2. Une classe mobilisée
Mais alors pourquoi cette classe sociale n’apparaît pas plus clairement dans la presse ou dans les discours politiques ? Pourquoi les partis politiques et les syndicats ne se concentrent-ils pas sur une telle cible ? Et pourquoi les seuls journalistes qui en parlent le font sous l’angle de l’exotisme, présentant la grande bourgeoisie comme une population étrange et fascinante, comme on présenterait une société primitive ?
C’est que la classe bourgeoise est une classe mobilisée, capable de cacher son pouvoir derrière un discours idéologique mettant en avant l’individualisme et la réussite personnelle, tandis qu’elle met en place pour elle-même un collectivisme pratique.
Quelques rappels théoriques tout d’abord : c’est ici que Marx intervient – et je vous ai déjà fait part de mon goût pour les classiques et pour la théorie. Que nous dit Marx sur les classes sociales ? La théorie est connue : il s’agit de la distinction entre classe en soi et classe pour soi.
La classe en soi renvoie à l’aspect objectif de la classe sociale. Dans une société donnée, on peut repérer un ensemble d’individus qui ont des caractéristiques propres qui leur donne une solidarité de fait. Dans l’étude de la société capitalistes de Marx, c’est la position dans le processus production, et dans les rapports sociaux que celui-ci induit, qui fournit cette solidarité : les prolétaires d’un côté, les capitalistes de l’autre.
On peut relier cette première dimension des classes sociales à la question de l’exploitation : les bourgeois sont ici ceux qui vivent de la plus-value produites par les travailleurs, plus-value qu’ils obtiennent par la possession des moyens de production. Il faut donc noter que les classes sociales n’existent jamais que par rapport aux autres, en cela qu’elles occupent des positions relatives dans l’espace social. La bourgeoisie, ainsi, n’existe qu’en tant qu’elle tire ses ressources et sa richesse de l’exploitation du travail des autres classes. C’est la relation qui fonde la classe.
La classe pour soi renvoie, elle, à l’aspect subjectif de la classe sociale. Le rapport entre les classes peut également se faire dans les consciences : les classes sociales peuvent prendre conscience de leur existence, de leurs intérêts communs, de leurs positions dans l’espace social. Elles peuvent alors se mobiliser pour essayer d’améliorer leur situation. On passe ici de l’exploitation (objective) à la domination – conscience subjective de cette exploitation. Ce qui produit cette conscience de classe, c’est la lutte.
« Les conditions économiques avaient d’abord transformé la masse du pays en travailleurs. La domination du capital a créé à cette masse une situation commune, des intérêts communs. Ainsi, cette masse est déjà une classe vis-à-vis du capital, mais pas encore pour elle-même. Dans la lutte […] cette masse se réunit, elle se constitue en classe pour elle-même. Les intérêts qu’elle défend deviennent des intérêts de classe ». [9]
Dans une approche plus proche de Bourdieu, cela renvoie à la construction de représentation de la domination, et donc d’une domination culturelle [10]. On oppose ainsi à une vision de la société en strates – qui n’ont pas d’antagonismes particuliers entre – une vision nettement plus conflictuelle, où les frontières de classe sont elles-mêmes des enjeux de luttes. En gros, les classes dominées sont exclues et mises à distance par les classes dominantes, qui les influencent également culturellement. On intègre donc ici les dimensions culturelles et symboliques des rapports de classe.
(Point intéressant : le marxisme a lui-même contribué à construire, à l’époque où il dominait la pensée intellectuelle, la réalité des classes sociales qu’il décrivait. C’est là un point qui mériterait de long développement. Je vous les épargne. Pour aujourd’hui.)
Dans cette perspective, que retiennent Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, la grande bourgeoisie constitue une classe en soi et pour soi. Elle est une classe en soi car elle tire essentiellement ses revenus d’une plus-value prélevée sur le travail, grâce à sa possession du capital.
« Bien que [les] rapports d’exploitation aient beaucoup évolué depuis le XIXe siècle, les héritiers Wendel, actionnaires de la holding Wendel Investissement, sont tout autant capitalistes que François de Wendel, sidérurgiste lorrain, grand capitaine d’industrie comme on disait volontiers à l’époque. Certes, ses petits-enfants n’ont plus qu’un rôle marginal dans la gestion de ce holding. Mais il reste qu’ils vivent, au moins pour une part, des produits financiers ainsi dégagés et qu’ils sont donc toujours bien dans le même rapport social avec les salariés des sociétés contrôlées par cette institution financière » [5]
Mais elle est également une classe pour soi, qui se mobilise pour défendre ses intérêts et ses avantages. L’entre-soi en est une manifestation : loin de se limiter à la ville, il s’étend au système des clubs – le Siècle ou l’Automobile Club par exemple – réseaux de relations bien utiles, dont l’entrée est soumises à la cooptation. Plus marquant encore, la bourgeoisie d’assure que ses enfants se montreront dignes de leur rang : scolarisation dans des institutions privées aussi prestigieuses (internationalement qui plus est) que coûteuses, comme l’Ecole des Roches à Verneuil-sur-Avre, maîtrise des relations amicales et donc des alliances matrimoniales, etc.
« Pour réussir ces alliances, il est fait appel à des technologies sociales spécifiques. […] Les rallyes sont une autre forme très usitée d’agencement raisonné du système des relations juvéniles. Deux ou trois mères de famille se réunissent et fondent un rallye pour leurs enfants en concoctant une liste d’amis et d’amies dont les familles sont au-dessus de tout soupçon. Ces enfants vont avoir des activités en commun jusqu’à la fin de leur adolescence » [5]
L’intérêt de telles pratiques, dont on se moque parfois de l’extérieur, est bien compris : « Ces mariages endogames présentent l’avantage de maintenir le patrimoine et les fortunes à l’intérieur du groupe » [5]. La formation des grands bourgeois laisse peu de place au hasard : de la naissance à la mort, les individus de cette classe sont constamment socialisés et resocialisés par leurs pairs.
3. Individualisme idéologique et collectivisme pratique
Tout ceci donne à voir un collectivisme pratique : la bourgeoisie défend ses intérêts par la mobilisation de chacun pour l’intérêt du groupe. La conscience de ces intérêts apparaît par exemple dans le « niveau de lucidité dont le cynisme étonne » qui accompagne la quête de l’entre-soi.
« Que ce soit dans les beaux quartiers, dans les écoles, dans les cercles ou dans les conseils d’administration, la conscience des limites du groupe s’affiche sans retenue » [5]
Pourtant, la grande bourgeoisie affiche par ailleurs une idéologie renvoyant largement à l’individualisme. La référence au marché, à la compétition, à la concurrence est récurrente dans les discours – ce n’est pas l’ancien « patron des patrons » qui me contredira.
Cette idéologie a un intérêt pratique : celui de légitimer la richesse par le bien d’une naturalisation de l’excellence sociale. En gros, si les bourgeois se trouvent au sommet de la société, c’est bien qu’ils sont les meilleurs, puisqu’ils ont su s’y hisser malgré la concurrence, la compétition, etc. On retrouve ici « l’idéologie du don » que décrivait Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron à l’époque des Héritiers [11] : les qualités et avantages acquis par une origine sociale particulière sont dissimulés derrière l’idée d’un don, d’une inclinaison naturelle de la personne à réussir. Ainsi, les enfants des classes supérieures se retrouvent-ils naturellement « doués » pour les études tandis que les enfants des classes populaires se retrouvent tout aussi naturellement « en grande difficulté » : ces différences n’ont, bien sûr, rien à voir avec le fonctionnement de l’école, mais sont un pur fruit du hasard…
« Cette idéologie de la concurrence et de la loi du marché permet de mettre en avant, sous les apparences formelles d’une égalité des chances dans la compétition, l’idée du’une société méritocratique sachant récompenser l’effort et donc sélectionner les meilleurs. Comme si tous les concurrents étaient placés sur la même ligne de départ, comme si l’héritage, sous toutes ses formes, ne faussait pas radicalement la course […] » [5]
Mais pourquoi cette classe sociale peut-elle avoir des pratiques si différentes de son idéologie affichée sans avoir en en payer le prix d’une façon ou d’une autre ? Simplement « parce qu’il s’agit de la classe dominante ». Elle n’a pas à théoriser ses pratiques, et peut même proposer une théorie radicalement opposée à ce qu’elle fait.
On peut illustrer ce pouvoir en soulignant comment la maîtrise du corps, de l’apparence, et de l’image que l’on donne - qui est au cœur de la socialisation (et de l’habitus) – bourgeois permet de contrôler les représentations, y compris médiatique, de la classe. Ainsi, dans leur journal d’enquête [12] – excellente lecture – Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot rapporte le cas d’une grande bourgeoise qui, dans une émission grand public, présente les rallyes comme une institution amusante, en déclin, à la limite du folklorique, et qui, pourtant dans sa vie quotidienne, met en œuvre cette institution avec le plus grand sérieux et la plus grande application. En un mot, la classe dominante est capable de donner d’elle l’image qui l’arrange.
Ainsi, la médiatisation des managers, des stock-options et autres marchés financiers est aussi un moyen pour cette classe de cacher son pouvoir, en détournant l’attention vers des forces apparemment implacable, tandis qu’en termes de fortune et de puissance économique, les grands bourgeois demeurent dominants. Cependant, il ne s’agit pas là du produit d’un complot mondial, mais de la simple pratique d’une classe qui sait se faire discrète et laisser la contestation sociale trouver par elle-même d’autres cibles.
(Suite et fin demain)
Bibliographie :
[1] Louis Chauvel, « Le retour des classes sociales », Revue de l’OFCE, 2001.
[2] Pascal Combemale, Introduction à Marx, 2006.
[3] Karl Marx, Thèses sur Feuerbach, 1845.
[4] Peter L. Berger, Thomas Luckmann, La construction sociale de la réalité, 1963.
[5] Michel Pinçon, Monique Pinçon-Charlot, Sociologie de la bourgeoisie, 3ème édition, 2007.
[6] Yankel Fijalkow, Sociologie de la ville, 2004.
[7] Eric Maurin, Le ghetto français. Enquête sur le séparatisme social, 2004.
[8] Marco Oberti, L’école dans la ville. Ségrégation – Mixité – Carte scolaire, 2007.
[9] Karl Marx, Misère de la philosophie, 1847.
[10] Pierre Bourdieu, La distinction, 1979.
[11] Pierre Bourdieu, Jean-Claude Passeron, Les héritiers. Les étudiants et la culture, 1964.
[12] Michel Pinçon, Monique Pinçon-Charlot, Voyage en grande bourgeoisie, 1997
6 commentaires:
Il y a un saut très fort entre dire que le discours de la classe bourgeoise ne colle pas à ses actes et qu'elle fabrique un discours exprès pour les cacher. Il me semble que chez Marx, il ne le franchit pas toujours (le fétichisme de la marchandise n'est pas une fabrication idéologique, mais un produit de la société marchande), mais il y a peut-être d'autres passages différents. Mais il y a là une vraie question : est-ce qu'on ne peut pas penser que le rallye est une institution en déclin tout en suivant la "tradition" et finalement empêcher ce déclin?
Hum, la théorie de l'idéologie de Marx passe d'un pôle à l'autre : de celui qui en fait une arme de la classe dominante à celui qui en fait une conséquence logique et aliénante de la position de l'acteur.
Je ne pense pas avoir tranché entre les deux dans cette note. Ceci dit, le discours extérieur de la bourgeoisie consiste bien à cacher ses pratiques : tel que raconté par les Pinçon-Pinçon-Charlot, le cas du double discours sur les rallyes est bien une double présentation, disant à la télé "oh, vous savez, on fait ça par tradition, on ne le respecte pas vraiment, ça n'a pas grand intéret" et tenant le discours exactement inverse aux sociologues qui se sont impliqués plus longuement dans l'observation.
Merci pour ces billets. Ceci dit, comme Markss, et même si j'aime bien le travail de P et PC, je trouves que cette partie sur l'individualisme est la plus ambigüe dans leur travail. D'abord, les gens ont toujours des discours différents de leur pratique. Personnellement, je fais ça tous les jours. Goffman nous a expliqué pourquoi, et je trouves ses explications assez fortes tout en restant simples. Et puis on est sociologue tout de même: depuis Durkheim, on est sensé savoir qu'un individualisme bien compris suppose des solidarités qui permettent à l'individu de se tenir. Est-ce vraiment autre chose ici? (on pourrait me répondre que oui, c'est autre chose, je serais pas choqué, mais enfin, il faut quand même se poser la question). Et pour finir, l'individualisme traverse suffisament nos sociétés pour qu'il soit difficile d'en faire la légitimation de la place de nos bourgeois. Ils l'utilisent ainsi, mais bon, de là à en faire un discours produit à cette fin, c'est un peu difficile (ce n'est pas ce que vous avez dit, me répondrez vous, mais là encore, je trouves leur travail et leurs interventions ambigües).
Bon, j'interviens pour porter des critiques, mais c'est juste pour engager la discussion. Ton blog est fort sympathique et c'est agréable une présentation aussi claire de ces auteurs.
Clic
Hum, je ne suis pas sûr que P et PC fassent de l'individualisme une pure création de la bourgeoisie pour son propre intérêt : ils montrent plutôt qu'elle utilise celui-ci, qui est en quelque sorte "déjà là" dans son intérêt dans la mesure où sa position de "dernière des classes sociales" lui évite la peine de théoriser sa pratique : si les pratiques et les discours sont toujours différents, on trouve ici une explication de cette différence pour cette catégorie.
Pour le reste, je trouve personnellement la présentation des trois types d'individualisme - dans la lignée de Castel - plutôt pertinente : c'est justement parce que l'individualisme nécessite des ressources - un socle pour s'appuyer - que celui produit des inégalités entre ceux qui ont accès à ces ressources et ceux qui n'y ont pas accès.
Sinon, je ne prend jamais mal les critiques, tant qu'elles sont argumentées et exprimées dans un esprit constructif.
Mais qu'ils disent quelque chose à la télé est plutôt une information sur les médias que sur eux. Je veux dire que si une émission culturelle interroge un ouvrier sur ses lectures, il affirmera peut-être avoir lu tout Proust et prendre les livres très au sérieux, sans que cela soit nécessairement vrai (peut-être pas un ouvrier, disons un employé de bureau, quelqu'un à la "bonne volonté culturelle"). Le fait d'avoir des discours différents dans des contextes différents ne résulte pas nécessairement une stratégie délibérée.
L'employé de bureau me semble bien avoir une stratégie délibérée dans cette perspective : celle de bénéficier des gains symboliques que fournirrait la possesion du capital culturel en question... La stratégie des grands bourgeois me semble bien déliberé : eviter que les médias grands publics - considérés comme "vulgaires" (n'oublions pas que nous avons affaire à des profils culturels fortement consonants comme dirait Lahire) - ne viennent se mêler de leur affaire.
Enregistrer un commentaire
Je me réserve le droit de valider ou pas les commentaires selon mon bon plaisir. Si cela ne vous convient pas, vous êtes invités à aller voir ailleurs si j'y suis (indication : c'est peu probable).