Eric Fassin signe un excellent article sur le début de polémique à propos du film L'autre Dumas. Rappel des faits : Alexandre Dumas était métis - dans le monde anglo-saxon, il est d'ailleurs souvent présenté comme un auteur noir - ce que n'est assurément pas son interprète, Gérard Depardieu. S'ensuit la question évidente, peut-on accepter qu'un Blanc joue un rôle de Noir ? Voici mes propres réflexions, avec un peu de sociologie économique dedans. Car derrière cette affaire, il est aussi question de concurrence et de marché du travail.
Qu'un acteur joue le rôle d'un personnage auquel il ne ressemble absolument a longtemps été la norme. C'est ce que rappelle Benoît Laplante dans un article consacré aux carrières professionnelles des comédiens [1]. A l'époque de Shakespeare, par exemple, les rôles féminins étaient joués par des hommes. Plus que cela, le système alors en place était celui des emplois : chaque comédien se voyait attribué, au début de sa carrière, un type de rôle : premier amoureux, première amoureuse, soubrette, duègne, petit marquis, etc. Ce rôle était conservé en principe jusqu'à la retraite, les auteurs eux-mêmes les utilisant pour dérouler leurs intrigues. La ressemblance n'avait que peu d'importance : dans une pièce donné, au sein d'une troupe, chacun prenait le rôle correspondant à ses habitudes. La concurrence entre comédien n'intervenait qu'au moment où la troupe recrutait un nouveau comédien - elle était donc toujours extérieure à celle-ci.
Dans ce système, le choix d'un acteur Blanc pour jouer le rôle d'un personnage Noir n'aurait choqué personne. Et les traces de ce système se retrouvent encore au XXème siècle, alors qu'il a été pourtant remplacer, progressivement, par une convention naturaliste qui cherche à renforcer l'effet de réel. Le fait que Orson Welles ait joué le rôle titre de son adaptation d'Othello ne pose pas de problème : pour les grands rôles classiques, on comprend bien que c'est l'interprétation qui compte. D'autres cas moins glorieux ont malheureusement existé, comme les Minstrel Shows américains, ces spectacles où des Blancs grimés se moquaient des Noirs qui subsistèrent jusque dans les années 50.
Mais cela est resté limité à certains rôles issus du théâtre classique, et il n'est pas sûr que si un grand acteur Blanc réclame aujourd'hui le rôle du Maure de Venise, il ne rencontre pas quelques résistances ou quelques interrogations. La convention naturaliste qui s'est imposé, notamment par et dans la télévision et le cinéma, exige en effet une ressemblance entre l'acteur et son personnage. Il n'y a qu'à voir l'effort de Joan Sfar de présenter un acteur qui ressemble un tant soit peu à Gainsbourg. Cela ne veut pas dire que cette concordance est systématique, mais lorsqu'un réalisateur fait le choix d'enfreindre cette règle, c'est généralement avec une idée plus précise que simplement trouver un bon acteur pour un rôle. Ainsi le choix de faire jouer Bob Dylan par six acteurs différents dont une femme et un Noir dans le film I'm not there est un choix artistique visant à faire passer un message supplémentaire.
Il n'a va pas de même pour le cas de Dumas. La défense du choix de Gérard Depardieu ne se fait pas en ces termes : elle vise plutôt à dire qu'il n'y a rien de plus naturel, parce que la couleur de peau n'a pas grande importance ici, ou parce que Alexandre Dumas n'était pas si Noir que ça. Mais pourtant, si le choix avait été fait de donner le rôle de Victor Hugo à disons Isaach de Bankolé, n'y aurait-on pas vu au moins un choix artistique particulier à discuter ? Si cette défense est possible, c'est parce que la convention décrite par Benoit Laplante admet une exception : un acteur joue généralement un rôle qui lui ressemble, sauf s'il est un homme Blanc, dans ce cas-là, il peut (presque) tout jouer. La couleur Blanche est considéré, comme souvent, comme la couleur par défaut...
Or, cela n'est pas sans importance : la convention naturaliste, comme celle qui avait cours précédemment, structure le marché du travail des comédiens. Elle signifie en effet que le nombre d'opportunité d'un comédien n'est qu'une petite fraction de l'offre globale : la concurrence autour d'un rôle est limité aux acteurs présentant certaines caractéristiques. Si la couleur Noire est une caractéristique qui exclut de plus de rôles que la couleur Blanche, il y a sans doute un problème. C'est d'autant moins anodin lorsque l'on a en tête la façon dont se construisent les carrières dans le cinéma [2] : les individus passent certes d'un contrat à l'autre sans qu'une organisation centrale impose une forme à leurs parcours, mais, de fait, par le jeu des appariements, ils passent d'un marché à l'autre. Pour qu'un film soit réussi, c'est-à-dire soit un succès, il faut rassembler différents individus - acteurs, réalisateurs, autres professionnels - qui soient tous situés au même niveau d'une hiérarchie implicite. Le seul moyen de gravir ces échelons est d'avoir accès à des postes avec des "grands" : de fait, si les meilleurs rôles sont plus difficiles à avoir pour certaines catégories d'acteurs, ceux-ci peuvent être durablement exclus...
On dira peut-être que j'exagère à partir d'un seul cas, et que je sur-interprète. Peut-être. Mais on ne peut s'empêcher de se poser la question : il existe aujourd'hui des rôles quasiment réservés aux Noirs, aux Arabes, aux Maghrébins ; on attend d'eux, en tant qu'acteurs, certains types de jeux, certains types de rôles bien particulier. Tandis que les Blancs ont accès à un champ de rôle beaucoup plus vaste. L'affaire "Depardieu-Dumas" joue peut être bien ici un simple effet de loupe sur une situation plus globale. En tout cas, il aurait été facile d'éviter la polémique en faisant le même choix d'acteur : assumer cette rupture de la convention naturaliste comme un geste d'auteur, d'artiste, doté d'une intention et d'un sens. Il semble bien que ce ne soit pas le cas, mais un simple retour du refoulé.
[1] Benoît Laplante, "L'étude des carrières professionnelles comme production individuelle. La structure du marché du travail des comédiens", in Pierre-Michel Menger (dir.), Les professions et leurs sociologies, 2003
[2]Faulkner, R. R. et Anderson, A., "Short-term projects and emergent careers : evidence from Hollywood", American journal of sociology, 92, 1987, p. 879-909.
Qu'un acteur joue le rôle d'un personnage auquel il ne ressemble absolument a longtemps été la norme. C'est ce que rappelle Benoît Laplante dans un article consacré aux carrières professionnelles des comédiens [1]. A l'époque de Shakespeare, par exemple, les rôles féminins étaient joués par des hommes. Plus que cela, le système alors en place était celui des emplois : chaque comédien se voyait attribué, au début de sa carrière, un type de rôle : premier amoureux, première amoureuse, soubrette, duègne, petit marquis, etc. Ce rôle était conservé en principe jusqu'à la retraite, les auteurs eux-mêmes les utilisant pour dérouler leurs intrigues. La ressemblance n'avait que peu d'importance : dans une pièce donné, au sein d'une troupe, chacun prenait le rôle correspondant à ses habitudes. La concurrence entre comédien n'intervenait qu'au moment où la troupe recrutait un nouveau comédien - elle était donc toujours extérieure à celle-ci.
Dans ce système, le choix d'un acteur Blanc pour jouer le rôle d'un personnage Noir n'aurait choqué personne. Et les traces de ce système se retrouvent encore au XXème siècle, alors qu'il a été pourtant remplacer, progressivement, par une convention naturaliste qui cherche à renforcer l'effet de réel. Le fait que Orson Welles ait joué le rôle titre de son adaptation d'Othello ne pose pas de problème : pour les grands rôles classiques, on comprend bien que c'est l'interprétation qui compte. D'autres cas moins glorieux ont malheureusement existé, comme les Minstrel Shows américains, ces spectacles où des Blancs grimés se moquaient des Noirs qui subsistèrent jusque dans les années 50.
Mais cela est resté limité à certains rôles issus du théâtre classique, et il n'est pas sûr que si un grand acteur Blanc réclame aujourd'hui le rôle du Maure de Venise, il ne rencontre pas quelques résistances ou quelques interrogations. La convention naturaliste qui s'est imposé, notamment par et dans la télévision et le cinéma, exige en effet une ressemblance entre l'acteur et son personnage. Il n'y a qu'à voir l'effort de Joan Sfar de présenter un acteur qui ressemble un tant soit peu à Gainsbourg. Cela ne veut pas dire que cette concordance est systématique, mais lorsqu'un réalisateur fait le choix d'enfreindre cette règle, c'est généralement avec une idée plus précise que simplement trouver un bon acteur pour un rôle. Ainsi le choix de faire jouer Bob Dylan par six acteurs différents dont une femme et un Noir dans le film I'm not there est un choix artistique visant à faire passer un message supplémentaire.
Il n'a va pas de même pour le cas de Dumas. La défense du choix de Gérard Depardieu ne se fait pas en ces termes : elle vise plutôt à dire qu'il n'y a rien de plus naturel, parce que la couleur de peau n'a pas grande importance ici, ou parce que Alexandre Dumas n'était pas si Noir que ça. Mais pourtant, si le choix avait été fait de donner le rôle de Victor Hugo à disons Isaach de Bankolé, n'y aurait-on pas vu au moins un choix artistique particulier à discuter ? Si cette défense est possible, c'est parce que la convention décrite par Benoit Laplante admet une exception : un acteur joue généralement un rôle qui lui ressemble, sauf s'il est un homme Blanc, dans ce cas-là, il peut (presque) tout jouer. La couleur Blanche est considéré, comme souvent, comme la couleur par défaut...
Or, cela n'est pas sans importance : la convention naturaliste, comme celle qui avait cours précédemment, structure le marché du travail des comédiens. Elle signifie en effet que le nombre d'opportunité d'un comédien n'est qu'une petite fraction de l'offre globale : la concurrence autour d'un rôle est limité aux acteurs présentant certaines caractéristiques. Si la couleur Noire est une caractéristique qui exclut de plus de rôles que la couleur Blanche, il y a sans doute un problème. C'est d'autant moins anodin lorsque l'on a en tête la façon dont se construisent les carrières dans le cinéma [2] : les individus passent certes d'un contrat à l'autre sans qu'une organisation centrale impose une forme à leurs parcours, mais, de fait, par le jeu des appariements, ils passent d'un marché à l'autre. Pour qu'un film soit réussi, c'est-à-dire soit un succès, il faut rassembler différents individus - acteurs, réalisateurs, autres professionnels - qui soient tous situés au même niveau d'une hiérarchie implicite. Le seul moyen de gravir ces échelons est d'avoir accès à des postes avec des "grands" : de fait, si les meilleurs rôles sont plus difficiles à avoir pour certaines catégories d'acteurs, ceux-ci peuvent être durablement exclus...
On dira peut-être que j'exagère à partir d'un seul cas, et que je sur-interprète. Peut-être. Mais on ne peut s'empêcher de se poser la question : il existe aujourd'hui des rôles quasiment réservés aux Noirs, aux Arabes, aux Maghrébins ; on attend d'eux, en tant qu'acteurs, certains types de jeux, certains types de rôles bien particulier. Tandis que les Blancs ont accès à un champ de rôle beaucoup plus vaste. L'affaire "Depardieu-Dumas" joue peut être bien ici un simple effet de loupe sur une situation plus globale. En tout cas, il aurait été facile d'éviter la polémique en faisant le même choix d'acteur : assumer cette rupture de la convention naturaliste comme un geste d'auteur, d'artiste, doté d'une intention et d'un sens. Il semble bien que ce ne soit pas le cas, mais un simple retour du refoulé.
[1] Benoît Laplante, "L'étude des carrières professionnelles comme production individuelle. La structure du marché du travail des comédiens", in Pierre-Michel Menger (dir.), Les professions et leurs sociologies, 2003
[2]Faulkner, R. R. et Anderson, A., "Short-term projects and emergent careers : evidence from Hollywood", American journal of sociology, 92, 1987, p. 879-909.
7 commentaires:
"Si la couleur Noire est une caractéristique qui exclut de plus drôle que la couleur Blanche" : lapsus ? Je pense que vous vouliez dire "de plus de rôle"...
Et aussi un peu plus bas : "appariements" et non "apperiements"
Merci pour cet article !
Merci ! Des défauts d'écrire après une dure journée de travail (où l'on n'a fait qu'écrire en plus)
"une situation plus global" globale plutôt?
Article très intéressant. Merci.
Plutôt que métis, Dumas était quarteron - et de l'aveu de tous, surtout dans sa jeunesse, sa "négritude" était bien peu perceptible pour ceux qui l'ignoraient, préjugés du monde anglo-saxon or not.
Attribuer son rôle à un acteur à peau foncée aurait donc été un geste "militant", dont le résultat aurait probablement été de le détourner de son thème original : la "négritude" en littérature, pas en gènes. En l'occurrence, je trouve qu'il n'y a pas grand-chose à assumer (d'autant que ses cheveux crépus ont été "respectés").
Ca n'empêche pas que le reste de votre message reste valable. Mais je m'étonne qu'on le brandisse pour Dumas, alors que personne n'a protesté quand il y a quelques années Angelina Jolie (Blanche, mais femme) s'est tartinée de fond de teint pour incarner Mariane Pearl... [A quoi il faut ajouter que c'est plus facile pour un maquilleur de foncer la peau que de la "blanchir"].
Enfin, je crois surtout que si Depardieu a été choisi (ce qui suffit à me dégoûter d'aller voir l'opus), c'est parce qu'il est "bankable". Comme Orson Welles, comme Frédérick Lemaître, comme A. Jolie donc... et comme bien peu d'acteurs "typés". La preuve : Tomer Sisley a bien joué Largo Winch.
J'aurais du préciser que je n'ai pas vu le film, et que d'ailleurs je n'ai pas l'intention d'aller le voir. Je ne supporte plus Depardieu depuis... en fait, je crois que le seul film où je le supporte, c'est Le Viager, et je ne lui ai jamais pardonné Cyrano.
Pour ce qui est d'Angelina Jolie, je me demande s'il n'y a pas un effet "on ne va critiquer un film à propos d'une victime du terrorisme", mais bon, je n'ai pas d'élément à verser au dossier. Et je me demande s'il n'y a pas eu des réactions aux Etats-Unis.
Moi non plus je ne lui ai jamais pardonné Cyrano (ni au choeur antique de ses admirateurs bêlants)... Dans mes bras !
Pour Mariane Pearl, autre élément : l'intéressée elle-même avait donné sa bénédiction à l'actrice.
Personnellement, j'ai été plus bouleversé par l'interprétation de James West par Will Smith dans Wild Wild West.
Enregistrer un commentaire
Je me réserve le droit de valider ou pas les commentaires selon mon bon plaisir. Si cela ne vous convient pas, vous êtes invités à aller voir ailleurs si j'y suis (indication : c'est peu probable).