Prix nobel de Sociologie

Comme chaque année depuis que j'ai eu l'idée - c'est-à-dire vendredi dernier en prenant le train - le comité de remise du prix nobel de Sociologie s'est réuni et a désigné deux lauréats. Je vous les livre ici en exclusivité, sans le moindre sérieux mais non sans arrières pensées.


Un prix nobel en sociologie ?

Je sais, c'est inhabituel. Comme tout le monde, vous êtes habitués aux traditionnels prix Nobel de physique, de la paix, d'économie, etc. Et vous savez qu'il n'y a pas de prix Nobel de sociologie. C'est pour cela qu'il m'a semblé nécessaire de créer le prix nobel de sociologie, ou, pour utiliser l'intitulé exact ,le "prix d'Une Heure de Peine en l'honneur de Robert Nobel".

L'idée est simple : chaque année, il se trouve des gens pour rappeler que le prix Nobel d'économie n'en est pas un, puisqu'il s'agit du "prix de la Banque de Suède en l'honneur d'Alfred Nobel". Chaque année, ces mêmes personnes pensent ainsi tenir la preuve que l'économie n'est pas une vraie science puisqu'elle n'a pas un vrai prix Nobel. Et chaque année pourtant, tout les médias se tournent pendant au moins quelques instants vers le petit monde des économistes, commentent longuement, et souvent de façon relativement erronée, les résultats, donnent la parole aux nouveaux élus, etc. Bref, oui; la science économique s'en trouve légitimée. Certains critiquent ce "coup de force" des économistes par lequel ils essayent de se faire passer comme les égaux de la physique. Moi, au contraire, je suis admiratif, et je me dit : "mais pourquoi pas nous ?".

Parce que l'économie et la sociologie peuvent avoir prétention à être aussi scientifique que les autres sciences, mêmes si elles ont leur épistémologie propre (ce dont tous les économistes ne sont pas forcément conscient, mais passons). Et puisque les gens ont tendance à plus respecter la blouse blanche qu'autre chose, autant en prendre acte et en jouer. Les sociologues ont besoin de leur prix Nobel, ou d'un équivalent suffisamment retentisant, car c'est un moyen de routiniser les sociologues, de les rendre un peu moins étrangers et de donner une chance supplémentaire à leurs travaux d'être entendus - et pas seulement entendus par les puissants : pensons à l'audience qu'ont pu gagner Joseph Stigltiz ou Paul Krugman (même si, dans le cas du premier, on aimerait qu'il se concentre un peu par moment).

Et comme l'initiative personnelle vaut mieux que la critique passive - c'est mon ami Yvon qui m'a appris ça - j'ai décidé de prendre le taureau par les cornes et de créer moi-même ce prix... Après tout, certains prétendent juger de la scientificité de l'économie en se basant sur les choix testamentaires de l'inventeur de la dynamite, je ne vois donc pas pourquoi je ferais moins autorité en la matière.

Mais qui est Robert Nobel ?

C'est sans doute la question que vous vous posez depuis quelques paragraphes : qui peut bien être ce Robert Nobel à qui j'ai décidé de dédier mon prix ? La première chose qu'il faut savoir, c'est que Robert Nobel ne s'appelle pas Nobel. Pour être franc, il ne s'appelle même pas forcément Robert. Mais Robert, c'est un prénom qui lui va bien, et Nobel, c'est assez pratique à porter lorsque l'on veut vous rendre hommage au travers d'un prix scientifique. Donc, appelons-le Robert Nobel parce que ça m'arrange.

Robert Nobel n'a rien fait de particulier pour qu'on lui dédie ce prix. D'ailleurs, si l'on va par là, Robert Nobel n'a rien fait de particulier en général : contrairement à son homonyme, il n'a pas inventé la dynamite, ni aucun autre explosif, ni quoique ce soit de notable, il n'a pas dit de choses plus intelligentes que ce que disent la plupart des gens au cours de leur vie, ni d'ailleurs rien de plus bêtes. Il n'est pas particulièrement courageux, mais n'est pas franchement lâche non plus. Il lui arrive d'être sympa, mais il peut aussi être une vraie peau de vache s'il s'y met. Ses amis l'aiment bien, mais il y a aussi des gens qui ne peuvent pas le sentir, et une écrasante majorité de la population qui n'a jamais entendu parler de lui et s'en fiche complétement (d'ailleurs, moi même, je viens juste d'apprendre son existence). Il est possible qu'il soit mort ou vivant, sans pour autant être enfermé dans une boîte. L'époque à laquelle il a pu vivre a peu d'importance, parce qu'il serait toujours globalement le même. Bref, vous l'aurez compris, Robert Nobel est l'homme ordinaire par excellence, the average man, l'homme moyen, et si un film devait lui être dédié, ce serait sans doute The man who wasn't there des frères Coen, et s'il ne s'appelait Robert Nobel parce que ça m'arrange, ce serait Jean-Pierre Liégois. D'ailleurs, on n'a qu'à dire qu'il habite dans le Var.

Pourquoi dédier un prix de sociologie a un tel individu ? Et bien, simplement, parce que les sociologues sont les mieux placés pour savoir qu'un tel homme, ça n'existe pas, que c'est au mieux un idéal-type d'une certaine utilité, au pire une chimère politiquement néfaste. Dans le travail de sociologue, pour peu que l'on se livre un minimum à l'exercice du terrain, on est amené à rencontrer toutes sortes de personnes, avec leurs histoires, leurs problèmes et leurs spécificités. Mais on ne rencontre pas de Robert Nobel, on essaye simplement de comprendre ce que peuvent avoir de commun des individualités spécifiques, situées dans le temps et dans l'espace. C'est pour cette raison que Robert Nobel méritait bien qu'on lui dédie ce prix.

Le mode de désignation

Le comité Une Heure de Peine chargé de la remise du prix en l'honneur de Robert Nobel peut se targuer d'une légitimité simplement inattaquable. Il est constitué en effet de moi-même, de mon ordinateur et du chocolat que je mangeais en réfléchissant à tout ça. Inutile de dire que l'on ne pourra l'accuser de partialité, sauf à vouloir être d'une mauvaise foi absolue.  

Les critères de choix sont relativement simples, puisqu'il n'y a en pas. Disons que, dans la mesure où il est peu probable que ce prix survive au-delà de sa première année étant donné la sérieuse tendance de certains membres de son jury à oublier ce genre de chose, il n'a pas paru nécessaire aux sages de trop se prendre la tête là-dessus. Il a simplement été décidé de récompenser des gens biens, qui ont fait des choses intéressantes, et si possibles en donnant une portée politique à nos décisions. Au vu des dernières nominations aux divers Nobels, les autres, hein, il semble que les comités suédois aient retenu en moyenne deux de ces directions sur les trois. De toute façon, dans certains cas, ça a suffisamment été n'importe quoi pour que l'on ne s'en fasse pas trop.

Les lauréats

Voici enfin venu le moment crucial que vous attendez tous depuis au moins le début de ce billet : le moment de donner les noms des heureux élus. Bien sûr, il y a en deux, puisque le comité Une Heure de Peine a décidé de tout faire comme le prix Nobel d'économie - si on est logique, ça devrait cartonner tout autant. Alors, roulement de d'abord si vous voulez bien.

Le premier élu est... Howard Becker, pour l'ensemble de son oeuvre, mais surtout parce que je suis en train de lire Les ficelles du métier, après avoir lu ses "Notes on the concept of commitment" et relu Outsiders. Et ben, très franchement, à chaque fois, c'est la même chose : non seulement, c'est brillant sur le plan conceptuel, mais en plus c'est agréable à lire. Et ça, pour un sociologue, c'est une qualité rare. La preuve : on peut trouver, dans Les ficelles du métier, des passages de ce type :

Qu'est-ce qui peut pousser un Américain apapremment normal à se faire amputer de son pénis et de ses testicules ? Le fait de poser le problème en ces termes rend cette action absolument incompréhensible. "Hep, vous, là ! ça vous dirait de vous faire couper les couilles ? - Euh... Non merci, sans façons !"

Et ça, c'est fort, surtout qu'il s'en suit une réflexion sociologiquement fondamental sur l'appréhension de ce genre de comportement. Du coup, je sens que je vais aller lire très bientôt Ecrire les sciences sociales, parce que moi aussi, je veux faire des blagues intelligentes en parlant de sociologie. Et si vous lisez cette note, vous savez que j'ai besoin de sérieux cours en la matière.

Le second est élu est... Mark Granovetter, un choix qui ne surprendra personne, tant l'enthousiasme d'une partie du jury se laisse entrevoir par quelques signes subtils mais néanmoins significatifs. Mais un choix parfaitement justifié dans le contexte actuel. En effet, les économistes récompensent cette année Olivier Williamson, ce qui au vu de la qualité du bonhomme n'a rien d'étonnant.  Il est alors logique de récompenser celui qui a le mieux permis de dépasser les apories de l'institutionnalisme. La sociologie économique de Granovetter se présente en effet comme une critique forte de cette tendance théorique de plus en plus prégnante en économie : là où cette dernière explique l'émergence d'institution par le concept d'efficience, considérant que celles-ci naissent et se maintiennent parce qu'elles apportent des solutions efficientes à certains problèmes rencontrés par les acteurs, Granovetter réintroduit de l'historicité, signe distinctif de la sociologie en la matière, en les conceptualisant comme des constructions sociales, dépendante des ressources particulières d'acteurs historiquement situés. Une façon de voir les choses qui changent bien des choses : dans ce cadre, l'idée même d'efficience des marchés financiers, dont on sait par Orléan qu'elle n'est pas étrangère à un certain aveuglement au désastre dans la dernière crise économique, n'a simplement pas de sens. Il serait donc temps que tant les économistes que les médias se décident à compter les sociologues économistes comme des interlocuteurs valables, au moins plus souvent que ce n'est déjà le cas.


Le premier prix nobel libre

Mes choix ne vous plaisent pas ? Ce n'est pas grave. Le prix Une Heure de Peine en l'honneur de Robert Nobel se veut en effet le premier prix  nobel open-source. Autrement dit, vous êtes libres de le décerner vous-mêmes à qui vous voulez, autant de fois que vous le voulez - sous réserve bien sûr que vous expliquiez de quoi il s'agit, je ne voudrais pas que Robert Nobel s'en trouve lésé... Il n'y a en fait que deux restrictions : le remettre à des sociologues ou des gens qui ont apportés suffisamment à la sociologie ; ne surtout pas le remettre à une certaine personne ou à ses disciples de tout poil, parce que ça rompt la première règle. On n'est jamais trop prudent.

Par ailleurs, deux  membres du jury de cette année ayant déjà fait savoir qu'ils ne reconduiront pas leur participation cette année, vous pouvez postuler pour faire partie du jury l'année prochaine. Il suffit d'accepter de me supporter pendant une soirée le temps que l'on se mette d'accord. De l'alcool  et de la nourriture ne sont pas à exclure du processus de décision.

Là-dessus, je pense que j'en ai déjà trop écrit pour un post dont la vocation intellectuelle est somme toute limitée, aussi il est sans doute plus raisonnable d'en rester là.

5 commentaires:

J-E a dit…

J'aime bien l'idee d'un prix Nobel open source, et j'apprecie beaucoup le choix des laureats (sauf que pour faire comme en economie il faudrait inventer un lien meme fictif entre leurs travaux). En revanche je ne vois pas tres bien en auoi Granovetter enterre l'idee d'efficience des marches financiers (mais ca doit etre ma formation biaisee d'economiste), des details ?

Denis Colombi a dit…

A partir du moment où l'on voit les marchés, y compris les marchés financiers, comme des constructions sociales, on accepte l'idée que ces constructions ont une histoire et que cette histoire continue. Même s'ils parviennent à l'efficience à un moment donné, il n'y a pas de raison de penser qu'ils s'y maintiennent, les réseaux, l'action des agents, etc. venant forcément reconfigurer les choses. Bon, je résume beaucoup (beaucoup, beaucoup même), mais il y aurait beaucoup à dire sur les différences d'approches sociologiques et économiques des marchés. Va falloir que je prévoie de faire une note détaillée là-dessus un des quatre.

Rudi a dit…

Merci pour ce post encore une fois très agréable à lire !
Moi je décerne le prix Robert Nobel à... tadaaaa : Pierre Bourdieu, bien sûr. Post-mortem, certes. Et principalement pour sa théorie des champs, qui permet d'analyser pourquoi on peut se passionner pour des choses à la fois futiles et extrêmement importantes...

Unknown a dit…

Frédéric Lebaron pour son article "Le 'Nobel' d'économie" ?

occitan 64 a dit…

J'ai vraiment apprécié que le prix Robert Nobel ne puisse pas être attribué à Michel M ....

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