Impossible de rater la dernière saillie/sortie de Claude Guéant : "Toutes les civilisations ne se valent pas", "toutes les cultures ne se valent pas"... Comme espéré par l'intéressé, d'un côté, l'indignation de la gauche, qu'il peut rhabiller en "bien-pensance" honnie, de l'autre, le ravissement de l'aile la plus dure de la droite, surtout lorsque le président/candidat donne son assentiment. Une stratégie politique qui se voile à peine. Je ne vais pas m'indigner : d'autres l'ont déjà fait mieux que je ne saurais le faire. Voici plutôt un petit essai de sociologie "sur le vif", en sortant mes Norbert Elias de la bibliothèque.
Beaucoup des réponses qui ont été faîtes à Claude Guéant portent sur la comparaison des mérites et démérites de la civilisation occidentale ou des autres civilisations. C'est évidemment ce qu'attend le camp politique du ministre : il leur sera toujours possibles de trouver des qualités à l'occident et des défauts au reste du monde. Et on peut jouer indéfiniment dans l'autre sens... Mais toutes les critiques, aussi justes soient-elles, adressées aussi bien à l'Occident qu'au ministre n'auront d'autres conséquences que de galvaniser les troupes de ce dernier et de rallier ceux-là qui parlent de la "bien-pensance" avec des trémolos dans la voix. Qu'importe ce qui pourra être dit, parce qu'il a cadré le débat, Claude Guéant a gagné si l'on rentre ainsi dans l'arène.
Il y a peut-être moyen, pourtant, de parler d'autre chose, et, en passant, de dire quelque chose de sociologique. Claude Guéant n'est pas le premier, loin s'en faut, à parler de civilisations et de cultures. Il se trouve que l'origine de ces deux termes a été étudié par Norbert Elias dans La civilisation des mœurs.
Le terme "civilisation" trouve plutôt son origine en France, tandis que "culture" renvoie à l'allemand "kultur". Ce n'est pas l'étymologie précise qui intéresse Elias mais la façon dont les deux termes vont être saisis et vont se diffuser dans des contextes historiques précis : celui de la montée de la bourgeoisie face à la noblesse. Les deux expressions sont en effet caractéristiques des classes dominantes du XVIIIe siècle. Mais, de chaque côté du Rhin, les choses sont différentes. La bourgeoisie française accède à la cour et partage finalement beaucoup avec la noblesse qu'elle s'emploie à mimer : l'une comme l'autre se réclame d'une "civilisation" qui s'oppose d'abord à la barbarie. Le caractère universel est marqué et se retrouvera, d'ailleurs, dans la Révolution française : par ce terme, on pense embrasser toute l'humanité en en incarnant ce qu'il y a de meilleur. En Allemagne, la bourgeoisie se heurte à une noblesse beaucoup plus fermée. Par conséquence, elle en méprise les rites et manières qui font l'admiration de la bourgeoisie française. A cette civilisation, elle préfère la "culture", expression d'un "génie national", d'un destin singulier de l'Allemagne. En usant de ce terme, la bourgeoisie allemande se présente, dans ses productions artistiques et culturelles, comme incarnant ce qu'est vraiment l'Allemagne. La conception particulariste s'oppose à l'universalisme français, et cela débouchera sur des conceptions différentes de ce qu'est la nation.
On peut déjà noter qu'en dotant la "civilisation occidentale" d'une sorte d'essence qui l'opposerait, par nature, aux autres, Claude Guéant se place plutôt dans le sens "allemand" que dans le sens "français" - ce qui n'est jamais que dans la droite ligne de quelques autres transformations dans les discours politiques de ces dernières années... Mais il y a plus. Ce que fait Norbert Elias en étudiant l'origine de ces termes, c'est ce qu'il appelle une "socio-génèse" : il en montre l'origine sociale dans les rapports de force et les relations entre groupes. L'usage de ces deux termes, la façon dont ils vont devenir des références et des points de ralliements pour certains, et les conséquences qu'ils vont avoir nous en apprend beaucoup sur les acteurs qui les utilisent et sur les dynamiques sociales et les transformations à l’œuvre.
Alors, pourquoi ne pas faire la socio-génèse de l'utilisation du mot "civilisation" ou du mot "culture" presque sur le vif, quand il se présente à nous dans la bouche de Claude Guéant ou d'un autre ? Ce serait de peu d'intérêt si c'était là une utilisation isolée. Mais elle ne l'est pas. Tel qu'il utilise le terme, Guéant se place nettement dans la continuité du Choc des civilisations de Samuel Huntington, livre de référence des mouvements conservateurs américains sur les questions géopolitiques. Celui-ci décrit les civilisations comme de vastes ensembles plus ou moins culturels qui seraient appelés à s'affronter et à se faire la guerre : l'Occident d'un côté, le monde Arabe de l'autre, qui en viendrait, on ne sait trop pourquoi, à faire alliance avec la civilisation chinoise... Qu'est-ce qui a amené à cet usage du mot "civilisation" et que produit-il comme effets ?
Je n'ai pas de réponses définitives à cette question, ni les moyens de faire l'enquête ad hoc qui pourrait l'éclairer. Je serais heureux si des commentateurs peuvent dire ce qu'ils en pensent. Je me contenterais de quelques hypothèses, plutôt appuyées sur le cas français.
J'ai déjà essayé d'analyser les politiques récentes en matière d'immigration à la lumière des transformations de l'Etat : il me semble que, dans une situation où l'Etat est (ou se dit) de moins en moins capable d'agir seul sur son territoire national, ce domaine-là est un moyen de continuer pour lui à montrer son pouvoir. Puisqu'il faut agir, agissons là où c'est facile et où ça se voit : sur l'immigration. Je pense qu'il y a quelque chose d'assez proche dans les références à la civilisation et à la culture dans le monde politique contemporain. Les élites politiques dépendent, pour leur pouvoir, des autres groupes et notamment des catégories populaires. Les élites économiques, elles, sont beaucoup plus libres (même si elles ne le sont pas forcément autant qu'on veut bien le croire) : elles recherchent moins le compromis avec les autres couches sociales. De fait, les élites politiques ne peuvent chercher de soutiens en s'appuyant sur des questions économiques. Il leur reste donc les questions de cultures et de civilisations qui peuvent devenir des points de ralliements utiles pour trouver des soutiens. La récurrence de ce thème, sous différents noms, n'est pas seulement une stratégie électorale : il nous dit peut-être quelque chose des rapports de force à l'oeuvre dans nos sociétés, y compris dans leurs sommets.
Beaucoup des réponses qui ont été faîtes à Claude Guéant portent sur la comparaison des mérites et démérites de la civilisation occidentale ou des autres civilisations. C'est évidemment ce qu'attend le camp politique du ministre : il leur sera toujours possibles de trouver des qualités à l'occident et des défauts au reste du monde. Et on peut jouer indéfiniment dans l'autre sens... Mais toutes les critiques, aussi justes soient-elles, adressées aussi bien à l'Occident qu'au ministre n'auront d'autres conséquences que de galvaniser les troupes de ce dernier et de rallier ceux-là qui parlent de la "bien-pensance" avec des trémolos dans la voix. Qu'importe ce qui pourra être dit, parce qu'il a cadré le débat, Claude Guéant a gagné si l'on rentre ainsi dans l'arène.
Il y a peut-être moyen, pourtant, de parler d'autre chose, et, en passant, de dire quelque chose de sociologique. Claude Guéant n'est pas le premier, loin s'en faut, à parler de civilisations et de cultures. Il se trouve que l'origine de ces deux termes a été étudié par Norbert Elias dans La civilisation des mœurs.
Le terme "civilisation" trouve plutôt son origine en France, tandis que "culture" renvoie à l'allemand "kultur". Ce n'est pas l'étymologie précise qui intéresse Elias mais la façon dont les deux termes vont être saisis et vont se diffuser dans des contextes historiques précis : celui de la montée de la bourgeoisie face à la noblesse. Les deux expressions sont en effet caractéristiques des classes dominantes du XVIIIe siècle. Mais, de chaque côté du Rhin, les choses sont différentes. La bourgeoisie française accède à la cour et partage finalement beaucoup avec la noblesse qu'elle s'emploie à mimer : l'une comme l'autre se réclame d'une "civilisation" qui s'oppose d'abord à la barbarie. Le caractère universel est marqué et se retrouvera, d'ailleurs, dans la Révolution française : par ce terme, on pense embrasser toute l'humanité en en incarnant ce qu'il y a de meilleur. En Allemagne, la bourgeoisie se heurte à une noblesse beaucoup plus fermée. Par conséquence, elle en méprise les rites et manières qui font l'admiration de la bourgeoisie française. A cette civilisation, elle préfère la "culture", expression d'un "génie national", d'un destin singulier de l'Allemagne. En usant de ce terme, la bourgeoisie allemande se présente, dans ses productions artistiques et culturelles, comme incarnant ce qu'est vraiment l'Allemagne. La conception particulariste s'oppose à l'universalisme français, et cela débouchera sur des conceptions différentes de ce qu'est la nation.
On peut déjà noter qu'en dotant la "civilisation occidentale" d'une sorte d'essence qui l'opposerait, par nature, aux autres, Claude Guéant se place plutôt dans le sens "allemand" que dans le sens "français" - ce qui n'est jamais que dans la droite ligne de quelques autres transformations dans les discours politiques de ces dernières années... Mais il y a plus. Ce que fait Norbert Elias en étudiant l'origine de ces termes, c'est ce qu'il appelle une "socio-génèse" : il en montre l'origine sociale dans les rapports de force et les relations entre groupes. L'usage de ces deux termes, la façon dont ils vont devenir des références et des points de ralliements pour certains, et les conséquences qu'ils vont avoir nous en apprend beaucoup sur les acteurs qui les utilisent et sur les dynamiques sociales et les transformations à l’œuvre.
Alors, pourquoi ne pas faire la socio-génèse de l'utilisation du mot "civilisation" ou du mot "culture" presque sur le vif, quand il se présente à nous dans la bouche de Claude Guéant ou d'un autre ? Ce serait de peu d'intérêt si c'était là une utilisation isolée. Mais elle ne l'est pas. Tel qu'il utilise le terme, Guéant se place nettement dans la continuité du Choc des civilisations de Samuel Huntington, livre de référence des mouvements conservateurs américains sur les questions géopolitiques. Celui-ci décrit les civilisations comme de vastes ensembles plus ou moins culturels qui seraient appelés à s'affronter et à se faire la guerre : l'Occident d'un côté, le monde Arabe de l'autre, qui en viendrait, on ne sait trop pourquoi, à faire alliance avec la civilisation chinoise... Qu'est-ce qui a amené à cet usage du mot "civilisation" et que produit-il comme effets ?
Je n'ai pas de réponses définitives à cette question, ni les moyens de faire l'enquête ad hoc qui pourrait l'éclairer. Je serais heureux si des commentateurs peuvent dire ce qu'ils en pensent. Je me contenterais de quelques hypothèses, plutôt appuyées sur le cas français.
J'ai déjà essayé d'analyser les politiques récentes en matière d'immigration à la lumière des transformations de l'Etat : il me semble que, dans une situation où l'Etat est (ou se dit) de moins en moins capable d'agir seul sur son territoire national, ce domaine-là est un moyen de continuer pour lui à montrer son pouvoir. Puisqu'il faut agir, agissons là où c'est facile et où ça se voit : sur l'immigration. Je pense qu'il y a quelque chose d'assez proche dans les références à la civilisation et à la culture dans le monde politique contemporain. Les élites politiques dépendent, pour leur pouvoir, des autres groupes et notamment des catégories populaires. Les élites économiques, elles, sont beaucoup plus libres (même si elles ne le sont pas forcément autant qu'on veut bien le croire) : elles recherchent moins le compromis avec les autres couches sociales. De fait, les élites politiques ne peuvent chercher de soutiens en s'appuyant sur des questions économiques. Il leur reste donc les questions de cultures et de civilisations qui peuvent devenir des points de ralliements utiles pour trouver des soutiens. La récurrence de ce thème, sous différents noms, n'est pas seulement une stratégie électorale : il nous dit peut-être quelque chose des rapports de force à l'oeuvre dans nos sociétés, y compris dans leurs sommets.
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