Des effets pervers dans la lutte aveugle contre la délinquance

Claude Guéant a décidé que, comme on ne change pas une recette qui marche, il était temps de refaire le coup du mélange "insécurité" et "identité nationale" à quelques mois de la présidentielle. Même le plus convaincu des électeurs UMP aura du mal à ne pas voir un lien entre cette annonce et la proximité des échéances électorales... Olivier Bouba-Olga se demande pourquoi s'en prendre spécifiquement à la délinquance étrangère alors que la délinquance bien de chez nous est proportionnellement plus forte. On peut en dire plus encore. En fait, même si les étrangers avaient effectivement plus de chances d'être délinquants que les nationaux, des mesures spécifiques les visant seraient non seulement inefficaces mais en plus nuisibles.

Sur son blog, Olivier Bouba-Olga compare la part des faits de délinquance attribuée à des nationaux et celle attribuée à des étrangers. On pourrait cependant dire qu'il faut tenir compte que les deux populations ne sont pas également nombreuses et se demander si l'on a plus de chances de devenir délinquant lorsque l'on est étranger que l'on est français. Mais là encore ce serait insuffisant : en effet, il est possible que le groupe des étrangers soit plus souvent délinquant non pas du fait de la caractéristique "étranger" mais d'autres caractéristiques comme la richesse économique, le lieu d'habitation, le niveau de diplôme, etc. Il faudrait alors mener un raisonnement toutes choses égales par ailleurs pour vérifier si, effectivement, le fait d'être étranger a un effet propre, indépendant des autres variables, sur la délinquance des individus. Et encore : il faudrait se poser la question du recueil des données, dans la mesure où il n'est pas impossible que l'activité de la police soit plus forte sur le groupe des étrangers que sur celui des français...

Comme je n'ai pas de données suffisantes sous la main pour se faire (mais n'hésitez pas à m'indiquer des sources qui auraient fait ce travail), je vais adopter un raisonnement différent.

Sur quoi se basent les mesures proposées par Claude Guéant, comme d'ailleurs une partie importante des politiques en matière de sécurité menées dans ce pays depuis à peu près 1997 ? Il s'agit de renforcer les peines appliquée aux délinquants étrangers : on ajoute à la condamnation pénale une interdiction de séjour sur le territoire et on affirme que ça n'a rien à voir avec la double peine que le président de la République avait eu à cœur de supprimer. Autrement dit, on suppose implicitement que la délinquance peut s'expliquer sur la base d'un calcul rationnel : l'individu compare les gains de l'activité illégale et ses coûts, le tout avec les probabilités de réussir ou d'être condamné, et si le résultat est positif et supérieur aux gains d'une activité légale, il enfreint la loi, sinon il reste dans les clous. La théorie du choix rationnel : voilà le petit nom de ce type de raisonnement dans nos contrées sociologiques.

A partir de là, si l'on augmente les coûts de la délinquance par des peines plus fortes, on doit obtenir une réduction des activités illégales. Et la suite du raisonnement toujours implicitement mené par notre sémillant ministre se fait ainsi : s'il y a un groupe dans la population qui est plus délinquant que les autres, on peut modifier son calcul en lui appliquant des peines plus lourdes et une surveillance plus forte, ce qui est rationnel et économise des moyens. Tout va donc pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Plutôt que d'essayer de montrer que le paradigme adopté est faux, restons dedans et poussons juste le raisonnement plus loin que cela n'a été fait en haut lieu. Considérons donc une situation où l'on a deux groupes, dont l'un - minoritaire - est plus fortement délinquants que l'autre - majoritaire. Supposons que l'on décide de contrôler et de punir plus fortement le groupe le plus délinquant en mobilisant les moyens de police et de justice plus fortement sur celui-ci. Que va-t-il se passer ? Va-t-on assister à une réduction globale de la délinquance ? La réponse est : non. Il est plus probable que l'on obtienne une hausse globale de celle-ci. Pourquoi ? Pour deux raisons.

Premièrement, si la délinquance découle effectivement d'un calcul rationnel, comme le suggère l'idée récurrente qu'en alourdissant les peines on va la décourager, alors il faut prendre cela au sérieux. Pour choisir d'entrer ou non dans la délinquance, un individu regarde certes les gains et les coûts de cette activité, mais il les compare avec les gains et les coûts des activités légales. Or il est fort possible que le groupe le plus délinquant soit dans cette situation précisément parce que les activités légales auxquelles il peut prétendre ne sont pas assez intéressantes. Cela peut être dû à des phénomènes de discriminations, des difficultés d'accès à l'emploi légal ou à des emplois suffisamment rémunérateurs. Par conséquent, la sensibilité de ce groupe aux coûts de la délinquance va être plus faible : une augmentation de 10% de ces coûts va provoquer une diminution de la délinquance inférieure à 10% - c'est ce que l'on appelle une élasticité. Il est possible que cette élasticité soit proche de zéro - une augmentation des coûts de la délinquance n'a aucun effet ou un effet négligeable sur la délinquance - voire soit positive : dans ce cas-là, une augmentation des coûts de délinquance parce qu'il stigmatise un peu plus le groupe en question, et renforcerait les discriminations ou les difficultés d'accès à l'emploi, entraînerait une augmentation de la délinquance...

Parallèlement, il est possible que dans l'autre groupe l'élasticité soit inférieure à -1. Dans ce cas, une augmentation de 10% des coûts de la délinquance entraîne une baisse de celle-ci supérieure à 10%. Il est donc rationnel de concentrer là les efforts car ils sont plus efficaces. Évidemment, cela ne veut pas dire qu'il ne faut rien faire pour le groupe minoritaire : simplement que les actions à suivre devraient emprunter d'autres voies que l'alourdissement de la surveillance et des peines, par exemple par l'amélioration de l'accès à l'emploi. Une fois de plus, c'est ce à quoi mènent les outils intellectuels implicitement utilisées par le gouvernement.

Deuxièmement - car il y a un deuxièmement - si on tient compte du fait que les moyens de police et de justice sont limités - et quand on nous parle sans cesse d'austérité, on peut supposer qu'ils le sont -, se concentrer sur le groupe minoritaire revient à diminuer les risques et donc les coûts de la délinquance dans le groupe majoritaire. Or on vient de voir que celui-ci était probablement très sensible à ce coût. On risque donc de provoquer une augmentation de la délinquance dans le groupe majoritaire.

Pour le comprendre, prenons un exemple simple. Supposons que, considérant que les femmes conduisent globalement mieux que les hommes, on décide de ne plus effectuer de contrôle routiers que sur ces derniers. Peut-être obtiendra-t-on une baisse des infractions routières chez les hommes, si ceux-ci n'ont pas une élasticité trop faible, liée par exemple au fait que leur virilité est mise en cause s'ils roulent au pas... Mais on a toutes les chances d'encourager les femmes susceptibles de commettre des infractions d'en commettre encore plus. Au final, il est fort probable que la délinquance routière chez les femmes augmente - "vas-y chérie, c'est toi qui conduit... Oui,tu as bu trois fois plus que moi, mais au moins, on se fera pas emmerder" - et compense voire dépasse la baisse du côté des hommes... Il n'en va pas autrement dans le cas des Français et des étrangers.

They Learned His Hours

Résumons : faible voire absence de baisse de la délinquance dans le groupe minoritaire, augmentation de la délinquance dans le groupe majoritaire... Au final, au niveau global, une augmentation de la délinquance. Comme je le disais plus haut, les conséquences d'une telle politique ne se mesurent pas seulement en termes d'inefficacité, mais aussi d'effets pervers, d'aggravation, autrement dit, de la situation de départ. Et cela, je le répète pour que les choses soient parfaitement claires, en suivant un raisonnement dans la droite ligne de celui tenu par le ministre et le gouvernement.

Cela ne veut évidemment pas dire qu'il ne faut rien faire - je connais les trolls sur ces débats et je sais qu'il y a de fortes chances pour que l'un d'eux m'apostrophe avec des "bien-pensance" et autre "angélisme" qui ne tiennent lieu d'arguments que lorsque l'on est dans les commentaires du Figaro ou du Monde... Mais ce que montre ce raisonnement, c'est qu'il ne faut pas segmenter la justice ou l'action de la police. L'égalité de tous face à la loi n'est pas seulement une exigence éthique : c'est aussi une condition de son efficacité.

Edit : Pour une analyse plus large des politiques visant les étrangers :
Lorsque l'éthique de responsabilité devient une doctrine
L'entêtement thérapeutique comme nouvelle éthique politique
Bookmark and Share

Read More...

Mes lecteurs ont du talent

Ce mois de décembre est chargé pour mes activités hors blog : outre le fait que je dois doctorisé à tout va, il se trouve que Zelda a disparu, et bon, quand même, ça peut pas trop attendre... En plus, il y a plein de gens qui me donnent envie d'être méchant avec eux alors que l'on est dans une période qui doit déborder d'amour et de joie. Bref. Heureusement, mes lecteurs prennent un peu le relais en participant à l'International Kick-Ass Une Heure de Peine Lolz Concours. J'en attends encore certains qui se sont engagés, mais voici déjà les premières participations...

Contribution de Marine Gout qui nous rappelle que nous avons la chance, en sociologie, d'avoir des stars dont la renommée dépasse les frontières disciplinaires :


Contribution de Rudi qui rappelle que la sociologie est un super-pouvoir :


(A ce propos, le scénario de The League of Sociological Justice est en cours d'écriture : au tournant du siècle, une équipe d'êtres exceptionnels - Emile, Max, Karl et Georg - est envoyé pour lutter contre une menace dormante, les économistes... Pour négocier les droits d'adaptation cinématographique, me contacter).

Deux contributions de Mathieu, qui m'ont beaucoup fait rire, avec une mention spéciale pour avoir utilisé le docteur Zoïdberg, notre maître à tous :



Une contribution de Sylvain qui me fait dire "si seulement on avait Spidey avec nous..." :


Le concours est toujours ouvert, alors dépêchez-vous de participer ! (Voir rubrique contact).
Bookmark and Share

Read More...

Sociological lol

Il y a des choses qui, dans un univers bien ordonné, ne devraient jamais arriver. Par exemple, me mettre dans les mains un générateurs de lolz et de demotivational posters... Parce que, évidemment, je fais en faire des conneries avec. Et la bonne nouvelle, c'est que vous pouvez en faire aussi...

En fait, tout a commencé par une conservation sur Twitter avec l'apprenti. Celui-ci cherchait un moyen simple d'expliquer en quoi la sociologie est une science pour intégrer à un de ses billets. Je venais juste de découvrir le fameux générateur. Alors j'ai fait ça :


Parce que, face aux bêtises récurrentes que l'on peut entendre aussi bien chez ceux qui attaquent les gender studies que de ceux qui s'en prennent aux sciences sociales - souvent les mêmes qui ne parviennent pas à comprendre que dans sciences sociales il y a, ô surprise, science -, les explications rationnelles sont si peu efficaces que l'on a envie de faire comme Batman : aller chercher la justice dans la rue.

Et puis ensuite, bien sûr, tout s'est enchaîné. Et j'en ai fait d'autres. Vous en trouverez la plupart ci-dessous (moins ceux dont j'ai vraiment honte). Mais avant ça j'en profite pour lancer le


édition 2011. Autrement dit, je vous invite cordialement à participer en m'envoyant (uneheuredepeine(at)gmail(point)com) une de vos créations réalisées à l'aide du builder sus-cités ou d'un autre ou même de vos petites mains pleines de doigts. Je les publierais ici même, au fur et à mesure ou en une seule fois en fonction du volume de réponse (et si celui-ci est trop faible, je n'en parlerais plus mais maudirais votre nom jusqu'à la fin des temps).

Evidemment, pour être recevable, il y a des règles, sinon ce n'est pas vraiment un concours. Donc il faut que votre création se rapporte d'une façon ou d'une autre à la sociologie (ou, à la rigueur, se moque des économistes, je prends aussi). Après, c'est libre, en gardant en tête que les "kikoo ptdr ^^, la socio c'est trop pas une science <:-?" recevront un virus en retour de mail. Qu'est-ce qu'on y gagne ? Parce que l'honneur de vous voir cité sur mon auguste blog ne vous suffit pas ? Bon, j'ajoute un cadeau surprise. Et puis une place dans le jury du prix Robert Nobel de sociologie quand j'aurais le temps de le relancer. Pour la suite du billet, et dans le désordre le plus total, quelques créations de ma part qui me fermeront sans doute un jour l'accès à toutes les universités un peu sérieuse. Comme vous le comprendrez, je suis dans une phase superheroes en ce moment. Apparemment, c'est à la mode : je ne suis jamais qu'un homme de mon époque (une façon comme une autre de dire "un misérable résidu de bidet du marketing ambiant"). Commençons par le commencement. Xavier Molénat, qui twitte pour Sciences Humaines, avait noté un certain recul de ma beckerophilie au profit d'un certain penchant weberien pour cette saison du blog. Je me suis donc fait une piqûre de rappel. Pour mémoire, Howard Becker a défendu l'idée que la déviance ou la délinquance nécessitaient un "étiquetage", c'est-à-dire qu'elle doit être reconnue et dénoncée publiquement comme telle par des entrepreneurs de morales. La "labelling theory" pourrait-elle avoir du succès auprès des super-héros ?


Les suivants mettent en scène Deadpool, un de mes personnages favoris. L'un de ses pouvoirs - la "comic awareness" ou "conscience d'être dans un comic" - pourrait presque en fait un sociologue goffmanien, conscient de la théâtralité à laquelle il prend part (c'est fou quand même les trucs qu'on peut être amené à écrire...).

Les "gender studies" ont provoqué pas mal de remous en France ces derniers temps, à cause de quelques incompétents qui "pensent" que si l'on ne parle pas de l'homosexualité, celle-ci va disparaître... Evidemment, ils n'ont rien compris à ce dont il s'agissait. Voici un hommage qui leur est destiné :


Je pense faire partie de ces sociologues qui s'irritent encore et toujours du sens commun, surtout lorsque celui-ci est prononcé avec assurance, certitude et évidence. Ce n'est pas toujours très à la mode comme attitude, mais lorsque l'on voit les nombreuses attaques dont les sciences sociales font l'objet en France, je me demande quelle autre attitude est possible. Deux affiches qui illustrent ce point de vue...



Faire des lolz, c'est aussi l'occasion de faire passer des messages sous une forme différente. Je ne vais apprendre à personne combien l'image peut être puissante. Tenez un seul exemple : je peux résumer l'idée clef d'un de mes posts classiques en un poster :


Pour mémoire, je défendais dans le dit post l'idée que le sexisme dans les jeux vidéo trouvait moins son origine du côté des éditeurs ou des personnages, mais plutôt du côté des joueurs et des fans qui ont tendance à faire une relecture bien particulière des "strong female characters", co-produisant ainsi les biens qu'ils consomment. Voir un personnage aussi merveilleux que Samus Aran débarrasser de toutes ses qualités pour devenir cadrer avec l'idéal féminin incarnée par les photos de charme, c'est quelque chose qui me déçoit... J'en dirais sans doute plus bientôt, parce que le marché des comics est pas mal dans son genre.

Cette dernière image s'inscrit dans une série commencé à la suite de la lecture de ce post sur le blog américain Everyday Sociology : il y est question du fait que des femmes renâclent à se dire féministes même quand elles veulent défendre l'égalité des sexes... "Féministe" serait devenu un stigmate négatif, ce qui contribue à couper les femmes d'un mouvement social à même de les défendre, et, en les isolant, affaibli de fait la cause de l'égalité des sexes. La féministe américaine Anita Sarkeesian ne dit pas autre chose dans cette très belle vidéo où elle commente notamment un certain nombre de programme télé qui font des féministes les "méchantes". Une analyse qui pourrait sans problème être importé en France quand on voit certains traitements médiatiques qui se croient subversifs... En réaction, j'avais donc proposé d'affirmer la fierté qu'il y à être féministe pour les femmes...



...mais aussi pour les hommes...


...avec quelques limites toutefois.


J'ai parlé plus haut de la couleur weberienne de cette cinquième saison du blog, particulièrement en ce qui concerne les réflexions sur le charisme et sa place dans l'économie et le capitalisme. L'autorité charismatique méritait donc bien un poster :


Pour faire bonne mesure, restons dans les classiques de la sociologie et tournons vers Emile Durkheim et la notion d'anomie :


De là, on peut sauter vers une autre notion classique, celle d'habitus dans le sens qui a été donné à ce mot par Pierre Bourdieu : "structure structurante, qui organise les pratiques et la perception des pratiques, l’habitus est aussi structure structurée : le principe de division en classes logiques qui organise la perception du monde social est lui-même le produit de l’incorporation de la division en classes sociales" (une définition qu'il est toujours bon d'essayer de placer quelque part). Mais que se passe-t-il lorsqu'un individu intériorise deux habitus différents ? On a un habitus clivé. La chose est plus courante qu'on ne le pense...


Pour finir, il arrive que je me souvienne parfois que je suis aussi enseignant de sciences économiques et sociales, surtout quand je regarde les deux pochettes pleines de copies qui attendent sournoisement sur le coin de mon bureau... Cette activité me conduit notamment à parler régulièrement de mes pires ennemis, voire même d'en faire la promotion (habitus clivé encore, vous voyez que c'est pas facile). Alors parfois, je fais des trucs comme ça :


Et puis comme tout n'est pas rose dans ce beau métier, parfois j'ai envie de croire qu'il existe une explication unique, simple et rationnelle à ce qui nous arrive. Voici la seule que j'ai trouvé...


Excellente conclusion pour cette note décousue et sans grand intérêt, il faut bien le dire. De toutes façons, il est possible que je vous abreuve encore de cet art très particulier si certaines idées me frappent par surprise (je suis sûr que je peux faire quelque chose avec R). A vous de jouer maintenant...

Note : j'ai utilisé plein d'images dont je connais pas forcément les auteurs et dont les droits sont parfois douteux - ça fait partie des règles de l'exercice. Si les auteurs passent dans le coin et ne sont pas contents, qu'ils m'écrivent et je retirerais ou créditerais l'objet du délit.

Bookmark and Share

Read More...