Un nouveau tag est rentré dans la blogosphère des sciences sociales par Fr. : après les « six choses que vous ne savez pas... » et le « why blog », il s'agit de donner une liste de six livres qui vous représente. Moi, ce genre de chose, je n'y peux rien, j'aime bien – c'est mon côté maussien, don, contre-don, tout ça. Et en plus, là, il est question de ce qui se rapproche le plus chez moi d'une religion : les livres. Du coup, j'avoue, j'ai réclamé que l'on me passe le shimlblick, ce qu'a fait très sympathiquement Fr. par mail.
Je l'avoue : je suis aux les libraires ce que les gourmands sont aux pâtissiers et ce que les bricoleurs du dimanche sont aux quincailleries et aux pharmacies (attention, une référence culturelle se cache dans cette remarque, saurez-vous la retrouver ?). J'aime les livres d'une façon immodérée, et j'ai beaucoup de mal à me contenter des emprunts à la bibliothèque. Il y a des livres qu'il faut posséder. C'est comme ça. Ne serait-ce parce que je souligne beaucoup et que je trimbale mes bouquins un peu partout. Un livre usé est plus beau qu'un livre neuf, mais seulement si c'est vous qui l'avez usé.
Six livres qui me représentent donc. Mais ça veut dire quoi « représenter » ? Est-ce seulement des livres que j'aime bien ? Ou est-ce que ce doit être un échantillon représentatif des livres que je lis ? Ou bien est-ce que leur contenu doivent renvoyé au moins métaphoriquement à ma personnalité ou à ce que je crois être/veut faire croire que je suis ? La question est floue et je suis définitivement formaté à faire des dissertations – analyser les termes du sujet, tout ça, tout ça.
Du temps de mon ancien blog – vous ne l'avez pas connu, ne cherchez pas – j'avais formulé une théorie : celle de l'existence des « livres qui rendent moins con », c'est-à-dire de livres dont la lecture vous rend définitivement plus intelligent. J'avais ajouté qu'il existait deux sous-catégories : d'une part, les livres qui vous ont rendu plus intelligent, et qui sont donc liés à votre expérience et à votre histoire personnelle, et d'autre part, les livres que vous aimeriez faire lire aux autres c... aux autres personnes. Le choix de ces livres est sans doute représentatif de quelque chose, aussi je vais donner deux livres de la première catégorie et deux livres de la deuxième catégorie. J'y ajoute deux livres que j'aime bien et ça devrait plus ou moins répondre à la question (et ça me fait trois parties avec deux sous-parties chacune, c'est équilibré, et je suis content).
1. Les livres qui m'ont rendu plus intelligent
Voyage en grande bourgeoisie, de Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot :
Ma vocation sociologique vient en grande partie de la lecture de ce «jounal d'enquête », réflexion à la fois épistémologique et méthodologique sur le métier de chercheur. Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot (pour ceux qui se posent la question, oui, ils sont bien en couple, et ils montrent même que ce fut là un avantage pour leurs enquêtes, comme quoi, l'homogamie sociale a aussi du bon...) ont longuement travaillé et travaillent toujours sur la bourgeoisie, défendant l'idée, contre-intuitive s'il en est, qu'il s'agit là de la dernière des classes sociales, qui n'a rien perdu de sa puissance, bien au contraire. Mais si, souvenez-vous.
Mais ce n'est pas de cela dont il est question dans ce Voyage en grande bourgeoisie. Cet ouvrage fascinant propose un retour reflexif sur l'enquête menée, dans la définition la plus large de celle-ci. Loin de se contenter des problèmes méthodologiques classiques – comme la relation entre l'enquêteur et l'enquêté ou l'implication dans son objet d'étude – le couple de sociologue parle longuement d'une phase trop rarement abordée du métier de sociologue : la diffusion des résultats de recherche, en particulier auprès du grand public, ce qui oblige toujours à passer par les médias. Or, c'est là une obligation pour toute science sociale de diffuser ses résultats car, argumentent Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, c'est ainsi que l'on peut la « valoriser », c'est-à-dire montrer son utilité – ce qui, dans d'autres domaines, se fait par exemple, par le dépôt de brevet. Du fait de la fascination exercée par les grandes fortunes, leurs différentes enquêtes ont trouvé un certain écho, ce qui leur a donné la possibilité de participer à différentes émission de radio ou de télévision. Les deux sociologues explorent les difficultés et incompréhension qui gênent le dialogue entre journalistes et scientifiques, mettant à jour les possibilités d'un travail commun on ne peut plus essentiel.
A l'époque où je l'ai lu, c'est-à-dire en première année de mon diplôme/master « au carré » (private joke), je n'aimais pas la sociologie, qui me semblait faire des affirmations gratuites sur la base de pas grand chose. La description minutieuse du travail d'enquête nécessaire à des constructions théoriques que je connaissais déjà – j'avais lu Sociologie de la bourgeoisie en licence – m'a fait changé d'avis, et a très largement contribué à mon goût pour la méthodologie et l'épistémologie. En un mot, j'en suis ressorti meilleur. Et ma position actuelle d'enseignant et le plaisir que je prend à transmettre ce que j'ai mis tant de temps à comprendre doit sans doute beaucoup à cet ouvrage.
Invitation à la sociologie, de Peter L. Berger
Depuis que j'ai lu cet ouvrage, je nourris une passion franche et entière pour les « anti-manuels », ou les « anti-text » comme les appellent les anglo-saxons (par opposition, donc, à « textbook »). Les manuels proposent généralement une approche de la discipline qui se veut exhaustive et pratique, articulant généralement les mêmes pièces dans un ordre proche : histoire/définition de la discipline, classiques, grands courants ou grandes approches, parfois grand thèmes ou domaines de recherche... Ils s'adressent essentiellement aux étudiants désireux de réviser et de réussir leurs examens ou aux enseignants et chercheurs ayant besoin d'un pense-bête. Les anti-manuels ont une autre ambition : ils veulent vous apprendre à penser comme des sociologues. Ils sont moins soucieux de vous introduire à un champ de recherche qu'à vous faire comprendre la discipline peut vous apporter dans votre façon de voir le monde. C'est ce que veut dire Peter Berger en présentant la sociologie comme une discipline humaniste : en nous permettant de mieux comprendre les sociétés humaines, elle peut simplement nous rendre meilleur.
En outre, les anti-manuels sont, au contraire des manuels, des ouvrages partisans et qui s'affirment comme tels. Ils défendent une conception de la discipline plutôt que d'essayer, souvent laborieusement, de faire une place à des approches douteuses (mais cessez de regarder dans cette direction !). Évidemment, cela demande une certaine honnêteté, l'auteur se devant de préciser et surtout d'expliquer ses choix. Cela a l'avantage de montrer une pensée en action, une science vivante et chaude, plus proche de l'activité du chercheur que la présentation très « science froide » des approches et des théories comme des ensembles séparées, peu compatibles, et finalement sans réelles justifications si ce n'est une adhésion quelque peu arbitraire.
L'ouvrage de Berger est d'une clarté étonnante, le genre de livre que vous voudriez avoir découvert plus tôt parce qu'il vous aurait épargner bien des prises de tête sur des ouvrages moins clairs. Il explique avec beaucoup de pédagogie et pas mal d'humour non seulement ce qu'est la sociologie – regard particulier portée sur le monde et les phénomènes, prenant garde au rapport entre individus et sociétés – mais expose en outre les différents points de vue que l'on peut adopter – l'homme dans la société, la société dans l'homme, la société comme mise en scène – et la façon dont ils sont liés entre eux. Il n'hésite pas à se frotter aux questions philosophiques et morales que soulèvent ce point de vue, sans pour autant les confondre avec celui-ci, ce qui est quand même bien agréable.
Pourquoi cet ouvrage figure-t-il dans cette liste ? C'est parce que j'en ai retiré la très forte conviction que c'est comme cela que doit s'aborder la sociologie : comme une façon de penser le monde, de le penser mieux, avec plus de justesse et surtout plus de compréhension quant aux actions des autres. La sociologie ne vaut pas seulement par les résultats d'enquête qu'elle produit – tout à fait essentiels mais qui ne conservent leur pertinence qu'un temps – mais par les outils théoriques qu'elle met à notre disposition pour voir le monde autrement, pour nous le rendre étranger afin que nous soyons capable de mieux l'appréhender. Ce qui compte , c'est ce que Charles Wriht Mill a appelé, dans un autre anti-manuel, « l'imagination sociologique ». J'en ai modifié en conséquence ma pratique enseignante – et je la réajuste à chaque fois que je relis Invitation à la sociologie ou que je découvre un nouveau anti-manuel – mais aussi ma façon de concevoir ma discipline de prédilection.
2. Les livres que je voudrais faire lire aux autres
Watchmen, d'Alan Moore et de Dave Gibbons :
Il y a toutes sortes de bonnes raisons de vouloir faire lire le plus admirable des comics – avec le Sandman de Neil Gaiman – aux autres. La première est qu'un réalisateur a décidé d'en faire un film, et qu'il est toujours bon de connaître l'original avant d'aller voir la copie – histoire de comprendre, par exemple, que le choix de Jennifer Garner pour jouer Elektra figure dans le top ten des plus mauvaises idées cinématographiques de tous les temps. La deuxième raison est que le réalisateur en question est Zack Snyder, qui s'était illustré en gâchant le style dynamique de Frank Miller à grand coup de ralentis inutiles dans 300 et en accentuant l'aspect politiquement guerrier sans subtilité de l'original. Il est en partie pardonné par le fait que, depuis, Frank Miller a montré qu'il pouvait faire pire avec une exécrable version du Spirit qui perd tout le charme de son modèle, en faisant du héros très middle-class de Will Eisner une espèce de demi-dieu vengeur empoté dans une réalisation particulièrement lourde. Bon, et aussi parce que les bandes-annonces du film patatent bien.
Mais je m'égare. Lire Watchmen est aussi une formidable occasion de réviser l'intégralité de ses préjugés concernant (dans le désordre) la bande-dessinée en général, les comics en particulier, les super-héros, les gens qui portent une barbe démesurément grande, les héros en général, la justice, l'enfance, la politique, la science-fiction, les hommes bleus. Parfois qualifié du terme inutile de « roman graphique », alors que bande-dessinée ou comics est quand même plus clair, Watchmen propose de découvrir des Etats-Unis uchronique où quelqu'un aurait pris un peu trop au sérieux le premier Superman, lançant ainsi la mode des héros costumés. Jusqu'à ce que ceux-ci soient interdits au moment où se pose la question – qui traverse tout l'ouvrage et dont le contenu politique ne saurait être plus clair – « who wactch the watchmen ? » (« qui garde nos gardiens ? » ou « qui nous gardera de nos gardiens ? ») ? Jusqu'au moment où, en 1985, un mystérieux tueur commence à s'en prendre aux anciens héros. Au travers d'une galerie de personnage superbement pathétiques et pathétiquement superbes, Alan Moore explore à la fois l'esprit propre des comics et des super-héros, en dressant la critique la plus juste et la plus radicale, et des problèmes particulièrement politiques sur la question du pouvoir et de son utilisation – peut-on accepter n'importe quel pouvoir ? Un objectif juste autorise-t-il à tout faire ? Des questions magnifiquement posées mais sans donner de réponses tranchées, sans doute parce qu'il n'y a pas de réponses et que c'est justement là le propos du livre.
Et je ne parle même pas du dessin superbe de Dave Gibbons qui non seulement parvient à s'inscrire et à dépasser toute une tradition graphique – ah ! la combinaison des détails de la vie quotidienne et des décalages des super-héros – mais conserve une modernité étonnante dont les dessinateurs actuels, tant ceux de comics que les européens, feraient bien de s'inspirer : il serait temps pour eux de réapprendre la clarté.
Bref, comme je l'ai suggéré plus haut, à un moment où la bd devient de plus en plus un média de masse, entraînant parfois une nette baisse de la qualité – il suffit de lire un Lucky Luke scénarisé par Laurent Gerra (qui ne sait visiblement pas ce que la bd est avant tout une forme particulière de langage) ou n'importe quelle bd « catégorielle » (et l'exécrable série Les Profs n'est même pas la pire !) pour s'en rendre compte – lire ou relire Watchmen ne peut que nous convaincre que l'on peut être média de masse et intelligent. Espérons simplement que le développement d'Internet n'empêche pas de produire de tels chefs-d'oeuvre, mal adaptés au format blog naissant – qui compte, par ailleurs, son lot d'innovations stimulantes.
L'esprit sociologique, de Bernard Lahire :
Lire Bernard Lahire fait du bien pour toute sorte de raisons. Il fait partie de ces sociologues exigeants, attachés plus que tout à la scientificité de leurs assertions, même s'il n'abandonne jamais l'idée de produire un savoir socialement utile. Tout ses ouvrages sont un appel à la rigueur augmentative, à la solidité empirique et au débat rationnel. De ce fait, il n'hésite pas à attaquer ceux qui se laissent aller à la facilité, que ce soit les plus grands – comme sa fascinante et constructive critique de La distinction de Bourdieu, monument de la sociologie française et mondiale, dans La culture des individus – ou les plus méprisables – la thèse d'Elisabeth Thessier et, par delà, son exécrable directeur de thèse, dans le pénultième chapitre de L'esprit sociologique.
Evidemment, si je met L'esprit sociologique dans cette liste, c'est en partie parce qu'il s'agit encore d'un anti-manuel – cette fois plus particulièrement destinée aux étudiants ayant déjà de bonnes connaissances en sociologie et désirant approfondir, pour se lancer eux-mêmes dans la recherche et les débats qui en sont le coeur par exemple. Là encore, pas de présentation exhaustive des théories et des auteurs, mais un recueil d'article portant sur la pratique de la sociologie – l'interprétation, les données empiriques, etc. - ses dangers – les risques de l'objectivation ou de la métaphore de la construction sociale de la réalité – ses rapports avec d'autres formes de connaissances du social comme la littérature, etc.
Mais si j'ai envie de faire lire cet ouvrage en ce moment, c'est principalement pour l'article intitulé « Prédispositions naturelles ou dispositions sociales ? Quelques raisons de résister à la naturalisation de l'esprit ». Les avancées de la recherche en neurologie sont largement relayées dans la presse avec un enthousiasme qui provoque chez moi une violente chute des membres supérieurs. On nous promet que la connaissance du cerveau va tout expliquer : vos échecs amoureux – mais oui, tout ça n'est qu'une question de chimie ! - vos phobies – vous avez peur des araignées ? C'est la mémoire primitive la coupable ! - vos achats – c'est la partie « irrationnelle » du cerveau qui s'active ! - la religion – inscrite dans notre cerveau, ben voyons ! -, etc. On oublie bien évidemment de préciser les faiblesses de beaucoup de ses avancées, et, surtout, comme le souligne Lahire, leur incapacité à expliquer simplement certaines faits. S'intéressant à tout un courant anthropologique qui réduit la cognition à une pure opération psychologique inscrite dans le cerveau humain, il en met en jour les limites et les arguments soit inutiles soit inacceptables. Ainsi, certains auteurs prétendent expliquer la religion par le fait que l'on trouverait dans le cerveau humains des prédispositions à croire à certaines choses – par exemple, qu'il existe deux classes d'être, profanes et divins. D'une part, les expériences qui tendent à prouver cette hypothèses sont bien fragiles : loin de s'appliquer à des esprits vierges, elles prennent en considération des êtres sociaux qui, même très jeunes, ont déjà connu une apprentissage qui peut leur avoir fait incorporer ces dispositions, qui préexisteraient alors dans la société, les adultes agissant comme si ces deux classes d'êtres existent, et non dans les cerveaux des individus. D'autre part, ces approches en viennent souvent à dire que ce qui est pensé par les hommes est... pensable ! On pouvait se douter que si la religion existe, c'est que ces propositions ne sont pas incompatibles avec le fonctionnement du cerveau humain. Mais cela n'explique en rien pourquoi la religion existe – bien d'autres choses sont pensables ! Si l'argument est évolutionniste, les propositions les mieux adaptées (les plus « séduisantes ») au cerveau humain finissant par s'imposer, on se demande pourquoi il n'y a pas qu'une seule religion... Sinon, ces approches n'expliquent en fait rien des religions telles qu'elles existent, et qui sont des objets historiques, variables d'une époque à l'autre et d'une zone géographique à l'autre.
Dès lors, les sciences sociales classiques, telles que la sociologie ou l'histoire, sont nettement plus heuristiques, permettant d'expliquer pourquoi telle religion existe à tel endroit en prenant en compte les jeux de pouvoirs, les événements singuliers, et les rapports entre les hommes et entre les hommes et leur environnement (au sens le plus large de ce terme). Les capacités cognitives des individus apparaissent dès lors non comme un objet purement biologique, identiques d'un cerveau humain à l'autre, universel, mais bien comme des constructions sociales particulières, incorporés par les individus au cours de leur vie sociale. Mais Bernard Lahire concède que les sciences sociales n'ont pas toujours été complètement convaincante sur ces questions : elles ont certes parfaitement identifié le processus de socialisation, par lequel les individus incorporent différentes dispositions cognitives, mais ne l'ont que trop rarement décrit avec toute l'exhaustivité nécessaire. C'est pourtant ce qui permettrait de comprendre précisément comment se déroule cette incorporation, et donc d'expliquer plus exactement les phénomènes sociaux qui s'y rattachent.
Tout cela est expliqué avec une grande clarté et beaucoup de rigueur, Bernard Lahire prenant la peine de répondre à des recherches et des affirmations précises, dûment citées, avec la rigueur et la nuance nécessaire à l'exercice. Au-delà de l'intérêt évident de ce genre d'article à une heure où la « biologisation » du social pourrait faire son grand retour, à la faveur de quelques psychologues et neurologues trop pressés, cet article, comme l'intégralité de l'ouvrage d'ailleurs, est un modèle de débat scientifique qu'il est bon de limiter. Inutile de dire que cela ferait du bien à certains qui considèrent que la science, c'est quand il n'y a pas de débat et que l'on peut imposer ses avis librement à tout le monde...
3. Les livres que j'aime bien
La rubrique-à-brac, de Gotlib :
Comme tout amateur d'humour froid et glacé, la RAB (pour les intimes) constitue pour moi une bible indépassable. Là-dessus, je vous préviens, je ne vais dire que des banalités : que Gotlib est un génie, incapable de faire un truc qui ne soit totalement déprimant pour tous ceux qui voudrait l'imiter, qu'il a profondément redéfini ce qu'est l'humour mais aussi la place de l'auteur dans la bd, que j'aimerais quand même bien savoir pourquoi des « transat-lantique ».
Lire Gotlib en étant gosse, c'est une chance. Rendons donc hommage un instant à toutes les bibliothèques municipales, les greniers de tatie, les CDI de collège qui nous ont permis de les découvrir à nous qui n'avons eu la chance ni de connaître le mythique Spirou de l'époque Franquin ni le non moins mythique Pilote – et les retours périodiques de ce dernier ne peuvent cacher un sentiment que, quelque part, il manque un maître de la taille de Gotlib.
Small Gods, de Terry Pratchett :
Il n'était tout simplement pas concevable que je fasse une telle liste sans citer au moins une fois Terry Pratchett. Je l'ai déjà dit, s'il y avait un tant soit peu de justice dans ce monde, Pratchett aurait déjà un prix Nobel de littérature ou, au moins, serait aussi connu dans le monde que J.K. Rowling, ne serait-ce que parce qu'il est plus imaginatif et plus audacieux que cette dernière (et aussi parce qu'il n'a pas cédé à la mode des auteurs de littérature de genre de mettre une initiale supplémentaire dans leur nom pour faire comme Tolkien).
Comment présenter Pratchett ? On pourrait dire qu'il est le digne successeur de Jonathan Swift, un satyriste d'un talent étonnant, qui s'autorise tout, et dont l'univers en apparence fantaisiste, croisement étonnant entre la fantasy et la modernité, renvoie en fait en permanence une image à la fois déformée et exacte du notre, dans ses moindres travers et dans toute son absurdité. On pourrait le dire, mais ce serait très réducteur. Car Pratchett, c'est aussi une tortue géante qui avance dans l'espace avec sur son dos quatre éléphants qui portent le « disque-monde », le cheval de la Mort (grand, maigre, PARLE COMME CA) qui s'appelle Dinky, une cité du nom d'Ankh-Morpork dont la principale politique de rénovation urbaine consiste en un incendie régulier, des arts martiaux dont la première règle est « méfiez-vous des petits vieux qui sourient tout le temps », un coffre avec des milliers de jambes qui suit partout son propriétaire, etc. Terry Pratchett est avant tout un humoriste d'un talent rare : on oublie trop facilement que faire rire est beaucoup plus difficile que de faire pleurer. L'émotion est facile : il suffit d'enchaîner les cadavres et les peines de coeur. Le rire au contraire ne peut être que référentiel : on rit parce qu'il y a décalage avec quelque chose de connu. Le rire présuppose donc la maîtrise d'une culture. Ce qui rend les bonnes comédies plus intelligentes que les bonnes tragédies – la capacité à combiner les deux, et Pratchett y parvient dans certains passages fascinant (citons ceux de Peter Door dans The Reaper), étant sans doute le summun du talent.
Mais dans la vaste production de Terry Pratchett, pourquoi avoir choisit Small Gods, me demanderez-vous ? Sans doute parce que je le tiens pour l'un des plus sociologiques de la série Discworld. On y découvre en effet un pays, Omnia, soumis à la toute puissante église du grand dieu Om et à sa très radicale Quisition (je vous laisse découvrir par vous-même la différence entre l'inquisition et l'exquisition). Or, un jeune novice de la Citadelle, le principal lieu de culte, Brutha de son nom (que l'on appelle à un moment Dumb Ox, quand je vous disais qu'il fallait de la culture), se voit contacter par une tortue qui prétend être le fameux grand dieu Om. [Attention : à partir de maintenant commencent les spoilers] Il va peu à peu découvrir deux choses choquantes pour un croyant. Premièrement, les principes de l'église, et même le Septateuque, le livre sacré, ne viennent pas du dieu mais sont des productions humaines, des inventions des prophètes. Om se souvient avoir croisé un prophète – un type sale et à l'air bête marchand seul dans le désert – un jour qu'il se promenait sur une colonne de feu (les dieux ne sont pas des gens comme nous), mais tout ce qu'il lui a dit c'est « hé ! Regarde un peu ce que j'arrive à faire ! ». Toute l'organisation de la société omnienne s'appuie sur des principes soi-disant divins apportés par les prophètes, mais qui ne sont en fait que des productions humaines. Premier pas vers la sociologie : cesser de regarder la société comme la résultante d'une quelconque nécessité – qu'elle soit divine, biologique ou « évolutionniste » - mais comme une production historique et donc en partie arbitraire de l'action des hommes, ce qui ne la rend pas moins contraignante. Deuxième découverte choquante pour Brutha : il est le dernier à croire en Om, ce qui explique que celui-ci soit coincé dans la forme d'une tortue – sur le disque-monde, la puissance d'un dieu est fonction du nombre de ses croyants, et d'ailleurs un dieu n'est jamais autre chose que ce qu'en font les croyants (comment ne pas penser à Marx et à la critique de la religion comme aliénation, c'est-à-dire comme soumission de l'homme à ses propres créations ?). Mais alors en qui croient les fidèles qui se pressent à la Citadelle pour adresser leurs plus urgentes prières ? Ils croient en l'Eglise et surtout à la peur que leur inspire la Quisition. Voilà une métaphore de la cage de fer de Weber : produit par le comportement ascétique des protestants américains, le capitalisme s'impose désormais à tous en dehors de nos croyances religieuses. Métaphore aussi de la construction sociale de la réalité : un fait social peut survivre bien au-delà de ses conditions d'apparition à partir du moment où il rejoint ce qui va de soi. Métaphore, enfin, du rôle du pouvoir et de l'organisation sociale dans le maintien des traits culturels : la culture, qu'elle soit religieuse ou autre, se maintient seulement parce que les relations sociales permettent l'application de ses normes et la transmission de ses valeurs – ici, c'est une « entreprise politique à caractère administratif qui revendique avec succès sur un territoire donné le monopole de la contrainte physique légitime » (Weber encore !) qui assure cette reproduction de la société.
Bref, tout ça pour dire que si d'autres sociologues ou enseignants fan de Pratchett passent dans le coin, je cherche des partenaires pour écrire « Social science of Discworld ».
4. Petit bilan
Alors, sur les six bouquins, nous en avons : trois de sociologie, deux bande-dessinées, un roman. Voilà qui représente assez fidèlement, en terme de proportion, mes pratiques de lecture actuelles – la question m'aurait été posé il y a quelques années, les romans auraient sans doute été sur-représentés. Le fait que je me livre presque systématiquement à des remarques sociologiques montre aussi à quel point un métier et une passion peuvent être prenant et occuper une place importante dans l'esprit d'un individu. Comme quoi, les dispositions, ça s'incorpore bel et bien...
Reste pour moi à transmettre la chaîne à six personnes, suivant le rituel traditionnel. Alors, je vais passer la main à The Global Sociology Blog (parce que j'ai une sympathie naturelle pour les expatriés), Fred & Ben (qui comptent double donc), David (mais il est tout à fait probable qu'il y ait déjà répondu, j'arrive plus à suivre moi, tu postes trop mon gars), Monsieur Rivers (parce que ça fait longtemps quand même), et Brooke Harrington (parce que j'ai découvert son blog récemment que je le trouve vachement bien).
11 commentaires:
Une fois n'est pas coutume, j'ai répondu à la chaine...
A bientôt
Fred de Fred&Ben
Ca date, en effet: http://davveld.over-blog.com/article-1521615.html
Je vais essayer de rafraîchir cette liste dans les prochains jours (et puis, à l'époque, il n'en fallait que 5... maudite inflation !!!)
"Un livre usé est plus beau qu'un livre neuf, mais seulement si c'est vous qui l'avez usé.
Mais Denis, tu sous-estimes la valeur d'un livre qui aurait appartenu à quelqu'un de connu, je te garantis que si tu avais des livres avec un ex-libris d'un personnage très connu, tu serais ravi de le vendre à 300 000 euros...
Je me permets de ne pas signer étant donné que tu sauras qui parle :-)
Parce que tu oses prétendre que je ne suis pas un personnage connu ? J'en suis outré !
Lahire... sans avoir lu le dernier Lahire, j'ai l'impression qu'après "La distinction" versus "Culture des individus", on passe au "Raisonnement sociologique" versus "Esprit sociologique". Je vais aller voir ça...
Albert
Ah, non justement, pas du tout : s'il y a bien un certain "versus" pour la culture des individus contre la distinction (même si à mon humble avis La Culture des Individus est la plus belle continuation de la Distinction), l'esprit sociologique contient plusieurs hommages sans ambiguité au livre de Passeron. Lahire peut sans doute être considéré comme un passeronien.
Bonsoir,
C'est bien possible et probablement vrai si vous le dites. Toutefois, il faut se méfier de la tendance "papier froissé" de Lahire, un de ses plis ouvant toujours cacher quelque chose d'inattendu. Je commande le bouquin, je vais voir et je vous dis si je partage votre avis. Mais pas tout de suite, là je suis fatigué et... en grève !
Albert
Nous avons un grand maître en commun ^^qui nous a profondément marqué.
A qui vous adressez-vous Christophe ?
Albert
Christophe fait référence à notre passion commune pour ce grand maître que fut Gotlib. D'ailleurs, dans mes fantasmes d'enseignant, utiliser Gotlib en cours occupe une bonne place... Et faire une sociologie de l'humour ne serait pas non pour me déplaire.
Merci. Ne connaissant personne, je ne savais pas qui connaissait qui...
Sinon, tout est possible... mon voisin de bureau utilise bien Félix le chat pour parler de l'ethnométhodologie...
Albert
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