Le vrai danger de la télévision

Imaginons un instant que, parvenu à la fin de son expérience, Stanley Milgram ait dénoncé la science en expliquant que celle-ci n'était qu'un avatar du totalitarisme, une nouvelle dictature, un danger pour nous tous. Est-il besoin d'expliquer en quoi cela aurait été ridicule ? C'est pourtant ce à quoi l'on a assisté hier soir sur France 2.


Annoncé depuis des mois, entouré d'une réputation déjà sulfureuse, le documentaire Le jeu de la mort a enfin été diffusé, hier soir, sur France 2. Le message des organisateurs de ce Milgram 2.0 est sans nuance : la télévision nous contrôle et peut nous amener à tuer. Pourtant, à bien y regarder, on peut douter que ce qui a été montré soutienne cette conclusion, surtout si on le compare avec l'expérience originale. Olivier Mauco a brillamment ouvert le feu de la critique - son post est à lire à tout prix - je me permet ici de compléter brièvement.


Tout le propos du film repose dans la comparaison avec l'expérience fameuse menée par Stanley Milgram - et qu'il est inutile que je décrive ici tant cela a été fait depuis quelques semaines dans pratiquement tous les médias imaginables. Le documentaire commence par un discours de la méthode, où l'on nous explique que l'on a adapté au plus proche le dispositif originel, que l'on a la caution de quelques scientifiques, qui publieront les résultats dans des grandes revues, etc. Là dessus, il n'y a pas vraiment de problème : la chose a été bien menée, même si certaines différences affleurent (on y reviendra), et on peut en tirer des conclusions tout à fait intéressantes. Mais celles qui sont mises en avant par la voix-off, dispositif dramatique en soi, sont bien étranges.

Imaginons un instant que, parvenu à la fin de son expérience, Stanley Milgram ait dénoncé la science en expliquant que celle-ci n'était qu'un avatar du totalitarisme, une nouvelle dictature, un danger pour nous tous. Est-il besoin d'expliquer en quoi cela aurait été ridicule ? C'est pourtant ce à quoi l'on a assisté hier : à la toute fin du documentaire, le psychologue qui a assuré le suivit de l'expérience dénonce le fait que tous les candidats qui sont allé jusqu'à la torture ont été nourris aux mêmes émissions de télévision, aux mêmes séries, aux mêmes publicités... Or, peut-on croire que les cobayes de Milgram étaient nourris de sciences, que leurs cours de physique au lycée - là où ils avaient pu croiser des personnes en blouse blanche et au verbe sûr - soient l'explication centrale de leur comportement ? Certainement pas. Sans doute avaient-ils des dispositions bien différentes par rapport à la science. De la même façon, les candidats de La zone Xtrem ont sans doute eu des expériences télévisuelles bien différentes.

C'est là, à mon sens, l'erreur la plus grave du documentaire, qui en fausse les conclusions. La télévision y est abordée comme une totalité, alors qu'elle est extrèmement diverse : les séries ne sont pas la publicité, le ciné-club du dimanche soir n'est pas le débat politique, les cartoons du matin ne sont pas les talk-show de l'access prime-time. Et tout cela est encore pondéré par les différentes conditions de réceptions : qui regarde, avec qui, à quel moment, etc. Qu'importe que les Français, comme le souligne le documentaire dans ses derniers instants, passent beaucoup de temps devant la lucarne si on ne sait pas ce qu'ils regardent ! On ne peut simplement tout mettre dans le même panier.

Mais alors est-ce la télé-réalité ? Pas sûr. Le dispositif de Milgram ne permettait pas de dire que les psychologues en particulier avaient une autorité excessive sur les Américains - la plupart des cobayes ne devaient sans doute même pas savoir précisément ce qu'est un psychologue. Simplement, c'est l'ensemble du dispositif qui les amenait à l'obéissance, et non la seule autorité magique du scientifique : imaginons qu'un scientifique en blouse blanche vous interpelle dans la rue et vous dise "hé, vous, torturez cet homme là-bas !". Il y a peu de chances que vous vous exécutiez, quand bien même ce serait Tania Young et qu'elle vous dirait "c'est pour la télé". La preuve de ce point se trouvait dans le commentaire : une légère modification du dispositif, le retrait de la présentatrice, conduisait la majorité des cobayes à s'arrêter. Pourtant les caméras ne s'arrêtaient pas de tourner, le public ne disparaissait pas, la télévision, autrement dit, était toujours là. C'est donc toute une relation très particulière qui est nécessaire à l'obéissance, et non simplement quelque chose d'aussi vague que la télévision.

L'obéissance s'appuie d'abord sur un mécanisme qui n'a pas été soulevé par la voix off, alors qu'il était identifié par Milgram : c'est l'engagement très progressif, la dépendance au sentier, du cobaye. Une fois qu'il a envoyé les premières décharges, s'arrêter devient extrèmement difficile, pour la simple et bonne raison que cela oblige à reconnaître que l'on a eu tort dès le début. Aller au bout est une ligne d'action cohérente, le refus une remise en cause de soi. Et la présence du public, l'ajout le plus important par rapport à l'expérience originale, celui qui change tout, renforce cet effet : le regard de ces juges élève le coût de l'arrêt.

D'ailleurs, la présence du public introduit un autre effet psychologique qui n'est malheureusement pas soulevé : celui de la déresponsabilisation. Comment ne pas penser à l'effet Kitty Genovese, même si l'on sait que l'anecdote originale a été exagérée ? Lorsqu'un groupe est grand, la responsabilité a tendance à se perdre, les individus ont tendance à la reporter sur les autres. Sans doute, dans le public, certains attendaient-ils que d'autres élèvent la voix, sans doute, si quelqu'un l'avait fait, le cobaye aurait-il trouver là un appui pour son refus - Milgram introduisait d'ailleurs une autre variante intéressante : si un deuxième scientifique venait faire part de ses doutes à celui qui supervisait l'expérience, alors tous les cobayes saisissaient l'occasion pour tirer leur révérence.

Au final, à quoi a-t-on assistait hier soir ? Peut-être à une belle démonstration des limites de la télévision : le documentaire exploite à la perfection tout le langage télévisuel, jusque dans l'utilisation de certaines musiques d'Orange Mécanique pour renforcer l'effet dramatique et le message ; il tombe aussi dans les pièges de ce langage, en préférant une conclusion simpliste à un véritablement questionnement. Le "c'est la faute à la télé" n'est pas à la mesure de l'expérience menée. Celle-ci aurait dû conduire à une réflexion beaucoup plus générale sur les mécanismes de l'obéissance et de la résistance, à un questionnement sur notre capacité à nous extraire de certaines relations tissées précisément pour nous contrôler, et qui sont loin de se limiter au pouvoir du petit écran. Stanley Milgram mettait en scène, dans son expérience, la légitimité de la science, mais c'était pour mieux généraliser à toutes les formes d'autorité, et particulièrement aux légitimités étatiques et politiques. Christophe Nick n'a même pas voulu étendre son propos à l'ensemble des médias : il a préféré le buzz à l'ambition. C'est peut-être cela, le vrai danger de la télévision.

5 commentaires:

Pablo a dit…

Très bon post. Merci.

En réponse à cette remarque :
"Sans doute, dans le public, certains attendaient-ils que d'autres élèvent la voix, sans doute, si quelqu'un l'avait fait, le cobaye aurait-il trouver là un appui pour son refus - Milgram introduisait d'ailleurs une autre variante intéressante : si un deuxième scientifique venait faire part de ses doutes à celui qui supervisait l'expérience, alors tous les cobayes saisissaient l'occasion pour tirer leur révérence."

On trouve sous la plume de Beauvois, la réponse suivante :
"Dans une deuxième variante, la personne qui avait reçu les sujets et leur avait remis le chèque correspondant à leur défraiement intervenait sur le plateau alors qu’ils en étaient à 150 volts pour s’en prendre à l’animatrice et dire que le jeu dérapait, qu’il devenait dangereux et qu’il fallait arrêter. L’animatrice rabrouait l’intruse et reprenait le jeu sans tenir compte de cette intervention. Nous attendions plus de désobéissance dans cette variante dans la mesure où un membre de l’équipe de production venait apporter un support social à la désobéissance et ainsi casser la consistance de l’autorité. Milgram avait observé, nous l’avons rappelé, qu’un second expérimentateur proposant d’arrêter à 150 volts entraînait la désobéissance des sujets au premier expérimentateur désireux de poursuivre. Nous dûmes observer que, même dans ces conditions, 74% des questionneurs se montrèrent obéissants."
http://liberalisme-democraties-debat-public.com/spip.php?article112

Ce qui n'enlève rien au reste des commentaires.

Denis Colombi a dit…

Merci de cette précision. Je me demande : est-ce vraiment équivalent à la procédure de Milgram, dans la mesure où les deux personnes qui discutent n'ont pas tout à fait le même statut ?

Hadjian a dit…

Tout à fait d'accord mais certains scientifiques cautionnent la condamnation de la télévision. Ainsi J.L. Beauvois :
« On est beaucoup plus facilement soumis en 2010 que dans les années 1960 influencées par la contre-culture et l’esprit de révolte. Selon les protocoles de l’expérience de Milgram, on aurait pu s’attendre à un taux bien plus important d’insoumission. Le pouvoir de la télévision a peut-être plus d’autorité que celui de la science. »
http://www.scienceshumaines.com/rencontre-avec-jean-leon-beauvois---on-est-beaucoup-plus-facilement-soumis-aujourd-hui-_fr_24916.html
Or ce n'est pas la même expérience.
Si j'en crois Le Monde magazine du 13/3/10 il y a eu 16 "refusants". Or un autre scientifique, Laurent Bègue, tire des conclusions bien téméraires : "D’après lui, les sujets qui ont résisté à la pression du jeu avaient déjà réalisé (ou étaient prêts à le faire) les actes suivants : signer une pétition, participer à un boycott, une manifestation ou une grève sauvage, occuper des bureaux et usines. Toujours selon ses conclusions, les gens de gauche ont été nettement plus rebelles."
http://www.scienceshumaines.com/torturez-2c-vous-etes-filmes-_fr_24915.html
L'histoire nous apprend que la gauche aussi peut se soumettre à l'autorité d'un Staline ou d'un Mao.
Si l'on admet que l'échantillon est représentatif on pourrait avancer que c'est le contexte qui fait la différence, on sait que les gens de gauche regardent moins TF1 et sont sans doute plus critiques a priori vis-à-vis de la télé-réalité.

Enclume des nuits a dit…

Votre article est intéressant et ne m'étonne pas outre mesure.

Je n'ai malheureusement pas pu voir l'émission. Or, France Télévision ne permet pas de gratuitement et facilement revoir les émissions déjà diffusées, au contraire de M6 et TF1. Ca doit être ça le service public.

Victor Lefèvre a dit…

Votre critique est sévère. Certes, sur la forme, la réalisation sensationnaliste laisse à désirer (tombant dans les travers qu'elle veut dénoncer)

Par-contre, sur le fond, il n'y avait a priori rien d'évident à ce qu'une majorité d'individus reconnaissent la télévision comme autorité légitime pour prescrire l'administration de chocs électriques violents.

Cette expérimentation répond à la question à l'origine de son élaboration : Existe-t-il des individus disposés à commettre un meurtre dans le cadre télévisuel ?

Il est malheureux que le propos final de Beauvois quitte cette problématique pour divaguer sur un "totalitarisme tranquille" mis sur le compte de la télé [assertion qui n'est ici pas argumentée, mais n'est pas pour autant dénuée de sens]. Il est surtout décevant que le débat qui a suivi au lieu d'expliquer le dispositif du jeu télévisuel et le mécanisme de l'obéissance fut un café philosophique dont aucun intervenant ne semble avoir lu Milgram. Mais cela ne peut être tenu rigueur aux producteurs du documentaire et à l'équipe scientifique associée, c'est la chaîne qui a refusé la présence de psychologues sociaux sur le plateau.

Comme l'a signalé Pablo, JL Beauvois effectue ce travail d'explication et répond aux critiques sur son site internet. Par ailleurs, les ouvrages de cet homme font autorité sur la question de l'obéissance et en particulier de ce qu'il a nommé la "soumission librement consentie".

Il est regrettable que ce corpus théorique n'est pas été déployé, tant par C.Nick dans le documentaire que par France 2 dans le débat, mais comme je l'ai lu ailleurs ce documentaire passait en prime time sur France 2 et pas à minuit sur Arte. Comprendre qu'une critique (audible) de la télévision par la télévision est impossible...

Quant à dire que Christopher Nick aborde la télévision comme une totalité c'est une erreur, "le jeu de la mort" cible précisément les jeux tv et la télé-réalité et n'est que l'un des deux volets d'une série documentaire, dont le second Le Temps De Cerveau Disponible retrace l'évolution de la télévision ayant conduit à la télé-réalité.

Tout cela pour dire que si j'ai vu comme vous beaucoup de défauts dans ce documentaire, je l'ai quand même trouvé convaincant dans sa démarche expérimentale (mais peut-être étais-je déjà convaincu avant de le visionner ?)

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