A quoi servent les sciences sociales ?

Trois rapports en deux semaines sur les SES, c’est déjà deux de trop. J’avoue me fatiguer moi aussi de cette polémique. Aussi je suis gré à Pierre Maura d’avoir frappé le premier cette fois, à propos du rapport de l’Académie des Sciences Morales et Politiques, ce qui m’épargnera cette peine. Je n’ai jamais aimé les académies en général – comme Samuelson, je pense que « funeral by funeral, theory advances » – et je ne suis visiblement pas prêt de changer d’avis. Une seule remarque, donc : ce rapport, toujours sous la houlette d’Yvon Gattaz, critique l’objectif de formation du citoyen pour les SES. Et là, il y a un problème énorme : proposer, comme il est fait, de se limiter à un apprentissage technique, c’est simplement échouer à comprendre l’utilité des sciences sociales, qu’il s’agisse de l’économie ou de la sociologie. Petite mise au point.




A quoi servent les sciences ? La question n’est que trop rarement posée. Les modes d’évaluation de l’utilité d’une science ou d’un savoir scientifique sont extrêmement variables, en fonction des personnes et des groupes. On peut en valoriser les applications économiques (en termes de création de richesses, de bien-être, etc.), les conséquences philosophiques (implications en terme de justice, d’éthique, d’humanisme, etc.) ou encore les avancées en terme de connaissance pure. C’est souvent ce dernier critère qui est retenu par les scientifiques eux-mêmes : leur pratique est d’abord utile parce qu’elle permet de mieux connaître un ou des phénomènes. Les applications ou connaissances sont intéressantes, mais ne font pas le fond de la pratique scientifique qui, dans une version idéale, ne poursuit rien d’autre que la vérité (il est évident que la réalité est plus complexe, on y viendra).

Ce premier point est important : un scientifique, qu’il travaille dans les sciences de la nature ou dans les sciences sociales, doit être libre de toute recherche indépendamment d’un jugement a priori sur l’utilité de ses travaux. Son travail ne serra utile qu’à la condition qu’il ait pu être produit en toute indépendance, parce que c’est la condition de sa qualité scientifique. Comme le disait Bachelard, la science n’est pas vraie parce que utile, mais utile parce que vraie (dans la limite de l’acceptation de ce qu’est une vérité scientifique, bien entendu). Activité par essence risquée, la science n’aurait pas autant avancée si le démon de la connaissance avait cédé le pas à celui de l’utilité immédiate.

Mais, bien sûr, répondre à la question « à quoi sert l’activité scientifique ? » par un simple « à rien sauf à la science » n’est pas satisfaisant. Si la science sert avant tout un objectif de connaissance, il n’y a pas de raison de penser qu’elle ne doive servir qu’à cela, et il est important pour tout scientifique de s’interroger sur le devenir de ses recherches, certains mettant même leur recherche au service d’une cause bien précise (qu’il s’agisse d’un chercheur qui se lance dans la recherche appliqué ou de celui qui veut simplement servir. La question « à quoi ça sert ? » est souvent irritante pour les chercheurs – comme elle le serait, d’ailleurs, pour beaucoup d’autres professions – mais elle mérite une réponse sérieuse.

En la matière, les sciences mathématiques et celles de la nature peuvent avancer une réponse relativement simple : le progrès scientifique est ce qui permet le progrès technologique, donc, pour une part au moins, une certaine amélioration des conditions de vie. Ce point est soutenu par les nombreux économistes qui mettent en avant le rôle des innovations majeures et de la recherche et développement dans le processus de croissance et d’amélioration du bien-être. Cette utilité se manifeste alors très concrètement, et de façon quantifiable, par les brevets que permettent de déposer les recherches scientifiques dans ces domaines.

Les sciences sociales ne peuvent se prévaloir de quelque chose de semblable. Il est bien rare qu’elles donnent lieu à des dépôts de brevets. Leur utilisation en tant que « technologie sociale » - c’est-à-dire pour la conception de pratiques particulières d’action sur les individus (politiques publiques, organisations, actions collectives, etc.) – ne doit pas être ignorée ni minoré, mais elle ne concerne que quelques recherches bien précises. La sociologie des organisations ou l’économie de l’entreprise disent des choses tout à fait importantes pour celui qui voudrait améliorer le fonctionnement de son entreprise ou de son administration, mais limiter l’utilité des sciences sociales serait avoir une vue bien étroite du problème. Ce serait ramener l’utilité d’un savoir à sa seule composante économique – en tant qu’allocation des ressources rares – qui, aussi importante soit-elle, n’a aucune raison d’être la seule prise en considération.

En effet, les sciences sociales ont bien d’autres utilités. Comme toute science, elles ont pour conséquence une action de transformation du monde. Mais cette transformation n’a pas seulement lieu dans la technologie sociale, mais aussi par la diffusion des résultats de la science dans la société. C’est en effet à ce moment-là que les acteurs se les réapproprient et leur donnent sens en fonction de leurs situations. D’une façon générales, les sciences sociales sont utiles parce que les acteurs s’en servent, et ils s’en servent de façons diverses et difficilement contrôlables. On peut certes penser au militant qui utilise Bourdieu comme argument de mobilisation, mais aussi, pourquoi pas, au père de famille qui utilise Bourdieu pour faire acquérir à son enfant un habitus à même de satisfaire ses désirs d’ascension sociale (ce dernier exemple est inspiré d’une mienne connaissance).

Autrement dit, les sciences sociales se justifient, du point de vue de leur utilité sociale, non pas dans les brevets qu’elles peuvent susciter mais dans la diffusion de leurs résultats et leur réappropriation à des fins diverses par des acteurs. Pour le dire de façon simple, vous n’avez pas besoin de connaître la physique pour pouvoir monter dans un avion, mais vous avez besoin de connaître la sociologie et l’économie pour que ces sciences soient utiles. Le changement est moins radical que celui d’une innovation technologique de grande ampleur, mais il n’en est pas moins réel. Par exemple, le principe des avantages comparatifs en économie – qui explique, entre autre chose, pourquoi les pays se spécialisent et échangent entre eux – n’est pas seulement intéressant parce qu’il peut susciter des politiques économiques particulières (la levée des protectionnismes), mais surtout parce qu’il permet à chacun d’aller contre certains préjugés, ici, contre le biais mercantiliste qui nous fait penser qu’il faut vendre un maximum et acheter un minimum pour s’enrichir. La diffusion de la compréhension de ce principe dans la population est de nature à changer beaucoup de débats et de pratiques.

C’est que les sciences sociales, et au premier rang la sociologie et l’économie, sont par essence des activités critiques, dans le sens où elles refusent tout dogmatisme. C’est là un point très largement ignoré de ceux qui veulent séparer les objectifs de formation intellectuelle et de formation du citoyen. Pratiquer les sciences sociales, c’est avant tout remettre en cause toute proposition avancée de façon un peu trop évidente : les délocalisations sont sources de chômage ? Ce n’est pas évident … les jeunes sont de plus en plus violents ? pas vraiment, non… Cela ne veut pas dire que les sciences sociales vont systématiquement contre le « sens commun », mais simplement qu’elle ne l’accepte qu’après examen attentif. Il peut arriver que « ce que tout le monde sait » soit vrai, mais comme cela n’est pas automatique, il est nécessaire de le vérifier. Les sciences sociales n’ont de sens que lorsqu’on les applique au monde qui nous entoure pour le comprendre, que ce soit dans ses dimensions individuelles (utiliser la sociologie de Kaufman pour comprendre ce qui ne va pas dans son couple) ou collectives (utiliser la sociologie urbaine pour comprendre les « quartiers difficiles »).

De ce point de vue, il est nécessaire d’enseigner les sciences sociales sans les couper de cet aspect fondamental de leur utilité, et ce d’autant plus que c’est souvent un puissant guide pour l’avancée de la recherche. Présenter les sciences sociales comme une pure technique coupée de toute autre considération, ce n’est pas seulement prendre le risque, déjà immense, de démotiver les élèves, c’est surtout se tromper complètement sur la nature des sciences sociales et, même d’une façon plus générale, de la science. Il ne s’agit pas d’une pure technique, de quelques outils ou de « fondamentaux », mais bien d’une pratique vivante où les techniques, les outils et les connaissances prennent sens (et même, selon Passeron, évoluent) dans la confrontation avec le monde empirique. Si les sciences sociales sont par essence critiques, elles ne peuvent s’enseigner de façon autonome de la formation du citoyen, lui-même esprit critique, c’est-à-dire sujet actif capable de se poser des questions et de n’accepter une proposition qu’après réflexion. Sans cela, on ne propose pas seulement une science « édulcorée » mais aussi une caricature de la science tout court.


1 commentaires:

Rémi Jeannin a dit…

Je souscris intégralement au contenu de cet article qui montre très bien la nécessité de ne pas choisir entre formation citoyenne et formation scientifique, mais de combiner ces deux finalités.
L'enseignement des SES contribue à donner une utilité aux recherches menées en sciences sociales en permettant à un grand nombre d'élèves de s'approprier des raisonnements et des méthodes qui leur servent ensuite à mieux comprendre et d'agir dans le monde qui les entoure. Enseigner une simple "boîte à outil" conceptuelle en dehors de toute problématique de compréhension du monde contemporain ne vaufrait pas "une heure de peine".
Bravo pour la clarté de tes propos.

Enregistrer un commentaire

Je me réserve le droit de valider ou pas les commentaires selon mon bon plaisir. Si cela ne vous convient pas, vous êtes invités à aller voir ailleurs si j'y suis (indication : c'est peu probable).