mise en oeuvre des stratégies attachées à la shareholder value - fusions-acquisitions, plans sociaux, etc. - n'étaient pas tant des réponses cohérentes aux problèmes rencontrer par les entreprises et n'ont pas donné les résultats attendus. Pourquoi les poursuivre alors ?

Cela suggère que les fusions et les licenciements sont plutôt de nature rituelle et mimétique et ne produisent pas de résultats efficients. (Ma traduction)

Il s'agit donc avant tout d'une croyance : la mentalité de marché n'est pas donnée une fois pour toutes, elle est un produit historique dont le contenu évolue avec le temps. Dans les années 80 et 90, la shareholder valuer allait de soi... Et il semble bien qu'il en soit toujours ainsi aujourd'hui.

Elle ne fut pas sans conséquence pour autant. Fligstein et Shilt montre aussi que ces politiques ont conduit à l'introduction et au développement de l'informatique comme outils de travail dans les entreprises, en vue de réduire les coûts de main-d'œuvre. C'est là sans doute l'un des résultats les plus frappants : l'informatisation de l'économie n'était ni une continuation naturelle, ni la mise en œuvre efficace d'une innovation, mais est également lié aux incitations propres du business américain de l'époque. Elle n'est pas arrivée de l'extérieur pour s'imposer naturellement : l'informatique a profité d'un état d'esprit favorable à l'intérieur même des entreprises.

Mais une conclusion particulièrement intéressante de l'article réside dans la façon dont cette shareholder value a affecté la façon dont les travailleurs ont été considéré :

Nos résultats montrent que les efforts pour faire plus de profits se sont concentrés sur l'utilisation des fusions, des licenciements et de l'informatisation pour réorganiser et exclure la main-d'œuvre syndiquée. Les données suggèrent que les travailleurs ont très certainement été traité moins comme des parties prenantes (stakeholders) et plus comme des facteurs de production. (Ma traduction toujours)

La marchandisation du travail : vieux thème qui se retrouve aussi bien chez Marx que chez Polanyi. Les deux auteurs d'ailleurs concluent en précisant deux interprétations possibles - et non contradictoires - de leurs résultats : une inspirée de la théorie de l'agence plutôt optimiste, l'autre...

Une approche plus critique (peut-être plus marxiste) verrait cela et dirait que la théorie de la "shareholder value" est une forme de renouveau de la lutte des classes. Les propriétaires et les managers du capital ont décidé de briser systématiquement les syndicats et d'investir dans les ordinateurs en vue de faire des profits.

Comment ne pas penser dès lors aux contradictions du capitalisme que décrivait Marx ? Selon lui, l'accumulation du capital allait se heurter à un mur : en réduisant la part du travail dans la combinaison productive, elle ne pouvait conduire qu'à une "baisse tendancielle du taux de profit" qui emporterait le système. Sans reprendre cette idée qui s'appuie sur la théorie de la valeur travail, on peut noter que le capitalisme contemporain a effectivement eu pour conséquence de dé-qualifier et de désorganiser une partie importante du travail, la ravalant au rang de simple facteur de production.

Dans le même temps, le capitalisme a promis à tous un accomplissement dans le travail. C'est que pour répondre à la critique du travail déshumanisant des années 70, il a fallut que l'esprit du capitalisme, c'est-à-dire les justifications qui poussent les individus à adopter les comportements adéquats, se modifie : c'est ce qu'ont soutenu Luc Boltanski et Eve Chiapello dans Le nouvel esprit du capitalisme. Ils soulignaient par là la plasticité du capitalisme, sa capacité à intégrer les critiques qui lui sont faites pour continuer à se développer. Je me suis longtemps moi-même reposé sur une telle analyse. Il m'apparaît aujourd'hui plus clairement que, pour juste qu'elle soit, elle doit être compléter en soulignant les contradictions qui existent entre ces promesses qui ont permis de rendre le capitalisme légitime et la réalité de son extension. La distance entre les deux - promesses de démocratie, de liberté et d'accomplissement d'une part, réalité du creusement des inégalités, de l'accommodation avec les dictatures et de certaines formes d'aliénation d'autre part - est sans doute pour beaucoup dans le retour de cette lutte classe, à un niveau global qui plus est, que signale le Global Sociology Blog. Voilà les contradictions auxquelles le capitalisme doit aujourd'hui faire face.

Reste que l'avenir n'est pas forcément celui du grand soir. Car comme on l'aura compris, le capitalisme, parce qu'il est inscrit profondément dans les hommes eux-mêmes, ne souffre peut-être pas tant que ça de ses propres contradictions. Les protestataires ne souhaitent après tout pas forcément autre chose que la réalisation des promesses qui leur sont faites. Simmel l'avait bien compris : un conflit lie entre eux les belligérants, car ceux-ci doivent au moins être d'accord sur les enjeux de la lutte. La lutte des classes se fait donc entre des individus et des groupes qui, d'une façon ou d'une autre, sont profondément travaillés par le capitalisme. Si le capitalisme engendre des conflits, il n'est pas dit que ceux-ci soient forcément tournés contre sa propre logique. C'est peut-être cela qui fait sa force.
Bookmark and Share

Read More...

Genrer le capitalisme

Quelques temps marginale dans le champ académique, la question de la mobilité sociale revient, depuis plusieurs années, sur le devant de la scène, que ce soit au sein de la recherche ou dans le débat public. Après les débats, toujours en cours, autour du déclassement, c'est vers l'accès aux élites que se tournent à nouveau les regards : sans surprise, la mobilité ascendante constitue un enjeu politique et idéologique fort. En signant un petit livre très accessible, Jules Naudet fait à cet égard un travail de vulgarisation bienvenue, qui se double de ses nombreuses interventions dans les médias (voir par exemple son article dans Libération). Il faut dire que travailler le paradoxe qui consiste à étudier un cas incontestable de mobilité pour mieux soutenir que celle-ci n'existe pas vraiment n'est pas chose aisée : c'est pourtant ce que lui permet le récit détaillé du parcours d'un grand patron du secteur pétrolier venu des classes populaires lyonnaises. Une occasion de réfléchir sur une question classique : qu'est-ce qui fait adhérer au capitalisme ?

Reprenons rapidement de quoi il s'agit : dans une enquête consacré à l'accès aux élites en France et en Inde, Jules Naudet a rencontré Frank, patron de la filiale française d'un grand groupe pétrolier, fils d'ouvrier, "exemple parfait de celui qui parvient à déjouer les lois sociales de la reproduction". Il lui consacre un petit livre biographique, qui est aussi une occasion de réfléchir sur notre rapport à la mobilité sociale. Dans l'interview qu'il donne aux Inrocks, le sociologue souligne que Frank reste, malgré tout, un patron comme les autres, au discours empreint d'un ultralibéralisme abrasif (il a mené plusieurs plans sociaux très durs, critique vertement l'Etat, les charges sociales, les réglementations sur les gaz de schiste, considère "qu'on est victime si on le veut [...] il y a quand même qui choisissent leur sort [être au chômage]" et que "on a une société beaucoup trop socialiste"). Pourtant, Jules Naudet se refuse à en faire un portrait de grand méchant patron. C'est qu'il y a une question fondamentale à traiter :

A ce propos, il m’a aussi semblé important de ne pas passer sous silence, pour des raisons idéologiques, à quel point Franck peut être un patron sympathique et attachant. Faire un portrait de Franck en méchant patron aurait été trop simple. Il me semble en effet qu’une critique de la domination économique doit parvenir à se confronter à ce fait essentiel : la force du capitalisme repose sur sa capacité à désarmer la critique en se réappropriant les outils de la contestation. C’est ce qu’ont magistralement montré Eve Chiapello et Luc Boltanski. Franck est une incarnation originale de ce nouvel esprit du capitalisme. Il en est même un virtuose. C’est la force du capitalisme que de parvenir à placer à la tête des grands groupes des gens aux personnalités et au charisme forts tels que Franck ou d’autres plus connus comme Patrick de Margerie, Xavier Niel, Steve Jobs, Bill Gates, etc.

La question de l'adhésion aux principes du capitalisme est l'une des grandes questions de la sociologie : Weber, déjà, analysait comment les conduites économiques capitalistes ont été produites par les maximes religieuses d'un certain calvinisme. Reprenant cette ligne d'analyse, Boltanski et Chiapello soulignent que ce n'est certainement pas la présentation austère de la réalisation d'un optimum de Pareto par la rencontre de l'offre et de la demande et la démonstration de l'équilibre général d'Arrow-Debreu qui va conduire les individus à accepter de consacrer leur vie et leur santé à la recherche illimitée du gain et de la promouvoir comme un impératif éthique : le capitalisme a besoin d'autres justifications. Réalisation de soi par le travail, rencontres excitantes, fun : l'esprit du capitalisme n'est plus aujourd'hui religieux, mais reprend sans problème les discours contestataires d'hier, ceux-là même qui dénonçaient l'aliénation et la standardisation. La divinisation de Steve Jobs, véritable rock star pour certains de mes élèves, en témoigne. Cela n'exclut pas, bien sûr, des armes plus classiques pour obliger tout un chacun à adopter un comportement capitaliste (que ce soit la "menace de la faim" pour le dire comme Polanyi ou le recours à la violence étatique), mais le capitalisme se doit aussi de proposer de "bonnes raisons" d'y croire et d'accepter l'ordre qu'il impose.

C'est dans cette veine que Jules Naudet dresse une petite liste de grands patrons qui, par leur charisme savamment construit, contribuent à rendre le capitalisme acceptable. On pourrait sans mal la rallonger, y compris par des noms moins connus. Ce type de patrons a été très subtilement critiqué dans l'épisode des Simpsons "You Only Move Twice" (Saison 8, épisode 2) : le sympathique Hank Scorpio y apparaît comme un patron sympa, créatif, dilettante, soucieux du bien-être de ses employés... mais qui les convainc ainsi de travailler à un plan digne des méchants de James Bond, avec arme de l'apocalypse, chantage international, et femme en bikini qui étouffe les gens avec ses cuisses. Accepter de travailler à la destruction de la planète en échange d'une vie confortable et épanouissante, ça ne vous rappelle rien ?



Il y a pourtant une caractéristique commune à ces différents patrons que Jules Naudet n'évoque pas dans cette interview : ce sont tous des hommes... Remarque triviale ? Pas tant que ça. On pourrait classiquement y voir le signe que l'accès aux positions les plus élevées est plus difficile pour les femmes, les obstacles plus nombreux, le plafond de verre toujours bien présent. Mais il y a une autre façon intéressante de penser cette question. Dans un article intitulé "Gender, Capitalism and Globalization", Joan Acker évoque également la masculinité majoritaire des hérauts du capitalisme et de la mondialisation - parmi lesquels Bill Gates, également cité par Jules Naudet. Voici une traduction (imparfaite) du passage en question (p. 13 de ce pdf) :

Dans l'organisation actuelle de la mondialisation, on peut voir apparaître une hyper-masculinité hégémonique que l'on peut caractériser comme agressive, sans pitié, compétitive et conflictuelle (adversial). Pensons à Rupert Murdoch, Phil Knight ou Bill Gates. Bill Gates, qui appartient à une génération plus jeune que Murdoch ou Knight, peut apparaître d'une agressivité moins forte et plus responsable socialement que les deux autres, avec ses contributions à de bonnes œuvres partout dans le monde. Pourtant, ses actions publiques au cours du procès anti-trust contre Microsoft présentent le même caractère impitoyable, compétitif et conflictuel de l'hyper-masculinité. Cette masculinité s'appuie sur et est renforcée par l'ethos du libre-marché, par la compétition et par un environnement du type "vaincre ou mourir". C'est là la masculinité (the masculine image) de ceux qui organisent et dirigent la mondialisation. Ces masculinités, encastrées dans des pratiques collectives, font partie du contexte dans lequel certains hommes prennent les décisions qui conduisent et construisent ce que l'on appelle la "mondialisation" et la "nouvelle économie".

Ce que souligne Joan Acker, c'est que si tous ces hérauts du capitalisme sont des hommes, ils ne sont pas n'importe quels hommes : ils font montre d'un certain type de masculinité, une "hyper-masculinité hégémonique". Ce ne sont pas des machos au sens traditionnel du terme, qui correspondrait aujourd'hui à des formes populaires - et dominées - de masculinité. Mais leurs comportements, leurs images, la façon dont ils se mettent volontiers eux-mêmes en scène correspond bien à une définition de la masculinité, aux valeurs tout ce qu'il y a de plus classiques, centrées sur la domination d'autrui. Ce n'est pas non plus que c'est un comportement "naturel" (et certainement pas "biologique") pour les hommes : la confrontation avec les masculinités populaires suffit à s'en convaincre. Si ces masculinités sont "encastrées dans des pratiques collectives", c'est parce qu'elles sont attendues par un ensemble d'institutions et d'acteurs : pour parvenir aux plus hauts niveaux de la direction des entreprises, il faudra se montrer "agressif, sans pitié, compétitif", il faudra aussi se consacrer pleinement à l'activité "productive" en ignorant les activités "reproductives" (soins aux autres, entretiens des relations amicales, etc.) ou, plus souvent, en les déléguant au genre féminin.



Ce n'est donc pas simplement que les dirigeants des grandes entreprises sont des hommes, c'est bien qu'ils sont un certain type d'hommes (have been men, but just not any men écrit Acker). Par rapport au cas de Frank, cela nous permet peut être de mieux saisir pourquoi il s'intègre si facilement à l'élite dirigeante. Comme le signale Jules Naudet, d'autres parcours de mobilité ascendante sont marqué par la douleur, la honte ou la difficulté à se sentir légitime. Il cite naturellement le cas d'Edouard Louis, dont le récent roman a fait couler beaucoup d'encre. Difficile de penser qu'il n'y a pas une question de genre là derrière, y compris dans le choix d'une discipline "dominée" dans le champ scientfique - la sociologie. D'autant plus que la fin de En Finir avec Eddy Bellegueule, trop peu commentée, laisse clairement entendre que son expérience de l'homophobie ne s'est pas arrêtée avec l'entrée dans les classes dominantes... Au contraire, la masculinité populaire qu'a pu connaître Frank ne présente pas forcément une rupture si nette avec les masculinités en vigueur dans les cénacles du pouvoir économique.

Une interprétation classique du rôle de la masculinité dans le monde économique serait d'en faire une simple idéologie venant légitimer le capitalisme, et donc produite à cette fin, une "superstructure" qui naîtrait de "l'infrastructure" économique, de la même façon que Marx fait de la religion "l'opium du peuple". Cette lecture est séduisante si l'on s'intèresse aux masculinités dominées : que la définition de la virilité ouvrière soit un moyen de mettre la main-d’œuvre au travail, d'inciter à travailler plus ou à prendre plus de risque pour arracher un peu plus de travail gratuit, tout en maintenant un travail féminin moins coûteux (voire gratuit quand il s'agit du travail domestique qui n'est pas vu comme un "vrai" travail parce que féminin...) capte bien quelque chose de la réalité. Mais le problème est différent lorsque l'on s'intèresse aux dominants, à ceux qui ont la capacité d'organiser le capitalisme et la mondialisation. Ce que propose de faire Joan Acker, c'est de retourner l'argument, d'envisager la relation dans l'autre sens. Voici la suite de ce qu'elle écrit, toujours imparfaitement traduit par mes soins :

On peut faire l'hypothèse que la façon dont ces hommes se voient, les actions et les choix qu'ils se sentent obligé de faire et qu'ils se sentent légitime à faire, la façon dont eux et le monde autour d'eux définit une masculinité désirable, participe à leur prise de décision. Les décisions prises au plus haut du niveau du pouvoir économique (masculin) ((masculin) corporate power) ont des conséquences qui sont ressenties comme l'expression de forces économiques toutes puissantes ou des transformations sociales désincarnées. Dans le même temps, elles symbolisent et mettent en œuvre différentes masculinités hégémoniques.

La masculinité et, partant de là, les genres font partie du contexte dans lequel se déploie les relations et les activités économiques. Celles-ci contribuent sans doute à définir les genres mais les genres contribuent aussi à donner forme (les anglo-saxons utiliseraient le verbe "to shape") au capitalisme. Les décisions que prennent les grands dirigeants ne sont pas l'expression d'une pure rationalité économique "naturelle" mais sont bien travaillées par des attentes genrées : il leur faut apparaître comme agressifs, dominants, compétitifs... Si cela leur est aussi rendu obligatoire par certaines institutions sociales - les marchés sont les plus importantes en la matière - c'est aussi parce que ces institutions ont été construites dans cette perspective. Le colonialisme, par exemple, n'est pas seulement né d'enjeux économiques, mais aussi d'une masculinité violente et guerrière qui trouvait à s'exprimer pleinement en dehors des frontières nationales (Acker cite cet ouvrage : voir à partir de la p. 46, la section "Globalizing Masculinities"). Les enquêtes ethnographiques sur les mondes de la finance montrent également que la place des références viriles y est courante : non seulement l'exploitation des femmes (boîte de strip-tease, prostitution...) peut être un moyen d'entretenir de bonnes relations commerciales, mais encore l'usage d'un vocabulaire viriliste (on "baise", "encule", "habille la mariée", etc.) y est courant. Ces éléments ne font pas que tenir à l'écart les femmes qui ne parviendraient pas à supporter une ambiance peu accueillante pour elles (on pourrait analyser la façon dont celles qui y parviennent doivent se "masculiniser") : elles pèsent aussi sur les décisions... à commencer par la prise de risque... Une fois de plus, ce n'est pas le comportement naturel des hommes qui est en jeu, mais bien la façon dont celui-ci est défini : pour être un homme, il faut prendre des risques... et cela a quelque influence sur la façon dont on définit et perçoit la valeur d'un actif...

Ce qui importe ici, c'est bien de pouvoir genrer le capitalisme. Celui-ci a tendance a être présenté comme une force naturelle et impersonnelle - il en va très largement de même pour la mondialisation. On voit pourtant ici qu'il s'agit en fait d'une force masculine, c'est-à-dire travaillée par la définition d'une certaine masculinité. Les institutions du capitalisme, jusqu'aux plus basiques, ne sont pas simplement le produit de rapports d'exploitation entre classes sociales mais aussi de rapports entre les genres, et entre les différentes définitions de chaque genre. Pour prendre un exemple très simple, ce que nous appelons "travail" laisse encore largement de côté tout un ensemble d'activités productives domestiques réalisées majoritairement par des femmes... Derrière la force impersonnelle se cachent en fait des enjeux et des intérêts tout à fait situés. Faire un sort à l'idée que le capitalisme est naturel et neutre, c'est aussi prendre en compte la façon dont il est l'expression d'intérêts de genre... Et on pourrait aller plus loin en notant que les grands dirigeants du capitalisme mondial sont aussi majoritairement des occidentaux blancs...

Il n'est pas rare que les féministes se voient opposer l'argument selon lequel les inégalités qui frappent les femmes sont le produit du capitalisme et sont donc destinées à disparaître avec celui-ci. Proposition d'où l'on tire généralement qu'il est nécessaire de se concentrer sur la lutte contre le capitalisme et la lutte des classes et de laisser de côté la lutte contre le patriarcat. En s'appuyant sur l'analyse de Acker, on peut comprendre qu'il y a une autre façon, bien plus riche, d'articuler ces éléments : faire la critique du capitalisme comme force masculine, c'est bien ouvrir une brèche dans celui-ci, le restituer comme une construction historique, située et non-universelle. C'est aussi se donner les moyens de penser des relations économiques nouvelles, différentes, non-capitalistes - et ce d'autant plus que, dans la lutte des classes, les belligérants peuvent avoir, selon une lecture simmelienne, certains intérêts communs à amender le système plutôt que de le transformer. Plutôt que d'attendre le grand soir qui abattra d'une même pierre capitalisme et patriarcat, c'est prendre conscience que la critique féministe est une critique anticapitalisme. Si ses alliés se voilent parfois la face, ses adversaires, eux, l'ont bien compris...


Read More...

Le capitalisme aliéné

La campagne électorale tire sur sa fin - il était temps, cela faisait cinq ans qu'elle durait. Les arguments échangés n'y ont jamais été très intéressants, mais les derniers lancés dans la bataille semblent réaliser l'exploit d'être pire encore. "Chaos", "été meurtrier", "scénario à la grecque" ou "à l'espagnole" (avec ou sans tapas ?), fuite des cerveaux ou de ce qui en tient lieu... : voilà ce que l'on nous promet si François Hollande parvient à la présidence. Loin de moi l'idée de soutenir le candidat socialiste : ce blog demeurera neutre jusqu'au bout, un travail facile dans une campagne qui n'a jamais été intéressante. Ces promesses catastrophiques en rappellent cependant d'autres, et la comparaison entre les deux nous dit peut être quelque chose...



En 1981, on nous promettait les chars soviétiques à Paris si, par malheur, François Mitterand était élu. Aujourd'hui, c'est la tornade financière qui menace de nous emporter si jamais le candidat socialiste parvient au pouvoir. Le problème n'est pas tellement l'usage permanent de la peur dans les procédés rhétoriques de la politique. Après tout, identifier l'élection d'un candidat de droite avec le retour du nazisme est un argument qui a pu être usé par l'autre camp. Quand les positions se radicalisent, il faut s'attendre à ce genre de jeu, même s'il faut regretter que cela se fasse au détriment d'un débat un peu plus intéressant - on peut se demander s'il est nécessaire d'en venir à de telles extrémités pour galvaniser les foules, surtout lorsque la répétition des annonces apocalyptiques finissent par les vider de leur sens, ou faire oublier des critiques plus profondes.

Le problème réside bien ailleurs : le dilemme qui était posé en 1981 présentait le capitalisme comme paré de toutes les vertus contre la menace du communisme ; celui que l'on nous sert aujourd'hui est de nature toute différente. Il place l'incarnation même du capitalisme - les "marchés financiers", les agences de notations, etc. - comme nouvel avatar de la menace venue de l'extérieur. C'est eux, et c'est donc lui, le capitalisme, qui menace le pays qui ne ferait pas le bon choix. L'enjeu n'est pas de rester dans le système qui proposerait le plus de libertés et le plus de richesses, mais de s'assurer que l'on ne chutera pas plus bas. Nous ne sommes plus cernés par le communisme, mais par le capitalisme lui-même.

Une telle argumentation, venue de ceux qui pourtant défendent, pour le dire vite, le système, est finalement étrange. Elle se comprend mieux lorsque l'on note que l'usage même du terme "capitalisme" provient toujours du même camp - la gauche. Autrement dit, le capitalisme trouve des critiques pour en pointer les faiblesses et les limites, mais pas de défenseurs pour en dire les vertus et les avantages. Ce champ-là a été déserté, balayé par l'évidence de la crise et l'absence de solutions. Les promesses de "moralisation du capitalisme" sont finalement assez vite tombée dans l'oubli.

De cela, on peut dire au moins deux choses. Premièrement, le système économique dans lequel nous vivons semble nous être devenu à ce point étranger que nous le voyons comme une menace extérieure, semblable à celle qu'incarner hier le système dans lequel nous ne vivions pas. Les termes même de l'aliénation semblent s'être inversés. Difficile de se souvenir que ce système repose d'abord sur nous-mêmes, que c'est nous qui le faisons. C'est cette étrangeté qui permet aussi bien à ses critiques de le désigner comme un adversaire qu'à ses défenseurs de le décrire comme un juge de nos choix. Dans les deux cas, pour que l'opération soit possible, le capitalisme, même lorsqu'il ne porte pas ce nom mais s'appelle "marchés" ou "agences de notation", se doit d'être une force extérieure.

Deuxièmement, les sociologues spécialistes des conflits et des mouvements sociaux ont depuis un certain temps soulignés l'émergence de mouvements "défensifs" : des mobilisations qui visent moins à obtenir une transformation de la société, à proposer un nouveau modèle ou une nouvelle orientation, qu'à défendre l'existant, et notamment les statuts sociaux menacés par la mondialisation et les transformations économiques. On peut se reporter au chapitre consacré à cette question par Lapeyronnie et Hénaux dans cet ouvrage. Alain Touraine va même plus loin puisqu'il parle carrément "d'anti-mouvements sociaux" pour désigner certaines mobilisations qui visent moins à transformer la société qu'en la maintenir en l'état : c'est ainsi qu'il désigne, en tout cas, les grèves de 1995 - on lui laissera la responsabilité de la portée normative de l'expression. De tels mouvements ont souvent pu faire l'objet de dénonciations véhémentes de certains, et particulièrement de ceux qui, traditionnellement, défendent le capitalisme et ses transformations - que l'on se souvienne du débat sur les retraites...

Or qu'en est-il aujourd'hui de cette prophétie d'un feu divin des marchés sur le pays qui ferait le mauvais choix politique ? Il s'agit là aussi de trouver un moyen de défendre des statuts contre une menace extérieure. Certes la stratégie est différente, mais on ne promet pas plus une transformation de la société, une évolution positive qui promettrait quelque chose de "plus", sous quelques formes que ce soit. Les mouvements qui portent le capitalisme seraient-ils devenus des "anti-mouvements sociaux", finalement aussi "conservateurs" que les adversaires qu'ils se plaisent à désigner sous ce terme ? La critique, souvent ironique et pleine de sarcasmes, d'une gauche sans projet, orpheline d'un communisme posé en alternative, incapable d'en trouver une autre, peine finalement à cacher que la droite ne va pas beaucoup mieux : elle non plus, finalement, ne promet rien de bien positif, si ce n'est que l'on ne perde pas trop - les sacrifices pour éviter la peste. C'est finalement peut être pour cela que la campagne est si peu excitante.
Bookmark and Share

Read More...

Le capitalisme peut dormir tranquille

A l’approche de l’anniversaire de Mai 68, les publications sur le thème se multiplient, que ce soit dans la presse ou dans l’édition, souvent en rapport avec le discours de Nicolas Sarkozy sur la nécessité de « liquider » l’héritage de Mai 68. Révolution ayant libéré une société rigide et oppressante pour les uns, catastrophe morale ayant entraîné tout un pays dans un laisser-aller général pour les autres, ce qui fait débat demeure le caractère positif ou négatif de l’événement, beaucoup plus que son importance réelle. Or, finalement, la question la plus légitime est peut-être celle-là : que doit-on, en bien ou en mal, à Mai 68 ? Qu’est-ce que cet épisode de notre histoire a véritablement changé ?




Loin de moi l’idée de vouloir répondre définitivement à la question. Il faudra encore du temps et bien des sociologues et des historiens (et probablement quelques socio-historiens ou quelques sociologues historiques) pour fixer les choses en la matière. En outre, je ne prétends pas être spécialiste de la question. Je voudrais, cependant, faire part de quelques réflexions en la matière qui pourraient, du moins je l’espère, éclairer mes honorables lecteurs en la matière.

L’une des choses qui a été le plus reproché à Mai 68 est d’avoir dévalorisé le travail, l’initiative individuelle, l’entreprise, et, plus généralement encore, le capitalisme ou l’économie de marché. Lorsqu’il s’agit d’expliquer les problèmes économiques de la France par une mauvaise culture économique, c’est souvent dans Mai 68 que l’on va en chercher l’origine – oubliant ainsi que la vague contestataire ne touchait pas que la France, loin de là. La critique du travail et du capitalisme fut bien présente lors de Mai 68, et souvent sous des formes radicales.

Cette critique du travail se poursuivra jusqu’au milieu des années 1970 [1], avec des slogans comme « produire, c’est mourir un peu » ou « cesser de perdre sa vie à la gagner ». Il s’agissait donc d’une tendance plus générale, dont les événements du mois de mai ne furent que l’une des formes d’expression. La crise économique, la montée du chômage et de la précarité lui porteront cependant un sérieux coup, mais sans la disqualifier totalement. Certains de ces éléments, comme la critique d’un travail abrutissant et inintéressant, vont subsister.

Ce que je propose ici, c’est de réexaminer les relations entre la critique du capitalisme et le capitalisme lui-même. Ceci permettra peut-être de mieux comprendre la portée des transformations sociales dont Mai 68 n’a été qu’une expression spectaculaire.

1. La critique « artiste » du capitalisme

La critique du travail et plus généralement du capitalisme a une longue histoire que je n’essaierai pas de retracer ici. Concentrons-nous plutôt sur un aspect de celle-ci. Il a souvent été reproché au capitalisme de ne fournir qu’un travail abrutissant, peu épanouissant, menant à une certaine négation de l’individu. Karl Marx était en partie dans cette vaine là : le travail, dans le système capitaliste, est une forme d’aliénation, car l’homme se soumet à celui-ci au lieu d’en faire un outil de sa propre transformation. Dans la société idéale qu’il désigne, le travail est loin d’être absent – il n’est pas juste de faire de Marx un ennemi du travail en tant que tel – c’est la domination et l’aliénation qui disparaissent.

« Dans la société communiste, personne n’est enfermé dans un cercle exclusif d’activités et chacun peut se former dans n’importe quelle branche de son choix ; c’est la société qui règle la production générale et qui me permet ainsi de faire aujourd’hui telle chose et demain telle autre, de chasser le matin, de pêcher l’après-midi, de m’occuper d’élevage le soir et de m’adonner à la critique littéraire après le repas, selon que j’en ai envie, sans jamais devenir chasseur, pêcheur, berger ou critique » [2]

Le travail n’est donc pas critiqué en tant que tel, mais dans sa forme, peu apte à permettre un épanouissement satisfaisant de l’individu – critique qui n’a pas tout à fait disparu, même si elle s’est orienté vers les emplois qui ne donnent pas assez de stabilité pour prendre en main sa propre vie [3].

Cette critique marque les années 1970, à la suite, donc, de Mai 68. Elle se manifeste pas des grèves nombreuses (4 millions de journées de grève par entre 1971 et 1975), parfois violentes et illégales, concernant tous les niveaux hiérarchiques, des OS aux cadres, une baisse de la qualité du travail et de la productivité, un turn-over en hausse, etc.

C’est sur ce terreau que va se développer ce que Luc Boltanski et Eve Chiapello appellent la « critique artiste » du capitalisme [4] : l’idée que l’on bride la créativité des salariés, qu’on les empêche de s’exprimer, que le contrôle des chefs est trop fort, trop pesant, et même dommageable à la dignité humaine. Cette critique artiste va peu à peu être reprise par le capitalisme lui-même, par le patronat et les entreprises, en accord avec une tendance syndicale tournée vers l’autogestion,

Les deux sociologues reprennent ici un cadre théorique développé par Boltanski et Laurent Thévenot dans un précédent ouvrage [5] : celui des « économies de la grandeur ». Ils y proposaient une analyse des modes de justification en vigueur dans la société contemporaine, c’est-à-dire les différents principes auxquels peuvent se référer les acteurs pour expliquer leur action, en ayant à cœur de paraître « grands » (c’est-à-dire de se référer à un principe positif). Ils en définissaient alors six, rassemblés en différentes « cités » : cité inspirée (justification par des valeurs transcendantes : l’Art, le Sacré), cité domestique (justification par la solidarité avec un groupe : la famille, etc.), cité de renom (justification par la reconnaissance publique), cité civique (justification par le bien commun), cité marchande (justification par le marché), cité industrielle (justification par l’efficacité).

Le nombre de cité n’est cependant pas fixe : certaines peuvent apparaître, d’autres disparaître [6]. Et c’est justement à l’apparition d’une nouvelle cité que l’on va repérer l’intégration par le capitalisme de cette critique artiste.

A partir d’une analyse des discours de management, Boltanski et Chiapello mettent en avant l’apparition de la « cité par projet » qui constitue le « nouvel esprit du capitalisme ». Dans celui-ci, la réalisation de soi au travers du travail, l’épanouissement personnel, les qualités individuelles du travailleur jusqu’alors méprisées, constituent autant de principes positifs. En un mot l’individualisme, pris comme valorisation de l’individu autonome, poursuit son développement dans le cœur même de l’activité productive.

En effet, qu’est-ce qui est valorisé dans les nouveaux modes d’organisation de la production qui se développent à la suite du toyotisme ? L’autonomie du travailleur, sa créativité, sa polyvalence, sa capacité à mener à terme un projet, ses qualités relationnelles. Même chez les « équipiers » de Mac Donald, ce genre de qualité – ou de « compétences » - sont mises en avant, réclamées par l’employeur (il y aurait une fascinante analyse à faire à partir des publicités de recrutement de Mac Donald). Michel Lallement montre que si le travail répétitif a tendance à devenir plus courant au cours des années 1990, ce n’est pas le cas du travail prescrit qui, lui, diminue, et ce pour tout les niveaux hiérarchique :

« Aujourd’hui, le travail est bien moins prescrit qu’hier. Autrement dit, avec les années 80 et 90, toutes les catégories de salariés ont gagné en autonomie. Le diagnostic ne fait guère de doute tant convergent les indications : la polyvalence progresse, l’imposition d’un mode opératoire est moins fréquente, l’application stricte de consignes est une manière de faire en recul, l’appel à d’autres pour régler un incident diminue tout comme la proportion de salariés qui ne peuvent pas faire varier leurs délais… » [7]

S’il y a bien sûr des explications strictement économiques à ces transformations, celles-ci ne peuvent être découplées des transformations des modes de justification qui à la fois en découlent et les légitiment. Ainsi, selon Boltanski et Chiapello, les salariés ont accepté de troquer la sécurité contre l’autonomie : ils ont obtenus plus de liberté et de possibilités, au moins apparentes, de s’épanouir dans leur travail en échange de la stabilité et de la durée de celui-ci.

La cité par projet qui se développe s’appuie ainsi sur le critère de l’économie : y est grand celui qui est autonome. Il est ainsi demandé aux salariés de gérer non seulement leur travail salarié, mais aussi leur capital humain (formation continue, innovation personnelle, etc.), et ce de façon individuelle. Celui qui y parvint s’en trouvera fortement valorisé. Il faut également faire preuve d’enthousiasme, de mobilisation, d’implication dans son travail, autant de choses qui montrent à la fois une autonomie et un épanouissement personnel. Ce nouvel esprit du capitalisme est celui de la domination de l’individu libre et entrepreneur, et ce à tous les niveaux hiérarchiques.

2. De l’artiste comme nouvelle figure idéale du capitalisme

Nous voilà donc destiné à tous être des artistes, c’est-à-dire autonome (l’artiste moderne ne refuse-t-il pas toute contrainte ?) et créatif (l’art n’exprime-t-il pas la puissance créative de l’homme ?). Il se pourrait bien en effet qu’en portant le regard vers les artistes, leur façon de travailler et de produire, nous puissions avoir un aperçu à la fois du présent et de l’avenir du capitalisme. C’est du moins la thèse de Pierre-Michel Menger dans son Portrait de l’artiste en travailleur [8] : l’artiste est un travailleur et tout travailleur va devenir un artiste.

Qu’est-ce qui caractérise les artistes d’aujourd’hui comme travailleurs ? Leurs fortes qualifications, leur manipulation de la connaissance, du savoir et des idées, et, d’une façon plus générale, leurs « actifs spécifiques » [9] : ils sont les seuls à pouvoir produire ce qu’il produise. Un film de Stanley Kubrick ne peut guère être réalisé par Max Pecas. D’un point de vue économique, les artistes ont toutes les caractéristiques codées positivement dans le nouvel esprit du capitalisme.

Surtout, l’artiste est on ne peut plus flexible, qualité encore plus positive dans le contexte considérée. En effet, il travaille quasi-exclusivement par projet : porteur de sa spécificité créative, de ses compétences uniques, il rejoint une équipe le temps d’une création spécifique (une installation, une pièce, un film, une exposition, un album, etc.) formant avec eux un réseau qui assure la production. Une fois ce projet terminé, il quitte le réseau et va en rejoindre un autre. Dans cette activité, les capacités relationnelles sont essentielles : il faut savoir rassembler autour de soi ou s’assembler avec les autres, maintenir les contacts, travailler son capital social, etc. Ce que Boltanski et Chiapello appellent les compétences « rhizomiques », celles qui permettent la constitution et l’entretient de réseaux. Celles-ci sont au cœur du capitalisme qui se déploie actuellement.

Dans ces conditions, on le comprend bien, l’emploi en CDI traditionnel, la condition salariale dont Robert Castel a patiemment rendu compte de la construction [3], n’est pas envisageable. Il faut être flexible, très flexible. Les auteurs de bande dessinée actuels fournissent, je pense, un exemple assez fort de ce comportement : parmi les plus jeunes, peu nombreux sont ceux qui se contentent d’une seule série, beaucoup, au contraire, les multiplient, font des one-shot, des illustrations, etc. L’excellente série Donjon, lancée par Sfar et Trondheim, mériterait d’être analysée dans cette optique : sa qualité doit beaucoup aux croisements entre les auteurs, scénaristes et dessinateurs, aux changements, aux échanges entre eux, etc. Bref, à la formation et à la mobilisation de réseaux de mise en commun des apports et compétences spécifiques de chacun.

L’avenir du salarié dans une économie qui exige de plus en plus de qualification et de travail par projet est peut-être, c’est du moins la thèse forte que défend Menger, celui d’intermittent : travaillant sur un projet, puis sur un autre, parfaitement flexible et rhizomique. Le monde artistique pourrait bien être le laboratoire de la précarisation du salariat. Et cet avenir est fait de profondes inégalités. En effet, le milieu artistique est caractérisées par de profondes inégalités intracatégorielles : loin d’être des inégalités entre différentes catégories – comme il peut exister des inégalités entre ouvriers et cadres – celles-ci se marquent entre artistes en fonction de leurs compétences et/ou de leurs réputations. Ce fait découle de la logique des « appariements sélectifs » : pour faire le meilleur album rock, il ne suffit pas d’avoir le meilleur groupe, mais aussi le meilleur producteur, le meilleur ingénieur du son, les meilleurs choristes… Ceux-là, bien qu’ils disposent sur le papier des mêmes qualifications que leur semblable, recevront une rémunération plus forte du fait de leur rareté nécessaire (les meilleurs sont par définition rares…). Pas de statut collectif, donc, mais des parcours individualisés.

« Loin des représentations romantiques, contestataires ou subversives de l’artiste, il faudrait désormais regarder le créateur comme une figure exemplaire du nouveau travailleur, figure à travers laquelle se lisent des transformations décisives que la fragmentation du continent salarial, la poussée des professionnels autonomes, l’amplitude et les ressorts des inégalités contemporaines, la mesure et l’évaluation des compétences ou encore l’individualisation des relations d’emploi » [8]

S’il est difficile de conclure sur l’avenir du salariat, le laboratoire que propose le monde artistique a au moins le mérite de montrer un avenir possible. Surtout, cela illustre bien la capacité du capitalisme a absorbé les critiques qui lui sont adressées. Le milieu artistique s’est toujours pensé et se pense encore en grande partie comme un lieu de contestation et de refus de la logique économique et capitaliste, et la production artistique (en tant que résultat : les films, livres, œuvres, etc.) exprime souvent cette volonté de révolte. Dans le même temps, la condition d’artiste et le travail artistique se sont considérablement bien acclimatés au marché et à la logique capitaliste, générant volontiers de très grandes richesses. L’emploi des artistes se rapprochent ainsi de celui des cadres des services très qualifiés : traders, gestionnaires, chercheurs, etc.

« L’ironie veut ainsi que les arts qui, depuis deux siècles, ont cultivé une opposition farouche à la toute puissance du marché, apparaissent comme des précurseurs dans l’expérimentation de la flexibilité, voire de l’hyperflexibilité. Or, aux Etats-Unis comme en Europe, l’emploi sous forme de missions ou d’engagements de courte durée se développe aussi, sur ce modèle, dans les services très qualifiés – la gestion des ressources humaines, l’éducation et la formation, le droit, la médecine » [8]

Il ne faut donc pas s’étonner que les thèses développés par Menger aient quelques difficultés à être entendues par les artistes et les acteurs de la culture : elles ne sont pas spécialement agréables à entendre pour eux. Cela n’en réduit en rien la portée scientifique (et cela ne la renforce pas non plus).

C’est ici la plasticité du capitalisme qu’il faut souligner : sa capacité à se transformer (ou plutôt à être transformé) par les critiques pour finalement les absorber. De ce point de vue, le capitalisme peut dormir tranquille : il est fort possible qu’il finisse par survivre aux différents courants qui s’opposent à lui. Le commerce équitable n’irait-il pas dans ce sens ? Je laisse mes lecteurs en juger.

3. De la critique du travail à l’économie de la connaissance

Voilà donc la critique d’un travail abrutissant, aliénant, déshumanisant, intégrée par le capitalisme. Certes, cela ne signifie en rien que tous les emplois deviennent créatifs et épanouissant – les téléopérateurs en témoignent [10], bien qu’il faille d’indéniables talents d’acteurs – mais c’est au moins de cette façon qu’ils peuvent être présenté, afin d’obtenir une implication importante des salariés, nécessaire à la réussite de l’entreprise. Une transformation qui part de la critique de l’organisation du travail tayloriste/fordiste, passe par le toyotisme et les autres avatars du post-taylorisme [11], pour arriver finalement… à l’économie de la connaissance !

Voilà un type d’économie qui a les faveurs d’un grand nombre d’anti-Mai 68 qui y imputent l’origine d’un refus ou d’une méfiance par rapport au travail. Une économie tournée l’innovation, la créativité, la manipulation des savoirs, le travail hautement qualifié, la mobilisation de compétences spécifiques autour de projets, etc. Cette économie n’est pas sans lien avec la critique du travail que manifeste Mai 68, sans qu’il y ait pour autant une causalité nette entre les deux. Il vaut mieux reconnaître une « homologie » marquée entre les deux, une ressemblance forte qui leur permet de fonctionner avec une certaine symbiose. En témoigne par exemple l’utilisation constante du terme de « réseau » qui valorise à la fois l’économie de la connaissance d’un point de vue technique et les qualités relationnelles du travailleur autonome.

Un exemple pour aller dans ce sens : d’après Dominique Foray [12], l’un des enjeux centraux de l’économie de la connaissance pour les travailleurs réside dans les capacités d’acquisition de la connaissance, de maîtrise et d’adaptation au changement. Les artistes peuvent ici fournir un modèle. Mais en outre, l’individualisme prôné par la critique artiste du travail et du capitalisme rentre bien en cohérence avec cet enjeu : c’est par ses capacités individuelles que le travail va pouvoir relever ces défis, s’épanouissant ainsi dans la pratique d’un travail d’autant plus riche qu’il se conçoit comme une série d’épreuves dont il faut se montrer digne. Voilà comme l’individualisation croissante non seulement des tâches mais aussi des rémunérations et des statuts peut se trouver justifier non seulement par la rhétorique sur les transformations constantes de l’économie, mais aussi par les discours critiques d’un travail homogène et sans perspective. Critique du travail et économie de la connaissance vont de pair.

Conclusion : éloge de la plasticité ou de la radicalité ?

Au final, que doit-on à Mai 68 et à la critique du travail des années 1970 ? Il faut reconnaître que l’héritage est ambigu : l’individualisme expressif qui donnait de la voix dès 1968 a sans doute autant libérer l’individu et sa capacité créativité – en promouvant un travail moins abrutissant, plus riche – qu’il l’a enfermé dans de nouvelles contraintes – celles de la compétence ou de l’efficacité individuelle. Comment ne pas penser ici à Georg Simmel et à la « tragédie de la culture » [13] ? Celui-ci signale que l’individu veut sans cesse sortir de la cage que créent autour de lui la culture et la société. Mais à chaque fois qu’il essaie, il crée en fait une nouvelle cage, de nouvelles formes culturelles ou sociales (l’Etat, la mode, etc.) qui finissent par s’imposer à lui. Nous ne pouvons nous libérer qu’en construisant une nouvelle prison… Ici, l’éthique libertaire créée pour libérer l’individu de la contrainte du travail devient une contrainte dans l’alliance qui se noue entre elle et l’économie, selon l’analyse de Boltanski et Chiapello.

Il existe alors deux façons polaires de se positionner par rapport à ce raisonnement, selon sa sensibilité politique. On pourra d’un côté louer les vertus d’un système capitaliste ouvert, dont la plasticité permet l’intégration des critiques et des transformations, lui permettant de s’améliorer tout en se développant. Au contraire, on pourra estimer que la critique de ce même système doit se montrer plus radicale, plus profonde et plus forte encore, qu’il ne faut pas refaire les erreurs des critiques passées, mais poursuivre l’activité de remise en cause et de contestations en évitant toute récupération. Je laisse à mes lecteurs le soin de choisir leur camp, sachant qu’entre les deux des positions intermédiaires sont toujours possibles. Comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire, l’approche scientifique de la société n’enferme en aucun cas l’action et le positionnement politique.

Bibliographie :

[1] Voir l’introduction de Michel Lallement, Le travail. Une sociologie contemporaine, 2007

[2] Karl Marx, Friedrich Engels, L’idéologie allemande, 1845

[3] Voir notamment Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, 1995

[4] Luc Boltanski, Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, 1999

[5] Luc Boltanski, Laurent Thévenot, Les économies de la grandeur, 1994

[6] Voir par exemple Claudette Lafaye, Laurent Thévenot, « Une justification écologique ? Conflits dans l’aménagement de la nature », Revue Française de Sociologie, 1993

[7] Michel Lallement, « Organisations et relations de travail », in « Comprendre la société », Cahiers français n°326, Mai-Juin 2005

[8] Pierre-Michel Menger, Portrait de l’artiste en travailleur. Métamorphoses du capitalisme, 2002

[9] Olivier Williamson, The economic institutions of capitalism, 1985

[10] Voir par exemple Rachel Beaujollin-Bellet (dir), Flexibilités et performances. Stratégies d’entreprises, régulations, transformations du travail, 2004

[11] Michel Lallement, Le travail. Une sociologie contemporaine, 2007

[12] Dominique Foray, L’économie de la connaissance, 2000


Read More...

Le capitalisme par le LOL

Un spectre hante l'économie : le spectre du LOL. Le capitalisme, on le sait depuis Marx, est travaillé par ses contradictions. Ce sont elles qui lui donnent sa dynamique, permettent de comprendre ses évolutions et ses crises. Pour que le système économique se maintiennent, ces contradictions ont chacune besoin de trouver un "fix" - suivant la belle expression de David Harvey, un terme qui signifie aussi bien la réparation que l'effet produit par une prise d'héroïne... Or, il est une technique que les individus utilisent souvent lorsqu'ils doivent eux-mêmes faire face à leurs contradictions, et il n'y a pas de raison que le capitalisme n'en vienne pas à faire de même. Cette technique, c'est l'humour.

[Attention : certaines des images commentées dans ce billet contiennent des éléments transphobes, racistes et sexistes]

Pourquoi parle-t-on de "contradiction du capitalisme" ? Le terme "contradiction" ne signifie pas seulement une situation où une proposition affirme ce qu'une autre nie, du type "Batman est Bruce Wayne" et "Batman n'a pas d'identité secrète". C'est là le sens aristotélicien de la contradiction. Il s'agit alors essentiellement d'un problème logique qu'il faut éviter. Le sens qui nous intéresse ici est un peu différent : on parle aussi de contradiction lorsque deux forces de sens contraire s'affrontent : les tensions que nous pouvons ressentir entre les exigences de notre travail et celles de notre vie privée, les difficultés qui en découlent pour combiner ces deux rôles, peuvent être qualifiées comme telles. On pourra se reporter à l'introduction de cet ouvrage pour une discussion plus poussée - vous aurez compris que l'ombre de David Harvey flotte fortement sur ce billet.

Les contradictions du capitalisme désignent donc le fait qu'il existe, dans le système économique contemporain, des forces contraires qui s'affrontent. Rappelons très rapidement le raisonnement de Marx : seul le travail est créateur de valeur ; or la concurrence entre capitalistes doublée des intérêts contraires de la bourgeoisie et du prolétariat pousse au changement technologique (afin que certains capitalistes acquièrent un avantage sur leur concurrence, tout en faisant pression sur les salaires) ; ce changement technologique revient en fait à écarter le "travail vivant" au profit du "travail mort" (les machines) c'est-à-dire à saper le fondement de la création de valeur. "La croissance et le progrès technologique, éléments nécessaires à la circulation du capital, sont donc mutuellement antagonistes" résume Harvey (on lira dans cet ouvrage un résumé très clair des caractéristiques du mode de production capitaliste du point de vue marxiste, pp. 57-65). Autre contradiction encore : les capitalistes se doivent de former une main-d’œuvre adaptée à leur besoin, notamment en brisant les allégeances et les liens sociaux anciens ; se faisant, ils créent le prolétariat qui est dans le même temps leur adversaire. "Les armes dont la bourgeoisie s'est servie pour abattre la féodalité se retournent aujourd'hui contre la bourgeoisie elle-même" écrivaient Marx et Engels dans le Manifeste du Parti Communiste. Une dernière : la poursuite infinie de l'accumulation de capital et de travail conduit, à terme, à la dépréciation de ceux-ci... et donc à des crises.

Marx voyait dans ces contradictions la promesse de l'effondrement du capitalisme. Celui-ci s'est cependant avéré plus adaptable que prévu. Les contradictions qu'il produit lui donne plutôt sa dynamique, et déterminent particulièrement son extension. Extension géographique : par l'impérialisme, sous toutes ces formes, les surplus de capital et de travail ont pu trouver des utilisations... mais au prix d'une transformation des pays en question en économies capitalistes promises à de nouvelles crises de sur-accumulation. Extension du domaine de la marchandise aussi : de plus en plus de choses rentrent dans le domaine du capitalisme, fournissant de nouvelles forces productives ou de nouveaux débouchés... La marchandisation de la culture en fournit ici un exemple.

Les contradictions du capitalisme ne se jouent pas seulement au plan matériel, mais aussi dans le rapport entre les structures matérielles et les idées, rapport que l'on peut analyser à l'aide du matérialisme dialectique. Dans son texte "L'art de la rente : mondialisation et marchandisation de la culture" (repris là, vous devriez vraiment lire ce bouquin), David Harvey analyse ainsi la recherche de la rente monopolistique comme une forme fondamentalement contradictoire. Les capitalistes s'intéressent à la culture parce que son aspect unique et impossible à reproduire les place en situation de monopole et leur permet donc des profits importants. Dans le même temps, pour faire rentrer la culture dans le cadre marchand, ils sont obligés de détruire les qualités proprement uniques des biens culturels pour en faire des marchandises. C'est l'exemple des centre-villes des villes globales qui se "disneyfient" : Barcelone a mis en scène son authenticité catalane tout en devenant de plus en plus semblable aux autres villes, en repoussant des populations anciennes qui ne collaient pas à l'image qu'elle voulait se donner... Ainsi, le capitalisme fait naître une aspiration à l'authentique et au caractère unique tout en sapant les conditions de celle-ci.

C'est ce type de contradiction qui m'intéresse plus particulièrement ici. La recherche de rente pousse les capitalistes à présenter leurs produits comme uniques. La production exige de plus que les travailleurs soient conçus comme des individus libres, débarrassés des identités collectives qui peuvent faire obstacle à la concurrence et aux contrats. On crée ainsi les conditions pour une aspiration à une personnalisation des produits. Dans le même temps, le processus de marchandisation et la production industrielle détruisent la spécificité de la production, laissant place à la standardisation. La concurrence entre capitalistes pousse également à une certaine homogénéisation par la diffusion des innovations et l'imitation. Bref, le capitalisme est terriblement contradictoire sur ces points, et il faut bien qu'il trouve des solutions. Parmi l'éventail existant, il y a celle-ci :



Cette publicité pour un quelconque gel douche américain utilise l'humour comme un moyen de régler cette contradiction, comme un "humor fix". En gros la publicité nous dit : "on sait bien que notre produit n'est pas si exceptionnel que ça, mais regardez, on est rigolo, on se moque de nous-même, second degré, tout ça, allez quoi, soyez pas vache, achetez-le notre produit, il est quand même un peu unique puisqu'on est trop rigolo, même si au fond, il est pas si particulier que ça, en plus pour une fois on objectifie un homme, on est limite féministe sur ce coup-là" (sur ce dernier point : en fait non). Et ça marche : cette publicité qui se moque de la publicité - second degré qu'on vous dit ! - a eu une diffusion rapide et un accueil plutôt favorable, avec de nombreuses parodies. On pourrait trouver bien d'autres exemples d'usage comparable de l'humour. L'humour permet ici de nier la marchandisation ou, plutôt, de la mettre à distance, de la rendre agréable... et résout finalement l'une des contradictions du capitalisme.

Mais l'usage de cet "humor fix" ne se limite pas au seul marketing publicitaire. L'idée de ce billet m'est venu d'un futur lieu de restauration que j'ai croisé lors de mes pérégrinations parisiennes. Pas encore ouvert, il n'en utilise pas moins l'humour pour se démarquer des ses concurrents, comme le montre la photo suivante (dûment anonymisée). L'affichage d'une blague douteuse, mélange de transphobie, de racisme et de sexisme, sert de façon un peu différente que dans le cas précédent : il ne s'agit pas de nier le caractère marchand en l'exhibant, mais plutôt de jouer sur l'idée d'une communauté d'esprit (ou de ce qui fait fonction de...) avec le client potentiel. Le fait que ce soit un humour (faussement) "politiquement incorrect" (donc fondamentalement conservateur) n'est pas innocent : la dimension économique de l'entreprise disparaît... au plan symbolique bien sûr, certainement pas au plan matériel.


Je n'ai pas compris ce que cette citation (apocryphe ?) venait faire là, ni quel rapport elle pouvait bien avoir avec une sandwicherie. Mais l'usage de l'humour par cette boîte ne s'arrête pas là : sur la porte de la même échoppe, on peut lire ceci (là encore les éléments qui pourraient permettre d'identifier l'entreprise ont été dissimulées) :


Luc Boltanski et Eve Chiapello ont analysé comment le capitalisme avait repris à son compte la "critique artiste" des années 70 : face à la dénonciation de son caractère aliénant et déshumanisé, il a répondu en promettant l'accomplissement de soi par le travail, l'épanouissement personnel et professionnel, des jobs excitants, funs, variés, etc. Contradiction à nouveau : cela ne signifie nullement que les emplois pénibles, dégradants, précaires, etc. ont cessé d'exister. Une force qui forme une main-d'oeuvre en attente d'un travail épanouissant, une autre qui déqualifie toujours l'emploi : contradiction. Comment s'en sortir ? Ici, c'est par l'humour, le second degré. Ne croyez pas qu'il ne s'agit là qu'une rhétorique malvenue : cela se retrouve concrêtement dans les pratiques d'organisation du travail. Un extrait d'un texte plus ou moins classique sur le travail en fast-food :

On observe parfois dans les fast-foods des formes positives d'engagement fort dans le travail, des attitudes à la fois insouciantes, "enjouées" dans leur rapidité et leur polyvalence et hyperproductives. Au cours des entretiens, les mêmes personnes qui parlent d'un "boulot de merde", d'une position dégradée, évoquent aussi un travail amusant. On observe le fait que l'humour et les plaisanteries entre collègues sont fréquents et que la tâche elle-même peut être accomplie sur un mode ludique, notamment pendant les moments de rush. [...]
La "légèreté", la "rigolade" dans le travail sont fortement valorisées par la plupart des équipiers, et les "bons managers" deviennent ceux avec qui "on peut rigoler" [...]. L'humour joue ici comme mise à distance de la situation, mais aussi, dans sa forme particulière, comme refus de l'importance du travail et permanence dans la jeunesse : l'insouciance cultivée s'oppose au "sérieux" dénoncé de certains employés qui, prenant le travail et la sitaution au sérieux, risquent d'en accepter complètement les règles et les conséquences. Le travail lui-même le permet : polyvalent, il recouvre à la fois la vente, le nettoyage, la production, etc.

L'humour, une arme de résistance subversive ? Ici, il s'agit plutôt d'une adaptation à une situation difficile. Et -- ce point est essentiel -- qui est reprise à son avantage par le management : avoir une "bonne ambiance" permet d'imposer des exigences plus élevés, d'attirer une main-d’œuvre qui pourrait traîner les pieds, d'éviter des formes de résistances plus dures, comme le coulage ou le sabotage. C'est ce qu'illustre finalement ma photo : on sait bien qu'on propose un emploi qui n'a rien de bien excitant, mais en y mettant un peu de "second degré", on espère vous acheter... littéralement. Et si tant qu'à y être, on se met quelques clients qui trouvent ça drôle dans la poche, c'est tout bénef.

Encore un autre cas : la recherche de rente oblige les entreprises à se concentrer sur un segment particulier de la demande ou, pour le dire mieux, à segmenter la demande pour se réserver une part du gâteau ; dans le même temps, elles doivent souvent rester ouvertes, montrer qu'elles sont prêtes à servir tout le monde, à s'adresser à tous, ne serait-ce que parce qu'elles doivent montrer qu'elles ont la capacité de grandir. Par exemple, en faisant des blagues sexistes, un animateur radio s'attire la sympathie de certains, et donc un certain public fidèle, une certaine rente. Lorsqu'on le fait remarquer à sa radio, celle-ci doit à la fois protéger sa rente et ménager le reste du public. L'humour apparaît comme une solution : l’ambiguïté qu'il permet apparaît comme une possibilité de jouer sur les deux tableaux.



Mais ce dernier cas souligne que cela ne marche pas à tous les coups. C'est que les contradictions du capitalisme offrent des espaces pour de lutte et d'affrontements. Et l’ambiguïté de l'humour peut être retournée...





Cela nous rappelle, s'il en était besoin, que l'humour n'est pas toujours mis au service de la résolution des contradictions du capitalisme. Il existe des utilisations véritablement subversives de l'humour. Mais trop souvent, on tient l'humour, surtout s'il est noir et violent, comme un acte de résistance. Il y a pourtant une grande réflexion à avoir sur les usages capitalistes de l'humour. Beaucoup de travail en perspective. Mais dans la bonne humeur si possible.

Read More...

Lutte contre la prostitution, lutte contre le capitalisme

J'ai longtemps hésité à faire ce billet. En fait, cela fait deux bons mois que j'y réfléchis. Mais la violence des trolls sur le sujet m'avait jusqu'à présent retenu. Et puis, je me suis dit qu'il n'y avait pas de raisons de laisser les trolls gagner. Parce que c'est un thème où il est question de mondialisation, de mobilité, de migrations, d'économie et de capitalisme : bref, de tout ce qui fait mes thèmes de prédilection. Alors parlons un peu du débat sur la prostitution. Et sur sa place dans le capitalisme.

Ce qui m'intéresse donc dans ce débat n'est pas spécifiquement la question du genre comme on pourrait s'y attendre, mais bien celle de l'économie et du capitalisme, deux points d'entrée qui sont loin d'occuper une place secondaire dans le débat mais qui ne sont pas forcément bien mobilisés. Pour commencer, il faut s'intéresser à la façon dont se structure le débat et les positions qui s'affrontent. Je vais essayer de résumer cela de la façon la plus honnête possible.

Le premier camp, qui a reçu le soutien récent de la ministre la plus à même de peser sur ces questions, est celui des "abolitionnistes" - le terme est parfois contesté par certains au sein de leurs rangs, je l'utilise donc par facilité. Ceux qui se rattachent à cette position défendent une position simple : le sexe ne peut pas s'acheter. Par conséquent, ils demandent des mesures en cohérence avec cette norme, notamment la pénalisation des clients. La question n'est pas tant ou seulement la question de l'efficacité - les abolitionnistes ne se font pas forcément d'illusion sur la capacité de contrôler suffisamment la population pour éviter toute relation sexuelle tarifiée - mais bien d'affirmer que payer pour obtenir du sexe n'est pas acceptable.

En face d'eux, se trouvent les "réglementaristes" - là encore, l’appellation ne fait pas l'unanimité. Ceux-là pensent et défendent qu'il n'y a pas de raisons d'empêcher deux adultes consentant de définir dans les termes qui leur conviennent la nature de leur relation. C'est-à-dire que ce n'est pas à l'Etat de le faire. Et donc si des personnes en position de choisir, et ce point est capital, souhaitent avoir des relations sexuelles dans le cadre d'un échange d'argent, il n'y a pas de raison de les empêcher ou des les poursuivre pour cela. Comme pour les abolitionnistes, la question est bien celle d'une norme à affirmer : celle de la normalité du sexe, une activité pas plus honteuse qu'une autre, qui ne doit notamment pas servir à contrôler les comportements des femmes. En effet, l'utilisation du stigmate de la putain oblige les femmes à se conformer à une certain modèle et un certain comportement qui dépasse d'ailleurs le simple cadre du sexe.

Cela n'est pas toujours évident, notamment quand on rentre dans les textes les plus violents des abolitionnistes, mais les deux camps partagent un même souci des prostituées : aucun des deux ne se satisfait de la situation actuelle. Le camp réglementariste ne soutient pas qu'il ne faut rien faire et que les prostituées sont toutes heureuses. Comme les abolitionnistes, ceux qui se désignent parfois comme "pro-sexes" rejettent les situations où les prostituées sont en situation d'esclavage, et ils demandent tout autant une protection pour celles-ci. La question centrale qui sépare les deux est celle du choix. Pour les abolitionnistes, il n'est pas possible de faire le choix de se prostituer : les femmes qui s'y livrent (les hommes prostitués existent, mais sont minoritaires et ne changent pas grand chose à l'analyse) sont forcément contraintes, et tout achat de sexe est nécessairement une exploitation. Les réglementaristes rejettent cette idée considérant que la prostitution peut être un choix : elle ne l'est pas toujours, et pas nécessairement pour une majorité des prostituées, mais c'est la contrainte et non l'activité en elle-même qui pose problème.

On le voit : le débat se situe d'abord au niveau des principes et des valeurs, et sa radicalisation provient sans doute de cette guerre des dieux. La question serait en effet : est-il légitime ou non de faire commerce du sexe ? Chacune des deux positions que j'ai essayé de décrire va alors essayer de verser au débat des arguments se rattachant à des domaines et à des systèmes argumentatifs divers. On va par exemple discuter de ce qui serait le plus praticable ou qui défendrait le mieux les intérêts des prostituées. Les abolitionnistes vont mettre en avant les risques pour la santé des prostituées. Les réglementaristes insisteront sur ceux de la clandestinité. Ils définiront aussi, comme je l'ai précédemment évoqué, la prostitution comme un système qui ne se limite pas à l'échange d'un système sexuel, mais sert au contrôle des comportements des femmes par le stigmate de la putain. Les abolitionnistes vont eux décrire un "système prostitueur" où des hommes exploitent les femmes en les forçant à travailler tout en récupérant le produit de leur travail, sous forme financière pour les proxénètes et assimilés ou sous forme de pouvoir et de plaisir pour les clients. Beaucoup de choses s'écrivent et s'échangent sur les conséquences des politiques prônées par chacun des deux camps. Mon intention n'est pas de faire ici un catalogue des arguments, d'autant plus que j'en découvre encore régulièrement de nouveaux.

Je veux plutôt me concentrer sur un certain nombre d'arguments qui rapportent la prostitution au système économique, au néolibéralisme et au capitalisme. Ceux-ci proviennent essentiellement du camp des abolitionnistes, parmi lesquels certains invoquent le capitalisme comme étant à l'origine de la prostitution, la reconnaissance de celle-ci marquant un progrès de la marchandisation ou un élément important du système capitaliste. Dans ce cadre, les références à la mondialisation sont nombreuses : la prostitution se fait souvent par le déplacement soit des femmes, soit des clients (dans le cadre du tourisme sexuel). De ce fait, certains militants identifient leur lutte contre la prostitution à une lutte contre le capitalisme et la mondialisation. C'est cet argument que je voudrais traiter ici : est-ce que l'abolition de la prostitution peut se présenter contre une lutte contre le capitalisme ?

Le premier argument classiquement avancé dans cette stratégie argumentative est de dire que le capitalisme est à l'origine de la prostitution : parce qu'elle a produit de très fortes inégalités entre les pays et entre les individus, la mondialisation a mis en position de se prostituer ou d'être prostituée un nombre considérable de femmes. C'est notamment ce que défend Richard Poulin (voir ce texte par exemple). Les migrations internationales qui font une grande partie de la prostitution dans les pays développés comme la France seraient le produit des inégalités engendrées par la mondialisation, que ce soit parce que devenir prostituée est une solution économiquement séduisante pour des populations appauvries ou parce que la fragilisation des femmes les mets en position d'être réduite en esclavage sexuel.

Dans le même temps, d'autres migrations ont lieu : des femmes pauvres, frappées de plein fouet par les conséquences de la mondialisation et des politiques d'ajustement structurel de nombreux pays, partent pour les pays développés afin d'y assurer un service domestique, ménager ou de care, prenant soin des enfants ou des personnes âgés pour le compte de ménage plus fortunés. Certains auteurs parlent même de care drain en parallèle du brain drain, la bien connue fuite des cerveaux. Leur situation est très proche de celle des prostituées : elles aussi peuvent connaître l'esclavage et la traite et la question de leur capacité de choix est donc importante ; pour elles aussi, le genre est un élément clef : de la même façon que les femmes ont plus de "chances" que les hommes de se prostituer, elles ont aussi un "avantage" sur eux quand il s'agit d'occuper des emplois de services domestiques ; elles aussi exercent une activité qui est "normalement" fournie "à titre gratuit" dans le cadre du ménage ; et donc, elles aussi sont exploitées.

Et pourtant, personne ne va proposer d'abolir le travail domestique ou le travail de care. Les inégalités engendrées par la mondialisation sont bien à l'origine des migrations et de la traite. Mais que celles-ci débouchent sur de la prostitution n'est pas, à ce stade de l'analyse, une conséquence directe de la mondialisation. Et donc, à ce stade-là, l'abolition de la prostitution ne peut s'identifier à une lutte contre le capitalisme.

Mais au-delà des inégalités qu'ils génèrent, est-ce que la mondialisation et le capitalisme n'ont pas besoin de la prostitution ? Considérons-les donc moins comme un ensemble de politiques que comme un système intégré d'activités et de lieux à l'échelle globale visant à la production et à l'enrichissement d'une classe sociale - on reconnaîtra ici ma passion pour le travail de Saskia Sassen. Cette sociologue considère en effet les circuits de travail dans lesquels la main-d’œuvre circulent à l'échelle globale pour rendre le capitalisme possible. La question est alors de savoir dans quelle mesure les circuits prostitutionnels sont intégrés à l'économie, non plus comme un simple sous-produit ou conséquence des inégalités, mais bien comme un élément participant à la logique propre du système.

C'est nettement le cas pour ce qui est de l'industrie du sexe. Certains pays, confrontés à la nécessité de trouver le moyen de survivre dans une économie mondialisé, ont fait du sexe et de la prostitution un argument touristique d'une rare puissance. Cette activité est alors intégrée à un système qui est bien plus large que la seule vente de services sexuels : en dépendent des hôtels, des boîtes de nuit, des tour operators, etc. Bref, tout un secteur touristique qui fait que l'on peut parler d'industrie du sexe. Comme l'écrit l'économiste Lim Lin Lean :

Nous parlons d'industrie ou de secteur du sexe parce qu'il ne s'agit pas simplement d'acheteurs ou de vendeurs individuels ou d'employeurs en quête de main-d'oeuvre bon marché. La réalité crue est que le sexe commercial est devenu un "grand négoce" impliquant des structures de plus en plus organisées et un grand nombre d'intérêt établis, pas seulement les familles des prostituées qui comptent sur leurs gains ou les propriétaires, les gérants, les souteneurs et autres employés des établissements du sexe, mais aussi bien des personnes dans l'industrie des loisirs, du tourisme, des voyages.

De ce point de vue, on a bien une intégration de la prostitution en tant que système à l'économie capitaliste : pour ces pays, elle est pleinement intégré au fonctionnement général de leur économie.

Qu'en est-il ailleurs, et notamment dans ce que Sassen appelle les "villes globales", cette quarantaine de plateformes organisationnelles où se déploient l'essentiel de l'activité capitaliste ? La caractéristique de ces villes est notamment d'offrir tout ce dont les entreprises ont besoin pour assurer leurs activités. Elles sont donc au cœur des circuits internationaux du travail, et notamment ceux de travailleurs à bas salaires, lesquels sont de plus en plus féminins.

Il y a bien sûr de la prostitution dans des villes comme New-York, Londres, Mexico ou Paris. Mais il est difficile de voir en quoi elle participe à l'économie politique de ces villes globales. Elle enrichit sans doute des proxénètes, et contribue bien sûr à la domination masculine et à la satisfaction d'une classe dominante. Mais l'équilibre des villes globales ne dépend pas d'elle. Elle n'est pas un facteur d'attractivité, et les autres activités qui s'y déploient ne dépendent pas d'elle. C'est, autrement dit, une activité qui pourrait disparaître de ces villes sans que le capitalisme n'en soit affecté le moins du monde.

J'évoquais plus haut le travail de care assurée par les femmes immigrées. Selon Sassen, celui-ci est par contre complètement intégré au fonctionnement des villes globales : faire reposer ce travail sur des migrantes à bas salaires voire des esclaves (ou peu s'en faut) permet de dégager au maximum la main-d’œuvre des ménages qualifiés. La substitution de la main-d’œuvre immigrée et à bas salaires à celle de l'épouse pour ce qui est des activités d'entretien du ménage permet de libérer la femme diplômée pour la rendre disponible aux grandes entreprises qui ont besoin d'elle. La sexualité n'a a priori pas besoin d'une telle externalisation, et ce d'autant plus que le service sexuel dans le ménage n'est pas forcément substituable avec le service sexuel prostitutionnel (ou, pour le dire plus simplement, les individus ne considèrent pas forcément que coucher avec une prostituée est la même chose que de coucher avec une non-prostituée).

En un mot, ce qu'il ressort ici de l'analyse, c'est que la prostitution n'est pas en elle-même liée au capitalisme : elle ne l'est que dans certains contextes, lorsque se créent entre elles et d'autres activités des interdépendances systémiques. C'est dans ces cas-là que le service sexuel devient pleinement une marchandise, et ce quelle que soit la façon dont les individus impliqués dans la relation - client et prostituée - la vivent : l'échange devient sur-déterminés par le tissu d'intérêt qui existe autour de lui. En l'absence de ce contexte, la prostitution se déploie dans des conditions tout à fait différentes, à la fois débarrassé d'un certain nombre d'intérêts économiques mais aussi de l'intérêt de l'Etat. Cela ne veut pas dire, bien entendu, que la situation des prostituées est nécessairement meilleure d'un côté ou de l'autre. Sans une structure économique, il y a sans doute la place pour une prostitution plus libre, où les femmes ont une marge de manœuvre plus grande. Il y a aussi plus de place pour des formes d'esclavages très dures : la clandestinité de l'activité et le peu d'enjeux qui l'entoure profitent en premier lieu aux proxénètes qui peuvent maintenir leur victime dans un état de dépendance.

Comme la prostitution n'est pas univoque, la lutte contre la prostitution sous la forme d'une position abolitionniste ne l'est pas non plus. Pas plus, d'ailleurs, que la défense d'une réglementation de celle-ci. La position de l'une ou l'autre vis-à-vis du capitalisme dépend très largement de ce que l'on propose. Toute position abolitionniste n'est pas, par essence, anti-capitaliste, pas plus que toute position réglementariste n'est, par essence, néolibérale. Si la réglementation consiste à donner plus d'indépendance aux prostituées pour qu'elles travaillent en dehors des intérêts des industriels du sexe et des "parties prenantes", alors elle est sans doute anticapitaliste. Si l'abolition consiste à essayer de défaire les pressions des intérêts économiques qui s'exercent sur les prostituées, et notamment celles de la demande venue des classes dominantes globalisées, alors elle est aussi anti-capitaliste.

Je finirais ce billet en soulignant une chose : dans tout ce que j'ai dit, je n'ai donné aucun argument pour la prostitution. Ni aucun argument contre. La prostitution, même lorsqu'elle se trouve en dehors de la machine capitaliste, n'est pas forcément acceptable. Et elle n'est pas forcément inacceptable parce qu'elle participe au capitalisme. Les sciences sociales ne sont pas en mesure de trancher ce débat. Comme je l'ai dit au début, ce qui s'affronte ce sont d'abord des valeurs et des symboles. Clarifier les rapports avec l'économie, c'est tout ce que j'ai essayé de faire. Au vu de la façon dont j'ai commencé ce billet, on comprendra que je serais particulièrement vigilant quant aux commentaires.
Bookmark and Share

Read More...

Un quinquennat se termine, un autre commence

Pendant cinq ans, il a fallut s'habituer à vivre avec, tant bien que mal. Parfois de l'enthousiasme, parfois de l'énervement. Des idées qui partent dans tous les sens. Des débats qui virent au troll. L'envie parfois que ça s'arrête, mais en même temps toujours la volonté que ça continue. Et puis, au bout de cinq ans, on se rend à l'évidence : malgré tous les changements, malgré tout ce que l'on pouvait attendre, malgré toutes les prévisions, ça continue, et ça va continuer. Mon blog a cinq ans. Happy birthday.




Comme d'habitude (en fait, plutôt "comme la dernière fois et toutes les autres fois où j'aurais fait ça si je n'avais pas eu la flemme au dernier moment"), je vais profiter de l'occasion pour faire un petit point sur ma pratique du blog. Ce qui peut peut-être le plus étonner ce qui me connaissent par ailleurs, c'est-à-dire autrement que sous la forme d'un simpson à t-shirt rouge - il n'y a de toutes façons pas vraiment de grandes différences - c'est le peu de billets qui relèvent directement de ce sur quoi je passe une partie quand même importante de mon temps, à savoir ma thèse. En fait, elle est à l'origine de nombreuses notes, mais je ne l'ai jamais abordé de front : je me suis servi du blog pour réfléchir sur certaines questions théoriques qui me préoccupent, mais qui débordent en partie les questions empiriques que j'essaye de traiter. Ces notes m'ont permis de clarifier mes idées sur un certain nombre de points justement parce que j'avais l'occasion de faire tourner un certain nombre d'idées - toujours en gestation d'ailleurs - sur d'autres objets que ceux qui sont les miens.

Quels sont ces billets ? Il s'agit évidemment de ceux qui touchent à la sociologie économique, le tag qui a connu la plus forte inflation depuis que j'ai pris mon bâton de pèlerin pour me relancer dans les études supérieures : 41 notes, soit près de deux fois plus que ceux consacrés à la sociologie du genre. Pourtant, c'est ce deuxième axe de réflexion, sur lequel je reviendrais après, qui m'apporte généralement le plus de lecteurs. J'aurais tendance à mettre cela sur l'aspect work in progress de ces billets, qui constituent à mon avis la partie la plus intéressante de ce que je fais sur ce blog.

Rétrospectivement, j'ai suivi en gros trois lignes de réflexion en la matière. La première concerne le capitalisme et la façon de le penser. C'est un thème que j'ai abordé très tôt puisque dès 2008, j'écrivais que le capitalisme peut dormir tranquille, à un moment où l'importance de ces questions ne m'avait pas encore autant frappé. Ce billet préfigurait, je crois, la suite de mes réflexions : confronté, en temps de crise, à la fois au limite d'un système économique et au retour d'une contestation plus grande à son encontre, j'ai commencé à me demander pourquoi nous avions tant de mal à en sortir. J'ai essentiellement essayé d'avancer des éléments de réponse à cette question à partir de Weber et de Polanyi. En gros, le capitalisme m'est apparu plus comme un mode de pensée qu'autre chose, "mentalité de marché" qui tire sa force de ce qu'elle est ancrée très profondément en nous - et moi le premier.

Quel rapport avec ma thèse ? Disons que c'est ce que je vois dans un certain nombre d'entretiens.

Vous pourrez retrouver cette ligne de réflexion dans les billets suivants (entre autres) :
Des billets "polanyiens" :
La mentalité de marché est obsolète
Faut-il affamer les fonctionnaires ?
Des billets plus weberiens, sur le rôle du charisme, des transformations et du maintien d'un système censé être en perpétuelle évolution :
Steve Jobs, sur le charisme en économie (gros troll dans les commentaires)
Le Stratège ou Weber au pays du baseball
Et puis d'autres billets divers :
Picsou et la morale du capitalisme
La "révolution" Cantona : sur le capitalisme et la morale
Le capitalisme aliéné

La deuxième ligne de réflexion concerne le marché et son fonctionnement. Elle est très fortement liée à la précédente. La question qui me préoccupe est tout ce qu'il y a de plus classique : comment les marchés parviennent-ils à un équilibre ? J'entends par là non pas le prix d'équilibre des économistes, mais plutôt les institutions dont un marché a besoin pour fonctionner, en particulier les critères de jugement. Comment se fait-il, par exemple, que les termes "féminin" et "masculin" parviennent à modeler les frontières des marchés ? La question est valable pour d'autres labels, dont ceux qui me préoccupent dans mon travail de thèse. Il m'a semblé que s'intéresser à la façon dont les relations entre les différents acteurs du marché en venaient à modeler ceux-ci - autrement dit à la façon dont le marché est un mode de socialisation - était une piste intéressante. Certains de ces billets font partie de ceux dont je suis le plus fier, en partie parce que je pense y avoir trouvé un bon équilibre entre le format blog et les questionnements proprement sociologiques. Malgré cela, je soupçonne que leur succès éventuel tient plus aux exemples choisis qu'à leur contenu théorique...

Parmi ceux-ci, vous pouvez relire ces trois-là :
Marché et conservatisme au pays des super-héros
Le sexisme fait-il vendre ?
Sexe, marché et jeux vidéo

Troisième et dernière ligne de réflexion concernant la sociologie économique : une interrogation sur la crise économique que nous vivons. Il a s'agit pour moi essentiellement de me demander quel était le vocabulaire le plus approprié pour en rendre compte. J'en ai essayé plusieurs : le vocabulaire goffmanien de l'arnaque, le vocabulaire maussien de la magie, le vocabulaire marxien des contradictions du capitalisme, le vocabulaire sassenien des espaces globaux et bien sûr le vocabulaire weberien du charisme - vous aurez déjà compris que ces trois lignes de réflexions se croisent en plusieurs endroits. Je ne suis pas encore complètement satisfait. Il y aura d'autres billets du même tonneau à l'avenir. J'ai encore plein de choses à essayer.

En attendant, vos pouvez me donner votre avis sur toutes ces tentatives :
Le retour des contradictions du capitalisme
Crises, mondialisation et Etats : réflexions éparses à partir de Saskia Sassen
AAA(bracadra) : sur l'efficacité des agences de notation
Portrait de la crise en arnaque professionnelle

Une autre thématique, peut-être plus évidente car, il faut bien le dire, plus couronnée de succès en termes de nombres de visites (en fait, si je ne tape pas sur Steve Jobs ou Picsou, tout le monde s'en fout de mes réflexions sur le capitalisme), c'est bien évidemment la thématique du genre, des inégalités qui lui sont liées, et du féminisme. On a là, bien sûr, quelque chose qui correspond beaucoup plus à un engagement personnel, et où je me permet d'avoir des avis un peu plus marqué. Du coup, je réagis beaucoup plus facilement à une activité qui, il faut bien le dire, donne bien souvent l'avis de se prendre la tête entre les mains ou de perdre foi dans l'humanité.

Ce qu'il faut dire, c'est que ce qui m'a poussé vers plus de féminisme (j'avais déjà eu une éducation très égalitaire : mes parents m'avaient même acheté un Petit Poney quand je leur en avais réclamé un), c'est en grande partie le fait que j'ai écris dessus. Je ne suis pas sûr que je serais parvenu aux mêmes conclusions et aux mêmes positions, ou du moins pas avec la même conviction, si je ne m'étais pas obligé à écrire mes énervements et donc à réfléchir à ceux-ci, à leur donner une forme argumentative, réflexive, et publique : un cocktail finalement assez propice à un engagement. J'ai tendance à penser que c'est l'alchimie entre une exposition importante aux résultats sociologiques (et l'obligation professionnelle de les enseigner) et l'écriture blogique qui m'ont amené là où je suis. Oh, et bien sûr un certain nombre de dispositions sociales qui vont de ma classe sociale à ma socialisation parce que tout cela est quand même un brin sur-déterminé il faut bien le dire.

Quelques billets pour suivre l'évolution de tout cela :
D'abord des énervements très classiques bien que céréaliers :
Nouveau : Soyez sexiste dès le petit déj !
Breakfeast at sexism (2)
Ensuite, je commence à y réfléchir un peu plus
Le problème dans la cuisine
Je finis par affirmer mon engagement en lui donnant une première forme :
Le féminisme est l'avenir de l'homme (et réciproquement)
Je défends l'approche sociologique :
Le darwinisme et l'inquiétante normalité du viol (avec une première référence à Wittgenstein : ce ne sera pas la seule, et il y a là quelque chose qui doit à mon doctorat en cours)
Le sexe est bien une construction
Boris, par pitié, reste en dehors de tout ça (ne pas supporter Boris Cyrulnik est une vieille tradition)
De Piss Christ aux théories du genre : sociologie des offensives néo-réactionnaires (la caractérisation du "néo-réactionnaire" a été finalement peu remarquée)
Enfin, les réflexions les plus récentes tirent vers la question du sens et de la connaissance :
Le sexisme expliqué à ceux qui n'y croient pas
Qu'est-ce qui fait qu'une image est sexiste ?

Une dernière thématique que j'ai suivi est l'évolution de la question de l'immigration dans les discours politiques. Ce dernier intérêt provient de quelque chose d'un peu plus personnel. J'ai essayé de mettre en relation l'émergence de cette question dans une conception essentiellement répressive avec la question de l'Etat dans la mondialisation - où l'on peut peut-être voir un peu plus de liens avec mes autres centres d'intérêt strictement sociologiques. Dernièrement, j'ai avancé que s'étaient créées en France des structures politiques qui amèneraient à ce que cette question et la façon dont elle est saisie perdurent dans le débat public. On verra si j'ai raison. Je ne prendrais pas le risque, pour autant, d'y parier mes chaussettes.

Cette ligne de réflexion est suivie de loin en loin dans les billets suivants :
Lorsque l'éthique de responsabilité devient ne doctrine
L'entêtement thérapeutique comme nouvelle éthique politique
De la pédagogie en politique
La France et l'étranger : je te suis, je te fuis
Le dernier billet synthétise un peu les dernières réflexions que j'ai là-dessus :
L'échec d'une prophétie

Il y a aussi des plus petites séries, comme par exemple celle qui aborde, par la bande, la question de la performativité (Politique des espaces publics : changer le monde par ses murs & Scènes de la lutte politique dans les toilettes publiques, un de mes préférés). Mais je crois avoir relevé ici les principales. Ce point d'étape fait, j'espère pouvoir les continuer dans les cinq années à venir. Quoiqu'il en soit, il faut souligner que c'est précisément le format blog, le fait d'écrire régulièrement des choses courtes en essayant d'intéresser un public de non-spécialistes en faisant référence à l'actualité, qui m'a poussé dans ces différentes directions. La forme est importante pour susciter le fond. Voilà ce que je retire de ces cinq années de blog. Si cela peut inciter certains doctorants ou sociologues à tenter l'aventure, nous sommes encore trop peu nombreux, du moins à prendre cela comme un exercice libre de vulgarisation. Il y de la place pour plus de monde. Alors, viendez.
Bookmark and Share

Read More...