Le darwinisme et l'inquiétante normalité du viol

Via Twitter, on attire mon attention sur un article de Slate intitulé "Affaire DSK: C'est de la banalité qu'on crève". Son objet est de partir de l'affaire DSK et des réactions à celle-ci pour montrer que ces événements peuvent être expliqués à l'aide du darwinisme et de la sélection sexuelle. J'ai déjà dit mon scepticisme quant aux travaux qui entendent appliquer les théories de l'évolution au monde social. Après lecture, je maintiens celui-ci. Pourtant l'argumentation développée par Peggy Sastre est plus subtilement construite et plus solidement référencée que la moyenne, à défaut d'être vraiment convaincante. Alors, qu'est-ce qui cloche ? Simplement le fait que je ne suis pas sûr que, parvenu à la fin, on ait vraiment expliqué grand chose.

Rendons à Peggy Sastre (dont je découvre l'existence à cette occasion) d'avoir produit un article qui est d'une qualité supérieure à ceux que l'on croise généralement sur ce thème : elle a potassé son sujet, elle connaît la littérature, y fait plus que référence, et, dans l'ensemble, elle évite de tomber dans certains des pièges - pas tous, on le verra - les plus courants en la matière. En particulier, elle finit son article en rappelant que le darwinisme montre une nature en perpétuel changement, et qu'il est donc stupide d'essayer de justifier moralement quelque chose par le fait que c'est ainsi dans la nature.

Évidemment, tout n'est pas parfait, et il y a quelques passages pour le moins étonnant, comme lorsqu'elle utilise un google fight pour essayer de prouver que combien le viol est répandu... Mais bon, dans l'ensemble, on reste au-dessus de la moyenne de ce qui s'écrit généralement à partir des mêmes sources. Et cela ne rend que plus visible les manques et les limites de cette façon d'aborder les choses. Car, ce qui apparaît au final clairement, c'est combien il est vain de recourir au darwinisme pour expliquer le viol aujourd'hui, ce que prétend pourtant faire l'article (je ne m'engage pas pour la littérature scientifique citée, que je n'ai pas eu le temps d'étudier en détail).

Résumons brièvement son argument - même si le lecteur vigilant préférera lire l'original, ne serait-ce que pour s'assurer que je ne déforme pas trop. Peggy Sastre emprunte à différents chercheurs l'idée selon laquelle le viol aurait à voir avec la sélection sexuelle darwinienne. En effet, écrit-elle, certains défendent que le viol permet aux hommes de mieux se reproduire, d'autres qu'il est la conséquence des formes prises par la sexualité humaine, féminine et masculine. L'article ne tranche pas entre les deux alternatives, faute de consensus dans la communauté scientifique. Mais il y est soutenu que le viol s'explique par la sélection naturelle.

Je ne vais pas contester les articles cités par Peggy Sastre, ni l'idée que le viol pourrait présenter des avantages évolutifs ou celle selon laquelle il serait courant en tant que tel chez les animaux. Je ne suis pas compétent pour juger de cela. Mais la suite de l'article procède à un glissement qui ne peut que me faire tiquer : il déduit de cela des explications du viol. Et pour cela, il ne tranche jamais entre deux options : soit il s'intéresse au viol en tant que phénomène individuel, soit il s'intéresse au viol en tant que phénomène ou, comme le dirait quelqu'un que je ne vais tarder à citer plus longuement, comme fait social. Dans les deux cas, il faut reconstituer ce qui n'est pas dit dans l'article, et ces raisonnements implicites posent très largement problème.

En effet, la suite de l'article affirme que c'est l'évolution qui explique certaines réactions à l'affaire DSK qui semblent sonner comme, sinon une justification, au moins une minimisation du viol :

Banalités donc que ces réflexes de caste (ou devrait-on dire «de vestiaire»). Toutes ces minimisations, ces recherches d'excuses, ces il n'y a pas mort d'homme sont parfaitement logiques, si on raisonne en termes évolutifs: le caractère négatif et la gravité du viol, en tant que stratégie reproductive annihilant totalement le choix reproductif de la femme, ne vont pas de soi, en moyenne, dans des yeux masculins.

On est bien en peine de suivre Peggy Sastre sur ce terrain, qui sous-entend assez fortement que les hommes violent ou minimisent le viol pour avoir un avantage reproductif. Revenons-en à une vieille distinction wittgensteinienne : lorsqu'on s'intéresse à la société, il faut distinguer les causes et les raisons. Qu'est-ce qui différencie les deux ? La façon dont on en prend connaissance : pour prendre connaissance des causes, il faut se placer dans un processus expérimental ; pour prendre connaissance des raisons, il faut se placer dans la perspective de celui qui agit : elles doivent être susceptibles d'être reconnues comme telles par celui qui agit, on y accède donc en reconstituant un raisonnement.

Ici, Peggy Sastre confond causes et raisons. Le processus évolutionnaire ne donne pas les raisons des réactions auxquelles elles s'intéressent. Il est évident que Jean-François Kahn ne s'est pas dit "Ah, je vais parler de troussage de domestique pour défendre la possibilité des hommes de transmettre leurs gênes/de faire un maximum de gosses !". Comme le soutenait Wittgenstein, le vocabulaire des causes est impropre pour parler des actions : il faut reconstituer des raisons, i.e. s'intéresser à des actions au sens de Weber, c'est-à-dire dotées d'un sens subjectif. Le viol, comme les réactions à l'affaire DSK, sont de cet ordre-là : les violeurs n'ont pas comme raisons de leurs actions la volonté de transmettre leurs gênes. Pas plus que ceux qui minimisent le viol ne cherchent à défendre un mode de reproduction plus favorable aux mâles. Le darwinisme est bien incapable d'expliquer le viol en tant qu'action, il est incapable de nous dire pourquoi les individus s'y adonnent, et pourquoi certains et pas d'autres - cette idée que le viol serait également répartis et que tous les hommes seraient également susceptibles de s'y livrer me semble on ne peut plus douteuse.

Reste donc une hypothèse implicite dans ce raisonnement, mais d'importance : si les hommes se livrent au viol, c'est qu'ils y sont déterminés par leur nature masculine elle-même. Une inscription naturelle qu'ils transmettraient à leur descendant, et qui les contraindraient à leur insu. C'est la seule façon de comprendre l'affirmation selon laquelle l'évolution serait la cause première ou ultime du viol :

Mais dans tous les cas, et en attendant que cette question soit définitivement tranchée, les causes ultimes (ou premières) du viol restent à chercher du côté de l'évolution divergente de la sexualité féminine, et de la sexualité masculine.

On peut facilement comprendre que l'idée d'un gène du viol n'est pas loin... Ici, le darwinisme prudent laisse place à l'idée que tout cela serait quand même génétique/naturel, et que les hommes auraient, quelque part, un penchant plus ou moins naturel pour le viol - ce que confirme l'utilisation du chiffre selon lequel 36% des hommes seraient prêt à violer, alors même que l'article cité semble suggérer que tous les hommes n'ont pas la même probabilité de se livrer à un tel acte...

En fait, pour dépasser ce premier problème, il aurait fallut prendre la peine, comme le fait Durkheim (oui, c'est de lui dont je parlais un peu plus haut) pour le suicide, de redéfinir l'objet en question pour bien préciser qu'il n'est pas question du viol en tant qu'acte individuel mais en tant que fait social - de la même façon que Durkheim parle moins des suicides que du suicide ou des taux de suicide. Si cette question est également effleuré - comme je l'ai dit, l'article ne choisit pas - le darwinisme mobilisé par Peggy Sastre n'explique pas grand chose non plus en la matière.

L'idée qui affleure est la suivante : le viol serait une institution sociale qui aurait été sélectionnée par l'évolution pour son efficacité, au moins du côté des hommes. Il déduit de l'efficacité supposée du viol en terme de reproduction les représentations et la considération sociale du viol : celles-ci découleraient directement de celle-là. Cela n'est pas dit, mais il pourrait y avoir derrière un raisonnement qui supposerait que les sociétés ou les normes sociales sont elles-mêmes sélectionnées selon leur efficacité en terme de reproduction et de transmission de patrimoine génétique pour leur membre. L'idée que l'image de la femme passive reproduite dans les productions cultuelles serait un simple décalque des conditions reproductives des hommes et des femmes est en tout cas présent : on rabat bien ici le culturel sur une donnée "naturelle".

Ce qui se retrouve, de manière tout aussi peu surprenante, dans toute une production culturelle, commerciale, esthétique et idéologique de femmes passives, de femmes en attente, en seconde ligne.

Mais si l'on retient cela, alors on ne comprends plus rien. Si le viol est efficace du point de vue de la reproduction, comment expliquer qu'il soit condamné dans tant de société ? Bien sûr, on me dira qu'il a très longtemps été toléré dans de nombreux contextes, et qu'encore aujourd'hui il ne fait pas toujours l'objet d'une réprobation aussi forte que ce qu'il devrait. Il y a effectivement dans notre société occidentale une relation assez ambigüe avec le viol, par exemple au travers de son esthétisation (voir la fameuse publicité Dolce & Gabbana reproduite ci-dessous).


Mais il n'en est pas moins vrai que dans notre société comme dans beaucoup d'autres le viol fait l'objet d'une interdiction. Et celle-ci n'est pas remise en cause : ceux qui défendent les violeurs essayent plutôt de montrer qu'il ne s'agissait pas vraiment de viols (au mépris des victimes) plutôt que de réclamer directement un droit à violer.

Dans la plupart des autres sociétés aussi, le viol a fait l'objet d'une interdiction. Bien sûr, certaines formes de viols ont été plus nettement toléré, mais toujours de façon "encadrée" si on peut dire : on ne viole pas n'importe qui, n'importe quand ou même n'importe comment. Les viols en temps de guerre, par exemple, ne peuvent s'exercer que sur les femmes ou les hommes ennemis. De même le viol conjugal qu'évoque Peggy Sastre n'a longtemps été toléré que dans la mesure où il s'exerçait dans la sphère privée entre un mari et une femme : une fois de plus, il ne signifiait pas que les hommes pouvaient violer n'importe qui.

(Est-il utile que je dise toute l'horreur que m'inspirent ces différents exemples ? Peut-être que oui quand on sait la teneur que peuvent prendre certains commentaires... Alors je précise que je ne tente pas de minimiser ces actes ou de les excuser, mais simplement de constater la façon dont les choses se déroulent)

Pourquoi y aurait-il alors autant d'obstacles sociaux à une pratique que le darwinisme mobilisé dans l'article présente comme sélectionnée par l'évolution ? On est bien en peine de le comprendre. Comment expliquer que les hommes se soient donnés à eux-mêmes autant de limitations vis-à-vis d'une activité qui serait tout à leur avantage (du moins, c'est ce que l'article sous-entend fortement) ? L'interdit du viol ne date pas des années 60, ce n'est pas une invention récente.

Comment expliquer aussi la diversité du viol, le fait que selon les époques et les sociétés, il n'y en ait pas eu autant ou sous les mêmes formes ? Aujourd'hui, en Afrique du Sud, le viol est utilisé par certains comme une arme contre l'homosexualité féminine. Peut-on vraiment croire, comme Peggy Sastre le sous-entend pour le viol conjugal, qu'il n'y a chez ces hommes qu'une peur de voir leur capacité reproductive et leur transmission génétique menacée ?

On le voit, on n'explique pas grand chose à l'aide de ce darwinisme, pour ne pas dire que l'on explique rien. Et d'ailleurs, à la fin de son texte, Peggy Sastre est bien obligée de reconnaître que si le viol devient aujourd'hui une stratégie visiblement moins intéressante pour les hommes, c'est parce que le contexte social a changé, que les femmes sont aujourd'hui mieux à même de se défendre ayant acquis une position plus favorable dans la société. Mais alors, pour comprendre le statut du viol par le passé, il est inutile de recourir aux circonvolutions darwinistes, il suffit d'étudier les conditions économiques et politiques des femmes. Ce bon vieux rasoir d'Ockham nous invite à aller vers l'explication la plus simple.

Pourtant, on ne peut qu'être d'accord avec l'un des points centraux de l'article de Peggy Sastre : celui de la "banalité" du viol. Quoique le terme soit mal choisi : il vaudrait mieux parler de "normalité", de la même façon que Durkheim disait que le crime ou le suicide sont des phénomènes normaux. Il ne voulait pas dire par là qu'ils étaient tolérables ou justifiables sur le plan moral, mais qu'ils se présentaient avec une suffisante régularité statistique pour que l'on ne les considère pas comme des "anomalies" mais plutôt comme des faits sociaux, des phénomènes qui s'expliquent par la société elle-même. Comme il le disait, une situation pathologique pour la société n'est pas l'existence du crime, pris comme transgression des normes, mais le crime non-puni, le moment où la société ne fait pas respecter ses propres normes. De ce point de vue là, on peut considérer le viol comme quelque chose d'une inquiétante normalité.

Durkheim donnait également un autre sens à cette idée, particulièrement intéressant ici. Cherchant à définir le suicide, il écrivait :

[Les suicides] ne constituent pas, comme on pourrait le croire, un groupe tout à fait à part, une classe isolée de phénomènes monstrueux, sans rapport avec les autres modes de la conduite, mais au contraire, qu'ils s'y relient par une série continue d'intermédiaires. Ils ne sont que la forme exagérée de pratiques usuelles. [...] Un homme qui s'expose sciemment pour autrui, mais sans qu'un dénouement mortel soit certain, n'est pas, sans doute, un suicidé, même s'il arrive qu'il succombe, non plus que l'imprudent qui joue de parti pris avec la mort tout en cherchant à l'éviter, ou que l'apathique qui, en tenant vivement à rien, ne se donne pas la peine de soigner sa santé et la compromet par sa négligence. Et pourtant, ces différentes manières d'agir ne se distinguent pas radicalement des suicides proprement dits. Elles procèdent d'état d'esprit analogues, puisqu'elles entraînent également des risques mortels qui ne sont pas ignorés de l'agent, et que la perspective de ces risques ne l'arrête pas ; toute la différence, c'est que les chances de mort sont moindres (Le suicide, p. 7)

On peut dire la même chose du viol : il n'est que la forme exagérée de pratiques usuelles. Ces pratiques sont bien connues : elles sont toutes les formes de la domination masculine et de la dévalorisation de la féminité. Entre considérer que toute femme seule est disponible pour être draguée et le viol, il y a une terrible continuité : il y a toujours l'idée qu'une femme n'a pas de raison de refuser l'attention que lui donne un homme... Entre la dévalorisation des pratiques identifiées comme féminines, l'homophobie et le viol homosexuel en prison, il y a également des liens terrifiants : si celui qui est actif est dominant, alors la sodomie devient une façon de marquer son pouvoir sur les plus faibles.

Il faut donc recourir à la construction socio-historique du genre et des différences et inégalités entre hommes-femmes. Peggy Sastre semble préférer à cela l'idée que tout découlerait du fait que les hommes peuvent avoir beaucoup d'enfants sans trop d'efforts tandis que les femmes prennent plus de risque en la matière - une donnée naturelle qui fonderait toutes les autres différences. Mais si cette différence a pu expliquer la mise en place d'une inégalité originelle, elle n'explique ni sa perpétuation au travers de temps, ni l'extension formidable de celle-ci à un nombre toujours croissant de domaine, et encore moins les trajectoires diverses d'une société à l'autre. Pour cela, il faut accepter que le genre en tant que construction sociale a une dynamique propre que l'on ne peut réduire à des données naturelles, fussent-elles darwiniennement établies.

Résumons : qu'explique au final le recours à l'évolutionnisme dans cette affaire ? Il ne permet pas de comprendre le viol en tant qu'action parce qu'il ne dit rien des raisons des individus au moment où ils agissent. Il ne permet pas non plus de comprendre le viol en tant que fait social parce qu'il est incapable d'expliquer la diversité des situations et leurs évolutions. Il n'explique donc pas grand chose de ce qui nous intéresse le plus urgemment. A part dire que le viol n'est pas absurde du point de vue de l'évolution de l'espèce, il ne nous permet pas vraiment d'expliquer ce que nous avons sous les yeux. On voit par contre le risque qu'il y a à vouloir chercher une explication unique des comportements humains, qui résideraient tout entier dans la recherche de la transmission d'un patrimoine génétique : cela sous-entend toujours l'existence d'une donnée naturelle, comme lorsque l'on est ici amené à penser, de façon implicite, que les hommes sont "naturellement" des violeurs. Plus que jamais, il faut manipuler ces recherches avec prudence. Et, plus que jamais, c'est aux vulgarisateurs comme Peggy Sastre de faire attention. Force est de reconnaître que ce n'est pas parfaitement réussi ici.
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Picsou et la morale du capitalisme

A la faveur d'un retour dans mon sud natal, je suis retombé sur un vieux numéro de Mickey Parade, religieusement conservé avec toutes sortes d'autres bandes-dessinées dont, un jour, je ferais un inventaire complet. "Qu'est-ce que ça peut bien nous faire ?" vous dites-vous. Et bien, il se trouve qu'entre mai 1994, date de publication de l'objet en question (ce qui ne me rajeunit guère) et aujourd'hui, mon regard s'est légèrement modifiée. Et entre Dingo qui prend un sérum pour la mémoire et Picsou qui sauve son premier sou des griffes de l'infâme Miss Tick, on trouve également une controverse économique sur la dette publique... qui nous dit beaucoup de la réception des messages économiques.

La couverture de l'objet du délit, empruntée ici

L'histoire en question - en deux parties, s'il vous plait - s'intitule "La valse des emprunts". Comme d'habitude avec les productions Disney, impossible de trouver un nom d'auteur ou même une date de première publication. A vue de nez, et en mobilisant mes très imparfaites connaissances sur la production dessinée commandée par la compagnie américaine, j'aurais envie de l'attribuer à l'école italienne - à cause de certains éléments du scénario et de la forme des favoris de Picsou, c'est vous dire si mes critères sont pointus. Si des personnes plus compétentes de moi passent pas là, je serais heureux d'être corrigé. Quant à la date, elle reste assez mystérieuse pour moi. Les débats auxquels fait référence l'intrigue me donnerait une fourchette large allant de 1960 à 1990, ce qui ne nous avance pas des masses. Là encore, l'éclairage de spécialiste est le bienvenu. EDIT : dans les commentaires, un vigilant lecteur me signale que c'est bien une bd italienne, et qu'elle date de 1992.


Venons-en à l'histoire justement. Tout commence par quelques vues générales de Donaldville : les rues sont en mauvais état, et les citoyens ne respectent rien. A commencer par Donald lui-même, qui fonce vers l'hôtel de ville pour retrouver son onc'Picsou afin d'obtenir une petite rallonge financière, problème récurrent s'il en est. Le bon oncle est en train de menacer le maire de quitter la ville si celui-ci ose augmenter les impôts - hé, oui, l'exode fiscal, le bouclier, et tout le bazar... L'élu est bien embêté puisque les caisses sont vides. Heureusement, Donald arrive avec une solution : il suffit d'emprunter, et ce auprès des citoyens eux-mêmes. Les "bons ordinaires de Donaldville" ou B.O.D. sont lancés : ils constituent le cœur de l'intrigue.


Picsou lui n'est pas favorable : il pense que la ville devrait investir dans des activités productives, "des usines et pas des trottoirs", et prédit que tout cela finira mal. Suit la description des conséquences de cette nouvelle politique d'emprunt : la ville est plus riche, les citoyens prêtent en masse et les prix augmentent. On trouve d'amusantes mises en scène des conséquences de cette politique sur les taux d'intérêt - un entrepreneur vient demander un prêt à la banque et on lui répond que les intérêts ont doubler à cause des B.O.D. - ou de l'effet d'éviction dont on sait pourtant qu'il est fortement discuté chez les économistes.


C'est que la stratégie de Donald, promu expert spécial auprès du maire, consiste à remplacer tout ce qui est détruit, même lorsqu'un vandale met le feu à une nouvelle cabine téléphonique pour fêter le remplacement de celle qu'il avait incendié par le passé, même lorsque des usagers peu soucieux mettent le feu à un bus par négligence (décidément, le feu est partout : où est Gaston Bachelard quand on a besoin de lui ?). Parallèlement, il accède à toutes les demandes d'augmentation des fonctionnaires municipaux désireux de profiter du nouveau pactole. Son idée est qu'il pourra toujours rembourser sur les impôts futurs ou, au pire, sur les emprunts futurs... Les taux d'intérêt sont donc régulièrement augmenté pour que les B.O.D. restent avantageux, et on multiplie les dépenses somptuaires pour donner confiance aux citoyens-investisseurs. S'en suit donc une forte inflation.


Evidemment, tout cela finit par s'écrouler, parce qu'il faut toujours emprunter plus, surtout face à une inflation galopante. C'est alors que Picsou intervient : ayant acheté une masse importante de B.O.D., il exige un remboursement immédiatement et obtient que la ville lui donne, pour effacer sa dette, la propriété d'une autoroute récemment construite. Un péage, et hop, les donaldvillois se rendent compte que les choses se barrent en eau de boudin et vont réclamer leur dû, que la ville ne peut leur rendre... Sauf à redistribuer tous les biens publics à chacun. Une privatisation générale en d'autres termes. Et chacun de devenir responsable de son bien privé, d'un feu rouge, d'un bout de trottoir ou de quelques mètres carré d'un parc. L'histoire se termine sur l'image idyllique d'une ville où chacun veillant sur sa propriété, le plus grand bonheur de tous est enfin réalisé.


Fascinant, non ? On retrouve tous les termes des discussions enflammées sur la dette publique, preuve s'il en fallait une que le débat public a une sérieuse tendance à tourner en rond. Donald joue le keynéssien hydraulique un peu naïf, tandis que Picsou endosse le rôle du libéral responsable : les auteurs et éditeurs ont choisi leur camp. Il y aurait long à faire à relever toutes les imprécisions du récit : par exemple, le fait que ne soit perçues comme activités productives, dans le bec de l'onc' Picsou, rien d'autres que les "usines", alors que l'amélioration des transports et des services publics est également productives - d'ailleurs, dès qu'elle est endossé par l'initiative personnelle, elle redevient souhaitable... On n'en voudra pas trop au canard écossais, un certain Nicolas Baverez raconte les mêmes salades.

Avant que certains ne me tombent dessus en hurlant à la mort (et il est possible qu'il y en ait de toutes façons), je précise que je ne suis pas en train de dire que Donald a raison et que l'on peut s'endetter sans crainte. Simplement la position adoptée par le célèbre canard est un brin caricaturale et ne correspond pas véritablement aux arguments des économistes qui s'interroge sur l'utilité effective que peut avoir un certain endettement public dans certaines circonstances. Ne serait-ce que parce que l'emprunt se fait par captation de l'épargne préalable plutôt que par création monétaire. Je ne développe pas plus, parce que je n'ai pas envie de dériver vers l'économie proprement dite. Disons simplement que, sans surprise, un numéro de Mickey Parade de 1994 n'est pas vraiment un bon manuel d'économie.

D'ailleurs, si je me fendais d'un billet uniquement pour dire que on ne retrouve pas la vérité ou même simplement les nuances d'un débat scientifique un tant soit peu bien menée dans les comics de Disney, je serais assez ridicule. Ce qui n'est déjà pas vrai du débat public le mieux organisé, voire de certaines discussions entre scientifiques, a peu de chances de l'être d'une publication destinée aux jeunes fans d'une certaine "evil corporation" (comme le dit joliment Bart Simpson). Que peut-on en dire d'autre alors ?

Les plus vigilants de mes lecteurs l'auront déjà compris, ce genre de publication contribue à diffuser une certaine conception de l'économie auprès de ses lecteurs. Avant de crier à la manipulation des masses, souvenons-nous que j'ai lu la chose en 1994 et que je n'en ai pas moins une vision un brin plus raffinée - c'est le moins qu'on puisse dire - des problématiques soulevées. S'il peut y avoir un effet sur le lectorat, celui-ci est loin d'être mécanique et mériterait une étude en terme de réception. Ceci dit, on peut repartir de là pour poser cette question classique : pour que les individus aient le comportement que le capitalisme attend d'eux, comme j'ai déjà pu l'argumenter auparavant, il faut qu'ils y soient formés. C'est toute la question de Weber dans L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme. Acceptons que cette histoire de Donald et Picsou puisse participer, au moins chez certaines personnes et sans doute dans certains contextes, à la formation d'un individu répondant aux exigences du capitalisme - après tout, la conclusion n'est pas autre que celle d'Adam Smith, répétée à l'infini depuis : la poursuite par chacun de son intérêt personnel finit par réaliser l'intérêt général. La question est alors de savoir ce qui lui permet d'avoir quelques effets.

Est-ce simplement la description de mécanismes économiques perçus comme objectifs, tel que celui de l'effet d'éviction représenté plus haut ou les conséquences inflationnistes de l'endettement public (tout deux discutables) ? On peut en douter. Avec un soupçon d'ironie, je dirais que ce serait une révolution si les faits avaient enfin quelques effets sur les positions des individus en matière d'économie... Mais surtout l'intérêt de ces mécanismes en termes de régulation globale ne sont pas forcément évident à saisir, même lorsqu'ils sont aussi fortement caricaturés. Une lecture moralisante sera toujours possible : le patron qui préfère licencier son personnel pour faire un placement financier peut être perçu de façon négative par le lecteur.

Et justement, c'est en matière de morale que l'histoire fixe surtout les choses. Si on y prête attention, d'un bout à l'autre de l'histoire, un autre thème ne cesse de courir : celui de la responsabilité individuelle de chacun, ou plutôt du manque de responsabilité des citoyens qui dégradent leur ville et refuse d'en payer le prix, qui veulent, pour le dire avec une expression usée jusqu'à la corde, le beurre et l'argent du beurre. L'onc' Picsou ne cesse de le répéter : il veut, par son geste final, donner une bonne leçon aux donaldvillois.


Le propos strictement économique se double donc de considérations morales : il faut que les individus soient responsables. Riri, Fifi et Loulou, les trois neveux sans père, jouent d'ailleurs le rôle de chœurs antiques en reprenant au fur et à mesure les arguments moraux des uns et des autres. L'avant-dernière page est à l'avenant : en terme d'édification du lecteur, on a rarement fait plus explicite. Au cas où vous ne l'auriez pas compris, "la chose publique n'est plus une abstraction" (je ne me souviens plus de ma réaction à cette remarque lorsque j'étais petiot, mais je fais l'hypothèse que cela devait se rapprocher de "gné ?"), vous avez appris un truc, vous êtes contents.


C'est sans doute ce qui fait la force potentiellement socialisatrice d'une telle histoire : sa capacité non pas à détailler des mécanismes objectifs, mais bien à proposer des justifications et une véritable morale en accord avec ce que le lecteur peut déjà penser. Une fois de plus, loin d'être amoral, le capitalisme propose bien une morale, et c'est sans doute là que réside sa force de conviction. C'est exactement ce qu'argumentaient Luc Boltanski et Eve Chiapello dans Le nouvel esprit du capitalisme : selon eux, les propositions pures de la science économique ne peuvent suffire à motiver les individus à se plier aux exigences du capitalisme. On peut bien expliquer le principe du marché auto-régulateur aux gens, ce n'est pas pour cela qu'ils vont se plier aux âpres exigences d'un comportement maximisateur et calculateur. Boltanski et Chiapello écrivent :

[P]récisement du fait de leur caractère très général et très stable dans le temps, ces raisons [celles données par la sciences économiques] ne nous semblent pas suffisantes pour engager les personnes ordinaires dans les circonstances concrêtes de la vie, et particulièrement de la vie au travail, et pour leur donner des ressources argumentatives leur permettant de faire face aux dénonciations en situation ou aux critiques qui peuvent leur être personnellement adressés

Il faut donc qu'il y ait d'autres raisons, d'autres justifications pour faire les efforts nécessaires. Celles de la responsabilité individuelle opposée à la paresse et aux vandalismes développées par la bande-dessinée répondent à cette exigence. Elles sont puissantes dans la mesure où elles sont cohérentes avec d'autres conceptions, ou pour le dire mieux d'autres institutions au sens le plus durkheimien du terme, en vigueur dans la société. Ici, c'est la figure du bon citoyen qui est convoqué pour justifier les principes et l'organisation capitalise extrême, à savoir la privatisation totale de la ville, y compris ses rues et ses trottoirs. Il n'est peut-être pas utile que je dise que, bien évidemment, les comportements réels peuvent dévier de l'idéal utilisé pour se justifier...

Voilà qui explique sans doute le parasitage continuel de tout discours sur l'économie par des considérations a priori extérieures, de l'ordre de la morale ou de l'éthique. Deux récentes vidéos mettant en scène une pseudo-controverses entre Keynes et Hayek reposent d'ailleurs en grande partie sur ce type de ressort, comme l'a très justement fait remarquer le mari de l'économiste, auquel je laisse d'ailleurs brièvement la parole après la vidéo.



Le problème c’est que ce n’est pas un délire, mais une vidéo qui entend être « éducative » (educational) et donc avoir un contenu pédagogique, un message à faire passer. Le message était déjà amené de manière assez lourde dans la première vidéo, mais pour ceux qui n’avaient pas bien compris là on y va au marteau-piqueur : la joute oratoire entre Keynes et Hayek se double en fond d’un combat de boxe, où Keynes prend cher face à Hayek, mais est néanmoins déclaré vainqueur par un arbitre vendu. Pour ceux qui ont besoin d’une traduction, la morale de l’histoire, encore renforcée par d’autres passages sur lesquels je reviendrai, est que les arguments de Hayek l’emportent face à ceux de Keynes alors même que le keynésianisme domine le monde académique et politique. Pourquoi ? mais parce qu’il correspond aux intérêts de la classe dominante, représentée par de gros banquiers qui fument des cigares en manipulant des tas de billets, en une habile synthèse marxo-hayékienne.

Hé oui, l'immoralité d'un Keynes tricheur - et qui se prenait une cuite dans le premier opus de ce dyptique... - opposée à la stricte tenue d'un Hayek paré de toutes les vertues, on n'est plus à ça prês en matière d'argumentation. Comme l'analyse encore Jean-Edouard, ces ressorts dramatiques grossiers, "David contre Goliath" ou l'anti-intellectualisme/universitaires rampant, sont essentiels dans cette histoire. Ils participent en fait de la puissance politique de tels dispositifs. La leçon de Picsou est peut-être là : la puissance sociale d'un discours sur l'économie tient peut être moins à son fond qu'à sa forme, à l'apparence morale et en accord avec les conceptions préalablement en vigueur qu'il peut se donner. "Moraliser le capitalisme", ce n'est pas une invention d'un homme politique français, c'est sans doute ce qui s'est toujours fait...
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De Piss Christ aux théories du genre : Sociologie des offensives néo-réactionnaires

Il y a d'abord eu les attaques contre la théorie de l'évolution, à grand coup de constructions pseudo-scientifiques mais vraiment religieuses qui ne valent pas beaucoup mieux qu'un mauvais plat de spaghetti. Il y a, depuis peu, l'extension de ce "combat" contre l'astronomie, la condamnation renouvelée de Galilée et le retour tonitruant de la Terre au centre de l'Univers. Il y a eu, surtout, juste à côté de chez vous, la destruction d'une œuvre d'art dans une indifférence presque totale. Et, dernier épisode de cette triste série, ce sont les théories du genre, introduites dans les programmes d'éducation sexuelle du collège, qui font l'objet des assauts des néo-réactionnaires. A chaque fois, la même stratégie : occuper le terrain pour re-définir le monde à leur avantage. Et ce qui est inquiétant, c'est que ça marche.

C'est donc Christine Boutin, des "associations familiales chrétiennes", l'enseignement catholique et quelques autres qui ont décidé de s'en prendre aux théories du genre au moment où celles-ci apparaissent dans les cours d'éducation sexuelle du collège - bientôt, ils tomberont sur les manuels de sciences économiques et sociales et pousseront sans doute les mêmes cris d’orfraie.

L'objet de leur ire ? L'idée qu'il faut différencier le sexe du genre, en considérant le sexe comme une donnée biologique et le genre comme une construction sociale. Ce que l'on appelle également les gender studies, et autour desquelles se rassemblent des disciplines aussi variées que la philosophie, l'anthropologie ou la sociologie, s'attachent à montrer que ce que nous attribuons comme étant des caractéristiques "féminines" ou "masculines" - comme la douceur aux femmes et la force aux hommes, le romantisme fleur bleu aux premières et le sexe sans sentiments mais avec alcool aux seconds (voyez l'image suivante si vous ne me croyez pas...), etc. -, loin de reposer sur des différences de "nature" sont des constructions sociales. Et ces constructions sociales débouchent sur des traitements différenciés et des inégalités.

Un bel exemple de construction du genre : le "steak and blow job day", une soi-disante réponse masculine à la St-Valentin parce que, bien sûr, la fête des amoureux, c'est pour les gonzesses, les mecs, ça veut du sexe et de la bidoche...

J'ai déjà longuement documentée cette approche sur ce blog. Il s'agit aujourd'hui de quelque chose de tout à fait classique pour les sciences sociales, à tel point que Science-Po Paris les a rendu obligatoire pour tous ses étudiants. Et c'est pas du luxe. Ces travaux montrent par exemple que les stéréotypes de genre sont très prégnants à l'école : à niveau égal, les enseignants ont des attentes plus fortes pour les garçons - dont on pense toujours qu'ils en ont "sous le pied" - que pour les filles - toujours perçues comme de bonnes petites travailleuses scolaires qui tournent à pleine capacité ; les sanctions au collège viennent raffermir la construction de la masculinité des garçons.

Il en va de même dans le domaine de la sexualité : le genre des individus ne peut se réduire à leur sexe. Que l'on pense par exemple à la façon dont l'homosexualité féminine est érotisée pour le regard masculin, au point de constituer une catégorie pornographique à part entière : on voit bien que les pratiques sexuelles, loin d'être fixées par une donnée biologique, sont un produit social. Si les femmes sont plus nombreuses à pouvoir se livrer occasionnellement à des pratiques lesbiennes - dans un récent numéro de Place de la Toile, Marie Bergstorm soulignait que sur les sites de rencontre libertins, les femmes se signalaient plus souvent que les hommes comme "bisexuelles" - c'est parce que la sexualité est une construction sociale. Le simple enfermement dans des catégories hermétiques, la bisexualité étant toujours perçues comme un mensonge à soi-même surtout si elle est masculine, témoigne déjà de ce que la société travaille nos comportements sexuels.

Evidemment, rien de tout cela ne trouve grâce aux yeux des intégristes chrétiens. L'objectif de ceux-là est de revenir coûte que coûte à une vision aussi naturalisante que possible de la sexualité. Notamment parce que celle-ci permet de dévaloriser et d'exclure l'homosexualité, bête noire de ce christianisme politique qui se donne à voir de plus en plus dans les médias.




On peut avoir un sentiment de malaise face à ces gesticulations : est-il bien utile de prendre la peine de répondre à des gens qui sont non seulement totalement incompétents à comprendre ce dont ils prétendent parler - comme nous allons le voir dans un instant - mais qui en outre ne constituent qu'un groupe minoritaire au sein de la société et, du moins je fais l'effort de l'espérer, au sein de ce qu'il faut bien appeler la communauté chrétienne ? N'y a-t-il pas une formidable perte de temps à essayer de répondre à des excités qui sont simplement incapables de mettre le nez hors de ce qu'ils croient être la vérité révélée ?

Ce que nous a enseigné l'affaire Piss Christ, ou, du moins, ce qu'elle aurait dû nous apprendre, c'est que ce qui n'est pas défendu finit par être détruit, y compris par des groupes minoritaires mais suffisamment excités pour occuper l'espace public. Personne n'a cherché à expliquer ce qu'était l'oeuvre "Piss Christ" d'Andres Serrano, ce qui a laissé toute la place à la bêtise des intégristes qui n'ont eu aucun mal à convaincre qu'il ne s'agissait que d'une provocation sans valeur dont la perte n'avait pas à être pleuré. Même un défenseur patenté de la liberté d'expression comme Daniel Schneidermann s'est fait avoir : dans un post publié quelques jours après, il moquait la photo en question, oubliant l'offense faite à la plus élémentaire liberté d'expression. Puisque c'est de l'art contemporain et qu'il ne l'apprécie - surtout si c'est de l'art qui se vend... - Daniel Schneidermann pense que tout cela n'est pas très grave... On se demande ce qu'il aurait dit si les mêmes intégristes s'en étaient pris à une oeuvre un peu plus légitime, comme un Caravage, qui, il fut un temps, ne soulevait pas de moins grandes indignations...

Il en va de même pour les théories du genre. la stratégie des intégristes est d'ailleurs la même : pour "Piss Christ", il s'agissait d'imposer une lecture unique de l’œuvre comme un blasphème ou une provocation volontaire, évacuant le sens chrétien et modeste que peut avoir l’œuvre ; pour les théories du genre, il s'agit d'évacuer pas moins que la valeur scientifique des travaux attaqués pour les ramener à une simple question d'opinion ou d'option plus ou moins philosophique, en fait purement personnelles. La lettre de Christine Boutin est particulièrement explicite là-dessus :

Comment ce qui n’est qu’une théorie, qu’un courant de pensée, peut-il faire partie d’un programme de sciences ? Comment peut-on présenter dans un manuel, qui se veut scientifique, une idéologie qui consiste à nier la réalité : l’altérité sexuelle de l’homme et la femme ? Cela relève de toute évidence d’une volonté d’imposer aux consciences de jeunes adolescents une certaine vision de l’homme et de la société, et je ne peux accepter que nous les trompions en leur présentant comme une explication scientifique ce qui relève d’un parti-pris idéologique.

Ce qu'oublie la si fièrement "ancienne ministre", c'est que les travaux qu'elle stigmatise sont le produit d'enquêtes, qu'ils s'agit de résultats scientifiques, les exemples cités ci-dessus en témoignent. Ce qu'elle présente comme la "réalité" butte sur des faits étonnamment réels : il y a une variété de pratiques sexuelles chez les êtres humains qui dépassent très largement ce qu'un représentant de l'enseignement catholique appelle, dans le Figaro, "l'anthropologie chrétienne". Car l'anthropologie est une science, et donc parler d'anthropologie chrétienne est aussi crétin que de parler de "physique chrétienne" ou de "biologie musulmane".

Ce que cache donc cette attaque contre les théories du genre, c'est donc une attaque plus générale contre la science, la raison et, finalement, le plus bel héritage de la modernité. C'est une attaque réactionnaire. Elle se présente sous le masque du respect de la position de la chacun et de la "neutralité républicaine". C'est une attaque néo-réactionnaire.

"Définir la situation" est le mot clef : toutes ses attaques, même émanant de groupes minoritaires, ont pour objectif d'imposer une définition particulière des choses qui, une fois acceptées par des personnes moins convaincues par le cœur du discours intégristes, laisseront ceux-ci donner libre cours à leur haine. "Piss Christ" a été redéfini comme simple provocation. La "théorie de l'évolution" est redéfinie comme une simple hypothèse dont on est pas vraiment sûr, alors que l'évolution est un fait scientifique, confirmé par des milliers de fossiles, d'observations et d'indices, et que les théories de l'évolution, au pluriel, portent sur les explications à donner de ce fait (selon que l'on privilégie, par exemple, la sélection du plus adaptée ou la sélection sexuelle) et sont, elles aussi, solidement argumentées. Une fois que l'on a accepté ce premier message, qui, en invoquant le respect de la liberté de pensée de chacun, se veut présentable, on est amené à reconnaître le bien-fondé du reste de la position intégriste.

La stratégie néo-réactionnaire est complétée par un choix assez subtil des cibles contre lesquelles lancées des offensives : attaquer là où il se trouve peu de personne pour venir défendre les idées que l'on veut abattre. Il s'est trouvé peu de personnes pour défendre l'art contemporain attaqué au travers de "Piss Christ" parce que l'on n'a pas fait assez d'efforts pour diffuser et rendre accessible celui-ci. Les théories de l'évolution sont certes bien diffusées, mais peu de gens ont une connaissance un peu fine de la différence entre un fait et une théorie, et les thèses darwiniennes sont généralement mal connues ou saisies avec des biens importants, souvenez-vous. Avec des arguments un peu pédants, un créationniste peut semer le doute chez quelqu'un qui n'a qu'un très vague souvenir de ses cours de SVT de collège. Voilà pourquoi l'astronomie est, pour les plus motivés des intégristes, la nouvelle frontière : peu de gens connaissaient les démonstrations, parfois anciennes, du mouvement des astres et peuvent se laisser avoir par un discours un peu assuré et d'apparence cohérent même si le contenu est complètement délirant.

Et bien sûr, c'est exactement ce qui se passe avec les théories du genre. Celles-ci sont d'usage essentiellement universitaire, parfois militant du côté des féministes. Elles n'ont fait l'objet d'une vulgarisation au mieux limitée au pire franchement confidentielle. Il faut entretenir une certaine proximité avec les sciences sociales pour avoir été en contact avec elles. Et leur caractère contre-intuitif, leur refus du naturalisme primaire et leur goût pour l'utilisation des situations marginales pour éclairer les problèmes dominants - comme l'étude de la transexualité pour comprendre la construction de toutes les sexualités, y compris "hétéro" - achève de les rendre fragiles à une entreprise de "définition de la situation" menée avec suffisamment de conviction. Et comme il n'y a pas de petits artifices rhétoriques, on va les renommer "théories du gender" parce qu'un terme anglais fait encore plus peur et souligne bien que c'est un truc américain pas bien de chez nous...

Une fois ceci posé, on comprend qu'il est essentiel de prendre la défense des théories du genre contre les attaques des néo-réactionnaires, aussi minoritaires et fermés à la discussion soient-ils. C'est qu'un groupe minoritaire peut avoir un grand pouvoir s'il parvient à imposer sa définition de la situation, encore plus s'il parvient à s'approprier une "neutralité républicaine" dont il ne connait que le nom. Il arrivera toujours un moment où la science sera en désaccord avec les religions. Dans ce cas-là, le devoir d'un Etat qui se veut laïc au point de vouloir en faire le quatrième terme de sa devise nationale sera toujours de trancher du côté de la science. Car ce n'est qu'à cette condition qu'il peut réaliser la sacro-sainte laïcité, cette règle que l'Etat s'impose à lui-même de ne reconnaître aucune religion. On pourrait espérer que Luc Chatel adresse cette réponse à Christine Boutin. On pourrait même rêver que les nouveaux hérauts de la laïcité se manifeste plus ici que pour le moindre bout de tissu qui passe. Mais peut-être que l'on berce d'illusions...
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La rationalité du chauffard

On a les débats enflammés qu'on mérite : en France, ce sont ceux autour des radars et des limitations de vitesse. D'un côté, des associations pour la sécurité routière qui dénoncent le "clientélisme" des élus qui cherche à ménager leur électorat contre les amendes toujours mal vécues, de l'autre, des automobilistes et des représentants qui ont tôt fait de dénoncer le "fascisme" ou le "totalitarisme" des dites associations qui veulent soumettre tout un chacun à un contrôle permanent. Bref, du débat comme on les aime : inaudible. Pourtant, il y aurait quelques choses à en dire, si on prenait la peine de regarder la conduite automobile comme un objet sociologique.

Le débat, s'il a fait grand cas de diverses études scientifiques brandies par l'une ou par l'autre des parties prenantes, s'est en effet cantonné à une discussion statistique pour savoir si, oui ou non, la vitesse est le facteur, ou un facteur, déterminant des accidents ou de la gravité de ceux-ci. D'ailleurs, c'est toute la stratégie de lutte contre l'insécurité routière qui est marqué par ce biais : ses cibles ont été, depuis bien des années, la vitesse et l'alcool. Avec toujours la même idée : il faut que les conducteurs changent de comportements.

Laissons de côté la question de savoir si la vitesse est un facteur de risque ou pas - et à quel moment elle le devient, et dans quelles conditions, etc. Quelque soit la réponse que l'on donne à cette question, la suite est toujours la même : il faut fixer les bonnes normes en matière de conduite - celles qui réduisent les risques - et obliger les conducteurs à les respecter.

La question de la norme et de son respect est pleinement une question sociologique, peut-être l'une des plus classiques qui soit. Mais elle est considérablement appauvrie dans les débats sur la sécurité routière. Le comportement des conducteurs est généralement présenté suivant deux topiques : d'un côté, il serait la mise en œuvre presque aveugle des normes imposées par le code de la route - et ce serait pour certains le comportement idéal, qu'il faudrait obtenir coûte que coûte par la multiplication des contrôles et des sanctions -, de l'autre, il serait l'expression de passions, celles de la vitesse, un magma d'irrationalité où les individus se laisseraient aller à la recherche de leur seul plaisir et de leur seul intérêt : arriver le plus rapidement à destination, faire les kékés en grosse bagnole pour se la péter grave.

Dans un cas comme dans l'autre, on perd de vue le fait que la conduite automobile est une action sociale dans un sens tout ce qu'il y a de plus weberien, c'est-à-dire dont le sens prêté par l'individu est rapporté aux autres. Le conducteur, quel qu'il soit, même le plus soucieux de sécurité routière, ne sera jamais une simple machine à appliquer les règles du code : celles-ci sont générales, et l'automobiliste fait face à des situations particulières où il faut composer et faire des choix en quelques instants. La majorité des contrevenants n'est pas non plus constituée de purs amoureux de la vitesse qui confondent circuits de F1 et routes départementales. Ils se contentent de conduire de la façon qui leur semble la plus appropriée étant données les conditions auxquelles ils font face. "Leur semble" est le point important : leurs décisions ne sont pas les meilleures dans l'absolu, et les erreurs d'appréciation sont monnaie courante, mais la plupart des conducteurs, on peut en faire sans trop de mal l'hypothèse, essayent de faire au mieux.

Autrement dit, comme le défend Patrick Peretti-Wattel dans un article portant précisément sur ce sujet, les automobilistes mettent en œuvre une rationalité cognitive. Ils ont de "bonnes raisons" de faire ce qu'ils font. "Bonnes" de leur point de vue : ils n'agissent pas de façon irrationnelle ou incohérente, et ils peuvent donner des justifications de leurs actes. Ainsi, lorsqu'ils ne respectent pas une règle, comme, disons à tout hasard, une limitation de vitesse, ce n'est pas par folie ou par amour immodéré du risque, mais plus souvent parce qu'ils pensent soit que c'est ce qu'il faut faire - ils s'y sentent contraint par le comportement des autres, par exemple pour effectuer un dépassement - soit qu'il n'y a pas de risques particuliers à le faire. Certains peuvent par exemple penser qu'ils sont moins dangereux en roulant vite sur une autoroute qu'en y roulant doucement. D'autres savent bien que, sur telle ou telle route, le panneau de limitation de vitesse n'a pas de sens parce qu'il n'y a pas vraiment de danger.

Les représentations de la conduite et du bon conducteur ont donc leur importance pour comprendre les comportements routiers. Et ces représentations ne sont pas forcément des rationalisations a posteriori des amoureux de la vitesse : celui qui est obligé de déboîter soudainement pour éviter la petite voiture qui fait du 60 sur la file de gauche de l'autoroute voit bien, de ses propres yeux, que l'on peut être plus dangereux en roulant à une allure plus que modérée plutôt qu'en allant vite. Les certitudes des uns et des autres peuvent très bien s'enraciner dans les expériences les plus concrètes. Une fois de plus, cela ne les rends pas vraies : l'expérience est souvent trompeuse. Si une voiture très lente au milieu d'une route très rapide peut être dangereuse, cela n'implique pas, du point de vue logique, qu'une réduction globale de la vitesse augmente les risques. Mais ce genre d'expériences enracine les croyances et donc les modes de conduite.

Regarder les choses sous cet angle amène à réfléchir sur la façon dont on peut influencer les comportements des conducteurs. On a privilégié jusqu'ici la sanction : radars, amendes, etc. Mais cela se heurte au fait que les individus considèrent, pour la plupart, qu'ils conduisent bien, qu'ils n'ont pas de fautes parce que, même s'ils peuvent reconnaître avoir enfreint la règle, ils avaient quelques bonnes raisons de le faire. Difficile alors d'accepter la sanction, difficile, même, d'accepter d'être surveillé sur le respect d'une règle dont on peut reconnaître la légitimité sans toutefois cesser de percevoir que sa grande généralité exige des aménagements. De là vient la grogne permanente à l'encontre d'une sanction qui ne peut, simplement, être bien comprise. De là aussi son interprétation comme un simple moyen de remplir les caisses de l'Etat.

Ce qu'il faudrait - et cela n'est pas exclusif des radars, automatiques ou pas - c'est appuyer sur d'autres leviers visant à modifier les comportements des individus. C'est à leurs bonnes raisons qu'il faut s'attaquer, et donc aux représentations de ce qu'est un conducteur ou une voiture. Celles-ci, le plus souvent marketées comme des objets masculins - difficile de faire l'économie d'une analyse en terme de genre - témoignant de la force et de la maîtrise (cf. le magnifique exemple ci-dessous : ou comment une voiture peut remplir exactement la même fonction qu'une bonne chaussette roulée en boule dans le calbar), ne sont pas sans lien avec la sous-estimation des risques et la sur-estimation de ses propres compétences.



On pourrait aussi prendre en compte plus sérieusement cette rationalité cognitive des automobilistes : puisqu'ils ont toujours de "bonnes" raisons de faire ce qu'ils font, y compris lorsqu'il s'agit de faire des erreurs ou de prendre des risques inconsidérées, alors il faut leur donner de bonnes raisons de faire des choix mieux adaptées. C'est plus ou moins ce que font les ralentisseurs - ou "gendarmes couchés" comme on les appelle de par chez moi : les gens ralentissent, comme avec un radar, mais râlent sans doute moins ou ressentent moins profondément une injustice. Si les gens ont tendance à rouler trop vite, on peut soit concevoir des routes qui leur permettent de le faire avec le minimum des risques, soit mettre en place des dispositifs qui les amènent naturellement à lever le pied, sans les faire crier à l'injustice. Il y aura toujours des incorrigibles sur qui cela n'aura que peu d'effet, et pour eux la sanction sera toujours possible. Mais ici comme ailleurs, elle n'est pas la seule solution. Nous avons toujours autant de mal à oublier notre marteau de la responsabilité individuelle.
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