Via Twitter, on attire mon attention sur un article de Slate intitulé "Affaire DSK: C'est de la banalité qu'on crève". Son objet est de partir de l'affaire DSK et des réactions à celle-ci pour montrer que ces événements peuvent être expliqués à l'aide du darwinisme et de la sélection sexuelle. J'ai déjà dit mon scepticisme quant aux travaux qui entendent appliquer les théories de l'évolution au monde social. Après lecture, je maintiens celui-ci. Pourtant l'argumentation développée par Peggy Sastre est plus subtilement construite et plus solidement référencée que la moyenne, à défaut d'être vraiment convaincante. Alors, qu'est-ce qui cloche ? Simplement le fait que je ne suis pas sûr que, parvenu à la fin, on ait vraiment expliqué grand chose.
Rendons à Peggy Sastre (dont je découvre l'existence à cette occasion) d'avoir produit un article qui est d'une qualité supérieure à ceux que l'on croise généralement sur ce thème : elle a potassé son sujet, elle connaît la littérature, y fait plus que référence, et, dans l'ensemble, elle évite de tomber dans certains des pièges - pas tous, on le verra - les plus courants en la matière. En particulier, elle finit son article en rappelant que le darwinisme montre une nature en perpétuel changement, et qu'il est donc stupide d'essayer de justifier moralement quelque chose par le fait que c'est ainsi dans la nature.
Évidemment, tout n'est pas parfait, et il y a quelques passages pour le moins étonnant, comme lorsqu'elle utilise un google fight pour essayer de prouver que combien le viol est répandu... Mais bon, dans l'ensemble, on reste au-dessus de la moyenne de ce qui s'écrit généralement à partir des mêmes sources. Et cela ne rend que plus visible les manques et les limites de cette façon d'aborder les choses. Car, ce qui apparaît au final clairement, c'est combien il est vain de recourir au darwinisme pour expliquer le viol aujourd'hui, ce que prétend pourtant faire l'article (je ne m'engage pas pour la littérature scientifique citée, que je n'ai pas eu le temps d'étudier en détail).
Résumons brièvement son argument - même si le lecteur vigilant préférera lire l'original, ne serait-ce que pour s'assurer que je ne déforme pas trop. Peggy Sastre emprunte à différents chercheurs l'idée selon laquelle le viol aurait à voir avec la sélection sexuelle darwinienne. En effet, écrit-elle, certains défendent que le viol permet aux hommes de mieux se reproduire, d'autres qu'il est la conséquence des formes prises par la sexualité humaine, féminine et masculine. L'article ne tranche pas entre les deux alternatives, faute de consensus dans la communauté scientifique. Mais il y est soutenu que le viol s'explique par la sélection naturelle.
Je ne vais pas contester les articles cités par Peggy Sastre, ni l'idée que le viol pourrait présenter des avantages évolutifs ou celle selon laquelle il serait courant en tant que tel chez les animaux. Je ne suis pas compétent pour juger de cela. Mais la suite de l'article procède à un glissement qui ne peut que me faire tiquer : il déduit de cela des explications du viol. Et pour cela, il ne tranche jamais entre deux options : soit il s'intéresse au viol en tant que phénomène individuel, soit il s'intéresse au viol en tant que phénomène ou, comme le dirait quelqu'un que je ne vais tarder à citer plus longuement, comme fait social. Dans les deux cas, il faut reconstituer ce qui n'est pas dit dans l'article, et ces raisonnements implicites posent très largement problème.
En effet, la suite de l'article affirme que c'est l'évolution qui explique certaines réactions à l'affaire DSK qui semblent sonner comme, sinon une justification, au moins une minimisation du viol :
On est bien en peine de suivre Peggy Sastre sur ce terrain, qui sous-entend assez fortement que les hommes violent ou minimisent le viol pour avoir un avantage reproductif. Revenons-en à une vieille distinction wittgensteinienne : lorsqu'on s'intéresse à la société, il faut distinguer les causes et les raisons. Qu'est-ce qui différencie les deux ? La façon dont on en prend connaissance : pour prendre connaissance des causes, il faut se placer dans un processus expérimental ; pour prendre connaissance des raisons, il faut se placer dans la perspective de celui qui agit : elles doivent être susceptibles d'être reconnues comme telles par celui qui agit, on y accède donc en reconstituant un raisonnement.
Ici, Peggy Sastre confond causes et raisons. Le processus évolutionnaire ne donne pas les raisons des réactions auxquelles elles s'intéressent. Il est évident que Jean-François Kahn ne s'est pas dit "Ah, je vais parler de troussage de domestique pour défendre la possibilité des hommes de transmettre leurs gênes/de faire un maximum de gosses !". Comme le soutenait Wittgenstein, le vocabulaire des causes est impropre pour parler des actions : il faut reconstituer des raisons, i.e. s'intéresser à des actions au sens de Weber, c'est-à-dire dotées d'un sens subjectif. Le viol, comme les réactions à l'affaire DSK, sont de cet ordre-là : les violeurs n'ont pas comme raisons de leurs actions la volonté de transmettre leurs gênes. Pas plus que ceux qui minimisent le viol ne cherchent à défendre un mode de reproduction plus favorable aux mâles. Le darwinisme est bien incapable d'expliquer le viol en tant qu'action, il est incapable de nous dire pourquoi les individus s'y adonnent, et pourquoi certains et pas d'autres - cette idée que le viol serait également répartis et que tous les hommes seraient également susceptibles de s'y livrer me semble on ne peut plus douteuse.
Reste donc une hypothèse implicite dans ce raisonnement, mais d'importance : si les hommes se livrent au viol, c'est qu'ils y sont déterminés par leur nature masculine elle-même. Une inscription naturelle qu'ils transmettraient à leur descendant, et qui les contraindraient à leur insu. C'est la seule façon de comprendre l'affirmation selon laquelle l'évolution serait la cause première ou ultime du viol :
On peut facilement comprendre que l'idée d'un gène du viol n'est pas loin... Ici, le darwinisme prudent laisse place à l'idée que tout cela serait quand même génétique/naturel, et que les hommes auraient, quelque part, un penchant plus ou moins naturel pour le viol - ce que confirme l'utilisation du chiffre selon lequel 36% des hommes seraient prêt à violer, alors même que l'article cité semble suggérer que tous les hommes n'ont pas la même probabilité de se livrer à un tel acte...
En fait, pour dépasser ce premier problème, il aurait fallut prendre la peine, comme le fait Durkheim (oui, c'est de lui dont je parlais un peu plus haut) pour le suicide, de redéfinir l'objet en question pour bien préciser qu'il n'est pas question du viol en tant qu'acte individuel mais en tant que fait social - de la même façon que Durkheim parle moins des suicides que du suicide ou des taux de suicide. Si cette question est également effleuré - comme je l'ai dit, l'article ne choisit pas - le darwinisme mobilisé par Peggy Sastre n'explique pas grand chose non plus en la matière.
L'idée qui affleure est la suivante : le viol serait une institution sociale qui aurait été sélectionnée par l'évolution pour son efficacité, au moins du côté des hommes. Il déduit de l'efficacité supposée du viol en terme de reproduction les représentations et la considération sociale du viol : celles-ci découleraient directement de celle-là. Cela n'est pas dit, mais il pourrait y avoir derrière un raisonnement qui supposerait que les sociétés ou les normes sociales sont elles-mêmes sélectionnées selon leur efficacité en terme de reproduction et de transmission de patrimoine génétique pour leur membre. L'idée que l'image de la femme passive reproduite dans les productions cultuelles serait un simple décalque des conditions reproductives des hommes et des femmes est en tout cas présent : on rabat bien ici le culturel sur une donnée "naturelle".
Mais si l'on retient cela, alors on ne comprends plus rien. Si le viol est efficace du point de vue de la reproduction, comment expliquer qu'il soit condamné dans tant de société ? Bien sûr, on me dira qu'il a très longtemps été toléré dans de nombreux contextes, et qu'encore aujourd'hui il ne fait pas toujours l'objet d'une réprobation aussi forte que ce qu'il devrait. Il y a effectivement dans notre société occidentale une relation assez ambigüe avec le viol, par exemple au travers de son esthétisation (voir la fameuse publicité Dolce & Gabbana reproduite ci-dessous).
Mais il n'en est pas moins vrai que dans notre société comme dans beaucoup d'autres le viol fait l'objet d'une interdiction. Et celle-ci n'est pas remise en cause : ceux qui défendent les violeurs essayent plutôt de montrer qu'il ne s'agissait pas vraiment de viols (au mépris des victimes) plutôt que de réclamer directement un droit à violer.
Dans la plupart des autres sociétés aussi, le viol a fait l'objet d'une interdiction. Bien sûr, certaines formes de viols ont été plus nettement toléré, mais toujours de façon "encadrée" si on peut dire : on ne viole pas n'importe qui, n'importe quand ou même n'importe comment. Les viols en temps de guerre, par exemple, ne peuvent s'exercer que sur les femmes ou les hommes ennemis. De même le viol conjugal qu'évoque Peggy Sastre n'a longtemps été toléré que dans la mesure où il s'exerçait dans la sphère privée entre un mari et une femme : une fois de plus, il ne signifiait pas que les hommes pouvaient violer n'importe qui.
(Est-il utile que je dise toute l'horreur que m'inspirent ces différents exemples ? Peut-être que oui quand on sait la teneur que peuvent prendre certains commentaires... Alors je précise que je ne tente pas de minimiser ces actes ou de les excuser, mais simplement de constater la façon dont les choses se déroulent)
Pourquoi y aurait-il alors autant d'obstacles sociaux à une pratique que le darwinisme mobilisé dans l'article présente comme sélectionnée par l'évolution ? On est bien en peine de le comprendre. Comment expliquer que les hommes se soient donnés à eux-mêmes autant de limitations vis-à-vis d'une activité qui serait tout à leur avantage (du moins, c'est ce que l'article sous-entend fortement) ? L'interdit du viol ne date pas des années 60, ce n'est pas une invention récente.
Comment expliquer aussi la diversité du viol, le fait que selon les époques et les sociétés, il n'y en ait pas eu autant ou sous les mêmes formes ? Aujourd'hui, en Afrique du Sud, le viol est utilisé par certains comme une arme contre l'homosexualité féminine. Peut-on vraiment croire, comme Peggy Sastre le sous-entend pour le viol conjugal, qu'il n'y a chez ces hommes qu'une peur de voir leur capacité reproductive et leur transmission génétique menacée ?
On le voit, on n'explique pas grand chose à l'aide de ce darwinisme, pour ne pas dire que l'on explique rien. Et d'ailleurs, à la fin de son texte, Peggy Sastre est bien obligée de reconnaître que si le viol devient aujourd'hui une stratégie visiblement moins intéressante pour les hommes, c'est parce que le contexte social a changé, que les femmes sont aujourd'hui mieux à même de se défendre ayant acquis une position plus favorable dans la société. Mais alors, pour comprendre le statut du viol par le passé, il est inutile de recourir aux circonvolutions darwinistes, il suffit d'étudier les conditions économiques et politiques des femmes. Ce bon vieux rasoir d'Ockham nous invite à aller vers l'explication la plus simple.
Pourtant, on ne peut qu'être d'accord avec l'un des points centraux de l'article de Peggy Sastre : celui de la "banalité" du viol. Quoique le terme soit mal choisi : il vaudrait mieux parler de "normalité", de la même façon que Durkheim disait que le crime ou le suicide sont des phénomènes normaux. Il ne voulait pas dire par là qu'ils étaient tolérables ou justifiables sur le plan moral, mais qu'ils se présentaient avec une suffisante régularité statistique pour que l'on ne les considère pas comme des "anomalies" mais plutôt comme des faits sociaux, des phénomènes qui s'expliquent par la société elle-même. Comme il le disait, une situation pathologique pour la société n'est pas l'existence du crime, pris comme transgression des normes, mais le crime non-puni, le moment où la société ne fait pas respecter ses propres normes. De ce point de vue là, on peut considérer le viol comme quelque chose d'une inquiétante normalité.
Durkheim donnait également un autre sens à cette idée, particulièrement intéressant ici. Cherchant à définir le suicide, il écrivait :
On peut dire la même chose du viol : il n'est que la forme exagérée de pratiques usuelles. Ces pratiques sont bien connues : elles sont toutes les formes de la domination masculine et de la dévalorisation de la féminité. Entre considérer que toute femme seule est disponible pour être draguée et le viol, il y a une terrible continuité : il y a toujours l'idée qu'une femme n'a pas de raison de refuser l'attention que lui donne un homme... Entre la dévalorisation des pratiques identifiées comme féminines, l'homophobie et le viol homosexuel en prison, il y a également des liens terrifiants : si celui qui est actif est dominant, alors la sodomie devient une façon de marquer son pouvoir sur les plus faibles.
Il faut donc recourir à la construction socio-historique du genre et des différences et inégalités entre hommes-femmes. Peggy Sastre semble préférer à cela l'idée que tout découlerait du fait que les hommes peuvent avoir beaucoup d'enfants sans trop d'efforts tandis que les femmes prennent plus de risque en la matière - une donnée naturelle qui fonderait toutes les autres différences. Mais si cette différence a pu expliquer la mise en place d'une inégalité originelle, elle n'explique ni sa perpétuation au travers de temps, ni l'extension formidable de celle-ci à un nombre toujours croissant de domaine, et encore moins les trajectoires diverses d'une société à l'autre. Pour cela, il faut accepter que le genre en tant que construction sociale a une dynamique propre que l'on ne peut réduire à des données naturelles, fussent-elles darwiniennement établies.
Résumons : qu'explique au final le recours à l'évolutionnisme dans cette affaire ? Il ne permet pas de comprendre le viol en tant qu'action parce qu'il ne dit rien des raisons des individus au moment où ils agissent. Il ne permet pas non plus de comprendre le viol en tant que fait social parce qu'il est incapable d'expliquer la diversité des situations et leurs évolutions. Il n'explique donc pas grand chose de ce qui nous intéresse le plus urgemment. A part dire que le viol n'est pas absurde du point de vue de l'évolution de l'espèce, il ne nous permet pas vraiment d'expliquer ce que nous avons sous les yeux. On voit par contre le risque qu'il y a à vouloir chercher une explication unique des comportements humains, qui résideraient tout entier dans la recherche de la transmission d'un patrimoine génétique : cela sous-entend toujours l'existence d'une donnée naturelle, comme lorsque l'on est ici amené à penser, de façon implicite, que les hommes sont "naturellement" des violeurs. Plus que jamais, il faut manipuler ces recherches avec prudence. Et, plus que jamais, c'est aux vulgarisateurs comme Peggy Sastre de faire attention. Force est de reconnaître que ce n'est pas parfaitement réussi ici.
Rendons à Peggy Sastre (dont je découvre l'existence à cette occasion) d'avoir produit un article qui est d'une qualité supérieure à ceux que l'on croise généralement sur ce thème : elle a potassé son sujet, elle connaît la littérature, y fait plus que référence, et, dans l'ensemble, elle évite de tomber dans certains des pièges - pas tous, on le verra - les plus courants en la matière. En particulier, elle finit son article en rappelant que le darwinisme montre une nature en perpétuel changement, et qu'il est donc stupide d'essayer de justifier moralement quelque chose par le fait que c'est ainsi dans la nature.
Évidemment, tout n'est pas parfait, et il y a quelques passages pour le moins étonnant, comme lorsqu'elle utilise un google fight pour essayer de prouver que combien le viol est répandu... Mais bon, dans l'ensemble, on reste au-dessus de la moyenne de ce qui s'écrit généralement à partir des mêmes sources. Et cela ne rend que plus visible les manques et les limites de cette façon d'aborder les choses. Car, ce qui apparaît au final clairement, c'est combien il est vain de recourir au darwinisme pour expliquer le viol aujourd'hui, ce que prétend pourtant faire l'article (je ne m'engage pas pour la littérature scientifique citée, que je n'ai pas eu le temps d'étudier en détail).
Résumons brièvement son argument - même si le lecteur vigilant préférera lire l'original, ne serait-ce que pour s'assurer que je ne déforme pas trop. Peggy Sastre emprunte à différents chercheurs l'idée selon laquelle le viol aurait à voir avec la sélection sexuelle darwinienne. En effet, écrit-elle, certains défendent que le viol permet aux hommes de mieux se reproduire, d'autres qu'il est la conséquence des formes prises par la sexualité humaine, féminine et masculine. L'article ne tranche pas entre les deux alternatives, faute de consensus dans la communauté scientifique. Mais il y est soutenu que le viol s'explique par la sélection naturelle.
Je ne vais pas contester les articles cités par Peggy Sastre, ni l'idée que le viol pourrait présenter des avantages évolutifs ou celle selon laquelle il serait courant en tant que tel chez les animaux. Je ne suis pas compétent pour juger de cela. Mais la suite de l'article procède à un glissement qui ne peut que me faire tiquer : il déduit de cela des explications du viol. Et pour cela, il ne tranche jamais entre deux options : soit il s'intéresse au viol en tant que phénomène individuel, soit il s'intéresse au viol en tant que phénomène ou, comme le dirait quelqu'un que je ne vais tarder à citer plus longuement, comme fait social. Dans les deux cas, il faut reconstituer ce qui n'est pas dit dans l'article, et ces raisonnements implicites posent très largement problème.
En effet, la suite de l'article affirme que c'est l'évolution qui explique certaines réactions à l'affaire DSK qui semblent sonner comme, sinon une justification, au moins une minimisation du viol :
Banalités donc que ces réflexes de caste (ou devrait-on dire «de vestiaire»). Toutes ces minimisations, ces recherches d'excuses, ces il n'y a pas mort d'homme sont parfaitement logiques, si on raisonne en termes évolutifs: le caractère négatif et la gravité du viol, en tant que stratégie reproductive annihilant totalement le choix reproductif de la femme, ne vont pas de soi, en moyenne, dans des yeux masculins.
On est bien en peine de suivre Peggy Sastre sur ce terrain, qui sous-entend assez fortement que les hommes violent ou minimisent le viol pour avoir un avantage reproductif. Revenons-en à une vieille distinction wittgensteinienne : lorsqu'on s'intéresse à la société, il faut distinguer les causes et les raisons. Qu'est-ce qui différencie les deux ? La façon dont on en prend connaissance : pour prendre connaissance des causes, il faut se placer dans un processus expérimental ; pour prendre connaissance des raisons, il faut se placer dans la perspective de celui qui agit : elles doivent être susceptibles d'être reconnues comme telles par celui qui agit, on y accède donc en reconstituant un raisonnement.
Ici, Peggy Sastre confond causes et raisons. Le processus évolutionnaire ne donne pas les raisons des réactions auxquelles elles s'intéressent. Il est évident que Jean-François Kahn ne s'est pas dit "Ah, je vais parler de troussage de domestique pour défendre la possibilité des hommes de transmettre leurs gênes/de faire un maximum de gosses !". Comme le soutenait Wittgenstein, le vocabulaire des causes est impropre pour parler des actions : il faut reconstituer des raisons, i.e. s'intéresser à des actions au sens de Weber, c'est-à-dire dotées d'un sens subjectif. Le viol, comme les réactions à l'affaire DSK, sont de cet ordre-là : les violeurs n'ont pas comme raisons de leurs actions la volonté de transmettre leurs gênes. Pas plus que ceux qui minimisent le viol ne cherchent à défendre un mode de reproduction plus favorable aux mâles. Le darwinisme est bien incapable d'expliquer le viol en tant qu'action, il est incapable de nous dire pourquoi les individus s'y adonnent, et pourquoi certains et pas d'autres - cette idée que le viol serait également répartis et que tous les hommes seraient également susceptibles de s'y livrer me semble on ne peut plus douteuse.
Reste donc une hypothèse implicite dans ce raisonnement, mais d'importance : si les hommes se livrent au viol, c'est qu'ils y sont déterminés par leur nature masculine elle-même. Une inscription naturelle qu'ils transmettraient à leur descendant, et qui les contraindraient à leur insu. C'est la seule façon de comprendre l'affirmation selon laquelle l'évolution serait la cause première ou ultime du viol :
Mais dans tous les cas, et en attendant que cette question soit définitivement tranchée, les causes ultimes (ou premières) du viol restent à chercher du côté de l'évolution divergente de la sexualité féminine, et de la sexualité masculine.
On peut facilement comprendre que l'idée d'un gène du viol n'est pas loin... Ici, le darwinisme prudent laisse place à l'idée que tout cela serait quand même génétique/naturel, et que les hommes auraient, quelque part, un penchant plus ou moins naturel pour le viol - ce que confirme l'utilisation du chiffre selon lequel 36% des hommes seraient prêt à violer, alors même que l'article cité semble suggérer que tous les hommes n'ont pas la même probabilité de se livrer à un tel acte...
En fait, pour dépasser ce premier problème, il aurait fallut prendre la peine, comme le fait Durkheim (oui, c'est de lui dont je parlais un peu plus haut) pour le suicide, de redéfinir l'objet en question pour bien préciser qu'il n'est pas question du viol en tant qu'acte individuel mais en tant que fait social - de la même façon que Durkheim parle moins des suicides que du suicide ou des taux de suicide. Si cette question est également effleuré - comme je l'ai dit, l'article ne choisit pas - le darwinisme mobilisé par Peggy Sastre n'explique pas grand chose non plus en la matière.
L'idée qui affleure est la suivante : le viol serait une institution sociale qui aurait été sélectionnée par l'évolution pour son efficacité, au moins du côté des hommes. Il déduit de l'efficacité supposée du viol en terme de reproduction les représentations et la considération sociale du viol : celles-ci découleraient directement de celle-là. Cela n'est pas dit, mais il pourrait y avoir derrière un raisonnement qui supposerait que les sociétés ou les normes sociales sont elles-mêmes sélectionnées selon leur efficacité en terme de reproduction et de transmission de patrimoine génétique pour leur membre. L'idée que l'image de la femme passive reproduite dans les productions cultuelles serait un simple décalque des conditions reproductives des hommes et des femmes est en tout cas présent : on rabat bien ici le culturel sur une donnée "naturelle".
Ce qui se retrouve, de manière tout aussi peu surprenante, dans toute une production culturelle, commerciale, esthétique et idéologique de femmes passives, de femmes en attente, en seconde ligne.
Mais si l'on retient cela, alors on ne comprends plus rien. Si le viol est efficace du point de vue de la reproduction, comment expliquer qu'il soit condamné dans tant de société ? Bien sûr, on me dira qu'il a très longtemps été toléré dans de nombreux contextes, et qu'encore aujourd'hui il ne fait pas toujours l'objet d'une réprobation aussi forte que ce qu'il devrait. Il y a effectivement dans notre société occidentale une relation assez ambigüe avec le viol, par exemple au travers de son esthétisation (voir la fameuse publicité Dolce & Gabbana reproduite ci-dessous).
Mais il n'en est pas moins vrai que dans notre société comme dans beaucoup d'autres le viol fait l'objet d'une interdiction. Et celle-ci n'est pas remise en cause : ceux qui défendent les violeurs essayent plutôt de montrer qu'il ne s'agissait pas vraiment de viols (au mépris des victimes) plutôt que de réclamer directement un droit à violer.
Dans la plupart des autres sociétés aussi, le viol a fait l'objet d'une interdiction. Bien sûr, certaines formes de viols ont été plus nettement toléré, mais toujours de façon "encadrée" si on peut dire : on ne viole pas n'importe qui, n'importe quand ou même n'importe comment. Les viols en temps de guerre, par exemple, ne peuvent s'exercer que sur les femmes ou les hommes ennemis. De même le viol conjugal qu'évoque Peggy Sastre n'a longtemps été toléré que dans la mesure où il s'exerçait dans la sphère privée entre un mari et une femme : une fois de plus, il ne signifiait pas que les hommes pouvaient violer n'importe qui.
(Est-il utile que je dise toute l'horreur que m'inspirent ces différents exemples ? Peut-être que oui quand on sait la teneur que peuvent prendre certains commentaires... Alors je précise que je ne tente pas de minimiser ces actes ou de les excuser, mais simplement de constater la façon dont les choses se déroulent)
Pourquoi y aurait-il alors autant d'obstacles sociaux à une pratique que le darwinisme mobilisé dans l'article présente comme sélectionnée par l'évolution ? On est bien en peine de le comprendre. Comment expliquer que les hommes se soient donnés à eux-mêmes autant de limitations vis-à-vis d'une activité qui serait tout à leur avantage (du moins, c'est ce que l'article sous-entend fortement) ? L'interdit du viol ne date pas des années 60, ce n'est pas une invention récente.
Comment expliquer aussi la diversité du viol, le fait que selon les époques et les sociétés, il n'y en ait pas eu autant ou sous les mêmes formes ? Aujourd'hui, en Afrique du Sud, le viol est utilisé par certains comme une arme contre l'homosexualité féminine. Peut-on vraiment croire, comme Peggy Sastre le sous-entend pour le viol conjugal, qu'il n'y a chez ces hommes qu'une peur de voir leur capacité reproductive et leur transmission génétique menacée ?
On le voit, on n'explique pas grand chose à l'aide de ce darwinisme, pour ne pas dire que l'on explique rien. Et d'ailleurs, à la fin de son texte, Peggy Sastre est bien obligée de reconnaître que si le viol devient aujourd'hui une stratégie visiblement moins intéressante pour les hommes, c'est parce que le contexte social a changé, que les femmes sont aujourd'hui mieux à même de se défendre ayant acquis une position plus favorable dans la société. Mais alors, pour comprendre le statut du viol par le passé, il est inutile de recourir aux circonvolutions darwinistes, il suffit d'étudier les conditions économiques et politiques des femmes. Ce bon vieux rasoir d'Ockham nous invite à aller vers l'explication la plus simple.
Pourtant, on ne peut qu'être d'accord avec l'un des points centraux de l'article de Peggy Sastre : celui de la "banalité" du viol. Quoique le terme soit mal choisi : il vaudrait mieux parler de "normalité", de la même façon que Durkheim disait que le crime ou le suicide sont des phénomènes normaux. Il ne voulait pas dire par là qu'ils étaient tolérables ou justifiables sur le plan moral, mais qu'ils se présentaient avec une suffisante régularité statistique pour que l'on ne les considère pas comme des "anomalies" mais plutôt comme des faits sociaux, des phénomènes qui s'expliquent par la société elle-même. Comme il le disait, une situation pathologique pour la société n'est pas l'existence du crime, pris comme transgression des normes, mais le crime non-puni, le moment où la société ne fait pas respecter ses propres normes. De ce point de vue là, on peut considérer le viol comme quelque chose d'une inquiétante normalité.
Durkheim donnait également un autre sens à cette idée, particulièrement intéressant ici. Cherchant à définir le suicide, il écrivait :
[Les suicides] ne constituent pas, comme on pourrait le croire, un groupe tout à fait à part, une classe isolée de phénomènes monstrueux, sans rapport avec les autres modes de la conduite, mais au contraire, qu'ils s'y relient par une série continue d'intermédiaires. Ils ne sont que la forme exagérée de pratiques usuelles. [...] Un homme qui s'expose sciemment pour autrui, mais sans qu'un dénouement mortel soit certain, n'est pas, sans doute, un suicidé, même s'il arrive qu'il succombe, non plus que l'imprudent qui joue de parti pris avec la mort tout en cherchant à l'éviter, ou que l'apathique qui, en tenant vivement à rien, ne se donne pas la peine de soigner sa santé et la compromet par sa négligence. Et pourtant, ces différentes manières d'agir ne se distinguent pas radicalement des suicides proprement dits. Elles procèdent d'état d'esprit analogues, puisqu'elles entraînent également des risques mortels qui ne sont pas ignorés de l'agent, et que la perspective de ces risques ne l'arrête pas ; toute la différence, c'est que les chances de mort sont moindres (Le suicide, p. 7)
On peut dire la même chose du viol : il n'est que la forme exagérée de pratiques usuelles. Ces pratiques sont bien connues : elles sont toutes les formes de la domination masculine et de la dévalorisation de la féminité. Entre considérer que toute femme seule est disponible pour être draguée et le viol, il y a une terrible continuité : il y a toujours l'idée qu'une femme n'a pas de raison de refuser l'attention que lui donne un homme... Entre la dévalorisation des pratiques identifiées comme féminines, l'homophobie et le viol homosexuel en prison, il y a également des liens terrifiants : si celui qui est actif est dominant, alors la sodomie devient une façon de marquer son pouvoir sur les plus faibles.
Il faut donc recourir à la construction socio-historique du genre et des différences et inégalités entre hommes-femmes. Peggy Sastre semble préférer à cela l'idée que tout découlerait du fait que les hommes peuvent avoir beaucoup d'enfants sans trop d'efforts tandis que les femmes prennent plus de risque en la matière - une donnée naturelle qui fonderait toutes les autres différences. Mais si cette différence a pu expliquer la mise en place d'une inégalité originelle, elle n'explique ni sa perpétuation au travers de temps, ni l'extension formidable de celle-ci à un nombre toujours croissant de domaine, et encore moins les trajectoires diverses d'une société à l'autre. Pour cela, il faut accepter que le genre en tant que construction sociale a une dynamique propre que l'on ne peut réduire à des données naturelles, fussent-elles darwiniennement établies.
Résumons : qu'explique au final le recours à l'évolutionnisme dans cette affaire ? Il ne permet pas de comprendre le viol en tant qu'action parce qu'il ne dit rien des raisons des individus au moment où ils agissent. Il ne permet pas non plus de comprendre le viol en tant que fait social parce qu'il est incapable d'expliquer la diversité des situations et leurs évolutions. Il n'explique donc pas grand chose de ce qui nous intéresse le plus urgemment. A part dire que le viol n'est pas absurde du point de vue de l'évolution de l'espèce, il ne nous permet pas vraiment d'expliquer ce que nous avons sous les yeux. On voit par contre le risque qu'il y a à vouloir chercher une explication unique des comportements humains, qui résideraient tout entier dans la recherche de la transmission d'un patrimoine génétique : cela sous-entend toujours l'existence d'une donnée naturelle, comme lorsque l'on est ici amené à penser, de façon implicite, que les hommes sont "naturellement" des violeurs. Plus que jamais, il faut manipuler ces recherches avec prudence. Et, plus que jamais, c'est aux vulgarisateurs comme Peggy Sastre de faire attention. Force est de reconnaître que ce n'est pas parfaitement réussi ici.