Le stratège, ou Weber au pays du baseball

Moneyball ou, en version française, Le stratège fait partie de ces films que l'on va voir un peu par hasard, mais qui s'avèrent être au-dessus de la moyenne de ceux que l'on va voir avec une bonne raison. Le film raconte comment des méthodes venues de l'économie et de la statistique sont venues transformer le petit monde du baseball, sport que l'on n'a absolument pas besoin de connaître ni même de vraiment comprendre pour apprécier le film. Evidemment, il n'était pas question pour moi de laisser tout cela aux seuls économistes : ce que j'y ai vu, c'est matière à réfléchir sociologiquement sur les transformations de l'économie et même sur la constitution du charisme, question que j'avais déjà abordé il y quelques mois dans un désormais mythique billet consacré à Steve Jobs.




Deux disclaimers avant de commencer le post. Premièrement, ce serait quand même mieux que vous ayez lu le film. Peut-être pas tout à fait obligatoire, mais ce serait quand un peu plus. Vous pouvez y aller, hein, je vous attends, je bouge pas de là.

Deuxièmement, plus important : je ne suis pas un spécialiste du baseball, loin de là, et je n'en connais pas dans les détails toute l'histoire. En fait, mon expertise en la matière se limite à ce que l'on peut en voir dans ma série de prédilection (et parce que je veux vous pourrir la vie en vous mettant une chanson dans tête, je met la vidéo, tiens) :



Le film bénéficiant de ce fameux label "d'après une histoire vraie" (lequel mériterait une analyse à lui seul) et semblant tiré d'un bouquin "non-fictionnel", je fais l'hypothèse que ce qui y est raconté, même si cela est sans doute romancé, est grosso modo vrai. Je n'ai évident pas le temps de mener une sociologie du baseball au Etats-Unis. Si des gens plus compétents que moi veulent corriger certains points, qu'ils n'hésitent pas à le faire. Et s'il vous semble qu'il y a une grande distance entre ce que raconte le film et la réalité, prenez mon post comme une façon d'illustrer et de clarifier certaines idées en sociologie, et non comme une analyse en bonne et due forme d'un objet empirique...

De quoi parle Moneyball ? D'une prophétie rationnelle comme dirait, sans doute, Max Weber (à qui, vous l'aurez compris, je vais repiquer plein de trucs dans cette note, beaucoup de choses viennent aussi du séminaire de sociologie économique de Pierre François à l'Ehess que j'ai suivi en 2010). Les deux héros du film, Billy Beane, manager des Athletics d'Oakland, et son assistant Peter Brand (un certain Paul DePodesta dans la vraie vie), cherchent à imposer une nouvelle façon de manager une équipe de baseball. Depuis l'origine de ce sport, ses adeptes se sont fiés à la fois à des statistiques héritées du XIXème siècle (comme les "moyennes de frappes") et à l'expertise et l'instinct des différents recruteurs, leur capacité à reconnaître un futur grand joueur. Beane et Brand disent : "table rase de tout cela, on va faire autrement, on va utiliser d'autres statistiques et on ne va plus se fier à votre sagesse millénaire". Voilà pour la prophétie.

Pourquoi rationnelle maintenant ? Parce que la nouvelle façon de faire se veut plus efficace, plus à même d'atteindre les objectifs fixés - gagner des matchs - que l'ancienne. D'un côté, on a la tradition - un des collaborateurs de Beane lui reproche de jeter aux orties un siècle d'expertise -, de l'autre, la raison et la science, appuyées sur les statistiques et le diplôme d'économie de Brand. Prophétie rationnelle, donc. Comme le fût, en son temps, les prophéties qui fondèrent le capitalisme en expliquant que, désormais, on accumulerait indéfiniment des biens dans le but d'en accumuler encore plus.

Ce qui est intéressant, c'est que cette nouvelle façon de faire, , significativement nommée sabermetrics, s'appuie, on l'aura compris, sur une importation depuis l'économie. Et de fait, c'est chose courante pour cette discipline que de proposer de changer les choses dans un sens plus rationnel, cette rationalité s'appuyant sur ses outils et notions. Des économistes peuvent ainsi proposer, comme cela a été fait il y a quelques temps en France, de rémunérer les élèves en fonction de leurs résultats, afin de rendre l'éducation plus efficace. On a aussi suffisamment rappeler que la libéralisation financière découlait des propositions des économistes concernant l'efficacité des marchés financiers.

Le thème est même si populaire qu'il prend parfois la forme d'une force particulière prêtée à l'économie, comme si celle-ci était capable d'agir par elle-même sur le monde. Cela découle parfois d'une mauvaise compréhension des recherches sur la "performativité" de l'économie, les auteurs de ce champ de recherche étant bien conscients que les choses ne sont pas aussi simples. Et c'est précisément cette complexité que le film permet de saisir.

Car la prophétie rationnelle ainsi formulée commence par échouer. Beane et Brand ont pourtant toute la force de la science et de la raison avec eux, mais ils ne sont pas suivis : dans leur équipe, que ce soit du côté des divers collaborateurs ou des joueurs, ils ne rencontrent que l'incompréhension et le scepticisme. Pire que cela : ils sont même court-circuité dans leurs tentatives, d'abord par les recruteurs, ensuite par leur propre entraîneur qui garde la main-mise sur la stratégie mise en œuvre sur le terrain et refuse de faire faire jouer comme le lui dicte une mystérieuse logique statistique.

Dans leur entreprise prophétique, les deux personnages vont se heurter à deux types de résistances. La première est celle de ceux qui perdent leur statut et leur rôle dans l'affaire : tous les professionnels de la sélection qui voient leur expertise mise en danger. Ceux-ci cherchent à clôturer leur champ de compétence face à de nouveaux venus. On retrouve Weber et la sociologie des professions qui en découle. La seconde résistance est celle des joueurs qui ne comprennent pas bien ce que leurs supérieurs entendent faire, même ceux qui ont le plus à y gagner. Ils ont aussi du mal à croire qu'on leur confie des postes pour lesquels ils pensaient ne pas avoir le niveau.

Ces deux résistances permettent de mieux comprendre la nature d'une telle prophétie : elle se propose à la fois de redistribuer le pouvoir et les gains entre les individus - et donc menace nécessairement des groupes qui avaient su gagner une position privilégié dans l'ordre ancien - et de recomposer les façons de percevoir, de juger et d'évaluer en vigueur. Comme sur n'importe quel marché, on trouve - et c'est là un résultat classique de la sociologie des économiques - des institutions à qui il est délégué le pouvoir de dire la valeur des biens et d'orienter les autres acteurs : prescripteurs, labels, mais aussi catégories de jugements, normes, allant-de-soi, etc. C'est tout cela qui est remis en cause.

Comment faire alors pour imposer ce qui devrait rationnellement trouver l'adhésion des uns et des autres - puisque, après tout, une équipe qui gagne est dans l'intérêt de tous les acteurs de la chose ? Autrement dit, comment parvient-on à imposer une prophétie rationnelle ? Ce n'est certainement pas par la seule séduction de la froide rationalité économique, même si celle-ci peut exercer une séduction sur certains individus (il n'y a qu'à lire Freakonomics pour se rendre compte combien ses auteurs se délectent d'avancer des idées "choquantes"...). Boltanski et Chiappello avaient déjà relevé que la science économique, s'il peut servir à justifier, avec une prétention de rationalité, le capitalisme, est bien incapable d'engager les individus dans les comportements correspondants :

[P]récisément du fait de leur caractère très général et très stable dans le temps, ces raisons ne nous semblent pas suffisantes pour engager les personnes ordinaires dans les circonstances concrètes de la vie, et particulièrement de la vie au travail, et pour leur donner des ressources argumentatives leur permettant de faire face aux dénonciations en situation ou aux critiques qui peuvent leur être personnellement adressés (Le nouvel esprit du capitalisme, 1999, p. 70)

Bref, pour advenir, la prophétie rationnelle portée par la science économique a besoin de s'appuyer sur autre chose, sur une autre force. On sait que Weber faisait de la prophétie protestante l'élément clef capable de transformer les structures et les comportements économiques anciens, et faire ainsi naître le capitalisme. La force d'imposition vient d'ailleurs. Et elle vient typiquement du charisme : de la croyance que le prophète a des qualités qui le singularise suffisamment pour qu'on lui accorde de pouvoir changer les choses.

Comment nos deux managers s'y prennent-ils dans le film ? Ils doivent obtenir en fait deux adhésions à leur prophétie : d'abord celle des joueurs, ensuite celle du monde du baseball, journalistes, commentateurs, fans, entraîneurs, propriétaires d'équipes, etc. Dans les deux cas, ils doivent se construire un charisme. Et la façon dont ils le font dans les deux cas est particulièrement intéressante pour qui cherche à comprendre comment le charisme se construit, comment un individu, un nom ou une pratique peut devenir une institution, une référence. Pour briser les règles de l'ordre ancien, les deux prophètes vont devoir en respecter d'autres, non moins anciennes.

Auprès des joueurs, la construction du charisme va passer par un travail intense auprès des joueurs, qui va notamment demander à Beane de reprendre contact avec eux, chose qu'il s'interdisait de faire jusqu'alors. Il va aller les voir dans les vestiaires, il va leur parler, il va chercher à en convaincre certains plus directement, en promettant, par exemple, à un joueur déjà âgé, qu'il pourrait rester sous les feux des projecteurs. Bref, il va chercher à se comporter au plus proche de ce que les joueurs attendent d'un bon manager. Jusque dans les énervements en cas de défaite, qui sont aussi un attendu dans le monde sportif : de la même façon que dans certains cas un enseignant doit se mettre en colère, un entraîneur doit savoir engueuler ses joueurs. C'est en se présentant sous le jour d'un "bon manager" que Beane peut espérer, par ailleurs, changer les façons de manager.

Auprès du monde du baseball, les choses sont encore plus simples. Là où l'exemple du sport est particulièrement intéressant pour ces questions, c'est qu'il donne à voir un milieu finalement extrêmement normé : un sport se caractérise évidemment par ses règles, explicites et partagées, et par une compétition bien organisée. Pour convaincre, il faut donc d'abord gagner. Il faut respecter les règles du sport : la compétition sportive n'est jamais qu'une institution qui est capable de dire qui est meilleur que qui. C'est là qu'évidemment quelque chose qu'aucune prophétie ne pourrait remettre en cause. Voilà un corps de principes qui ne saurait être remis en cause : tous les autres s'organisent autour de lui.

Acquérir la légitimité nécessaire à la transformation des règles du jeu économique demande donc à ce que l'on s'appuie sur d'autres règles, sur d'autres institutions ou sur ce qui, au sein même du monde que l'on espère transformer, est le plus puissamment enraciné. En même temps que l'on peut comprendre la source de la puissance prophétique, on en voit aussi les limites : changer tout... mais pas l'essentiel. Il n'en va pas autrement lorsque, par exemple, Robert Parker boulverse, comme il est devenu banal de le dire, le classement des grands vins : il peut se permettre de subvertir celui-ci sur certaines valeurs en promouvant des vins peu connus, mais ne remet pas en cause totalement une échelle de perception héritée de la tradition ni même les catégories de classement les plus anciennes. Les grands vins restent en haut de la nouvelle échelle. L'audace prophétique a quelque chose de limité. De la même façon que Beane et Brand ne peuvent se permettre de remettre en cause aussi la perception que l'on a d'un bon manager...

Revenons rapidement au monde du baseball : comme signalé précédemment, il est tout à fait particulier. La compétition sportive a pour caractéristique d'être organisée selon des règles et des critères précis et explicites. Les choses sont plus compliquées dans les autres sphères économiques, où les règles de la réussite sont moins profondément fixés. Il y existe cependant, la plupart du temps, une institution également capable de dire, selon la belle formule de Luc Boltanski, "ce qu'il en est de ce qui est" : le marché. Pour être reconnu comme un innovateur, pour changer quelques règles dans le monde de l'économie, il faut passer par la sanction du marché. Mais celui-ci, malgré sa réputation de froideur et d'objectivité, est beaucoup moins organisé et beaucoup plus chaotique qu'une compétition sportive. Plus hétérogène, il offre un nombre d'alliance plus important : pour une équipe sportive, le seul salut est la victoire, éventuellement la performance exceptionnelle comme les vingt victoires consécutives des Athelics qui leur permet d'être rapproché symboliquement d'autres équipes légendaires (ce qui renforce, on le notera, le charisme de leurs dirigeants) ; sur un marché, il y a bien plus de stratégies disponibles, selon le public que l'on veut séduire, selon la façon dont on définit la réussite - le "succès d'estime" étant une ressource mobilisable.

On comprends alors que le capitalisme et plus généralement l'économie marchande multiplie les prophètes que l'on rhabille le plus souvent en innovateurs - mais le portrait de l'innovateur schumpeterien n'est-il pas celui d'un prophète ? C'est que son institution centrale est tout à fait favorable à une telle multiplication par les ressources qu'elle met à dispositions des prétendants au changement : il y aura toujours un marché sur lequel vous pourrez chercher à obtenir l'auréole nécessaire à réinvestir sur les autres...

On notera surtout qu'il n'y a aucune nécessité à ce que la sanction du marché vienne confirmer la prophétie à réaliser : elle peut être intervenue avant. C'est tout auréolé d'un succès passé, après avoir réussi l'épreuve du marché, que l'on pourra se permettre de nouvelles propositions transformatrices. Revenons à Steve Jobs et à Apple : le succès économique finalement très classique de l'un (y compris dans son parcours scolaire et universitaire) comme de l'autre devance leurs propositions les plus révolutionnaires. Comme dans d'autres domaines, les miracles précèdent finalement la prédication.

La conséquence, et peut-être le prix à payer de cela, c'est que l'on ne peut pas remettre facilement en cause les institutions et les principes qui vous ont fait. Si le capitalisme multiplie les adeptes du changements, les innovateurs et tout ceux qui annoncent sans cesse qu'il faut "faire table rase du passé" - sans doute plus que ne l'a jamais fait une doctrine opposée - et, plus généralement, les "nouvelles économies" - combien de fois avez-vous entendu un commentateur ou un chef d'entreprise ou encore un économiste vous expliquer que tout est différent et que le vieux monde était en train de s'écrouler ? - il n'en existe pas moins un corps de principes particulièrement difficile à remettre en cause, à contester et plus encore à transformer. J'avais déjà eu l'occasion de dire combien la "mentalité de marché" avait résisté à sa mort annoncée, d'autant plus qu'elle se retrouve même dans des groupes qui entendent lutter contre - un constat que faisaient déjà Boltanski et Chiappello en 1999. Il me semble que celle-ci a même toujours tendance à s'étendre.
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A poil camarade, le vieux monde est derrière toi

Et pour faire face au capitalisme tout puissant et à la finance devenue folle, ils se déshabillèrent dans la rue... Et ils ne furent pas les premiers à le faire, et ils ne furent pas non plus les derniers. Se foutre à poil : voilà une méthode de protestation qui fait florès dans les différents mouvements sociaux, des enseignants en colère aux manifestants altermondialistes, des féministes aux amis des animaux. Une méthode de plus versée au répertoire des actions possibles ? "Répertoire" ? "Action collective" ? Hum, my sociological sense is tingling...

Se dénuder pour protester contre quelque chose n'est en soi pas complètement nouveau. On en trouve déjà une trace dans la fameuse campagne "Plutôt à poil qu'à fourrure" de l'association de défense des animaux PETA : mettre des tops-models ou des actrices célèbres et jolies nues face au photographe pour protester contre l'utilisation de la fourrure animale.


Mais bien d'autres mouvements ont repris cette topique. Ce qui est intéressant, c'est que si l'on pouvait trouver une justification directe dans la campagne de la PETA - puisque celle-ci portait sur la question des vêtements finalement - l'utilisation de la nudité est souvent plus métaphorique. Dans le cas du strip-tease organisé par l'association Oxfam dans le cadre des manifestations autour du G20 de Nice, il est même nécessaire de bien lire les explications pour comprendre de quoi il s'agit (et encore, ce n'est pas d'une clarté cristalline je trouve) :

« L’idée de ce strip-tease est de montrer que la mise en place d’une taxe de 0,05 % sur les transactions financières que nous revendiquons, c’est un petit chiffre qui changerait beaucoup de choses », explique Magali Rubino, d’Oxfam France, jointe hier par « Le Progrès ».

Photo empruntée ici.

On peut aussi penser au calendrier des "profs dépouillés" qui a fait, il y a quelques temps, le tour du petit monde de l'éducation. Là encore, l'usage de la nudité, d'ailleurs assez bien contrôlée - n'espérez pas vous rincer l’œil, bande de pervers - est tout métaphorique : il s'agit de dénoncer les manques de moyens dont souffre notre belle Education Nationale.


Enfin, toujours dans l'actualité brûlante du moment, on peut noter ces féministes ukrainiennes qui, grimées en femmes de chambre tendance "hentaï", s'en sont pris au domicile de DSK pour protester contre le sexisme et les violences faites aux femmes. Là encore, le happening s'est terminée sur le dévoilement de la poitrine de ces dames, ce qui semble être une habitude du mouvement auxquelles elles appartiennent.


Sur ce dernier exemple, on pourrait discuter longuement de la pertinence de ce genre d'opération par rapport à ce que défendent ces femmes, en particulier quand un journaliste peut finir un article par "Mais avec de tels arguments, il est certain que les féministes se sont bien fait entendre" (ben oui, on va quand même pas se mettre à écouter les moches non plus...).

Il y aurait d'autres exemples à donner : en 2009, Baptiste Coulmont évoquait les opérations "seins nus" dans les piscines orchestrées par certains groupes de femmes, et à peu près à la même époque, des Mexicains se deshabillaient pour protester contre la privatisation de l'entreprise pétrolière nationale...

On peut voir apparaître des points communs et des différences entre ceux relevés ci-dessus. Premier point commun : la nudité protestataire semble toujours collective. On ne se met pas à poil seul : cela se fait en groupe, soit de façon directe lorsqu'il s'agit d'un strip-tease collective, soit de façon indirecte en reproduisant un geste déjà fait par d'autres et en s'inscrivant, donc, dans le même mouvement. Deuxième point commun : la nudité protestataire fait l'objet d'une certaine retenue. On ne montre pas tout, quitte à se contorsionner un peu ou à trouver quelques accessoires pour cela. Même nos féministes ukrainiennes, si elles en montrent plus que les autres, ne vont finalement pas beaucoup plus loin que ceux que font quelques milliers de femmes chaque année sur les plages : dévoiler leurs poitrines. Dévoilement qui, de toutes façons, se heurte au floutage journalistique, ouf, la morale est sauve...

Cette première retenue se recoupe sans doute d'une seconde. Jean-Claude Kaufmann avait analysé les enjeux autour des seins nus sur les plages : il y montrait notamment que, derrière l'apparente liberté et hédonisme affichée par la pratique, se jouait en fait un fort contrôle social. Pour qu'une femme ôte le haut de son maillot, encore fallait-il qu'elle se "sente à l'aise", ce qui voulait dire avoir le sentiment que son corps était acceptable pour les autres et surtout pour les hommes. Ces derniers, regardant sans regarder, ne se privaient pas de jugement sur ce que devait être le sein méritant publicité. Il y a fort à parier que le même genre de mécanisme est à l’œuvre lorsqu'il s'agit de montrer son corps à des fins politiques : l'engagement pour la cause peut être minoré par l'engagement dans le regard des autres, particulièrement ceux dont on se soucie le plus du regard... D'ailleurs, sur les photos des Robins des Bois d'Oxfam, si les corps ne sont pas tous identiques, tout au moins peuvent-ils se targuer d'une certaine jeunesse. Et je suis prêt à parier que si les retraités avaient recourus à un tel happening au moment où ils défilaient l'accueil n'aurait pas été le même dans le public... Et rien ne dit que ces enjeux soient les mêmes pour les hommes et pour les femmes.

Pour autant, les différences sont nombreuses, et elles portent principalement sur la logique qu'il y a derrière ces différentes opérations. Analyse classique et intuitive : présenter son corps nu est un moyen d'attirer une attention médiatique rare, un moyen de "faire parler", d'attirer l'attention, etc. Il est vrai que, pris dans une économie médiatique resserrée, les mouvements protestataires sont en concurrence pour l'accès aux grands moyens de communication. Mais cette analyse n'éclaire pas complètement tous les cas cités. Elle vaut surtout pour ceux - et surtout celles - qui ont un capital particulier à investir dans l'action : capital de popularité pour les actrices de la Peta ou capital "érotique" - faute de meilleur mot - pour les féministes ukrainiennes... Pour les enseignants, si l'objectif est bien d'attirer l'attention, c'est moins la nudité en elle-même qui est utilisée, d'autant plus qu'elle est bien dissimulé, que le geste de "dépouillement" lui-même. Et pour les Robins des Bois d'Oxfam, il est difficile de penser que l'excitation sexuelle soit un ressort bien utile.

Les limites d'une telle explication se renforcent si l'on prend en compte le fait que la nudité est une arme à double tranchant. Elle peut tout autant permettre qu'interdire l'accès à une arène médiatique qui reste, quoi qu'on en dise, soumise à des normes de décence minimale. La nudité attire donc d'autant plus l'attention que l'on a quelque chose d'autre pour motiver le spectateur à aller au-delà de ce qu'il peut trouver dans les grands médias : on est sans doute prêt à rechercher une photo dénudée d'une célébrité (même si je n'ai pas d'explication rationnelle concernant Eve Angeli), pas forcément lorsqu'il s'agit d'une bande d'anonyme dans la rue... En outre, si on veut aller par là, il existe bien d'autres moyens d'attirer l'attention médiatique : les happenings sont multiples et peuvent être plus marquant que la nudité, Act'Up l'a bien montré. Le strip-tease est peut-être un happening du "pauvre" : il n'a finalement un coût de préparation et d'organisation tout minimal... Mais il ne semble pas non plus pouvoir engranger des gains bien importants : lorsque j'ai voulu trouver une photo du strip-tease d'Oxfam, je n'ai rien trouvé dans les médias classiques, si ce n'est quelques lignes évoquant la chose, et c'est vers uns site de l'association elle-même que j'ai dû me tourner.

L'usage de la nudité ne résulte donc pas d'un calcul rationnel visant à maximiser l'efficacité de la protestation. C'est déjà toujours bon de le rappeler. Il semble plutôt que cette pratique ait rejoint ce que Charles Tilly appelle le "répertoire d'action collective" : lorsqu'ils veulent se lancer dans une entreprise protestataire, les acteurs puisent dans un ensemble de pratiques disponibles de la même façon que les acteurs de la commerdia dell'arte puisaient dans un répertoire de rôles et de situations prédéfinies. La notion est importante : elle établit notamment que les formes que prend les protestations a une histoire propre, que l'on ne peut rabattre sur d'autres dimensions. La façon dont s'organisent les mouvements protestataires n'est pas un pur décalque des opportunités qui leur sont offertes. Ces formes évoluent dans le temps, soit par une modification des conditions de la protestation - l'introduction du suffrage universel a contribué à massifier les formes de la protestation, incitant à faire de la manifestation un pseudo-suffrage - soit par la dynamique interne des formes de protestation - ce qui semble plus être le cas de figure qui nous intéresse ici. Le fait que la nudité et le déshabillage rejoignent les formes auxquels les protestataires estiment pouvoir avoir recours - même s'ils ne le font ni tous ni systématiquement - nous dit quelque chose de l'état des conflits et des mouvements sociaux dans nos sociétés.

Ce que relève Charles Tilly, c'est une évolution du XIXème au XXème siècle d'un répertoire "localisé et patronné" vers un répertoire "national et autonome". En simplifiant un peu, les protestations du XIXème, héritées en fait du XVIIIème, s'adressaient à des "patrons", notables et autres puissants dont on cherchait le soutien contre d'autres dans un cadre local, en particulier lors de fêtes et d'assemblées publiques, et centré sur les lieux et demeures de ceux que l'on estimait fautif. Le charivari, l'exercice direct de la violence, l'invasion étaient les formes préférées. Au contraire, le répertoire du XXème, hérité, donc, d'évolutions qui ont cours dès le XIXème (oui, c'est de l'histoire, les évolutions ne sont pas simples, il faut vous y faire), privilégie les grèves et les manifestation : on ne recherche plus le soutien d'un puissant contre une autre mais on s'organise soi-même, et on intervient sur les institutions publiques du pouvoir plutôt que par la subversion d'autres espaces. Autrement dit, apparaît un véritable mouvement social autonome, qui prend place dans le cadre privilégié de l'Etat nation.

Sans doute introduite par l'importance croissante des médias dans les opérations protestataires, la pratique du dénudément public se range de ce point de vue dans une première évolution du répertoire d'action collective qui privilégie les happenings de toutes sortes. On peut l'interpréter comme un approfondissement de l'autonomisation du mouvement social, qui tend vers une spécialisation de certains acteurs non seulement dans son animation, mais aussi dans sa pratique : de petits groupes actifs ne se contentent plus de planifier la mobilisation d'un grand nombre de personnes mais sont directement la mobilisation. Se déshabiller pour la cause, c'est aussi montrer son engagement personnel dans celle-ci, pas seulement en vue d'un public, mais aussi vis-à-vis de ses compagnons de lutte. L'exercice pourrait bien signifier un certain refermement des mouvements protestataires sur eux-mêmes. Il tend peut-être moins à convaincre les autres qu'à rassembler le groupe.

Une deuxième chose apparaît : luttant contre des "logiques" (néolibérales essentiellement) à qui il n'est pas toujours facile de donner un visage précis, on est bien à peine de savoir quoi faire et plus encore de le dire. Si ce n'est, la plupart du temps, se mobiliser, lutter, manifester. Soit l'on n'a pas de solutions précises à proposer, soit l'on ne sait pas à qui se vouer pour l'obtenir - quelles personnes soutenir pour obtenir les changements désirés au G20 ? - soit il faut avant tout que la "masse" prenne conscience du problème et agisse - en arrêtant d'acheter de la fourrure, en cessant d'être sexiste, en rejoignant les "indignés", etc. L'action protestataire ne propose en fait pas grand chose de plus que sa propre poursuite. Donc pourquoi ne pas se déshabiller ? La protestation se nourrit elle-même de sa propre action, le déshabillage est une fuite en avant pour "faire quelque chose".

C'est peut-être de cela dont témoigne le plus le recours courant à la nudité protestataire : d'une autonomisation finalement radicale des mouvements sociaux, reposant sur leurs propres forces et se prenant comme propres fins. Derrière le côté bon enfant de la pratique, il y a quelque chose qui est beaucoup moins rigolo. Peut-être bien une crise la protestation...
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