C'est une anecdote bien connue des cinéphiles : la première version de la fin du film
La petite boutique des horreurs (Frank Oz, 1986) n'a pas été diffusé en salle. Le réalisateur voulait conserver le dénouement original de la comédie musicale : la plante carnivore Audrey II mange les deux héros, Seymour et Audrey, puis
se lance à l'assaut du monde dans une longue séquence pleine d'effets spéciaux. Mais lors des projections tests, le public réagit mal, visiblement choqué par la noirceur de ce final. Bien qu'elles aient coûté la modique somme de 5 millions de dollars (sur un budget de 25 millions), ces 23 minutes de film sont abandonnées et une nouvelle fin, plus heureuse, est tournée. C'est celle que découvrira le public en salles. Il faudra attendre 2012 pour que la "mauvaise fin" soit rendue en DVD, et fasse même l'objet d'une projection où elle sera accueillie avec des applaudissements.
En effet, l'histoire de La petite boutique des horreurs illustre de façon frappante l'une des propositions théoriques centrales que développe Howard Becker dans Les Mondes de l'Art (1982, 1988 pour l'édition française) : une œuvre d'art n'est jamais simplement le produit d'un individu ni même d'un collectif d'artistes mais de tout un "monde de l'art" qui inclut aussi le ou les publics, les intermédiaires, les personnels de supports, les critiques, les discours, les théories artistiques, la commercialisation, etc. Chacun de ces acteurs participe à la définition de l'objet final, à ce qu'il est possible de faire ou de ne pas faire, à la forme qu'il va adopter et au contenu qu'il va avoir, à la façon dont on comprend, reçoit, interprète l’œuvre. Contre la vision romantique d'un artiste libre créant dans l'isolement de son génie une œuvre pure, Becker souligne au contraire le caractère collectif de toute création, depuis sa génèse jusqu'à sa reconnaissance - même l'art brut a besoin d'être découvert et étiqueté pour être reconnu comme relevant effectivement de l'art et non de l'artisanat, du loisir ou de l'expression de la folie.
Ainsi, "l'offre" et "la demande" d'art, pour le dire avec des termes simples, participent tout autant à la création, le public participe à la définition de l’œuvre : ses attentes, ou au moins la façon dont les producteurs d'art, artistes ou non, les perçoivent, déterminent les formes possibles qui peuvent être travaillé et les significations qui peuvent en être tirées. Le public de cinéma de 1986, du moins celui auquel Frank Oz et ses producteurs voulaient s'adresser, n'était peut-être pas prêt à un finale teinté d'humour noir, contrairement à celui des comédies musicales de la même époque.
Il existe, bien sûr, des œuvres qui, selon la formule consacrée, "ne trouvent pas leur public", mais cela manifeste bien qu'il y a eu un échec et que, donc, les attentes de ce dit public avaient été intégrées dans la conception de l’œuvre bien que de façon erronée. Généralement, les producteurs d'art cherchent à parler à un public et imaginent donc ce que celui-ci veut, quitte à se dire qu'ils savent mieux que celui-ci - il peut même s'avérer qu'ils aient raison.
Ce premier élément d'analyse invite à tenir compte de la façon dont les producteurs d'art prennent connaissance des attentes de leur public. Ceci peut se faire, notamment, au travers d'intermédiaires qui ont eux-mêmes une influence de ce fait sur la production finale. Giancarlo Volpe, showrunner du cartoon Green Lantern, a par exemple raconté comment s'était passé un "focus group" sur un épisode : après la diffusion du dessin-animé, les jeunes spectateurs sont répartis en quatre groupes, trois pour les garçons en fonction de leur âge... et un pour toutes les filles quelque soit leur âge. Si on y ajoute les interprétations particulières de celui qui conduit le test - les questions des enfants deviennent, pour lui, de la "confusion" - on se rend compte que ce dispositif génère des biais particuliers et "produit" la demande beaucoup plus qu'il ne la mesure.
Il faut aussi comprendre que, pour que certaines formes d'art existent, elles doivent produire leur propre public. Dans une de ses conférences, Borges note ainsi qu'il "existe aujourd'hui un type particulier de lecteurs, les lecteurs de romans policiers" et que "ces lecteurs [...] ont été engendré par Edgar Poe". Je laisse aux spécialistes le soin de dire si la généalogie est exacte, mais le fait est que l'existence du roman policier a demandé la formation non seulement d'un groupe de lecteurs mais aussi et surtout d'une façon particulière de lire : Borges s'amuse d'ailleurs à imaginer comment un lecteur de polar pourrait comprendre l'incipit du Quichotte s'il le lisait comme un de ses livres de prédilections. On pourrait en dire autant du lecteur de science-fiction, du lecteur de bande-dessinée - à qui il fallut bien apprendre ce que signifiait ces étranges nuages remplis de texte au-dessus de la tête des personnages -, du spectateur de cinéma - qui dût comprendre que, non, le train n'allait pas sortir de l'écran pour l'écraser... On peut ainsi supposer qu'entre 1986 et 2012, le public de cinéma a été habitué à des formes de narration différentes et est devenu plus à même de recevoir la fin initialement prévue pour La petite boutique des horreurs.
Cette formation du public ne se fait pas par sa mise en contact avec des œuvres toutes formées, mais par des formes d'initiation plus progressives. Les nouvelles de Poe qui, selon Borges, fondent le roman policier contiennent par exemple des éléments de réflexions presque philosophies en leur début pour justifier l'existence d'un personnage comme Auguste Dupin, premier détective de la littérature. Elles ont contribué à former, dans le vocabulaire de Becker, un "monde de l'art" : une fois celui-ci en place, avec ses auteurs, ses lecteurs mais aussi ses théories, son esthétique, ses critiques, ses voies de distribution, ses cadres cognitifs, de telles étapes d'initiation ne sont plus nécessaire. Ainsi, lorsque Arthur Conan Doyle introduit, plus tard, Sherlock Holmes, il peut faire l'économie de ce type de justification, de même que les auteurs contemporains. De la même façon, Le Seigneur des Anneaux a institué un certain nombre d'attentes chez le lecteur de fantasy de telles sortes que les auteurs d'aujourd'hui n'ont plus à consacrer autant de pages à raconter l'histoire de leur univers avant de rentrer dans le vif du sujet. Il faudra d'ailleurs avoir un certain parcours de lecteur pour accéder à certaines œuvres : commencer par Le Silmarillon est par exemple une mauvaise idée, quand bien même Tolkien considérait l'ouvrage comme supérieur à sa plus célèbre trilogie. Si l'on n'est pas suffisamment engagé dans le monde de l'art de la fantasy, on risque de ne rien y comprendre...
Cette analyse ne se limite pas bien sûr aux œuvres "de genre", comme on dit joliment (et parfois avec un certain mépris). Le lecteur de littérature "générale" ("blanche", "mainstream", dites-le comme vous voulez) et celui des "classiques" n'en est pas moins formé et produit. C'est même l'une des missions de l'école de produire ce lecteur, en initiant à un rapport particulier aux textes - très différent, par exemple, du lecteur de polars ou du lecteur de science-fiction ou de fantasy (à ma connaissance, il n'existe pas d'équivalent de wookiepedia pour Proust, et c'est bien dommage). On peut même ajouter qu'il est sans cesse reformé et reproduit : si l'on continue à lire ces fameux "classiques", c'est parce que l'on est formé pour, parce que tout un monde de l'art formé de lecteurs, de critiques et de commentateurs nous apprend à les lire et à les rendre actuels. Ce qui rend Balzac pertinent aujourd'hui, ce n'est pas seulement la force de ses textes, c'est aussi ce travail continuel du monde de l'art pour manifester et mettre en scène cette pertinence. Là encore, Borges l'avait parfaitement dit dans une autre de ses conférences :
Hamlet n'est pas exactement le Hamlet que Shakespeare a conçu au début du dix-septième siècle, il est le Hamlet de Coleridge, de Goethe et de Bradley. Il a été recrée. Et Don Quichotte également. Il en va de même avec Lugones, et Martinez Estrada, Martin Fierro n'est plus le même. Les lecteurs petit à petit ont enrichi le livre.
Quand nous lisons un vieil ouvrage c'est comme si nous parcourions tout le temps qui a passé entre le moment où il a été écrit et nous-mêmes.
Sans ce travail de réinscription des œuvres dans des mondes de l'art présent, les oeuvres ne pourraient plus exister pour la simple et bonne raison qu'il n'y aurait plus de public pour les recevoir, les comprendre et les apprécier. De ce point de vue, les œuvres sont plus des processus que des objets. Elles sont fluides, leur sens et leur signification peut et même doit évoluer, et elles débordent largement leur support matériel, si tant est qu'il existe, pour se constituer plutôt comme des assemblages fait d'objets, de discours, de pratiques, et d'humains.
Maintenant que tout ça est posé, quel est le rapport avec l'actualité présente ?
Depuis quelques jours, beaucoup de professionnels de l'indignation permanente s'indignent de ce que HBO ait retiré le film Autant en emporte le vent de sa plate-forme de streaming. Ils crient à la censure et même à l'autocensure, sans que l'on sache trop ce que ce dernier terme vient faire là-dedans ni ce qu'il recouvre exactement. Même lorsqu'on leur met sous le nez que le retrait n'est que temporaire et que le film reviendra accompagné d'une mise en contexte, leur indignation ne faiblit pas - il faut dire que pour bon nombre d'entre eux, c'est leur seule façon d'exister médiatiquement et que eux aussi se sentent tenu de donner à leur public ce qu'il attend. Pour eux, il y a là une véritable menace sur l'art, sur les œuvres, sur la civilisation, l'univers et le reste (je tire une certaine satisfaction intellectuelle de savoir que les personnes concernées seront peu nombreuses à saisir cette citation).
En passant par l'analyse de Becker, on peut comprendre que le public contemporain n'est sans doute pas prêt à recevoir Autant en emporte le vent comme par le passé. Le racisme et le révisionnisme historique du film ne peut plus être ignoré - ce n'est pas que l'on invente quelque chose qui n'est pas dans le film, c'est que la mise en scène d'esclaves heureux de leur sort et d'Etats confédérés paradisiaques ne peut plus jouir de la même complicité avec le public qu'auparavant. De la même façon que nous ne pouvons plus lire Hamlet sans toute l'histoire de celui-ci, nous ne pouvons plus voir Autant en emporte le vent sans toute l'histoire de la critique qui a eu lieu depuis sa sortie.
Le public pour le film n'existe donc plus. Son monde de l'art s'est écroulé. La mise en contexte de l’œuvre est dès lors le seul moyen de la rendre à nouveau accessible : de produire un public qui, comprenant ce à quoi il a affaire, pourra choisir, en connaissance de cause, de visionner le film sans en nier le racisme mais en se concentrant, par exemple, sur d'autres qualités cinématographiques. Loin de procéder à une censure - le film n'est d'ailleurs frappé d'aucune interdiction et toujours facilement disponible... -, cette opération est précisément ce qui la rend accessible, ce qui lui permet de continuer à exister comme œuvre plutôt que de sombrer dans l'oubli comme un souvenir gênant que l'on doit oublier...
C'est un phénomène tout à fait classique. Bon nombre d’œuvres d'art voient, avec le temps, leur public disparaître. Quand nous visitons un musée, bon nombre de tableaux ou d'objets nous seraient parfaitement étrangers s'il n'y avait ces petits cartels pour nous expliquer de quoi il s'agit, ce qu'il faut y voir et comment on peut les lire. Les inscrire dans une histoire de l'art, dans des discours contemporains, dans des enjeux politiques et artistiques contemporains. Pour prendre un exemple que les contempteurs de l'époque ne connaissent que trop bien, le 1984 d'Orwell ne prend sens aujourd'hui que parce qu'il a été constamment travaillé et contextualisé pour que l'on puisse faire le lien avec notre situation contemporaine. Ce serait encore mieux, évidemment, si tous ceux qui y font référence pouvaient effectivement se tourner vers son contenu et celui de ses exégèses plutôt que de répéter des lieux communs, mais bon, rien n'est parfait en ce bas monde...
Sans ce travail de mise en contexte, les œuvres disparaissent, un peu comme ces statues qui, laissées dans l'espace public sans explication, sans investissement de sens, en vienne à n'être que des pièces de mobilier urbain couvertes de chiures de pigeon - on les voit peut-être, mais sans les regarder, comme si elles étaient invisibles. Les manifestations à leur encontre, loin de témoigner d'un mépris ou d'une ignorance de l'histoire comme certains veulent le faire croire, sont au contraire le signe d'un souci et d'une connaissance de cette histoire et de l'importance de celle-ci. Elles sont le signe d'un passé vivant, que l'on questionne et que l'on interroge, plutôt qu'un folklore mort ou oublié. Il ne s'agit pas, évidemment, de dire qu'il faut qu'il soit contesté pour que le passé soit vivant mais bien qu'il doit susciter une émotion, de la curiosité à la tristesse en passant par la colère. Et pour cela, la mise en contexte est nécessaire : les plaques commémoratives ne prennent sens qu'à partir du moment où l'histoire qu'elle donne à voir est déjà connue, l'école faisant ici ce travail. Les statues qui aujourd'hui suscitent la colère seraient sans doute plus à leur place dans des musées qui pourraient s'en servir comme support pour raconter des pages difficiles de notre mémoire collective...
Ainsi, la critique, comprise comme l'activité de questionnement et de production de discours et de savoirs sur les œuvres, apparaît comme une condition indispensable à leur conservation et à leur pertinence. C'est à ce prix que peuvent se constituer des mondes de l'art qui à la fois les rendent accessibles et les façonnent. Il est de ce point de vue amusant de voir qu'alors que les mouvements féministes et anti-racistes proposent d'enrichir et de multiplier nos lectures des œuvres en percevant des implications et des niveaux de sens trop souvent ignorés, les soi-disant défenseurs de la Culture avec un grand C en sont réduits à souhaiter que l'on se contente de révérer en silence les œuvres du passé - ce qui signifierait rien de moins que la disparition de ces œuvres. En la matière, le choix est pourtant simple : la critique ou la mort.
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