Et les agences de notations, après avoir ébranlé les Etats-Unis, entreprirent de faire vaciller l'Europe et la France... Si, comme le souligne Alexandre Delaigue, il ne faut exagérer la puissance de la menace, il n'en reste pas moins que l'impact médiatique et politique est réel : voilà des gouvernants et futurs gouvernants sommés de prendre pour objectif le métier du nouvellement sacro-saint triple A. Autrement dit qu'importe la réalité qui se cache derrière la définition de cette note, celle-ci est efficace : elle change et définit en même temps la réalité. Exactement ce que fait la magie...
Ce que font les agences de notation - ainsi qu'un bon nombre d'institutions centrales de nos économies - ressemblent à s'y méprendre à de la magie. Pas à de la prestidigitation mais bien à de la magie. La différence ne tient pas seulement à ce que l'une évoque Gandalf le gris tandis que l'autre évoque David Copperfield, même si cela est plus important que l'on ne pourrait le croire. Selon Hubert et Mauss, dans un texte classique, la magie se définit par le fait que les individus y croient :
Personne ne croit à David Copperfield : tout le monde sait qu'il y a un "truc", et tout le monde a déjà été assis à côté d'un gros lourd qui tient à tout prix à vous expliquer quel est ce truc (en général 250 fois et de façon toujours différente). C'est tout différent que de croire que le grand mage Maugul peut effectivement réparer mon ordinateur par la force de sa pensée si je lui envoie 250€ et une copie recto-verso de ma carte bleue. C'est la croyance qui fait la magie, qui définit une classe de fait tout à fait particulière. Nous croyons, aujourd'hui, au verdict des agences de notation, à l'importance et à la vérité de leurs sanctions, d'autant plus fortement que celles-ci se répètent, s'implantent et s'institutionnalisent.
Mais cela ne suffit pas encore à faire de la magie. Que l'on croit en quelque chose, c'est courant. C'est même plus moins là-dessus que reposent la plupart de nos institutions humaines. Mais la magie a, toujours selon Hubert et Mauss, un autre trait : ils sont efficaces.
Qu'est-ce que cela veut dire ? Évidemment, ce n'est pas que la magie est réelle. Mais elle devient capable de créer quelque chose ou de modifier le monde qui nous entoure. Mais le groupe croit en leurs effets : on pense que si l'on fait telle chose, alors telle autre va se produire. On tient les productions du magicien pour vraies. Un lieu maudit ou une personne frappée de malédiction changent socialement de nature pour ceux qui y croient, quand bien même il n'y a rien qui les distinguent physiquement de ce qu'ils étaient avant : on les évitera ou on les rejettera. Autrement dit, le pouvoir de la magie est réel dans sa capacité à requalifier le monde et par là à produire la réalité. Celui qui est sacrifié pour purifier le groupe peut sentir combien le couteau du magicien, même guidé par des préceptes scientifiquement erronés, est réel.
On comprend bien le rapport avec les agences de notation : elles aussi ont un pouvoir sur le réel au travers de la croyance qu'on leur accorde, elles aussi ont le pouvoir de changer la nature des êtres et des choses. Selon la note qu'elles accordent à un acteur économique, celui-ci va être traité différemment par ses comparses. Les conséquences sont réelles qu'importe la pertinence de la note : avant même qu'elle soit appliqué, l'austérité pointe déjà le bout de son nez...
Mais tout acte de notation, parce qu'il est acte de qualification, serait alors un acte de magie. C'est en partie vrai. La note que l'on applique à l'élève vient bien changer sa nature et sans une croyance forte de la part de l'ensemble de la société dans la puissance de l'institution scolaire - au moins quand il s'agit de juger les élèves... - cela ne serait pas possible. Mais il faut un peu plus pour cela. Il faut se demander justement d'où vient l'efficacité de la magie : qu'est-ce qui donne ce pouvoir au magicien ? Qu'est-ce qui fait que lorsqu'un individu tente de requalifier le monde, cela marche ? Pourquoi le verdict des agences de notation est-il aussi puissant ?
On peut se tourner cela vers un autre acte magique : celui de la marque ou du nom. C'est ce qu'ont fait Bourdieu et Deslaut dans un texte non moins classique consacré à la haute couture. Quel rapport avec les agences de notation ? Cette question : qu'y a-t-il dans la "griffe" d'un couturier ? Celle-ci consiste aussi en une capacité à changer la nature des choses en les qualifiant.
Une fois de plus, la différence avec les agences de notation est minime. Elles aussi ont leur "griffe", leur marque, c'est-à-dire la puissance de leur nom. Et comme l'indique le passage ci-dessus, la croyance qui en fait l'efficacité n'est pas immanente, mais réside bien dans des "conditions" particulières, qui sont au cœur de l'activité économique. Construire sa légitimité, son charisme, son "mana", est l'une des activités les plus importantes pour ces entreprises.
Si l'on en restait là, tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes. En effet, on pourrait penser qu'il suffit aux agences de notation de produire des verdicts de bonne qualité - i.e. que les mal notés soient ceux qui connaissent effectivement des difficultés tandis que les bien notés engrangent de profits à tours de bras - pour qu'elles acquièrent la réputation nécessaire à leurs affaires. Autrement dit, le marché sélectionnerait les meilleurs, and Bob's your uncle comme disait l'autre. En un sens, c'est ce que prédisent bon nombre d'approches économiques : une institution existe parce qu'elle est efficace, c'est-à-dire qu'elle remplit une fonction qui mène à la situation la meilleure. Si ce n'était pas le cas, elle disparaîtrait. . Et c'est tout au moins l'un des discours de justification de l'existence des agences.
Mais si, en tant que sociologue, on peut reconnaître une efficacité aux agences de notation, ce n'est pas dans ce sens-là, mais bien dans celui-ci de l'efficacité magique. Comme la griffe du couturier ou comme le rituel magique, le pouvoir des agences de notation n'est pas soumis au verdict de l'expérience : c'est un pouvoir a priori. Le sorcier qui, après avoir effectué sa danse du soleil, constate qu'il ne peut toujours pas aller se dorer la pilule à la plage ne considérera pas qu'il ferait mieux de regarder la météo : il pourra dire qu'il n'a pas exécuté correctement la danse, qu'il est maudit ou que les démons invoqués sont fâchés (et il se mettra en quête d'un moyen de les apaiser). Le choix d'un objet portant une "griffe" précède également le verdict de l'expérience : on ne le choisit pas parce qu'on le sait meilleur, parce qu'on l'a essayé ou qu'on l'a comparé aux autres, mais parce qu'il est griffé. Si vous trouvez que les produits d'une grande marque d'informatique dont le nom évoque un fruit sont peu pratiques à utiliser, on pourra toujours vous dire que ce n'est pas le produit qui est en cause, mais vous qui êtes un gros lourdaud.
C'est la même chose pour les jugements des agences de notation : si jamais elles se trompent, cela ne remettra pas forcément en cause leur pouvoir. On pourra trouver d'autres explications. Si un pays mal noté s'avère faire de meilleures performances que prévue, c'est grâce à la mauvaise note qui l'a obligé "à faire les efforts nécessaires" bien sûr ! Et si, de l'autre côté, des produits formidablement bien notés finissent par provoquer une crise mondiale, ce n'est pas que les agences de notation ont mal fait leur boulot, c'est la faute aux autres agents...
Ce n'est pas, comprenons-le bien, seulement une question d'erreurs statistiques de la part des individus. Ce n'est pas parce que le sorcier ne connaît pas la corrélation et la causalité qu'il continue à danser pour le soleil. Il se trouve dans une toute autre logique, une pensée magique qui a sa propre rationalité et dans laquelle l'absence de corrélation n'est pas problématique. C'est dans ce type de pensée que sont pris, également, un certain nombre d'acteurs de l'économie. Certains le font pas opportunisme, parce qu'ils ont intérêt à croire ou affecter de croire aux verdicts des agences de notation : ainsi en est-il de tout ceux qui trouvent là une justification à une austérité longuement souhaités. Mais même pour ceux-là, il n'est pas évident de distinguer ce qui relève d'un calcul bien compris et ce qui relève de la sincère croyance...
Et c'est là que réside précisément la puissance du jugement : dans le fait que, comme le disent Bourdieu et Delsaut, la croyance collective est avant tout une méconnaissance collective. C'est-à-dire l'ignorance de le production collective de la "griffe" et de la magie. Le pouvoir du couturier repose sur un travail collectif qui implique non seulement toute l'organisation qu'il y a derrière son nom - les petites mains qui fabriquent - mais aussi des journalistes, des clients, des magazines, des institutions, etc. De la même façon que l’œuvre d'art est une production d'un monde de l'art. Comme la notation des agences a besoin d'être co-produite par journalistes, grands entrepreneurs, hommes politiques, etc. L'acte de magie est l'appropriation de ce pouvoir collectif en un geste perçu comme individuel.
Autrement dit, le verdict de l'agence de notation ne consiste pas tant une évaluation réelle de la situation économique d'un pays qu'il exprime les croyances du champ de l'économie et du pouvoir. Si, par hasard, il venait à ne pas le faire, il ne pourrait avoir pouvoir et efficacité. Imaginons que les calculs d'une agence de notation viennent à contredire les croyances dominantes : il serait ignoré et ne pourrait acquérir la puissance de faire le monde qu'il a dans d'autres cas. Cela ne veut pas dire que les agences de notation ne font que décalquer les croyances dominantes, mais elles ne peuvent se permettent d'aller complètement contre : si elles les remettent en cause, ce ne peut être que de façon partielle, sur quelques points précis, mais sans secouer toutes les croyances. De la même façon qu'un critique d'art, s'il veut être pris au sérieux, ne peut se permettre de mettre à bas toute la hiérarchie classique : critiquer Duchamp, oui, mais sans remettre en cause l'impressionisme, l'abstraction, etc.
Pour que tout cela marche, il faut, deuxième point sur lequel insistent Bourdieu et Delsaut, qu'il y ait donc un groupe qui prête son pouvoir à l'individu ou à l'institution : le magicien a besoin d'un public qui lui donne, de fait, son pouvoir. Ce groupe, c'est le champ, et pour ce qui nous intéresse, le champ de l'économie. Le champ : un ensemble de positions en tension autour d'un enjeu collectif, des individus et des institutions qui luttent pour s'approprier un pouvoir et des positions dominantes. Et l'une des caractéristiques d'un champ est de pouvoir s'autonomiser, c'est-à-dire fonctionner selon leurs propres critères et leurs propres règles sans que d'autres domaines/champs ne viennent les perturber. Le champ de l'art s'autonomise lorsque l'art ne se pratique que pour lui-même, lorsque ceux qui produisent et ceux qui reçoivent les jugements se retrouvent dans une lutte pour les mêmes enjeux. Le champ de l'économie s'autonomise lorsque les jugements produits par certains acteurs tirent, de la même façon, leur force de la croyance exclusive de tous les autres. L'efficacité des agences de notation témoigne de l'autonomisation du champ de l'économie et de la finance, qui fonctionne de façon de plus en plus autoréférentielle. On me dira que la leçon n'est pas nouvelle. Certes, non. Mais la pédagogie, dit-on, c'est répéter...
Créée avec ce site. Je suis sûr que l'on peut construire un deck autour, noir-bleu, avec des trucs pour faire piocher l'adversaire... |
Ce que font les agences de notation - ainsi qu'un bon nombre d'institutions centrales de nos économies - ressemblent à s'y méprendre à de la magie. Pas à de la prestidigitation mais bien à de la magie. La différence ne tient pas seulement à ce que l'une évoque Gandalf le gris tandis que l'autre évoque David Copperfield, même si cela est plus important que l'on ne pourrait le croire. Selon Hubert et Mauss, dans un texte classique, la magie se définit par le fait que les individus y croient :
Les rites magiques et la magie tout entière sont, en premier lieu, des faits de tradition. Des actes qui ne se répètent pas ne sont pas magiques. Des actes à l'efficacité desquels tout un groupe ne croit pas ne sont pas magiques.
Personne ne croit à David Copperfield : tout le monde sait qu'il y a un "truc", et tout le monde a déjà été assis à côté d'un gros lourd qui tient à tout prix à vous expliquer quel est ce truc (en général 250 fois et de façon toujours différente). C'est tout différent que de croire que le grand mage Maugul peut effectivement réparer mon ordinateur par la force de sa pensée si je lui envoie 250€ et une copie recto-verso de ma carte bleue. C'est la croyance qui fait la magie, qui définit une classe de fait tout à fait particulière. Nous croyons, aujourd'hui, au verdict des agences de notation, à l'importance et à la vérité de leurs sanctions, d'autant plus fortement que celles-ci se répètent, s'implantent et s'institutionnalisent.
Mais cela ne suffit pas encore à faire de la magie. Que l'on croit en quelque chose, c'est courant. C'est même plus moins là-dessus que reposent la plupart de nos institutions humaines. Mais la magie a, toujours selon Hubert et Mauss, un autre trait : ils sont efficaces.
Les actes rituels [...] sont, par essence, capables de produire autre chose que des conventions : ils sont éminemment efficace ; ils sont créateurs ; ils font.
Qu'est-ce que cela veut dire ? Évidemment, ce n'est pas que la magie est réelle. Mais elle devient capable de créer quelque chose ou de modifier le monde qui nous entoure. Mais le groupe croit en leurs effets : on pense que si l'on fait telle chose, alors telle autre va se produire. On tient les productions du magicien pour vraies. Un lieu maudit ou une personne frappée de malédiction changent socialement de nature pour ceux qui y croient, quand bien même il n'y a rien qui les distinguent physiquement de ce qu'ils étaient avant : on les évitera ou on les rejettera. Autrement dit, le pouvoir de la magie est réel dans sa capacité à requalifier le monde et par là à produire la réalité. Celui qui est sacrifié pour purifier le groupe peut sentir combien le couteau du magicien, même guidé par des préceptes scientifiquement erronés, est réel.
On comprend bien le rapport avec les agences de notation : elles aussi ont un pouvoir sur le réel au travers de la croyance qu'on leur accorde, elles aussi ont le pouvoir de changer la nature des êtres et des choses. Selon la note qu'elles accordent à un acteur économique, celui-ci va être traité différemment par ses comparses. Les conséquences sont réelles qu'importe la pertinence de la note : avant même qu'elle soit appliqué, l'austérité pointe déjà le bout de son nez...
Mais tout acte de notation, parce qu'il est acte de qualification, serait alors un acte de magie. C'est en partie vrai. La note que l'on applique à l'élève vient bien changer sa nature et sans une croyance forte de la part de l'ensemble de la société dans la puissance de l'institution scolaire - au moins quand il s'agit de juger les élèves... - cela ne serait pas possible. Mais il faut un peu plus pour cela. Il faut se demander justement d'où vient l'efficacité de la magie : qu'est-ce qui donne ce pouvoir au magicien ? Qu'est-ce qui fait que lorsqu'un individu tente de requalifier le monde, cela marche ? Pourquoi le verdict des agences de notation est-il aussi puissant ?
On peut se tourner cela vers un autre acte magique : celui de la marque ou du nom. C'est ce qu'ont fait Bourdieu et Deslaut dans un texte non moins classique consacré à la haute couture. Quel rapport avec les agences de notation ? Cette question : qu'y a-t-il dans la "griffe" d'un couturier ? Celle-ci consiste aussi en une capacité à changer la nature des choses en les qualifiant.
Ce qui vaut pour une Eau de Cologne de Monoprix ne vaut pas pour un parfum de Chanel. Lors même que le parfum de Chanel ne serait qu'une eau de Cologne de Monoprix sur laquelle on aurait appliqué la griffe de Chanel. Produire un parfum portant la griffe de Chanel c'est fabriquer ou sélectionner un produit fabriqué, mais c'est aussi produire les conditions de l'efficacité de la griffe qui, sans rien changer à la nature matérielle du produit, le transforme en bien de luxe, transformant du même coup sa valeur économique et symbolique.
Une fois de plus, la différence avec les agences de notation est minime. Elles aussi ont leur "griffe", leur marque, c'est-à-dire la puissance de leur nom. Et comme l'indique le passage ci-dessus, la croyance qui en fait l'efficacité n'est pas immanente, mais réside bien dans des "conditions" particulières, qui sont au cœur de l'activité économique. Construire sa légitimité, son charisme, son "mana", est l'une des activités les plus importantes pour ces entreprises.
Si l'on en restait là, tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes. En effet, on pourrait penser qu'il suffit aux agences de notation de produire des verdicts de bonne qualité - i.e. que les mal notés soient ceux qui connaissent effectivement des difficultés tandis que les bien notés engrangent de profits à tours de bras - pour qu'elles acquièrent la réputation nécessaire à leurs affaires. Autrement dit, le marché sélectionnerait les meilleurs, and Bob's your uncle comme disait l'autre. En un sens, c'est ce que prédisent bon nombre d'approches économiques : une institution existe parce qu'elle est efficace, c'est-à-dire qu'elle remplit une fonction qui mène à la situation la meilleure. Si ce n'était pas le cas, elle disparaîtrait. . Et c'est tout au moins l'un des discours de justification de l'existence des agences.
Mais si, en tant que sociologue, on peut reconnaître une efficacité aux agences de notation, ce n'est pas dans ce sens-là, mais bien dans celui-ci de l'efficacité magique. Comme la griffe du couturier ou comme le rituel magique, le pouvoir des agences de notation n'est pas soumis au verdict de l'expérience : c'est un pouvoir a priori. Le sorcier qui, après avoir effectué sa danse du soleil, constate qu'il ne peut toujours pas aller se dorer la pilule à la plage ne considérera pas qu'il ferait mieux de regarder la météo : il pourra dire qu'il n'a pas exécuté correctement la danse, qu'il est maudit ou que les démons invoqués sont fâchés (et il se mettra en quête d'un moyen de les apaiser). Le choix d'un objet portant une "griffe" précède également le verdict de l'expérience : on ne le choisit pas parce qu'on le sait meilleur, parce qu'on l'a essayé ou qu'on l'a comparé aux autres, mais parce qu'il est griffé. Si vous trouvez que les produits d'une grande marque d'informatique dont le nom évoque un fruit sont peu pratiques à utiliser, on pourra toujours vous dire que ce n'est pas le produit qui est en cause, mais vous qui êtes un gros lourdaud.
C'est la même chose pour les jugements des agences de notation : si jamais elles se trompent, cela ne remettra pas forcément en cause leur pouvoir. On pourra trouver d'autres explications. Si un pays mal noté s'avère faire de meilleures performances que prévue, c'est grâce à la mauvaise note qui l'a obligé "à faire les efforts nécessaires" bien sûr ! Et si, de l'autre côté, des produits formidablement bien notés finissent par provoquer une crise mondiale, ce n'est pas que les agences de notation ont mal fait leur boulot, c'est la faute aux autres agents...
Ce n'est pas, comprenons-le bien, seulement une question d'erreurs statistiques de la part des individus. Ce n'est pas parce que le sorcier ne connaît pas la corrélation et la causalité qu'il continue à danser pour le soleil. Il se trouve dans une toute autre logique, une pensée magique qui a sa propre rationalité et dans laquelle l'absence de corrélation n'est pas problématique. C'est dans ce type de pensée que sont pris, également, un certain nombre d'acteurs de l'économie. Certains le font pas opportunisme, parce qu'ils ont intérêt à croire ou affecter de croire aux verdicts des agences de notation : ainsi en est-il de tout ceux qui trouvent là une justification à une austérité longuement souhaités. Mais même pour ceux-là, il n'est pas évident de distinguer ce qui relève d'un calcul bien compris et ce qui relève de la sincère croyance...
Et c'est là que réside précisément la puissance du jugement : dans le fait que, comme le disent Bourdieu et Delsaut, la croyance collective est avant tout une méconnaissance collective. C'est-à-dire l'ignorance de le production collective de la "griffe" et de la magie. Le pouvoir du couturier repose sur un travail collectif qui implique non seulement toute l'organisation qu'il y a derrière son nom - les petites mains qui fabriquent - mais aussi des journalistes, des clients, des magazines, des institutions, etc. De la même façon que l’œuvre d'art est une production d'un monde de l'art. Comme la notation des agences a besoin d'être co-produite par journalistes, grands entrepreneurs, hommes politiques, etc. L'acte de magie est l'appropriation de ce pouvoir collectif en un geste perçu comme individuel.
Autrement dit, le verdict de l'agence de notation ne consiste pas tant une évaluation réelle de la situation économique d'un pays qu'il exprime les croyances du champ de l'économie et du pouvoir. Si, par hasard, il venait à ne pas le faire, il ne pourrait avoir pouvoir et efficacité. Imaginons que les calculs d'une agence de notation viennent à contredire les croyances dominantes : il serait ignoré et ne pourrait acquérir la puissance de faire le monde qu'il a dans d'autres cas. Cela ne veut pas dire que les agences de notation ne font que décalquer les croyances dominantes, mais elles ne peuvent se permettent d'aller complètement contre : si elles les remettent en cause, ce ne peut être que de façon partielle, sur quelques points précis, mais sans secouer toutes les croyances. De la même façon qu'un critique d'art, s'il veut être pris au sérieux, ne peut se permettre de mettre à bas toute la hiérarchie classique : critiquer Duchamp, oui, mais sans remettre en cause l'impressionisme, l'abstraction, etc.
Pour que tout cela marche, il faut, deuxième point sur lequel insistent Bourdieu et Delsaut, qu'il y ait donc un groupe qui prête son pouvoir à l'individu ou à l'institution : le magicien a besoin d'un public qui lui donne, de fait, son pouvoir. Ce groupe, c'est le champ, et pour ce qui nous intéresse, le champ de l'économie. Le champ : un ensemble de positions en tension autour d'un enjeu collectif, des individus et des institutions qui luttent pour s'approprier un pouvoir et des positions dominantes. Et l'une des caractéristiques d'un champ est de pouvoir s'autonomiser, c'est-à-dire fonctionner selon leurs propres critères et leurs propres règles sans que d'autres domaines/champs ne viennent les perturber. Le champ de l'art s'autonomise lorsque l'art ne se pratique que pour lui-même, lorsque ceux qui produisent et ceux qui reçoivent les jugements se retrouvent dans une lutte pour les mêmes enjeux. Le champ de l'économie s'autonomise lorsque les jugements produits par certains acteurs tirent, de la même façon, leur force de la croyance exclusive de tous les autres. L'efficacité des agences de notation témoigne de l'autonomisation du champ de l'économie et de la finance, qui fonctionne de façon de plus en plus autoréférentielle. On me dira que la leçon n'est pas nouvelle. Certes, non. Mais la pédagogie, dit-on, c'est répéter...