Emmanuel Macron a-t-il vaincu le déterminisme social ?

Non1, 2, 3, 4, 5, 6.

Notes :

1 La question et sa réponse font référence à cette récente interview de la secrétaire d'État chargée de l'Égalité entre les femmes et les hommes et de la lutte contre les discriminations Marlène Schiappa :



Elle y dit notamment : "Il [Emmanuel Macron] a voulu changer le déterminisme, et le sens de la nomination de gens comme moi, de gens comme Sibeth Ndiaye, comme Mounir Mahjoubi dans le gouvernement précédent, ça a un sens important, ça veut dire aussi qu'on peut ne pas être passé par ces beaux quartiers, ces grandes écoles et qu'on peut pourtant s'engager pour son pays".

Avant cela, elle y évoque ses "arrières grand-mères", "toutes lingères, femmes de ménages" pour justifier qu'elle est d'origine modeste et qu'elle a conscience de la classe à laquelle elle appartient (elle ne précise pas, dans l'extrait, quelle est cette classe). Elle évoque aussi sa mère "institutrice puis proviseure" et son père "syndicaliste", "employé de bureau à la CAF", puis "professeur" et "historien".

2 Le déterminisme social peut s'entendre de plusieurs façons. La première et la plus simple renvoie au fait que l'inscription de l'individu dans un contexte social exerce un effet sur ces actions, possibilités et trajectoires. C'est le sens d'une causalité sociologique propre, comme il y a un causalité et un déterminisme physique. Le monde social, la société, est expérimentée par les individus comme une réalité extérieure, objective et contraignante - c'est d'ailleurs ces traits qui sont retenus par Emile Durkheim comme caractéristique du "fait social" ou de ce que ses successeurs appelleront "institutions". De ce point de vue, le déterminisme social ne peut pas être plus vaincu ou "changé" que le déterminisme physique : tout individu est, par nature, le produit de son environnement, celui-ci s'imposant à lui comme les lois physiques.

Le fait que les avions volent n'est pas la preuve que la loi de la gravitation universelle est fausse. Le fait que des individus changent de classes sociales n'est pas plus la preuve qu'il n'y a de déterminisme social. Ces "trajectoires improbables" sont aujourd'hui bien étudiées par la sociologie, au point d'avoir été intégrées récemment de façon explicite aux programmes du secondaire. La conclusion des travaux qui portent sur eux est que ces parcours statistiquement rares - d'où le terme "improbable" - sont également déterminées mais par des variations fines au niveau notamment des formes de socialisations intra-familiales ou scolaires. De petites variations de contextes peuvent expliquer de grands écarts de trajectoires : Bernard Lahire, notamment, met l'accent sur la question de la maîtrise de l'écrit. Dans Tableaux de famille, il mettait par exemple en avant la réussite scolaire de la jeune Imane M., fille d'une mère sans emplois parlant fort mal le français et d'un père ouvrier spécialisé... mais qui avait acquis, en tant que militant communiste en Tunisie, une maîtrise de l'écrit et de l'oralité qu'il transmettait à sa fille - un capital culturel donc. Loin de remettre en cause l'existence du déterminisme social, l'étude des cas particuliers permet de mieux le comprendre... et renforce ainsi l'argument.

Dans ce sens-là, il est clair qu'aucun des efforts d'Emmanuel Macron ne pourra vaincre, diminuer ou changer le déterminisme social, pas plus que sa volonté ne suffirait à lui permettre de voler en battant des bras (qu'il met soit permis de déconseiller à quiconque de tenter l'expérience).


3 Une autre façon de comprendre le déterminisme social, plus courante dans l'espace public, consiste à se servir de l'expression pour désigner l'existence d'une certaine reproduction sociale ou, plutôt, une certaine fermeture des élites. Vaincre le déterminisme social, le changer, ce serait alors au choix soit s'extraire de son milieu d'origine soit augmenter la mobilité sociale.

Cependant, la façon dont Marlène Schiappa, fille d'un historien et d'une proviseur devenue femme politique, constitue un exemple de mobilité sociale ascendante est pour le moins discutable. D'un point de vue statistique, ses parents appartenaient aux "cadres et professions intellectuelles supérieures", et c'est également son cas : dans une table de mobilité, elle apparaîtrait donc sur la diagonale qui représente l'immobilité (ou reproduction) sociale. Il n'y a, en outre, dans son cas guère plus qu'un parcours très classique d'entrée en politique, surtout si l'on tient compte des capitaux culturels et politiques de sa famille. Le capital culturel, rappelons-le, ne se limite pas aux seuls titres scolaires mais existe aussi de façon "incorporée", c'est-à-dire inscrite dans les corps, les façons de parler, de se tenir, de penser, de se projeter dans l'avenir. A n'en pas douter, il faut chercher dans son origine sociale son sentiment de légitimité à s'exprimer publiquement, à prendre position et à occuper les positions qu'elle occupe.

Il en va de même pour Sibeth Ndiaye, fille d'un homme politique sénégalais qui a été également président de Canal+ Afrique. Le fait qu'elle soit citée comme un exemple de changement du déterminisme sociale par M. Schiappa semble plus tenir à sa couleur de peau qu'à ses origines économiques. Il est évidemment souhaitable que le racisme ne bloque pas les carrières politiques, et celui dont fait l'objet la secrétaire d'Etat et porte-parole du gouvernement, notamment sur les réseaux sociaux, est de nature à soulever bien des questions quant au fonctionnement du monde politique. Il en va de même pour le sexisme que subit la secrétaire d'Etat à l'égalité entre les hommes et les femmes, et ce d'autant qu'elles ne sont ni les premières - dans les années récentes, on se souviendra de Christiane Taubira et de Najat Valaud-Belkacem - ni probablement, et malheureusement, les dernières. De ce fait, il est douteux qu'il y ait là un véritablement rupture dans le "déterminisme social" : le changement est là et la volonté du seul président n'y suffira pas.

4 Le déterminisme social, dans la bouche de M. Schiappa, semble renvoyer à l'homogénéité des élites politiques, qui seraient toutes sorties des mêmes quartiers et des écoles. C'est là sans doute une survalorisation du titre scolaire : pour le dire à la façon de Bourdieu, un habitus commun - c'est-à-dire des façons de faire, de penser, de sentir, etc. communes - est sans doute plus important que la possession d'un diplôme per se. La diversification des élites devrait se lire au-delà des seules catégories statistiques : si des parcours divers amène à une homogénéisation par la dynamique propre du monde politique, peut-on dire qu'il y a un changement du déterminisme social ? De ce point de vue là, il est difficile de voir en quoi les trois personnes citées dérogent aux normes du milieu politique.

Mounir Mahjoubi, par exemple, est bien passé par l'une des écoles de l'élite politique - Sciences Po - et semble y avoir acquis l'habitus nécessaire pour s'engager dans une carrière politique somme toute classique. Si son parcours n'est pas celui de la reproduction sociale - comme c'est le cas des deux autres personnes prises en exemple, ne leur en déplaise - cela ne semble pas avoir tellement de lien avec l'action d'Emmanuel Macron.

5 Pour montrer son appartenance aux classes populaires, Marlène Schiappa va chercher l'exemple de ses arrières grand-mères. On notera que connaître la profession de ses arrières grand-parents n'est généralement pas considéré comme un signe distinctif de l'appartenance au prolétariat. Mais en outre, sur une si longue période, on peut légitimement se demander quel sens cela peut bien avoir : l'appartenance aux classes populaires ne se transmet pas, aux dernières nouvelles, par la génétique. Le déterminisme social, quelque soit le sens qu'on lui prête, doit toujours se rapporter à un contexte historique précis et à des mécanismes concrets : quelles transmissions des arrières grand-mères jusqu'à Marlène Schiappa ? Sans nier qu'il y ait des liens, on peut légitiment douter que ceux-ci soient plus fort - ou ait même une force significative - par rapport aux effets plus directs des socialisations primaires et secondaires.

6 La mobilisation et l'exhibition de "quartiers de plèbes" - comme on parlait de "quartiers noblesses" - n'est pas si rare dans les classes supérieures, comme le note le sociologue Jules Naudet. C'est que ceux-ci ont une véritable efficacité pratique qu'illustre bien, finalement, l'histoire que raconte à l'envie Marlène Schiappa selon laquelle elle-même, sa famille et/ou Emmanuel Macron ont vaincu l'infâme "déterminisme social". En permettant de se réclamer d'une plus grande authenticité, d'un lien plus ou moins mystique avec le peuple, l'origine populaire mise en avant procède d'une forme de légitimation de soi et participe au charisme de celui qui s'exprime ou de celui qui lui permet d'exister - Emmanuel Macron donc.

Cette légitimation est à ce point forte qu'elle incite même à quelques remaniements biographiques - ici à aller chercher ses arrières grand-mères comme point de référence - comme à une autre époque on s'inventait une ascendance noble...

Loin de remettre en cause l'ordre social, ce récit en fait plutôt l'éloge : l'appartenance à un milieu défavorisé ne devient valorisée qu'à partir du moment où l'on a su s'en sortir, ceux qui y restent étant au final renvoyés à leurs incapacités et tares individuelles... La lutte contre le "déterminisme social" touche ici ses limites : comme le disait Jean-Claude Passeron, le fait que le fils de balayeur ait autant de chances de devenir ministre que le fils de ministre et vice-versa ne change pas grand chose en soi aux relations entre le balayeur et le ministre... Les changements annoncés ne paraissent guère évidents.

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