Sociologie de l'anorexie

Sujet délicat aujourd’hui sur Une heure de peine : l’anorexie. Le Monde consacre aujourd’hui un article à la réaction de différents sites dits « pro-ana », c’est-à-dire qui défendent et même aident à l’anorexie, face à la proposition de Valérie Boyer, députée UMP des Bouches-du-Rhône, de sanctionner "le fait de provoquer une personne à rechercher une maigreur excessive en encourageant des restrictions alimentaires prolongées". Ce sont bien sûr ces sites qui sont visés au premier chef. J’ai décidé de ne pas donner le lien vers l’article du Monde, car celui-ci est truffé d’adresses vers ces sites « pro-ana », et ma conscience est gênée à cette idée (allez plutôt voir par ici). Voici cependant quelques réflexions sur l’anorexie d’un point de vue sociologique.




Muriel Darmon a réalisé un travail d’enquête sur l’anorexie dans Devenir anorexique. Une approche sociologique (2008) [1]. L’approche est intéressante parce qu’elle évite de tomber dans quelques propositions simplistes – « les filles deviennent anorexiques à cause des top-models » - pour s’intéresser aux anorexiques elles-mêmes. En effet, si les représentations de la mode jouent sans doute un rôle dans le développement de l’anorexie, elles ne suffissent manifestement pas : toutes les adolescentes ne deviennent pas anorexiques. Il faut alors s’intéresser de plus près au problème : comment devient-on, est-on, et cesse-t-on d’être anorexique ? Il faut alors aborder ce problème armé de la notion de « carrière », développé par Howard Becker (Outsiders, essai de sociologie de la déviance, 1963). Il s’agit d’un processus dans lequel certains individus s’engagent et qui comportent plusieurs étapes qui amènent l’individu, peu à peu, à revêtir une identité de déviant. Ce processus se fait par interactions à la fois avec ceux qui sont déjà engagés dans une telle carrière – socialisation – et ceux qui en sont extérieurs et portent un regard sur les premiers – étiquetage.

En un mot, on ne naît pas anorexique, on le devient. Et ce parce que certaines personnes nous amènent à embrasser cette carrière, et parce que d’autres nous y cantonnent. L’anorexie est bien une déviance : un écart à la norme sociale en vigueur dans la société, qui fait l’objet d’une sanction – jugement négatif, médicalisation, etc. L’existence de sites et de blogs sur ce thème montre qu’il y a une dimension pleinement sociale au phénomène : l’anorexie ne se conçoit pas seulement comme une pathologie, mais aussi une identité, une présentation de soi que l’on mobilise en fonction des interactions dans lesquelles on est pris.

Muriel Darmon met à jour quatre phases dans la carrière des anorexiques. La première en étonnera plus d’un : loin de mettre en avant la responsabilité des magazines féminins, c’est le rôle des proches et de la famille qui est mis en avant. Les carrières d’anorexiques commencent souvent par un simple régime, sur les conseils d’« initiateurs » : le médecin, la mère, « en tant que responsable de l'alimentation et du corps des membres de la famille, et en tant que femme elle-même spécifiquement soumise aux normes diététiques et corporelles », le groupe d’amis dont les conversations tournent autour de la nécessité de surveiller son poids. L’objectif peut donc être purement une question de santé, et non seulement de soumission à la mode. Ce régime se fait rarement seule : on y trouve toujours des « accompagnateurs ». Le régime est une entreprise collective, ce qui renforce le contrôle exercé sur l’individu.

Point intéressant : la perte de poids s’accompagne souvent, chez les futures anorexiques, d’autres changements radicaux. Nouveau « look », engagement dans de nouvelles activités artistiques, scolaires, ou autres : maigrir n’est qu’un élément d’une transformation plus générale de la personne. L’anorexie s’inscrit donc dans un processus de « socialisation secondaire » au sens de Berger et Luckmann (La construction sociale de la réalité, 1976) : une conversion de l’individu, une transformation radicale de sa personne, qui remet en cause sa socialisation primaire (pour des éléments sur la socialisation, voir ce billet). De ce fait, détacher l’anorexie d’une personne de sa trajectoire générale peut être assez hasardeux.

La seconde phase accentue les techniques de régime apprissent dans un premier temps, et surtout les incorpore, c’est-à-dire, littéralement, les inscrit dans le corps des individus. Être anorexique devient alors une seconde nature. Celle-ci n’est pas encore déviante, car elle constitue, à bien des points de vue, quelque chose de valorisant pour les personnes qui la mettent en œuvre : il s’agit d’un travail sur soi, d’une maîtrise de son corps et donc de sa vie. Il y a des formes de plaisirs qui sont apprises dans cette carrière : celui de se retenir, d’être plus fort que la faim, que le désir. Une pleine compréhension de ce phénomène ne peut faire l’économie de cette dimension : l’anorexie n’est pas seulement liée à des images médiatiques, mais aussi aux incitations à « être soi-même », « prendre sa vie en main », « devenir ce que l’on est ». Si elle est un mal de notre modernité, elle est autant liée à sa dimension individualiste qu’à sa dimension médiatique.

En effet, Muriel Darmon identifie une transformation générale des goûts des anorexiques : ceux-ci passent dans un registre de plus en plus légitime, se rapproche des pratiques des « dominants » au sens bourdieusien du terme (Pierre Bourdieu, La distinction, 1979), c’est-à-dire le goût des classes dominantes. Les jupes remplacent les pantalons, les pratiques sportives s’orientent vers la danse ou la natation, les pratiques culturelles se tournent vers les registres les plus légitimes (une des interviewés déclarent avoir voulu se faire « une culture en béton ») et les goûts alimentaires vers les aliments « fins », « légers », à l’opposition des aliments populaires « lourds », « gras ». C’est l’exceptionnalité sociale qui est visée par la pratique anorexique, la distinction des « gros », des autres, ceux qui, finalement, ne parviennent pas à un contrôle total d’eux-mêmes. L’élévation de l’individu est au cœur du phénomène.

D’où sans doute la transformation de l’anorexie en un « mode de vie » par les sites qui en font la promotion. Ce n’est pas tant une pathologie qu’une identité qui s’exprime au travers d’une pratique culturelle bien particulière. Cela est particulièrement inquiétant : l’anorexie apparaît comme une ressource positive pour celles et ceux qui y ont recours, participant à leur estime de soi. Loin d’être un comportement autodestructeur, frappant des jeunes filles mal dans leur peau et dépressive, il s’agit au contraire d’une phase « constructive », qui en vient à être destructive de façon presque involontaire. Les anorexiques connaissent souvent très bien les séquelles et les risques qu’elles encourent : mais elles les assument en raison du plaisir qu’elles retirent de cette pratique. Le soin en est alors d’autant plus difficile.

La troisième phase consiste à l’étiquetage proprement dit : un « alerteur », la plupart du temps un proche, indique que « quelque chose ne va pas ». Les pratiques jusque là considérées comme normales deviennent alors déviantes, parce que l’anorexique « va trop loin », « ne sait plus s’arrêter ». L’étiquette « anorexique » est alors accolée à la personne, qui peut essayer de la refuser, en dissimulant ces comportements, ce qui entraîne généralement une surveillance accrue de la part du réseau des proches.

Enfin, quatrième phase, la sortie de la carrière : celle-ci se fait par l’hospitalisation. Il s’agit alors pour l’institution médicale de remplacer la conception que la malade a d’elle-même par celle que lui est proposé par le corps médical. Il faut qu’elle réinterprète ses comportements en tant que symptôme d’une pathologie à soigner. On a alors un nouveau phénomène de socialisation secondaire, prodiguée ici par une institution particulière : remplacer les dispositions anorexiques par de nouvelles dispositions. Celui-ci aboutira à une nouvelle prise en main de soi, un nouveau contrôle de son corps et de sa personne, s’appuyant sur le refus des comportements précédemment incorporés.

J’espère que ces quelques commentaires auront suffit à montrer l’intérêt de la sociologie sur un sujet où elle n’est pas facilement convoquée. C’est là, depuis les travaux de Erving Goffman (Asiles, 1961), une des voies fécondes de recherche : explorer l’expérience de ceux que la société considère comme déviant ou anormaux. Non pas dans le but de légitimer ou d’expliquer leurs pratiques, mais pour en donner une pleine connaissance, une meilleure compréhension, qui fait l’utilité de cette discipline.

[1] Je ne me livre pas, ici, à un compte-rendu de lecture, mais plutôt à un commentaire appuyé sur l’ouvrage en question. Je reste seul responsable de ce qui est avancé ici.


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Mais pourquoi signe-t-on une pétition ?

Comme vous le savez déjà, l'Apses - l'Association des professeurs de Sciences Economiques et Sociales - a récemment lancé un "manifeste pour enseigner la société", sous-titré "Les sciences économiques et sociales pour relever les défis du XXIème siècle". Plus de mille personnes ont déjà signés le texte. Mais au fait, pourquoi signe-t-on les pétitions ?


A ma connaissance, il n'existe pas encore de sociologie de la signature des pétitions. Il y a cependant une raison évidente : c'est un engagement a priori peu coûteux - le temps pour apposer une signature est plutôt faible - qui peut, d'un point de vue individuel, donner bonne conscience à celui qui y a recours. Rien de boulversant, si on accepte que le faible coût de l'engagement ne réduit pas forcément la conviction des personnes ou l'efficacité de la mobilisation. Surtout que les pétitionnaires peuvent aussi s'engager d'autres façons.

Plus intéressant par contre est ce passage tiré de A quoi sert la sociologie ?, un ouvrage dirigé par Bernard Lahire et publié en 2002. Dans une note de bas de page de son texte "Utilité : entre sociologie expérimentale et sociologie sociale", ce dernier écrit :

"Il n'est pas cynique de rappeler ici les profits symboliques que les intellectuels peuvent avoir à donner régulièrement à lire leur nom dans la presse intellectuelle, à associer leur nom à d'autres plus prestigieux qu'eux, etc. Une sociologie de la façon dont se signent les pétitions seraient amenée à constater que, dans plus d'un cas, la décision de signer ou de ne pas signer est moins liée à la "cause" défendue qu'aux noms des premiers signataires auxquels on veut s'associer ou vis-à-vis desquels on entend se démarquer"


Le caractère public des signatures compte probablement beaucoup, particulièrment pour les premières. Et le capital social de chacun - les réseaux mobilisables par les individus - aussi. Ces éléments vont grandement conditionner la réussite ou non de la pétition.

Le fait que l'on ait intérêt ou non à signer une pétition ne dévalorise en rien la pétition en elle-même. Au contraire, cela rend la signature d'autant plus importante pour ceux dont le nom est susceptible d'en appeler d'autres : non seulement une signature prestigieuse fait toujours son effet auprès des destinataires finaux, mais en plus il attirera probablement d'autres signatures renforçant d'autant plus le poids du texte.

On peut même avancer que le texte précis d'une pétition ou d'un manifeste a moins d'importance, au final, que la qualité de ses signataires. En la matière, savoir qui parle est peut-être plus important que ce que l'on dit - dans une certaine mesure, bien sûr. Ce qui signifie que l'on peut être d'accord avec l'idée générale d'un texte et non avec ses détails et signer quand même.

D'ailleurs, le nom de Bernard Lahire figure parmi les signataires du manifeste de l'Apses. Au côté de ceux de
Philippe Askenazy, Christian Baudelot, Alain Caillé, Yves Deloye, Marie Duru-Bellat, Roger Establet, Jacques Freyssinet, Jacques Généreux, Bernard Guerrien, Michel Lallement, Philippe Meirieu, Erik Neveu, Dominique Plihon et d'autres encore, qu'ils m'excusent si je les oublie. Espérons que ça suffira.

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Sur l’évaluation des enseignants

Au-delà de la controverse sur notetobe.com, la question de l’évaluation des enseignants demeure sur l’agenda politique. Le rapport Pochard évoque la question, suggérant une rémunération au mérite des enseignants, mérite appuyé sur les progrès des élèves et non sur leurs résultats bruts. L’objectif affiché est une amélioration de la performance du système éducatif, tel qu’il peut être mesuré par les enquêtes PISA, en incitant les professeurs à l’efficacité. Est-ce une bonne idée ? Un peu de théorie sociologique peut nous aider à y voir plus clair.




1. Qu’est-ce qui détermine les progrès des élèves ?

Première question à se poser : qu’est-ce qui détermine les résultats et les progrès des élèves ? La réponse que semblent suggérer les différents projets d’évaluation des enseignants a le parfum de l’évidence : sur les enseignants et sur l’école, pardi ! Pourtant, si on prend la peine d’adopter un cadre de réflexion un tant soit peu rigoureux, les choses ne sont pas si simples.

Comment expliquer l’action d’un individu – qu’il s’agisse de faire des progrès dans le cadre scolaire ou de toute autre chose? On peut estimer qu’elle dépend en grande partie de la socialisation de l’individu, c’est-à-dire du processus par lequel il intègre les normes, les valeurs et les comportements propres à un milieu social donné. Ce processus est continu : il commence dès la naissance de l’individu et ne s’arrête qu’à sa mort. Si la socialisation qui s’établie dans les premiers temps de la vie de l’individu – que l’on qualifie de « socialisation primaire » - joue un rôle fondamental, on peut estimer qu’elle peut être modifiée ou retravaillée en profondeur par la socialisation qui se fait par la suite – la « socialisation secondaire ».

Ce processus joue à l’évidence dans la réussite scolaire des élèves, ainsi que dans leur capacité à faire des progrès. La réussite à l’école demande en effet une acculturation au mode de fonctionnement de l’école : non seulement en terme de qualités proprement scolaires (savoir s’exprimer par exemple), mais aussi en termes d’adhésion au projet et aux jugements de l’institution. La famille et l’école exercent toutes deux une socialisation sur l’enfant-individu : la réussite est d’autant plus probable que les deux socialisations vont dans le même sens.

Ainsi, Bernard Lahire [1] explique la réussite scolaire des enfants des élèves de milieu populaire – sociologiquement « improbable » - par des interactions microsociologiques au sein de la famille orientées vers la réussite scolaire. Ainsi, la réussite scolaire d’une des élèves étudiées doit beaucoup à sa grand-mère, personne lettrée, qui lui transmet un rapport positif à l’écrit, l’entraîne et l’encourage. Il est à noter que ces interactions sont étroitement liés aux ressources particulières dont disposent les familles : ici, il s’agit des connaissances de la grand-mère, c’est-à-dire d’un capital scolaire qui peut se transmettre.

2. Déterminations multiples et plurisocialisation

Bernard Lahire va plus loin, en poursuivant dans l’étude des « variations interindividuelles ».En effet, depuis Pierre Bourdieu, tout un pan de la sociologie avait pris pour habitude d’étudier des déterminismes très large : en établissant par exemple des corrélations entre le milieu social et la réussite scolaire [2] ou les pratiques culturelles [3]. Les variations au sein d’une même catégorie – le fils d’ouvrier rentrant à Polytechnique, l’agrégé de Lettres classiques écoutant du rap – ne pouvaient être expliquées parce que contradictoire avec les grandes lois de la sociologie. Elle relevait alors de l’ordre du « miracle social ». La socialisation primaire était alors nettement privilégiée. En conservant le cadre théorique, Bernard Lahire propose d’expliquer ces variations en introduisant la notion de « plurisocialisation » [4].

Dans cette perspective, l’individu connaît continuellement des socialisations plurielles, ayant des directions différentes voire contraire, et, point important, entre lesquelles il navigue sans cesse. Il est ainsi possible de passer, suivant les contextes et les situations sociales, d’un système de disposition à l’autre, d’une attitude à l’autre. Ainsi en va-t-il de cette adolescente, prise entre deux socialisations contradictoires :

« Après avoir critiqué le groupe Whatfor [issu de l’émission Popstars], Floriane avoue avec peine ("bon, ça c’est pas obligé de l’enregistrer parce que c’est la honte !") qu’elle a acheté le CD des L5, premier groupe issu de l’émission Popstars sur M6 : "quand les Popstars, les premières Popstars, les L5 sont sortis, j’me suis acheté le CD parce que ça m’a fait énormément de souvenirs avec une amie parce qu’on regardait Popstars toutes les deux, tous les vendredis soirs, et c’était hyper fort. Et on s’est acheté le CD de Popstars, on s’l’est acheté pour deux. Et mon père, j’ai eu énormément de réflexions là-dessus. Au bout d’un moment, ça m’a gonflée, j’lui ai dit "attends arrête c’est bon. J’te l’met pas non plus à fond". Quand ils sont là, je sais les musiques que je peux écouter, les musiques que j’peux pas écouter". » (extraits d’entretien) [4]

Dans les sociétés contemporaines, l’individu appartient toujours à plusieurs « sociétés », plusieurs groupes, qui déterminent ainsi des dispositions différentes. Ce qui explique, d’ailleurs, le sentiment d’être un individu unique : parce que l’on n’est jamais soumis exactement aux mêmes cadres socialisateurs qu’autrui – y compris que son frère ou sa sœur – ces dispositions incorporées sont nécessairement différentes d’un individu à l’autre. Elles n’en sont pas moins sociales.

L’enfant ou l’adolescent ne fait pas exception : comme tout individu, il est pris dans une pluralité de socialisations diverses. On peut les énumérer sous formes d’instances de socialisation : sa famille, l’école, ses amis, les médias. L’enfant est ainsi, tour à tour, fils des ses parents, élève, copain, jeune… A chaque fois, ces socialisations fournissent aussi bien des attitudes auxquelles se conformer (être un bon élève/chahuter pour être cool/etc.) et des ressources, matérielles ou symboliques, pour les mettre en œuvre (techniques de langage et de présentation de soi, mode de justifications de son action…). Ainsi, l’enfant qui refuse le fonctionnement de l’école trouvera, dans certains médias et dans les représentations de sa génération (le jeune insouciant qui réussira par la musique plutôt que par l’école par exemple…), des appuis précieux.

Souvenons-nous par exemple du slogan de notetobe.com : « prend le pouvoir, note tes profs ! ». Voilà une ressource qu’un élève peut facilement mobiliser : l’école n’est pas un lieu d’apprentissage mais un lieu de pouvoir s’exerçant à ses dépends, il faut donc lutter contre cette domination. L’élève qui connaît une expérience plutôt déplaisante de l’école y trouvera une justification utile de son comportement.

3. Qui faut-il évaluer ?

Nous voilà donc avec un modèle permettant d’expliquer aussi bien les réussites que les progrès des élèves : ceux-ci dépendent des socialisations qui s’exercent sur eux, débouchant ou non sur une adhésion de l’enfant au fonctionnement scolaire. Si l’école, au travers de ses enseignants, a un rôle important à jouer, pouvant motiver ou démotiver les élèves, elle n’est pas la seule à prendre en ligne de compte. Le rôle de l’inscription familiale ou générationnelle (par le bais des pairs ou des médias) est également considérable.

Quelle conséquence de ce modèle en terme d’évaluation des enseignants ? Ceux-ci ne peuvent être tenus pour seuls responsables des progrès de leurs élèves. S’il existe effectivement un « effet maître », montrant une variation des progrès des élèves en fonction de l’enseignant, il ne faut pas négliger les autres effets, ne serait-ce que l’« effet classe » : les progrès des élèves dépendent aussi de la constitution des groupes, et donc, par exemple de la ségrégation urbaine et scolaire. Cela parce que la classe est, tout comme l’enseignant, une instance de socialisation, autorisant une plus ou moins grande adhésion de l’élève aux modèles de la réussite scolaire. Il faudrait alors prendre également en compte le rôle de la famille, des médias et du quartier. Les performances scolaires découlent également de leurs actions.

Pourquoi alors ne pas évaluer tous les acteurs de la réussite des élèves ? En termes d’incitations, cela serait sans doute plus efficace : il s’agirait de pousser les familles à se mobiliser, les médias à prendre leurs responsabilités, etc. Or le but n’est-il pas d’inciter les enseignants à avoir des pratiques plus favorables à la réussite des élèves ? Ne faudrait-il pas alors juger tout ceux qui participent à cette réussite ?

Evidemment, la réponse est que cela est impossible. Du moins, si l’on accorde quelques importances aux libertés fondamentales, liberté de conscience, liberté d’expression, etc. Il n’est pas envisageable que l’on impose aux médias une censure les obligeant à proposer des émissions encourageant la réussite des élèves ou que l’on oblige les parents à élever leurs enfants d’une certaine façon. Je ne parle même pas de l’impossibilité technique de cette dernière proposition.

Il n’en reste pas moins qu’évaluer les enseignants sur les progrès des élèves ne semble pas pertinent, du moins pas plus que de les évaluer sur les résultats bruts. Les deux ayant, finalement, les mêmes déterminants, cela ne fait pas de grosses différences. Cela ne veut pas dire qu’il faut renoncer à toute forme d’évaluation, mais que celle-ci ne peut porter sur les performances, sauf à demander des comptes à toutes les personnes impliquées dans la production de ces performances.

4. Sur quoi faut-il évaluer les enseignants ?

Dès lors, si ce n’est sur les résultats obtenus, mesurés en terme de performances brutes ou de progrès, que l’on peut faire porter l’évaluation, on peut envisager une autre solution : évaluer sur les moyens mis en œuvre par les enseignants. Il s’agirait alors de vérifier si l’enseignant a mis en œuvre suffisamment de techniques pédagogiques, d’énergie et d’attention pour donner l’occasion aux élèves de faire des progrès s’ils en ont par ailleurs la possibilité. A-t-il prêter suffisamment attention aux diverses difficultés des élèves ? A-t-il consacré suffisamment de temps aux différents cas individuels ? A-t-il adopter une approche pédagogique facilitant l’apprentissage des élèves ? Il serait possible d’imaginer différents critères sur lesquels un avis objectif pourrait être rendu.

L’avantage est que, du point de vue des enseignants, l’incitation est bien meilleure. Les notes et les progrès des élèves sont en effet des grandeurs malléables par l’enseignant : il serait tenter de sous-noter au début de l’année et de sur-noter à la fin. Sauf à imaginer des évaluations indépendantes annuelles, ce qui semble difficile au vue du coût qu’un tel dispositif réclamerait, le système est beaucoup trop manipulable et n’inciterait pas vraiment les enseignants à modifier systématiquement leurs pratiques. De plus, cela viendrait à réduire dans l’enseignement le temps consacré à des éléments peu évaluable, comme le développement de la curiosité ou d’un rapport positif au savoir. Il serait plus simple d’apprendre aux élèves des recettes toutes faites, simples à ressortir et facilement évaluable.

Au contraire, penser en termes de moyen donnerait la possibilité d’encourager les enseignants à réfléchir et à adapter leurs pratiques en respectant leurs efforts et leur liberté pédagogique. On aurait un guide pour l’action beaucoup plus qu’une évaluation, puisque les innovations pédagogiques que chaque procédure peut produire seraient accueillies favorablement.

En la matière, il serait sans doute bon de suivre la proposition de Philippe Meirieu (merci à Christophe Foraison pour le lien) d’une obligation de moyens se rapprochant de celle des médecins. On ne peut reprocher à un médecin de ne pas parvenir à sauver un patient : les déterminants de l’état de santé d’un individu sont beaucoup trop complexe pour qu’il en ait une totale maîtrise. Il en est de même pour un enseignant face à un élève, comme le modèle que j’ai présenté à l’aide des travaux de Bernard Lahire tend à le montrer. Mais on peut reprocher à un médecin de ne pas avoir fait tout ce qui était en son pouvoir pour sauver le patient. La déontologie et le serment d’Hippocrate sont là pour le rappeler. Il en va de même pour un enseignant : on ne peut attendre de lui que la mise en œuvre de certains moyens, pas la réussite à tous les coups.

Dans une prochaine note, je m’intéresserais à une question laissée pour le moment en suspend : quelle est la place de l’école dans la socialisation des enfants et des jeunes aujourd’hui ? Occupe-t-elle une place qui lui permet d’avoir un effet déterminant ? Questions liées à ces problèmes mais qui demandent, je pense, un développement spécifique.


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Nouveau venu

Bon, comme mes collègues blogueurs (ou bloggers ou blogers ou autre - private joke), je vais souhaiter la bienvenue à un petit jeune qui en veut dans la grande famille de la blogosphère française des sciences sociales.

Eric Fassin ouvre son blog chez Mediapart. Et c'est plutôt une bonne chose. Les sociologues de renom - je veux dire, ceux qui publient des bouquins, des articles et tout ça, pas les profs comme moi - sont encore trop peu nombreux sur la toile, surtout que ceux qui y sont produisent plutôt de la qualité. Donc, si vous en croisez un, passez-lui le message...

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Le capitalisme peut dormir tranquille

A l’approche de l’anniversaire de Mai 68, les publications sur le thème se multiplient, que ce soit dans la presse ou dans l’édition, souvent en rapport avec le discours de Nicolas Sarkozy sur la nécessité de « liquider » l’héritage de Mai 68. Révolution ayant libéré une société rigide et oppressante pour les uns, catastrophe morale ayant entraîné tout un pays dans un laisser-aller général pour les autres, ce qui fait débat demeure le caractère positif ou négatif de l’événement, beaucoup plus que son importance réelle. Or, finalement, la question la plus légitime est peut-être celle-là : que doit-on, en bien ou en mal, à Mai 68 ? Qu’est-ce que cet épisode de notre histoire a véritablement changé ?




Loin de moi l’idée de vouloir répondre définitivement à la question. Il faudra encore du temps et bien des sociologues et des historiens (et probablement quelques socio-historiens ou quelques sociologues historiques) pour fixer les choses en la matière. En outre, je ne prétends pas être spécialiste de la question. Je voudrais, cependant, faire part de quelques réflexions en la matière qui pourraient, du moins je l’espère, éclairer mes honorables lecteurs en la matière.

L’une des choses qui a été le plus reproché à Mai 68 est d’avoir dévalorisé le travail, l’initiative individuelle, l’entreprise, et, plus généralement encore, le capitalisme ou l’économie de marché. Lorsqu’il s’agit d’expliquer les problèmes économiques de la France par une mauvaise culture économique, c’est souvent dans Mai 68 que l’on va en chercher l’origine – oubliant ainsi que la vague contestataire ne touchait pas que la France, loin de là. La critique du travail et du capitalisme fut bien présente lors de Mai 68, et souvent sous des formes radicales.

Cette critique du travail se poursuivra jusqu’au milieu des années 1970 [1], avec des slogans comme « produire, c’est mourir un peu » ou « cesser de perdre sa vie à la gagner ». Il s’agissait donc d’une tendance plus générale, dont les événements du mois de mai ne furent que l’une des formes d’expression. La crise économique, la montée du chômage et de la précarité lui porteront cependant un sérieux coup, mais sans la disqualifier totalement. Certains de ces éléments, comme la critique d’un travail abrutissant et inintéressant, vont subsister.

Ce que je propose ici, c’est de réexaminer les relations entre la critique du capitalisme et le capitalisme lui-même. Ceci permettra peut-être de mieux comprendre la portée des transformations sociales dont Mai 68 n’a été qu’une expression spectaculaire.

1. La critique « artiste » du capitalisme

La critique du travail et plus généralement du capitalisme a une longue histoire que je n’essaierai pas de retracer ici. Concentrons-nous plutôt sur un aspect de celle-ci. Il a souvent été reproché au capitalisme de ne fournir qu’un travail abrutissant, peu épanouissant, menant à une certaine négation de l’individu. Karl Marx était en partie dans cette vaine là : le travail, dans le système capitaliste, est une forme d’aliénation, car l’homme se soumet à celui-ci au lieu d’en faire un outil de sa propre transformation. Dans la société idéale qu’il désigne, le travail est loin d’être absent – il n’est pas juste de faire de Marx un ennemi du travail en tant que tel – c’est la domination et l’aliénation qui disparaissent.

« Dans la société communiste, personne n’est enfermé dans un cercle exclusif d’activités et chacun peut se former dans n’importe quelle branche de son choix ; c’est la société qui règle la production générale et qui me permet ainsi de faire aujourd’hui telle chose et demain telle autre, de chasser le matin, de pêcher l’après-midi, de m’occuper d’élevage le soir et de m’adonner à la critique littéraire après le repas, selon que j’en ai envie, sans jamais devenir chasseur, pêcheur, berger ou critique » [2]

Le travail n’est donc pas critiqué en tant que tel, mais dans sa forme, peu apte à permettre un épanouissement satisfaisant de l’individu – critique qui n’a pas tout à fait disparu, même si elle s’est orienté vers les emplois qui ne donnent pas assez de stabilité pour prendre en main sa propre vie [3].

Cette critique marque les années 1970, à la suite, donc, de Mai 68. Elle se manifeste pas des grèves nombreuses (4 millions de journées de grève par entre 1971 et 1975), parfois violentes et illégales, concernant tous les niveaux hiérarchiques, des OS aux cadres, une baisse de la qualité du travail et de la productivité, un turn-over en hausse, etc.

C’est sur ce terreau que va se développer ce que Luc Boltanski et Eve Chiapello appellent la « critique artiste » du capitalisme [4] : l’idée que l’on bride la créativité des salariés, qu’on les empêche de s’exprimer, que le contrôle des chefs est trop fort, trop pesant, et même dommageable à la dignité humaine. Cette critique artiste va peu à peu être reprise par le capitalisme lui-même, par le patronat et les entreprises, en accord avec une tendance syndicale tournée vers l’autogestion,

Les deux sociologues reprennent ici un cadre théorique développé par Boltanski et Laurent Thévenot dans un précédent ouvrage [5] : celui des « économies de la grandeur ». Ils y proposaient une analyse des modes de justification en vigueur dans la société contemporaine, c’est-à-dire les différents principes auxquels peuvent se référer les acteurs pour expliquer leur action, en ayant à cœur de paraître « grands » (c’est-à-dire de se référer à un principe positif). Ils en définissaient alors six, rassemblés en différentes « cités » : cité inspirée (justification par des valeurs transcendantes : l’Art, le Sacré), cité domestique (justification par la solidarité avec un groupe : la famille, etc.), cité de renom (justification par la reconnaissance publique), cité civique (justification par le bien commun), cité marchande (justification par le marché), cité industrielle (justification par l’efficacité).

Le nombre de cité n’est cependant pas fixe : certaines peuvent apparaître, d’autres disparaître [6]. Et c’est justement à l’apparition d’une nouvelle cité que l’on va repérer l’intégration par le capitalisme de cette critique artiste.

A partir d’une analyse des discours de management, Boltanski et Chiapello mettent en avant l’apparition de la « cité par projet » qui constitue le « nouvel esprit du capitalisme ». Dans celui-ci, la réalisation de soi au travers du travail, l’épanouissement personnel, les qualités individuelles du travailleur jusqu’alors méprisées, constituent autant de principes positifs. En un mot l’individualisme, pris comme valorisation de l’individu autonome, poursuit son développement dans le cœur même de l’activité productive.

En effet, qu’est-ce qui est valorisé dans les nouveaux modes d’organisation de la production qui se développent à la suite du toyotisme ? L’autonomie du travailleur, sa créativité, sa polyvalence, sa capacité à mener à terme un projet, ses qualités relationnelles. Même chez les « équipiers » de Mac Donald, ce genre de qualité – ou de « compétences » - sont mises en avant, réclamées par l’employeur (il y aurait une fascinante analyse à faire à partir des publicités de recrutement de Mac Donald). Michel Lallement montre que si le travail répétitif a tendance à devenir plus courant au cours des années 1990, ce n’est pas le cas du travail prescrit qui, lui, diminue, et ce pour tout les niveaux hiérarchique :

« Aujourd’hui, le travail est bien moins prescrit qu’hier. Autrement dit, avec les années 80 et 90, toutes les catégories de salariés ont gagné en autonomie. Le diagnostic ne fait guère de doute tant convergent les indications : la polyvalence progresse, l’imposition d’un mode opératoire est moins fréquente, l’application stricte de consignes est une manière de faire en recul, l’appel à d’autres pour régler un incident diminue tout comme la proportion de salariés qui ne peuvent pas faire varier leurs délais… » [7]

S’il y a bien sûr des explications strictement économiques à ces transformations, celles-ci ne peuvent être découplées des transformations des modes de justification qui à la fois en découlent et les légitiment. Ainsi, selon Boltanski et Chiapello, les salariés ont accepté de troquer la sécurité contre l’autonomie : ils ont obtenus plus de liberté et de possibilités, au moins apparentes, de s’épanouir dans leur travail en échange de la stabilité et de la durée de celui-ci.

La cité par projet qui se développe s’appuie ainsi sur le critère de l’économie : y est grand celui qui est autonome. Il est ainsi demandé aux salariés de gérer non seulement leur travail salarié, mais aussi leur capital humain (formation continue, innovation personnelle, etc.), et ce de façon individuelle. Celui qui y parvint s’en trouvera fortement valorisé. Il faut également faire preuve d’enthousiasme, de mobilisation, d’implication dans son travail, autant de choses qui montrent à la fois une autonomie et un épanouissement personnel. Ce nouvel esprit du capitalisme est celui de la domination de l’individu libre et entrepreneur, et ce à tous les niveaux hiérarchiques.

2. De l’artiste comme nouvelle figure idéale du capitalisme

Nous voilà donc destiné à tous être des artistes, c’est-à-dire autonome (l’artiste moderne ne refuse-t-il pas toute contrainte ?) et créatif (l’art n’exprime-t-il pas la puissance créative de l’homme ?). Il se pourrait bien en effet qu’en portant le regard vers les artistes, leur façon de travailler et de produire, nous puissions avoir un aperçu à la fois du présent et de l’avenir du capitalisme. C’est du moins la thèse de Pierre-Michel Menger dans son Portrait de l’artiste en travailleur [8] : l’artiste est un travailleur et tout travailleur va devenir un artiste.

Qu’est-ce qui caractérise les artistes d’aujourd’hui comme travailleurs ? Leurs fortes qualifications, leur manipulation de la connaissance, du savoir et des idées, et, d’une façon plus générale, leurs « actifs spécifiques » [9] : ils sont les seuls à pouvoir produire ce qu’il produise. Un film de Stanley Kubrick ne peut guère être réalisé par Max Pecas. D’un point de vue économique, les artistes ont toutes les caractéristiques codées positivement dans le nouvel esprit du capitalisme.

Surtout, l’artiste est on ne peut plus flexible, qualité encore plus positive dans le contexte considérée. En effet, il travaille quasi-exclusivement par projet : porteur de sa spécificité créative, de ses compétences uniques, il rejoint une équipe le temps d’une création spécifique (une installation, une pièce, un film, une exposition, un album, etc.) formant avec eux un réseau qui assure la production. Une fois ce projet terminé, il quitte le réseau et va en rejoindre un autre. Dans cette activité, les capacités relationnelles sont essentielles : il faut savoir rassembler autour de soi ou s’assembler avec les autres, maintenir les contacts, travailler son capital social, etc. Ce que Boltanski et Chiapello appellent les compétences « rhizomiques », celles qui permettent la constitution et l’entretient de réseaux. Celles-ci sont au cœur du capitalisme qui se déploie actuellement.

Dans ces conditions, on le comprend bien, l’emploi en CDI traditionnel, la condition salariale dont Robert Castel a patiemment rendu compte de la construction [3], n’est pas envisageable. Il faut être flexible, très flexible. Les auteurs de bande dessinée actuels fournissent, je pense, un exemple assez fort de ce comportement : parmi les plus jeunes, peu nombreux sont ceux qui se contentent d’une seule série, beaucoup, au contraire, les multiplient, font des one-shot, des illustrations, etc. L’excellente série Donjon, lancée par Sfar et Trondheim, mériterait d’être analysée dans cette optique : sa qualité doit beaucoup aux croisements entre les auteurs, scénaristes et dessinateurs, aux changements, aux échanges entre eux, etc. Bref, à la formation et à la mobilisation de réseaux de mise en commun des apports et compétences spécifiques de chacun.

L’avenir du salarié dans une économie qui exige de plus en plus de qualification et de travail par projet est peut-être, c’est du moins la thèse forte que défend Menger, celui d’intermittent : travaillant sur un projet, puis sur un autre, parfaitement flexible et rhizomique. Le monde artistique pourrait bien être le laboratoire de la précarisation du salariat. Et cet avenir est fait de profondes inégalités. En effet, le milieu artistique est caractérisées par de profondes inégalités intracatégorielles : loin d’être des inégalités entre différentes catégories – comme il peut exister des inégalités entre ouvriers et cadres – celles-ci se marquent entre artistes en fonction de leurs compétences et/ou de leurs réputations. Ce fait découle de la logique des « appariements sélectifs » : pour faire le meilleur album rock, il ne suffit pas d’avoir le meilleur groupe, mais aussi le meilleur producteur, le meilleur ingénieur du son, les meilleurs choristes… Ceux-là, bien qu’ils disposent sur le papier des mêmes qualifications que leur semblable, recevront une rémunération plus forte du fait de leur rareté nécessaire (les meilleurs sont par définition rares…). Pas de statut collectif, donc, mais des parcours individualisés.

« Loin des représentations romantiques, contestataires ou subversives de l’artiste, il faudrait désormais regarder le créateur comme une figure exemplaire du nouveau travailleur, figure à travers laquelle se lisent des transformations décisives que la fragmentation du continent salarial, la poussée des professionnels autonomes, l’amplitude et les ressorts des inégalités contemporaines, la mesure et l’évaluation des compétences ou encore l’individualisation des relations d’emploi » [8]

S’il est difficile de conclure sur l’avenir du salariat, le laboratoire que propose le monde artistique a au moins le mérite de montrer un avenir possible. Surtout, cela illustre bien la capacité du capitalisme a absorbé les critiques qui lui sont adressées. Le milieu artistique s’est toujours pensé et se pense encore en grande partie comme un lieu de contestation et de refus de la logique économique et capitaliste, et la production artistique (en tant que résultat : les films, livres, œuvres, etc.) exprime souvent cette volonté de révolte. Dans le même temps, la condition d’artiste et le travail artistique se sont considérablement bien acclimatés au marché et à la logique capitaliste, générant volontiers de très grandes richesses. L’emploi des artistes se rapprochent ainsi de celui des cadres des services très qualifiés : traders, gestionnaires, chercheurs, etc.

« L’ironie veut ainsi que les arts qui, depuis deux siècles, ont cultivé une opposition farouche à la toute puissance du marché, apparaissent comme des précurseurs dans l’expérimentation de la flexibilité, voire de l’hyperflexibilité. Or, aux Etats-Unis comme en Europe, l’emploi sous forme de missions ou d’engagements de courte durée se développe aussi, sur ce modèle, dans les services très qualifiés – la gestion des ressources humaines, l’éducation et la formation, le droit, la médecine » [8]

Il ne faut donc pas s’étonner que les thèses développés par Menger aient quelques difficultés à être entendues par les artistes et les acteurs de la culture : elles ne sont pas spécialement agréables à entendre pour eux. Cela n’en réduit en rien la portée scientifique (et cela ne la renforce pas non plus).

C’est ici la plasticité du capitalisme qu’il faut souligner : sa capacité à se transformer (ou plutôt à être transformé) par les critiques pour finalement les absorber. De ce point de vue, le capitalisme peut dormir tranquille : il est fort possible qu’il finisse par survivre aux différents courants qui s’opposent à lui. Le commerce équitable n’irait-il pas dans ce sens ? Je laisse mes lecteurs en juger.

3. De la critique du travail à l’économie de la connaissance

Voilà donc la critique d’un travail abrutissant, aliénant, déshumanisant, intégrée par le capitalisme. Certes, cela ne signifie en rien que tous les emplois deviennent créatifs et épanouissant – les téléopérateurs en témoignent [10], bien qu’il faille d’indéniables talents d’acteurs – mais c’est au moins de cette façon qu’ils peuvent être présenté, afin d’obtenir une implication importante des salariés, nécessaire à la réussite de l’entreprise. Une transformation qui part de la critique de l’organisation du travail tayloriste/fordiste, passe par le toyotisme et les autres avatars du post-taylorisme [11], pour arriver finalement… à l’économie de la connaissance !

Voilà un type d’économie qui a les faveurs d’un grand nombre d’anti-Mai 68 qui y imputent l’origine d’un refus ou d’une méfiance par rapport au travail. Une économie tournée l’innovation, la créativité, la manipulation des savoirs, le travail hautement qualifié, la mobilisation de compétences spécifiques autour de projets, etc. Cette économie n’est pas sans lien avec la critique du travail que manifeste Mai 68, sans qu’il y ait pour autant une causalité nette entre les deux. Il vaut mieux reconnaître une « homologie » marquée entre les deux, une ressemblance forte qui leur permet de fonctionner avec une certaine symbiose. En témoigne par exemple l’utilisation constante du terme de « réseau » qui valorise à la fois l’économie de la connaissance d’un point de vue technique et les qualités relationnelles du travailleur autonome.

Un exemple pour aller dans ce sens : d’après Dominique Foray [12], l’un des enjeux centraux de l’économie de la connaissance pour les travailleurs réside dans les capacités d’acquisition de la connaissance, de maîtrise et d’adaptation au changement. Les artistes peuvent ici fournir un modèle. Mais en outre, l’individualisme prôné par la critique artiste du travail et du capitalisme rentre bien en cohérence avec cet enjeu : c’est par ses capacités individuelles que le travail va pouvoir relever ces défis, s’épanouissant ainsi dans la pratique d’un travail d’autant plus riche qu’il se conçoit comme une série d’épreuves dont il faut se montrer digne. Voilà comme l’individualisation croissante non seulement des tâches mais aussi des rémunérations et des statuts peut se trouver justifier non seulement par la rhétorique sur les transformations constantes de l’économie, mais aussi par les discours critiques d’un travail homogène et sans perspective. Critique du travail et économie de la connaissance vont de pair.

Conclusion : éloge de la plasticité ou de la radicalité ?

Au final, que doit-on à Mai 68 et à la critique du travail des années 1970 ? Il faut reconnaître que l’héritage est ambigu : l’individualisme expressif qui donnait de la voix dès 1968 a sans doute autant libérer l’individu et sa capacité créativité – en promouvant un travail moins abrutissant, plus riche – qu’il l’a enfermé dans de nouvelles contraintes – celles de la compétence ou de l’efficacité individuelle. Comment ne pas penser ici à Georg Simmel et à la « tragédie de la culture » [13] ? Celui-ci signale que l’individu veut sans cesse sortir de la cage que créent autour de lui la culture et la société. Mais à chaque fois qu’il essaie, il crée en fait une nouvelle cage, de nouvelles formes culturelles ou sociales (l’Etat, la mode, etc.) qui finissent par s’imposer à lui. Nous ne pouvons nous libérer qu’en construisant une nouvelle prison… Ici, l’éthique libertaire créée pour libérer l’individu de la contrainte du travail devient une contrainte dans l’alliance qui se noue entre elle et l’économie, selon l’analyse de Boltanski et Chiapello.

Il existe alors deux façons polaires de se positionner par rapport à ce raisonnement, selon sa sensibilité politique. On pourra d’un côté louer les vertus d’un système capitaliste ouvert, dont la plasticité permet l’intégration des critiques et des transformations, lui permettant de s’améliorer tout en se développant. Au contraire, on pourra estimer que la critique de ce même système doit se montrer plus radicale, plus profonde et plus forte encore, qu’il ne faut pas refaire les erreurs des critiques passées, mais poursuivre l’activité de remise en cause et de contestations en évitant toute récupération. Je laisse à mes lecteurs le soin de choisir leur camp, sachant qu’entre les deux des positions intermédiaires sont toujours possibles. Comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire, l’approche scientifique de la société n’enferme en aucun cas l’action et le positionnement politique.

Bibliographie :

[1] Voir l’introduction de Michel Lallement, Le travail. Une sociologie contemporaine, 2007

[2] Karl Marx, Friedrich Engels, L’idéologie allemande, 1845

[3] Voir notamment Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, 1995

[4] Luc Boltanski, Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, 1999

[5] Luc Boltanski, Laurent Thévenot, Les économies de la grandeur, 1994

[6] Voir par exemple Claudette Lafaye, Laurent Thévenot, « Une justification écologique ? Conflits dans l’aménagement de la nature », Revue Française de Sociologie, 1993

[7] Michel Lallement, « Organisations et relations de travail », in « Comprendre la société », Cahiers français n°326, Mai-Juin 2005

[8] Pierre-Michel Menger, Portrait de l’artiste en travailleur. Métamorphoses du capitalisme, 2002

[9] Olivier Williamson, The economic institutions of capitalism, 1985

[10] Voir par exemple Rachel Beaujollin-Bellet (dir), Flexibilités et performances. Stratégies d’entreprises, régulations, transformations du travail, 2004

[11] Michel Lallement, Le travail. Une sociologie contemporaine, 2007

[12] Dominique Foray, L’économie de la connaissance, 2000


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De l’importance du mot « science »

A l’occasion d’un chat sur le site du journal Le Monde, Xavier Darcos s’est exprimé sur l’enseignement de l’économie en France. Il l’a fait de façon brève, mais cela est loin de me rassurer. Voici le passage en question :




"ti_prof974 : Pourquoi ne pas généraliser l'enseignement des sciences économiques et sociales dans toutes les filières au même titre que l'histoire-géographie ?

Xavier Darcos : Dans une certaine mesure, par le biais de diverses disciplines, l'économique et le social sont déjà abordés, notamment en ECJS [éducation civique, juridique et sociale] et en histoire et géographie. "

Je l’ai dit la réponse est brève. L’exercice du chat s’accommode mal, il est vrai, de réponses longues et élaborées. Cependant, sur ces deux lignes, on retrouve l’erreur la plus dommageable qui soit concernant l’enseignement de l’économie, souvenez-vous. M. Darcos confond l’économique et le social avec les sciences économiques et sociales. Revoilà ce mot, apparemment désuet et négligeable, qui change beaucoup de chose : « science ».

Certes, on aborde des questions économiques et sociales en histoire-géographie, ne serait-ce que par l’étude de la crise de 1929 ou du mouvement ouvrier. Mais on n’y apporte pas le regard de l’économiste ni celui du sociologue. Et c’est bien normal : il s’agit d’un cours d’histoire, le regard porté sur ces objets est, naturellement, celui de l’historien. Ces trois regards scientifiques, portés sur un même objet, ne sont pas substituables. Les historiens ne s’intéressent pas à la modélisation du marché, et, s’ils parlent également de changement, c’est dans une approche tout à fait différente de ce que les sociologues appellent le « changement social ». L’histoire comme la géographie sont des sciences à part entière, avec leurs méthodes, leurs paradigmes, leurs regards. Elles ne peuvent pas remplacer ce qui se fait en sciences économiques et sociales, pas plus que les SES ne pourraient prétendre remplacer le cours d’histoire-géographie.

Cela nous indique qu’il ne faut pas confondre l’objet d’une discipline avec la discipline. Si on le faisait, on pourrait considérablement élaguer les programmes scolaires. Pourquoi parler de la Révolution Industrielle en histoire alors que l’étude de Germinal en cours de français existe déjà ? Et d’ailleurs, pourquoi enseigner le français ? La grammaire, l’orthographe et l’expression sont déjà abordés en ECJS, en histoire, en géographie, en SES, en SVT, en EPS…

Si on ne fait rien de tout cela, c’est simplement parce qu’aucune discipline ni aucune science ne se caractérise par son objet. Ce qui les distingue, c’est le regard qu’elles portent sur ces objets. Histoire, SES, et français sont trois disciplines où il peut être question de la révolution industrielle. Aucune des trois ne dit la même chose, n’aborde le problème sous le même angle. Il y a, évidemment, des passerelles, parfois nombreuses, qui autorisent un travail interdisciplinaire toujours riche et intéressant, surtout lorsque celui-ci obtient l’implication des élèves. Mais ce travail est possible parce que les disciplines sont complémentaires et non substituables.

Ce qui fait le propre des sciences économiques et sociales, ce n’est pas d’aborder des questions économiques et sociales, mais de les aborder armées de la science économique, de la sociologie et de la science politique. Comme toute discipline scolaire, les SES sont la combinaison de plusieurs disciplines savantes, normalement séparées dans le monde universitaire (comme l’histoire et la géographie). Ce sont ces disciplines qui en sont la spécificité et la justification, pas l’objet lui-même. Les questions économiques et sociales sont abordées continuellement dans les médias et la vie publique. Il ne s’agit pas d’initier les élèves à cette réalité, mais de les initier à un regard sur cette réalité quotidienne et apparemment banale. Mine de rien, il ne s’agit là rien de moins que ce que font la plupart des sciences et des disciplines scolaires.

Il est bien dommage que le débat sur les SES en reste à ce niveau. Il y aurait pourtant des choses intéressantes à dire. Ce billet sur l’Antisophiste est très représentatif de ce que pourrait être un bon débat en la matière : un questionnement scientifique – quelle place pour la microéconomie au lycée -, des arguments intéressants – sur l’utilité et l’accesibilité de ces savoirs -, des propositions pédagogiques intéressantes – je suis peu convaincu par l’utilisation des chansons (certains exemples me semblent même franchement idiot), mais l’exploitation des photos est particulièrement intéressante (j’ai un faible pour celle avec Superman).

Je signale, en outre, le colloque qu’organise David Mourey pour le 21 avril prochain. L’initiative de faire se rencontrer les différentes parties, enseignants comme représentants des entreprises, est une très bonne chose, et n’a, pour l’instant, pas eu l’écho qu’elle méritait. Je suis loin de partager tous les points de vue de mon collège – j’ai tendance à croire que le cadre proposé par les SES est plus « plastique » qu’il ne semble le penser – mais j’aime autant que les débats aient lieu. Et si jamais c’est une occasion de recentrer ce débat sur la question scientifique, ce sera déjà une bonne chose.


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Publication hors blog

Mon billet "Trois erreurs sur l'enseignement de l'économie", qui, grâce à l'aide de l'Apses et de quelques collègues enseignants (ici ou ) a déjà eu un succès tout à fait estimable, a été repris en intégralité par le site Idies : c'est par ici que ça se passe.

Idies pour Institut pour le développement de l'information économique et sociale. Profitez-en pour faire un tour sur leur site, il y a plein de bonnes choses.

Quant à la version courte de mon billet, je l'ai envoyé aux Echos, qui ne l'ont pas encore accepté, ainsi qu'à d'autres journaux. J'espère pouvoir vous en donner plus de nouvelles très bientôt. Je voudrais vraiment que ce texte puisse sortir du petit monde des SES. C'est pour cela que je l'ai écris.

Avec tout ça, j'ai pris un peu de retard sur la prochaine note. Ne vous en faites pas, elle arrive. Il y sera question du capitalisme et de ses capacités de résistance. A venir dans la semaine (peut-être).

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Trois erreurs sur l'enseignement de l'économie

On aimerait dire que le débat sur les Sciences Economiques et Sociales rebondit. Malheureusement, c’est très loin d’être le cas. Dire qu’il s’enfonce serait plus juste. Yvon Gattaz signe dans les Echos un nouvel article de critique vis-à-vis de l’enseignement de l’économie au lycée. Comme à chaque nouvel épisode de cette triste série, on est effaré d’une telle méconnaissance de ce qui devrait faire le fond du débat. Ce texte est symptomatique de l’incompétence générale des critiques, que l’on retrouve aussi chez Positive Entreprise ou Michel Pebereau. On y retrouve toujours cette triple méconnaissance : méconnaissance des SES, méconnaissance de l’enseignement, méconnaissance de l’économie. Tant que ces trois erreurs n’auront pas été corrigées, il ne pourra pas y avoir de véritable débat. Aussi, voici quelques tentatives de correction, à partir du dernier article en date.



1. Une méconnaissance des Sciences Economiques et Sociales

Premier point, peut-être le plus grave. Que l’on souhaite critiquer un enseignement peut-être une très bonne chose. Mais il est alors souhaitable de prendre la peine de se renseigner un minimum. Le rapport produit par Positive Entreprise, qui a, finalement, déclenché toute cette affaire, était déjà truffé d’erreurs et d’approximations flagrantes, confinant parfois à la malhonnêteté. Ainsi, les durées indicatives attribuées aux parties consacrées à l’entreprise s’étaient-elles trouvées sérieusement réduite pour mieux cadrer avec le ton général du rapport.

Yvon Gattaz fait cependant assez fort en la matière. Il reproche aux SES de ne pas laisser assez de place à l’entreprise : son article ne s’intitule-t-il pas « réhabiliter l’entreprise au lycée » ? Il donne donc une liste des auteurs qu’il serait souhaitable d’enseigner dans ce sens :

« Adam Smith, Walras, Pareto, J.-B. Say, Keynes, Hayek, Schumpeter, Samuelson, Friedman ou Maurice Allais, notre seul prix Nobel d'économie français »


Adam Smith, Jean-Baptiste Say, Joseph Schumpeter et Milton Friedman sont soit présents dans les programmes, soit cités dans pratiquement tous les manuels. Samuelson est également régulièrement évoqué comme continuateur de Ricardo (dont l’absence dans cette liste est tout de même étonnante). Le plus étonnant est sans doute la présence de John Maynard Keynes : les économistes ont souvent tendance à reprocher aux enseignants de SES de mettre un peu trop en avant ce dernier ! Yvon Gattaz a-t-il seulement pris la peine de lire les programmes ? Smith, Schumpeter et Keynes sont au cœur de l’enseignement de spécialité de terminale…

Il y a un autre problème : il s’agit là d’une liste d’auteurs censé réhabiliter l’entreprise, comme en témoigne la phrase qui suit directement la liste :

« Si l'entreprise n'est pas toute l'économie, elle en est une composante essentielle, et même l'élément de base »

Pourtant, il n’y a parmi eux aucun économiste de l’entreprise. Si on faisait un cours à partir de Friedman, auteur qui semble trouver grâce aux yeux de M. Gattaz, sans doute à cause de la réputation de libéral, l’entreprise n’y serait présente qu’en tant que combinaison de capital et de travail, comme une boîte noire dont le fonctionnement interne ne présente pas le moindre intérêt. Pas de place pour l’innovation, le rôle de l’entrepreneur ou quoi que ce soit. Bien étrange choix, donc, que cette liste d’économiste. Des noms comme Coase, Williamson ou Simon auraient été plus logique1. M. Gattaz pense-t-il connaître suffisamment la science économique pour donner ce genre de leçon ? Au vu d’une erreur de ce type, on peut franchement en douter.

Voilà donc la première erreur récurrente chez les critiques des SES : ceux-ci ne connaissent ni la réalité de cet enseignement (erreurs sur les programmes ou les méthodes), ni les matières qui y sont enseignés (erreurs sur ce que disent les économistes, sur ce qu’apporte cette discipline, ou sur ce qu’est la sociologie). Que l’on comprenne donc que les enseignants de SES ont quelques difficultés à accepter ce genre de critiques manifestement incompétentes. Lorsque Yvon Gattaz parle d’un enseignant « compétent et consciencieux, mais très mal informé », on ne peut que souhaiter que lui-même prenne la peine de s’informer.

2. Une méconnaissance de l’enseignement

Deuxième erreur : penser que les représentations que les élèves, et plus généralement les français, ont de l’économie proviennent du seul enseignement. Yvon Gattaz tombe dans ce travers, tout comme Positive Entreprise et consorts avant lui. Si, pour corriger l’erreur précédente, quelques cours d’économie ne seraient pas inutiles, c’est ici des cours de sociologie dont on aurait bien besoin. Bref, si Yvon Gattaz a besoin de quelques cours de SES, je serais heureux de les lui donner.

L’argumentaire de M. Gattaz commence par une anecdote :

« Voici un dialogue express entre un adulte et un élève :

« Réponds-moi immédiatement : quel est le plus grand économiste mondial ?

- Karl Marx. »

La réponse est instantanée pour cet élève de première de la section économique et sociale d'un lycée privé. Réponse identique à celles que nous avions obtenues précédemment dans les mêmes sections. »


Evidemment la chose est difficile à vérifier : on ne sait pas de quels élèves il s’agit (bon élève ? mauvais élève ? etc.), quelles sont les conditions de l’entretien (peut-il y avoir du défi par rapport à un intervenant extérieur ?), etc. Toutes les qualités de l’argument fallacieux. Mais, quoiqu’il en soit, M. Gattaz prend cela comme preuve de « l’endoctrinement altermondialiste » que subiraient les élèves dans les cours de SES. Il y a là une énorme faute de logique : on ne peut pas, sur la simple base d’une telle réponse, quand bien même elle serait répété un grand nombre de fois, que c’est les cours de SES qui en sont la cause.

Un élève a toutes sortes de raison de répondre que Marx est le plus « grand économiste mondial » : il a en entendu parler dans plusieurs cours (en histoire dès le collège par exemple), son visage lui est plus familier (la photo de Marx est bien plus connue que celle des autres économistes), il en a entendu parler hors de l’école (à la télévision, dans la presse, dans sa famille, par des associations ou des syndicats, etc.), etc. En outre, répondre que Marx est le plus grand économiste mondial n’est pas, pour un élève, équivalent à penser que Marx est le plus grand économiste mondial : il est possible que l’élève donne le premier nom qui lui passe par la tête ou la réponse qu’il suppose que l’interrogateur attend, ou autre chose encore. Bref, faute de connaître un tant soit peu les élèves, on peut faire des conclusions bien trop rapides.

Mais le point important est le suivant : les représentations de l’économie d’un élève français ne dépendent pas simplement des cours de SES, bien au contraire. Il est même tout à fait possible que l’effet de ceux-ci sur la plupart des élèves soit loin d’être le plus important. Yvon Gattaz surévalue l’influence de l’enseignement, travers bien français s’il en est.

Personnellement, j’aurais demandé aux élèves « pensez-vous qu’un déficit commercial soit le signe d’une crise économique dans un pays ? ». Je ne doute pas que la majorité des réponses auraient été « oui, bien sûr, quelle question ! ». Les SES auraient-elles été en cause ? Il faut bien croire que non. Les médias et les discours politiques ne cessent de se tromper en la matière. Un élève puise à ces deux sources – surtout la première – beaucoup de ses représentations de l’économie. De même que dans sa famille : les représentations de ses parents, les expériences de ses proches, sont aussi à prendre en compte. Si un adolescent voit une partie de sa famille ou de ses connaissances basculer dans le chômage suite à une délocalisation, il en développera très aisément une critique de la « mondialisation libérale » quelque puisse être le discours de son professeur de SES.

En la matière, il y a des socialisations multiples : la place de l’enseignement ne doit pas être surévalué, surtout lorsqu’on rentre dans des domaines tels que les sciences sociales. Sur l’économie, tout le monde a un avis, avant même de commencer les cours de sciences économiques et sociales. L’école doit certes chercher à les faire évoluer, mais elle ne peut être tenue en la matière qu’à une obligation de moyen (mettre en œuvre tout ce qui est possible dans ce sens), pas de résultat.

Ainsi, lorsque Yvon Gattaz écrit :

« Ne nous étonnons pas que, en sortant du lycée, les 43 % des élèves qui ont choisi en seconde l'option sciences économiques et sociales aient surtout entendu parler de social et de son complément obligé, le syndical, et que leurs connaissances réelles en économie soient si médiocres. »

Il ne comprend pas que les connaissances réelles en économie des élèves en question (connaissances qui sont possiblement supérieures aux siennes soit dit en passant) ne dépendent pas que d’un « enseignement de détermination » – autrement dit une option – de deux heures et demi par semaines pendant un an (ou trente semaines…). D’ailleurs, on se demande, s’il y a un tel « endoctrinement altermondialiste » de la moitié des élèves, comment il est possible que le taux de syndicalisation des salariés français soit aussi faible (8% de la population active occupée)…

(En outre, on voudrait bien savoir sur quoi se base cette affirmations de « connaissances réelles en économie médiocres » : il est facile d’affirmer tout et n’importe quoi sans y apporter de preuves un tant soit peu solides)

3. Une méconnaissance de l’économie

Dernière erreur d’Yvon Gattaz et des autres critiques : l’erreur sur ce qu’est l’économie enseignée par les professeurs de sciences économiques et sociales. Erreur à la fois la plus grave et la plus pardonnable. La plus grave parce qu’elle interdit d’emblé tout dialogue en la matière, tout débat un tant soit peu constructif. La plus pardonnable parce qu’elle est tellement symptomatique de l’attitude française en la matière qu’on peut difficilement leur en tenir rigueur de la répéter.

Tout réside dans la polysémie du terme « économie ». Celui-ci désigne à la fois un type d’activité humaine – ayant trait à la production, à l’échange et à la consommation de biens utiles – et une science qui se donne pour objet cette activité – la science économique. Les critiques des SES pensent qu’il devrait y avoir des cours d’économie, alors que les enseignants tiennent à défendre la science. L’un et l’autre ne sont pas substituables.

Les entrepreneurs critiques des SES comprennent dans le terme « économie » leur activité propre. Ils ne comprennent donc pas qu’un enseignement qui porte ce nom soit autre chose qu’une initiation au monde de l’entreprise, au travail et à la gestion. Or la science économique est une façon d’étudier cette activité, et d’autres activités. Il s’agit d’une analyse du comportement humain, qu’il s’agit d’éclairer et de comprendre par l’application d’une méthode et d’une rigueur de la pensée. C’est cela qui est le plus fondamental. Les économistes ont l’habitude de dire que leur discipline ne dit pas ce qu’il faut penser mais comment il faut penser : de façon scientifique et raisonnable.

Par exemple, si l’on souhaitait faire un cours d’économie, c’est-à-dire une initiation à l’activité économique, il serait sans doute nécessaire d’expliquer aux élèves comment on tient un bilan comptable. Si on souhaite faire de la science économique, il s’agira plutôt d’expliquer pourquoi l’entrepreneur fait tel choix d’utilisation de ses bénéfices.

C’est cette confusion qui est la plus problématique, et qui se retrouve en bien d’autres endroits du débat public français. Il y a, dans notre pays, une méfiance ancienne pour les sciences sociales appuyée sur un discours populistes anti-intellectuels. Ce sera le cas lorsqu’un économiste tente d’expliquer que l’intérêt du commerce international est l’import et non l’export, ou que le terme de compétitivité n’a pas de sens appliqué à un pays : il prendra alors le risque de se voir reprocher un éloignement de la réalité, une trop grande théorisation ou d’autres choses du même ordre. Le débat sur les SES ne fait que révéler, une fois de plus, les difficultés de notre pays à accepter le discours scientifique et à vouloir lui en substituer d’autres, nécessairement plus idéologiques.

Car ce que veulent les actuels critiques des SES n’est même pas une simple initiation au monde de l’entreprise, qui passerait par l’apprentissage de quelques techniques de gestion (comptabilité ou autres) – même si Michel Pébereau semble un peu plus dans cette veine. Non, il s’agit de toute autre chose, que révèle très bien ce passage de l’article d’Yvon Gattaz :

« Le plus grave dans l'enseignement actuel de l'économie, ce n'est même pas cette idéologie marxisante sous-jacente, mais le climat de démoralisation permanent insufflé à nos jeunes en mal d'avenir, alors que nous sommes nombreux à semer l'espoir et même, si possible, l'enthousiasme chez nos lycéens »

Qu’on se rende bien compte qu’il s’agit du « plus grave » : l’idéologie marxisante ne serait pas si grave si elle n’était pas déprimante. Ce n’est même pas sur la justesse scientifique d’un propos qu’Yvon Gattaz mène sa critique, mais sur ses effets supposés sur le moral des jeunes ! Qu’importe la vérité du moment que l’on ne les déprime pas.

Cette attitude, je la désigne sous le terme d’« économie bisounours » : elle consiste à juger un savoir non sur sa scientificité, mais sur sa « positivité » ou sur sa « négativité ». Le but de l’économie « bisounours » n’est pas d’améliorer les connaissances des élèves, de leur apprendre des choses utiles ou de leur permettre de raisonner avec rigueur. Non, il s’agit de leur donner espoir, de leur dire que tout va bien dans le meilleur des mondes. A la rigueur, on pourrait envisager de remplacer des enseignants longuement formés aux sciences sociales par des psychologues ou des animateurs mieux à même de comprendre les besoins des jeunes en terme de moral…

Yvon Gattaz sait-il seulement que la science économique est surnommée la « science lugubre » ? Une science, qu’il s’agisse de l’économie, de la sociologie, de la biologie ou autres, n’est pas là pour donner de l’espoir ou être positive. Elle poursuit simplement un objectif de connaissance. En enseignant que l’homme au lieu d’être fait à l’image de Dieu descend du singe, la théorie de l’évolution pourrait être perçu par certains comme déprimante. Faut-il alors cesser de l’enseigner ? Certainement pas. Lorsqu’on s’intéresse à l’économie contemporaine, on tombe effectivement sur des choses déprimantes pour les jeunes : chômage important, précarisation de l’emploi, difficulté d’insertion sur le marché du travail… Mais ce n’est pas la science économique qui est à blâmer pour tout cela. Ce n’est pas non plus les employeurs. Il n’est même pas sûr qu’il y ait effectivement quelqu’un à blâmer – et la science économique, en restituant la rationalité de chacun, pourrait même aller plutôt dans ce sens. Nous ne pouvons pas cesser de parler de la réalité et des faits sous prétexte que ceux-ci sont « déprimants » ou « négatifs ».

D’ailleurs, si on reprend le propos de M. Gattaz, le problème ne devrait pas être celui d’un « climat de démoralisation », mais celui des jeunes « en mal d’avenir » : les perspectives sombres qui les attendent à leur entrée sur le marché du travail ne disparaîtront pas parce que l’on cesse d’en parler. Il vaudrait mieux se poser sérieusement la question de l’insertion des jeunes sur le marché du travail, de leur place dans l’entreprise, du sort des non-qualifiés, etc. L’image que les jeunes se font de l’entreprise est sans doute plus fortement influencée par la récurrence des stages ou l’exercice contraints de « bad jobs » et d’emplois précaires que par tout ce que pourra leur raconter un enseignant, quelqu’il soit.

Dans cette perspective, le débat stérile sur les SES pourrait bien n’être rien d’autre qu’un voile qui, consciemment ou inconsciemment, masquerait les difficultés économiques des jeunes, leurs problèmes d’insertion, et un débat nécessaire sur l’entreprise. Une fois de plus, on demande à l’éducation nationale et à l’école de régler des problèmes qui ne sont pas les siens et qui devraient être traités ailleurs. Un travers bien trop habituel du débat français.

Conclusion : quelle économie voulons-nous ?

Voilà la première question qu’il faudrait se poser dans ce débat : quelle économie voulons-nous enseigner ? Les sciences économiques et sociales enseignent la science économique. Les professeurs de cette discipline sont ouverts au débat sur leur discipline, ses programmes et ses méthodes, pour peu que l’on accepte de se renseigner dessus et que l’on se situe dans ce même registre de la science. Ce qui les irrite, c’est la critique incompétente et les demandes qui sortent du champ scientifique.

Ce que nous ne voulons pas, c’est de cette économie « bisounours », de cette économie qui abandonne l’analyse et l’esprit scientifique, pour se soumettre à d’autres intérêts et d’autres exigences. A une certaine époque, les enseignants de SES disaient qu’ils se battaient pour la conjonction « et » : pour que les sciences économiques et sociales ne se résument pas à la science économique. Aujourd’hui, le débat est sans doute plus large. Il me semble qu’aujourd’hui, ils nous faillent nous battre pour un mot : le mot « science ».

1 Précisons d’ailleurs que l’économie de l’entreprise est l’un des thèmes actuels de l’agrégation de sciences sociales.

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Ma défense, en deux parties, des SES : Eloge (funèbre ?) des SES I et II

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