Je proposais hier à mes amis de Jeunesse et entreprises d'étendre la demande de "positivité", adressée à l'enseignement de sciences économiques et sociales, aux médias, dont les informations économiques sont de nature à déprimer et à décourager notre belle jeunesse.
Et bien, il faut croire que j'ai été entendu, au moins en Roumanie :"Un projet de loi visant à rendre obligatoire la diffusion par la radio et télévision de 50 % de nouvelles positives a été voté à l'unanimité par le sénat roumain annonce l'agence de presse roumaine Mediafax, basée à Bucarest."
Sur le site d'Arrêt sur images (avec remerciements à Marjorie Galy).
Pendant que j'y suis, allez ici encourager un bon bloggeur à continuer, il nous fait sa crise estivale.
Ils l'ont fait
Bisounours et Entreprises
Je découvre, effaré, les « conclusions » (les guillemets s’imposent) de l’association Jeunesse et entreprises – créée par Yvon Gattaz, it’s a small world – sur l’enseignement de l’économie au lycée, et spécifiquement sur les Sciences économiques et sociales (SES). Effaré, parce que chaque nouvel épisode de ce triste feuilleton nous fait descendre un peu plus bas dans les tréfonds du débat public français. Tout y est : affirmations gratuites, absence d’arguments sérieux, absurdités, méconnaissance du problème traité, mauvaise foi… Je ne peux m’empêcher de me demander comment des journalistes compétents peuvent continuer à relayer ce genre de « rapport ». Les auteurs y étalent leur méconnaissance de l’économie, de la sociologie et de l’enseignement. Comme d’autres, je suis fatigué de cette polémique stérile, et j’aimerais pouvoir arrêter d’en parler. Mais je n’y peux rien : c’est plus fort que moi.
1. Méconnaissance de la science, de l’économie et des SES
Commençons par le commencement : si on se pique de critiquer l’enseignement de sciences économiques et sociales au lycée, il est bon de commencer par connaître un minimum non seulement cet enseignement, mais aussi la science économique. Deux conditions qui ne sont pas remplies dans ces « conclusions ». Commençons la critique par relever une absurdité :
« Il serait indispensable que les programmes aient une approche plus scientifique et factuelle, et beaucoup moins théorique »
Comment peut-on demander une approche « plus scientifique » et « moins théorique » ? Surtout en science économique, où le détour par les modèles théoriques plus ou moins formalisés est simplement le BA B.A. du raisonnement. Toute science est avant tout une articulation de théories, c’est-à-dire de tentatives de réponses à des problèmes de connaissances qui sont autant de schèmes d’intelligibilités des faits, et de faits scientifiquement produits. Contrairement à ce que croit Jeunesse et entreprises, on n’est pas plus scientifique parce que l’on étale plus de « faits ». C’est la construction et le traitement théorique de ces faits qui fait la science, pas autre chose.
Plus loin, le rapport regrette que les manuels fassent référence aux marchés de la drogue ou du tatouage. On comprend bien l’argument pour le premier : la drogue c’est mal, et il ne faut pas dire aux jeunes que ce qui est mal a un rapport avec l’économie (voir plus loin, sur l’économie bisounours). Pourtant, c’est là un objet qui a été traité de façon tout à fait scientifique par des économistes. En outre, j’aurais pensé que montrer qu’un marché pouvait se mettre en place et fonctionner de façon quasiment « spontanée », c’est-à-dire en dehors de toute régulation étatique serait de nature à satisfaire une association qui ne doit pas partager des positions très étatistes. Mais faute d’avoir réfléchi sur la signification de ce qui est étudié…
Concernant le marché du tatouage, par contre, j’ai beaucoup de mal à voir où est le problème – et ce d’autant plus que les « critiques » des SES aiment à reprendre cet exemple. Le tatouage – et plus généralement tous les ornements corporels – constituent un secteur économique honorable, où des entrepreneurs s’efforcent de répondre à une demande ni plus ni moins légitime qu’une autre. Pourquoi Jeunesse et Entreprises doivent-ils dévaloriser tous ces chefs d’entreprise qui font, à n’en pas douter, le même métier qu’eux ? A moins que certains secteurs économiques soient exclus de la « vraie » économie.
Enfin, on croit rêver lorsque les auteurs de ces « conclusions » listent les problèmes contemporains qu’il faudrait aborder : « marchés, offre et demande, concurrence, monnaies, finance, capital, Bourse, flux, production-distribution, productivité du travail, exportations, mondialisation, etc. » ou recommande d’intégrer la théorie des jeux… Savent-ils que tout cela est déjà traité par les enseignants de SES ?
2. Le retour de l’économie bisounours
D’un bout à l’autre, les « conclusions » sont animées du même problème que les critiques précédents – Positive Entreprise et Yvon Gattaz en tête : l’économie bisounours. Les auteurs de ce « rapport » ignorent complètement ce qu’est un discours scientifique et plus encore ce qu’est la science économique : un regard distancié et objectif sur le monde, qui vise à sa compréhension en dehors de tout jugement de valeurs. L’économie, comme la sociologie, n’a pas à dire des choses positives ou optimistes : elle n’a qu’à énoncer des vérités sur le monde.
Or, ce n’est pas du tout sur la pertinence scientifique que Jeunesse et Entreprises entend juger les Sciences Economiques et Sociales, mais sur leur « positivité » :
« C'est cet optimisme et cet espoir que les membres de JEUNESSE et ENTREPRISES tentent de diffuser avec constance auprès des jeunes, et particulièrement des lycéens. Ces actions permanentes de démoralisation sont inquiétantes. Un changement de comportement semble donc urgent dans ce domaine si l'on veut permettre aux jeunes de laisser libre cours à leur esprit d'initiative et de créativité, ressources indispensables pour l'avenir de notre économie »
Pour eux, il ne s’agit pas d’aider les élèves à avoir une compréhension plus complète du monde qui les entoure, mais simplement de leur donner de « l’optimisme » et de « l’espoir ». Faut-il répéter que ce n’est ni le rôle de la science, ni même celui de l’école ?
D’ailleurs, j’indiquerais ici une nouvelle piste de réflexion pour Jeunesse et Entreprises : les journaux télévisés parlent régulièrement du chômage, et même parfois – horreur – du chômage des jeunes, ce qui est de nature à déprimer ces derniers. Ne serait-il pas bon de les censurer au plus vite, afin « permettre aux jeunes de laisser libre cours à leur esprit d'initiative et de créativité, ressources indispensables pour l'avenir de notre économie » ?
3. Une innovation : la sociologie bisounours
Mais les « conclusions », pour une fois, ne s’arrêtent pas à l’économie : le problème de la sociologie est également abordée. Ce qui montre d’ailleurs que l’association qui se vante d’une expertise en matière d’enseignement – et dont les « conclusions » ont pour titre « l’enseignement de l’économie au lycée » - assimile lycée et filière générale. Mes collègues d’économie-gestion ou d’économie-droit qui exercent dans les filières technologiques doivent être ravi : ils sont purement et simplement oubliés.
La connaissance de la sociologie est, dans ce « rapport », au niveau de celle de l’économie : complètement nulle. Pour commencer, on souligne « la proximité avec la politique » des théories sociologiques (et non de la sociologie, parce que la théorie, c’est mal, rappelez-vous). Qu’importe qu’une longue réflexion épistémologique souligne la possibilité d’une science du social en dehors de tout jugement de valeur, on s’en tiendra à une caricature comme réflexion. Vient ensuite le problème de l’unité « méthodologique » de la sociologie – « méthodologique » devant sans doute se comprendre comme « épistémologique » ou « paradigmatique », termes que les auteurs ne semblent pas connaître – qui rendrait la discipline trop « immense » pour des lycéens. La sociologie est avant tout une façon de regarder le monde et de l’interroger : prendre de la distance avec sa propre vision du monde, comprendre les points de vue différents, relativiser ses croyances, chercher à expliquer et à comprendre les phénomènes exceptionnels comme les plus banals. Qu’y a-t-il dans tout cela qui ne soit pas accessible à des lycéens ? Si la sociologie est un vaste champ, c’est parce que le monde social est vaste. L’argument fait fi de toute une réflexion pédagogique sur les façons d’enseigner cette discipline, sur laquelle les auteurs n’ont pas pris la peine de se pencher. En outre, l’histoire s’attaque à un champ non moins vaste : faut-il supprimer les cours d’histoire-géographie ?
Mais le meilleur vient juste après, dans ce passage :
« Il est curieux, à propos de sociologie, que celle-ci soit enseignée prioritairement par ses distorsions : inégalités sociales et conflits sociaux, et jamais par l'approche positive de cette recherche permanente d'harmonie sociale, un des objectifs principaux de toutes les entreprises, garant de son bon fonctionnement et de sa progression »
Revoilà les bisounours : dire qu’il y a des inégalités et des conflits, c’est mal, ça déprime les jeunes, alors qu’on devrait leur enseigner que les entrepreneurs recherchent l’harmonie et le bonheur du plus grand nombre. Qu’importe si le terme de « distorsions », utilisé de cette façon, n’a pas de sens pour un sociologue, qui étudie les inégalités et les conflits comme des phénomènes normaux. Qu’importe si l’étude des inégalités sociales sert à comprendre le monde contemporain ou si elle est menée avec rigueur et porteuses d’effets heuristiques chez les élèves : on ne parle pas des choses qui sont connotées négativement. Il ne faudrait pas que nos jeunes apprennent qu’il existe autre chose que l’optimisme et l’espoir. La sociologie bisounours façon Jeunesse et Entreprises doit enseigner que le monde est merveilleux et que c’est grâce aux entreprises.
D’ailleurs, si des membres de cette association me lisent, je vais leur apprendre quelque chose de terriblement choquant. Tout au long de leurs « conclusions », ils mettent en avant la nécessité de la microéconomie, ce avec quoi je suis tout à fait d’accord. Le problème, c’est qu’ils ne la connaissent pas. En effet, la microéconomie fait l’hypothèse – mon dieu, cachez cette théorie que je ne saurais voir ! – que le seul objectif de l’entrepreneur est de maximiser son profit, et sûrement pas « une recherche permanente de l’harmonie sociale ». Milton Friedman aurait même ajouté que si un entrepreneur « optimiste » et « plein d’espoir » avait l’idée d’adopter un tel objectif, le fonctionnement du marché aurait tôt fait de l’éliminer. Mince alors, ça ne risque pas de déprimer les jeunes, ça ? Faut-il arrêter d’enseigner Friedman et le fonctionnement du marché ?
4. Le mauvais sort de la pédagogie
Les « conclusions » prétendent en outre donner quelques conseils pédagogiques. Le problème, c’est qu’on ne s’improvise pas enseignant. Et que les affirmations gratuites ne peuvent faire illusion en la matière.
Ainsi, au tout début du rapport, les auteurs estiment que « la maturité des élèves de la filière "E.S." est bien éloignée de ce que supposent les programmes ». On peut estimer beaucoup de choses sans prendre la peine d’argumenter – tiens, c’est exactement ce que j’essaye d’apprendre à mes élèves. Les élèves ne seraient pas capables de comprendre ce qu’on leur raconte. Le fait que depuis plusieurs décennies des élèves réussissent dans cette filière et même trouvent un intérêt plus important qu’ailleurs dans les cours de SES – voir les résultats de la consultation Merieu – n’est évidemment pas retenu.
C’est ensuite l’objectif de former l’esprit critique qui est attaqué, les jeunes ne connaissant pas ce qu’ils critiquent. Ici, les auteurs ignorent simplement que c’est l’apprentissage de la science économique et de la sociologie qui forment l’esprit critique : l’une comme l’autre proposent des façons de penser et de poser les problèmes utiles à un citoyen éclairé. Mais Jeunesse et Entreprises suppose que l’enseignement de l’économie n’est pas celui d’une science, mais d’une simple collection de faits sur l’économie… Ils pensent qu’on fait critiquer l’économie alors que l’on critique par l’économie !
Et finalement, les « conclusions » nous expliquent qu’il faut partir d’exemples… Et là, on croit rêver. Les auteurs savent-ils seulement qu’historiquement c’est dans les SES que s’est développée l’idée d’inductivisme pédagogique ? Que le travail sur documents et sur exemples fait partie de nos pratiques depuis l’origine ? Comment peut-on se vanter d’une expertise en matière d’enseignement de l’économie et écrire de telles âneries ?
En outre, l’argument qui consiste à dire qu’il faut procéder comme cela parce que les jeunes ont un penchant naturel à aller du concret vers l’abstrait est un argument erroné : l’esprit scientifique fonctionnant dans l’autre sens (c’est-à-dire, pour les sciences sociales, utilisant l’abstrait pour comprendre le concret, dans un va-et-vient incessant) il est justement nécessaire de changer les habitudes de réflexion de nos élèves.
5. Un véritable travail de lobbying
Au final, ces « conclusions » - de piètre qualité comme pourra en juger le lecteur – cachent difficilement leur véritable objectif : celui d’un travail de lobbying visant à faire plus de place aux entreprises dans l’enseignement, au détriment de tout autre problème, et dans une perspective « positive » (et par conséquent non-scientifique). Et en plus, c’est un mauvais lobbying, caractérisé par une incompétence et une mauvaise foi peu commune, qui espère juste profiter de l’imminence de la remise du rapport de la commission Guesnerie.
En effet, aux différents problèmes qu’ils soulèvent (et inventent), les auteurs ont une réponse simple, efficace et évidente : parler plus de l’entreprise, pardi ! D’un bout à l’autre, il est répété à l’envie qu’il faut partir de cas concrets, et ces cas concrets sont bien évidemment des entreprises. Comment justifier ce choix ? De façon très simple : en fait, l’entreprise, c’est la société :
« Il apparaît que l'économie, et surtout la microéconomie, est souvent représentée par les nombreux problèmes de l'entreprise, exemple vivant et parlant, puisque l'entreprise est bien une communauté humaine complète, présentant les problèmes humains les plus importants et diversifiés de notre société »
Là encore, on ne se pose pas quelques questions simples, comme par exemple : existe-t-il d’autres domaines économiques que l’entreprise, d’autres objets pour la science économique ? les élèves – dont on nous répète qu’ils sont immatures et qu’ils ne faut pas les brusquer avec des raisonnements qu’ils maîtrisent mal – sont-ils tellement passionnés par les entreprises pour la supporter comme seul objet d’étude ? L’enseignement de SES au lycée n’a-t-il pas d’autres objectifs que de parler de l’entreprise, comme former le citoyen, objectif de l’ensemble du système éducatif ?
6. Le maljournalisme en France
Ce qui est véritablement étonnant dans la publication de ces « conclusions » - j’espère que les guillements apparaissent maintenant comme justifiés – ce n’est pas tant leur existence que leur publication sur le site du journal Les Echos. Depuis le début de cette affaire, avec les déclarations de Xavier Darcos sur les élèves de ES, différentes personnes se sont lancés dans des critiques contre les SES sans avoir pris la peine de se renseigner. Qu’on se souvienne par exemple d’Yvon Gattaz expliquant qu’il était nécessaire d’enseigner Adam Smith et Joseph Schumpeter… alors que ceux-ci sont explicitement dans les programmes. Et pour l’instant, les journalistes n’ont pas fait le travail qu’on peut attendre de leur part : vérifier ce qui se dit, trier l’information pertinente, rendre le débat plus lisible.
Ici, les « conclusions » de l’association Jeunesse et Entreprises sont présentées comme un « document », tout juste accompagnées d’un article qui n’en est en fait qu’un résumé, sans distance critique ni réflexion journalistique minimale. Le minimum aurait été au moins d’aller demander l’avis de quelques enseignants de SES – au moins pour vérifier si les dires de Jeunesse et Entreprises quant à ses actions auprès des enseignants et des lycéens sont aussi idylliques qu’ils le disent. Nous avons besoin de journalistes pour clarifier ce genre de débat. Pour l’instant, ils nous manquent. Beaucoup.
Feuilleton
Vous avez aimé "les crypto-marxistes manipulent vos enfants" ? Vous avez adoré "Massacre au CNRS" ? Alors vous adorerez leur suite : "Economistes vs. Gestionnaires" ! Une saga exceptionnelle, pleine de bruit et de fureur*.
Bref, plus sérieusement, les attaques contre les sciences sociales en France se poursuivent, et c'est cette fois l'économie universitaire qui est visée. La note de Gizmo explique tout ça très bien. Tout cela n'est guère encourageant. En tout cas, moi, ça me déprime, voilà.
Pour me remonter le moral, dans quelques jours, une note gaie où il sera question de couples, de sexualité, et de réflexivité (voilà, ça, c'est du trailer).
* Avec mylle éléphants.
Qu'est-ce que le social ?
Le terme "social" est profondément polysémique. Il peut désigner un ensemble de problèmes : les "problèmes sociaux" ou la "question sociale", et que l'on retrouve dans des expressions comme le "travail social" (qui désigne la prise en charge des problèmes sociaux), "politique sociale" ou "le social". Il faut en revenir au XIXe siècle pour cette dernière expression : elle désigne alors le problème que pose l'existence d'une classe ouvrière paupérisée, potentiellement "dangereuse". Il est vrai que des sociologues, ou certains précurseurs, vont se pencher sur cette question : Frédéric Leplay mènera quelques une des premières "enquêtes sociales" en France, l'interrogation sur l'intégration et le lien social d'Emile Durkheim vient également de là. Pour autant, la sociologie ne peut s'assimiler à l'étude de ces problèmes. Pour le sociologue, il s'agit de comprendre le fonctionnement de la société, et non spécifiquement ses dysfonctionnement. Ainsi, Emile Durkheim s'intéresse d'abord à comment la société assure l'intégration de ses membres, à ce qui est "normal". La question de la "pathologie" sociale, pour reprendre ses termes, ne vient qu'après. Ce qui est véritablement mystérieux, quand on prend la peine d'y penser, ce n'est pas le crime - "problème social" - mais le respect de la loi - problème sociologique. En conséquence, social ne doit pas être retenu dans ce sens.
Deuxième sens du mot social : celui qui désigne plutôt une tendance ou un positionnement politique, du mouvement social, nécessairement contestataire, au socialisme, et aux partis politiques afférents. Là encore, cela n'entretient aucune affinité particulière avec le social de sociologie. Pour s'en convaincre, il suffit de rappeler qu'il existe de grands sociologues de droite ou libéraux (au sens français), à commencer par Raymond Boudon ou Michel Crozier. De même de l'autre côté de l'Atlantique, où un chercheur aussi important - du point de vue historique - que Talcott Parsons ne fut pas spécialement un révolutionnaire. Il y a évidemment des sociologues dont la sensibilité politique est plutôt située à gauche - puisque c'est ce qui inquiète généralement les critiques des SES - mais on pourrait en dire de même des économistes ou de n'importe quel autre discipline scientifique, y compris dans les sciences de la nature. Mais les analyses menées qui font le propre de la sociologie n'ont pas de liens particuliers avec une tendance politique ou une autre. Là encore, ce sens du mot social n'est pas celui que l'on trouve dans l'expression "sciences économiques et sociales".
Quel sens en retenir alors lorsqu'il est question de sociologie ? Le plus simple est de laisser la parole à celui dont la relecture suscité l'écriture de cette note :
Le sens de l'adjectif "social" doit de même être précisé pour un usage sociologique. Dans la langue commune, il peut renvoyer, là encore, à différentes réalités : le caractère informel d'une réunion, une attitude altruiste ou, plus généralement, tout ce qui dérive du contact avec d'autres personnes. Le sociologue aura un emploi plus étroit et plus précis du terme pour qualifier une interaction, une interrelation, une relation mutuelle. Ainsi, si deux passants bavardant au coin d'une rue ne forment pas une "société", ce qui se passe entre eux est certainement "social". La "société" consiste en un ensemble de tels évènements "sociaux". Pour donner une définition exacte de "social", il est difficile de faire mieux que Max Weber qui définit comme "sociale" la situation où les individus orientent leur action les uns envers les autres. Le réseau de significations, d'attentes et de comportements qui résulte de cette orientation mutuelle constitue précisément le matériau de l'analyse sociologique.
Merci. M. Peter L. Berger (Invitation à la sociologie, Coll. Grand Repère, La découverte, 2006 (1963), p. 60-61). Rien de tout cela n'est de nature à corrompre notre belle jeunesse. Si les confusions sémantiques pouvaient être évitées en la matière, ce serait un énorme pas en avant.
Déficit public et justification écologique
Après l’hystérie du déficit commercial, l’hystérie du déficit public. Le gouvernement envisage d’inscrire dans la loi – voire dans la constitution – l’interdiction du déficit public, avec plus ou moins de souplesse dans la définition de celui-ci. Dans Libération, Philippe Martin s’interroge sur l’efficacité de la mesure, sans en questionner l’objectif. Ce qui étonne Alexandre Delaigue, qui rappelle, fort justement, qu’il n’y a pas de « bon chiffre » en matière de déficit public. Ce que j’en retiens pour ma part, c’est l’extension de la justification écologique. Explications.
J’avais déjà parlé de justification, souvenez-vous. Tout part de la sociologie développée par Luc Boltanski et Laurent Thévenot [1]. Les individus se trouvent régulièrement pris dans des situations où ils doivent montrer le bien-fondé de leurs actions. Ils se réfèrent alors à un nombre limitée – mais non fixe – de principes de justices qui sont autant de « cités » dans lesquelles ils essayent de se présenter comme « grands ». Ces principes ont l’avantage d’opérer une « montée en généralité » : ils font passer de la situation individuelle et personnelle à des principes supérieurs. Ce sont donc des points d’appui, des ressources pour les individus et les organisations, tant pour défendre une action que pour en dénoncer l’injustice.
Ainsi, un chef d’entreprise sommé de s’expliquer sur la récente délocalisation de son usine pourra évoquer la nécessité d’être efficace, de relever des défis, de se montrer meilleur que les concurrents, etc. Il se situera alors dans la cité industrielle, où est grand celui qui est efficace. S’il ajoute qu’en outre, cela permettra de mieux satisfaire les consommateurs, il se réfèrera au principe de la cité marchande, où est grand celui qui harmonise les échanges. Dans tous les cas, il doit passer par un principe supérieur commun qui légitime son action. Ses détracteurs se réfèreront, de la même façon, à d’autres cités, comme la cité civique (justification par le bien commun) ou la cité domestique (justification par l’appartenance à un groupe restreint).
De nouvelles cités peuvent apparaître – et d’autres, au contraire, décliner – en fonction des évolutions sociales. Elles expriment donc, en quelque sorte, un certain état de la société. Ainsi, nos sociétés contemporaines ont vu se développer une nouvelle forme de capitalisme qui se réfère à une nouvelle cité, la cité par projet, où est valorisé la multiplication des contacts, la compétence individuelle, etc. Cette évolution doit tant aux transformations économiques et technologiques qu’à la critique « artiste » d’un capitalisme aliénant l’individu [2].
Qu’en est-il des justifications avancées pour l’interdiction/limitation du déficit public ? Comme souvent, elles se situent dans plusieurs cités. On peut faire appel au bien commun – cité domestique – ou à l’efficacité – cité industrielle. Mais un autre argument apparaît et c’est celui-ci qui m’intéresse plus particulièrement. Philippe Martin l’évoque dans son article :
« L’autre explication est que pour un lobby, une profession ou un secteur économique, le bénéfice d’une subvention ou d’une niche fiscale est direct alors que le coût est partagé par le pays dans son ensemble et des générations futures qui ne sont pas représentées politiquement » (souligné par moi)
Argument classique sur la question du déficit ou de la dette publique : celui des générations futures, que notre égoïsme présent dépouillerait sans vergogne. Souvenons-nous avec quel plaisir la presse a ressassé l’argument « chaque nouveau-né français né avec une dette de 17 500€ ! » [3]. La récurrence de cette argumentation pose une question : à quelle cité, à quel principe de justice, se rapporte-t-il ?
Je pense possible de soutenir qu’il se rattache à la cité « écologique » ou cité « verte », étudié par Claudette Lafaye et Laurent Thévenot [4], témoignant ainsi d'une extension de celle-ci. Ces deux sociologues étudient cette dernière à travers les conflits liés à l’aménagement de la nature : construction d’autoroute, législation sur la chasse, etc. La justification dans cette cité se fait par rapport à la défense de l’environnement et de l’avenir de la planète, et permet de juger non seulement les individus, mais aussi des non-humains ou des objets, comme « grand » ou « petit ».
« Est écologique ou vert ce qui est propre, biodégradable ou encore recyclage et s’oppose à ce qui pollue. Le fait de polluer est associé à l’état de petit. La "voiture verte", également appelée "voiture propre", dispose d’un pot d’échappement catalytique la rendant moins polluante et consomme un carburant "vert" » [4]
Dans l’argumentaire écologique, les « générations futures » occupent une place de choix : penser à elles, les défendre contre les intérêts immédiats, qui deviennent, par cette référence, des intérêts forcément particuliers et égoïstes, est forcément un signe de grandeur, les oublier, voire les « mépriser » un signe de petitesse.
« L’argumentation écologique contribue également à relier l’action la plus immédiate au devenir à plus long terme de la planète entière. Les changements d’échelle opérés à travers le schème des conséquences généralisées ne sont pas seulement spatiaux mais aussi temporels : toute action engage l’avenir, tant le nôtre que celui des générations futures. L’argumentation écologique permet ainsi un mouvement constant de va-et-vient entre le passé, le présent et l’avenir » [4]
L’argument des « générations futures » mobilisé pour le contrôle légal des déficits publics est directement importé de la rhétorique écologique, où l’avenir de la planète entière, générations futures et non-humains compris, se trouve pris en jeu. Le développement du thème du développement durable dans les milieux politiques et militants explique sans doute le recours à ce type de défense. La cité « écologique » a l’avantage de permettre une montée en généralité très rapide : on passe facilement d’un fait local – une bretelle d’autoroute, l’interdiction de la chasse dans telle zone, etc. – à un problème on ne peut plus général – l’avenir de toute vie, rien de moins.
Il en va de même concernant les déficits publics : certains groupes ont intérêt à ce que ceux-ci soit limités, parce que cela peut éviter des augmentations d’impôts (suivant le théorème d’équivalence Ricardo-Barro) ou parce que cela lie les mains des adversaires politiques en cas d’alternance. Les arguments politiques qu’il serait nécessaire de mobiliser pour justifier la première proposition (je vous grâce de la seconde) devraient se référer à des régimes de justification – bien commun, efficacité – dans lesquels ils pourraient être mis à défaut ou, du moins, où il ne serait pas difficile pour les adversaires de semer le doute. Avec l’argumentaire écologique, la contestation est tout de suite beaucoup plus difficile : celui-ci sert de levier critique par rapport aux autres modes de justification.
« Nombre de justifications prennent appui sur la thématique de l’environnement, non seulement en vue de pointer les défauts et les insuffisances des autres modes d’évaluation, mais aussi pour contester leur légitimité à assurer le bien commun et jeter le discrédit sur leur capacité d’évaluation » [4]
Il faut dire que la cité écologique modifie la grammaire de la justification en convoquant des entités particulières : ceux « qui ne peuvent faire entendre leur voix » [4], c’est-à-dire les animaux, les végétaux (plus généralement, les non-humains), mais aussi les générations futures (la cité verte opère d’autres transformations dans le fonctionnement des cités, que je ne développe pas ainsi). « La communauté de référence doit alors déborder celle des personnes vivantes et inclure les générations à venir » [4]. Ce qui pose problème : si la communauté de référence s’élargit de la sorte, comment peut-elle accéder à une capacité critique effective, se mobilier et lutter ? Surtout, comment peut-elle parvenir à un discours cohérent, puisque les intérêts et positions de certains de ces membres ne s’expriment pas ?
Dans le cas du déficit public, comme dans tout ceux qui recourent au même argument, se pose la question de ce que veulent les générations futures. Est-il assuré que leur intérêt réside effectivement dans les mesures prises pour limiter la dette publique ? Et qui est capable d’en décider ? Il est facile d’instrumentaliser ceux qui ne sont pas encore nés pour justifier des décisions présentes. Certains courants écologistes proposent comme solution de donner une voix aux différentes entités concernées par les questions politiques, en leur donnant des représentants dans les instances de décisions – ce qui ne va pas sans poser problème. Quoiqu’il en soit, il faut bien reconnaître, qu’on en est encore loin sur le débat du déficit public.
Au final, il me semble que l’introduction de cet argument des « générations futures » dans le débat sur les déficits publics s’est fait sans grandes précautions. Son caractère très consensuel et assez incontestable cache en fait beaucoup de questions non résolues. Les écologistes feraient bien de mieux surveiller la façon dont leurs arguments s’étendent…
Bibliographie
[1] Luc Boltanski, Laurent Thévenot, De la justification, 1991
[2] Luc Boltanski, Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, 1999
[3] Pour une critique, voir notamment, Jérôme Creel, Henri Sterdyniak, « Faut-il réduire la dette publique, L’économie française 2007, 2006
[4] Claudette Lafaye, Laurent Thévenot, « Une justification écologique ? Conflits dans l’aménagement de la nature », Revue Française de Sociologie, Volume 34, Numéro 3, Année 1993