Un commentaire de Nicolas C. sur la note précédente me remet en mémoire deux arguments complémentaires à apporter pour montrer que les pratiques de sociabilité ont une utilité économique non négligeante. Des arguments certes un peu différents de ceux précédemment développés, mais tout aussi importants.
Petit rappel des faits : Xavier Bertrand, en répondant à une question de Jean-Marc Ayrault sur le travail le dimanche opposait d'un côté les français qui veulent travailler – économiquement utiles donc – et de l'autre la gauche qui veut défendre les « tournois de belote, des tournois de fléchettes, des concours de majorettes ou de la pratique de la musculation économiquement inutiles donc. Dans la note précédente, j'essayais de montrer le rôle économique de la partie de belote dominicale en recourant aux théories des réseaux sociaux et du capital social. En y réfléchissant bien, on peut apporter deux arguments complémentaires, même si ceux-ci portent moins nettement sur la belote.
Tout d'abord, si on réfléchit un peu en économiste, il faut noter qu'inciter les individus à une activité donnée – le travail le dimanche – se fait nécessairement au détriment d'autres activités : les ressources, à commencer par le temps, sont limitées, il n'est tout simplement pas possible de tout faire. Or dans les activités dominicales abandonnées, il y a en un certain nombre qui renvoient à la production domestique. La remarque de Xavier Bertrand « j’estime qu’il est aussi nécessaire de respecter les Français qui, aujourd’hui, veulent travailler le dimanche » confond en fait emploi et travail : ce n'est pas parce qu'un travail n'est pas rémunéré (ne s'effectue pas dans le cadre d'un emploi) qu'il n'est pas utile ! Lorsque vous faites le ménage chez vous, vous êtes bel et bien productif. Certes, cette production n'est pas prise en compte dans le PIB du fait du mode de calcul de celui-ci. Mais elle n'en participe pas moins au bien-être de la population. D'ailleurs, un certain président de la république n'avait-il pas lancé une réflexion sur les indicateurs de richesse ?
Cette production domestique est loin d'être négligeable, même si elle est difficile à évaluer. Dans cet article d'Economie et Statistique, écrit par Alain Degenne, Ghislaine Grimier, Marie-Odile Lebeaux, et Yannick Lemel, il est précisé que l'on peut l'estimer entre 40 et 70% du PIB total. Il y est également souligné que, si cette production participe bel et bien au bien-être des ménages, il apparaît en revanche que ce point ne constitue pas la motivation première – loin de là – de ces pratiques, plus dépendantes de la position dans le cycle de vie, des investissements en temps et en sociabilité que demandent ces activités, et du niveau d'instruction (ce qui explique, d'ailleurs, que cette production ne réduise pas les inégalités entre ménages). Partant de là, la suppression du dimanche chômé risque de porter un coup important à ce type de production : même si un autre jour de repos est prévu, le fait qu'il ne soit plus le même pour tous renchérirait le « coût » en sociabilité (plus difficile de se retrouver), ce qui gênerait cette production. Etant donné l'importance de celle-ci, il faudrait réfléchir et évaluer rigoureusement les effets en la matière.
D'une façon plus générale, se pose la question de la production non marchande, dont fait partie la production domestique. On parle de production non marchande lorsque les biens ou les services produits ne sont pas destinés à être vendus sur un marché – c'est-à-dire à être fourni à toute personne disposé à payer le prix demandé – mais sont fournis à titre gratuit ou quasi-gratuit à des personnes en fonction de certains liens sociaux – par exemple aux membres de la famille. Les associations, visées en partie par la remarque de Xavier Bertrand, participent à cette production non-marchande : les Restos du Coeur, par exemple, fournissent des repas à titre gratuit aux personnes en difficultés, c'est-à-dire qui occupent une position particulière de dépendance dans l'ensemble des liens sociaux. Une partie non négligeable des associations assure une production non-marchande (on les considère alors comme des administrations privées) dans des domaines extrêmement variés. Pour ne prendre qu'un seul exemple, dont on reparlera très bientôt qui plus est, dans la production culturelle, les associations et autres structures à but non lucratifs assurent la vie du spectacle vivant, des musiques actuelles, et, d'une façon plus générale, permettent une certaine diversité culturelle.
Une fois de plus, il est question d'un choix : en favorisant la production marchande par le travail le dimanche, on défavorise la production non-marchande, moins de temps pour les activités domestiques et la sociabilité, moins de bénévoles disponibles au même moment. L'une peut-elle facilement se substituer à l'autre ? On peut déjà en douter dans le cas du travail domestique : si certains ménages aisés n'auront aucun mal à recourir au marché pour assurer les activités ménagères et assimilées – ce qui créera peut-être quelques emplois – il n'est pas sûr que tous le puissent avec facilité, et une perte en bien-être est alors possible. Concernant la production associative ou celle de l'économie « sociale et solidaire », il n'est pas non plus assuré que le marché puisse assurer la même diversité de l'offre culturelle – pour ne prendre que ce seul exemple. La structure particulière du marché de la musique a tendance à concentrer la demande autour de quelques « stars », produite par les grandes majors tandis que les indépendants et autres associatifs s'occupent de la découverte des nouveaux talents. Le risque existe donc d'une réduction de la diversité de l'offre si les associations ont du mal à recruter les bénévoles nécessaires à leurs activités.
Un dernier élément devrait être pris en compte : celui des solidarités familiales. Comme l'ont montré les travaux de Claudine Attias-Donfus, celles-ci sont importantes bien que peu visibles et rarement explicites. Jean-Hughes Déchaux parle même d'une « économie cachée ». La parentèle est un réseau qui fournit aux ménages entraide domestique (garde d'enfants, activités ménagères, etc.), soutien relationnel (informations utiles dans la recherche d'emploi, d'un logement, etc.), et transferts financiers (dons plus ou moins formels, aide pour payer le loyer, soutien en cas de difficultés, etc.). Ce faisant, les solidarités famliales contribuent parfois à faire face aux aléas de l'existence, parfois à s'insérer dans la vie économique et sociale. Parfois présentées comme un filet de sécurité privé face au chômage et à la précarité, il est nécessaire de relativiser ses effets redistributifs, qui sont inexistants et peuvent même contribuer aux inégalités sociales, bénéficiant plus aux ménages d'origine aisée par rapport à ceux d'origine modeste.
Comme précédemment, si ces solidarités ne réduisent pas les inégalités, on peut penser que leurs réductions ou leurs limitations amèneraient à une réduction du bien-être des individus et des ménages. Quel rapport avec le travail le dimanche ? S'inscrivant dans le cadre de la famille, ces prestations au sein de la parentèle n'en sont pas moins des échanges. Ils supposent d'entretenir les liens – surtout lorsque ceux-ci doivent être « activés » à certains moments particuliers, comme c'est le cas pour l'aide à l'insertion professionnelle – et de « rendre » ce qui a été donné, même si l'équivalence n'est que rarement exigée. Ainsi, l'aide des parents pour le logement des ménages étudiants va de pair avec des visites régulières des seconds aux premiers. La garde des enfants induit aussi que l'on donne des coups de mains supplémentaires. Ces échanges apparaissent rarement comme tels, souvent parce qu'une période de temps assez longue est laissé entre le don et le contre-don pour que les deux apparaissent comme des actes désintéressés. Mais l'échange n'en est pas moins réel et nécessaire. Dès lors, le travail le dimanche risquerait de distendre certaines des relations familiales les plus éloignés en limitant les occasions de se rencontrer et de se retrouver pour les membres les plus éloignés de la parentèle (et l'on retrouve la force des liens faibles) ou en limitant les occasions de rendre et donc de recevoir.
De l'ensemble de ces remarques, que faut-il retenir ? Essentiellement que le choix de promouvoir le travail le dimanche est moins simple qu'il n'y paraît d'un point de vue strictement économique. Les effets sont plus variés qu'on ne pourrait le penser a priori, et la sociologie est là pour nous permettre, selon la belle expression de Michael Schwalbe, de « voir les connections » (« seeing connections ») et donc de mieux comprendre les conséquences d'une décisions ou d'un événement local sur l'ensemble du système social. Je me suis ici limité au cadre économique, parce que les choses y semblent faussement évidentes, mais on pourrait étendre ces conséquences à d'autres domaines. Tout cela ne condamne pas en soi la décision de favoriser le travail le dimanche, mais invite plutôt à ne pas prendre cette décision à la légère. Il est nécessaire de prendre en compte et donc d'évaluer l'ensemble des conséquences de cette décision. Un travail qui n'est visiblement pas fait par nos hommes politiques, d'un côté comme de l'autre d'ailleurs, préférant s'en tenir à des formules très générales. Il serait temps d'élever un débat qui est loin d'être trivial.
Jouer à la belote... Deux arguments complémentaires
Jouer à la belote est-il économiquement inutile ?
M. Jean-Marc Ayrault. Monsieur le président, monsieur le Premier ministre, le Président de la République a fait du travail dominical un « marqueur politique ». On ne saurait mieux dire. C’est effectivement la marque de la solitude du Président qui s’accroche à ce projet refusé par la société tout entière. (Applaudissements sur plusieurs bancs des groupes SRC et GDR. – Exclamations sur les bancs du groupe UMP.)
C’est le symbole d’une vision archaïque qui remet en cause l’un des droits les plus anciens de l’histoire humaine : le repos dominical. (Exclamations sur les bancs du groupe UMP.)
Cet acharnement est l’expression de conceptions mercantiles où le travail et la consommation écrasent tout : les droits sociaux, la vie familiale, les engagements associatifs, culturels ou spirituels. (Exclamations sur les bancs du groupe UMP.
[...]
M. Xavier Bertrand, ministre du travail, des relations sociales, de la famille et de la solidarité. Monsieur le président, monsieur le président Ayrault, ce qui serait un progrès, c’est que le groupe socialiste renonce en permanence à son obstruction parlementaire ! (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP. – Vives protestations sur les bancs du groupe SRC.)
Ce qui serait un progrès, c’est que vous renonciez à défendre 4 400 amendements, dont dix seulement portent sur le fond du texte ! (Exclamations sur les bancs du groupe SRC.)
Ce qui serait un progrès, c’est de dire la vérité aux Français ! Les amendements que défendra le groupe socialiste lors de ce débat tendront tout simplement à invoquer la sauvegarde du droit au bonheur des tournois de belote, des tournois de fléchettes, des concours de majorettes ou de la pratique de la musculation ! (« Bravo ! » et applaudissements sur les bancs du groupe UMP. – Protestations sur les bancs du groupe SRC.) Voilà ce que sont les propositions du groupe socialiste, monsieur Ayrault ! (Exclamations sur les bancs du groupe SRC.) Voilà pourquoi les amendements que vous défendrez sur ce texte viseront à soumettre les dérogations à l’avis du club d’échecs local, du club de natation ou d’arts martiaux ! Il est vrai que c’est plus facile à obtenir comme avis que celui du Conseil national du parti socialiste ! (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP. – Protestations sur les bancs du groupe SRC.)
Résumons les choses calmement : Jean-Marc Ayrault, membre de l'opposition, critique le projet du « travail le dimanche » invoquant la cité domestique – c'est-à-dire, ici, la solidarité entre les hommes – et la cité civique – le bien commun, et Xavier Bertrand lui répond en évoquant un autre mode de justification, en fait deux autres cités au sens de Boltanski et Thévenot [1] (pour tout savoir sur ces deux auteurs, lire cette note), la cité marchande – c'est-à-dire la justification par la liberté du marché – et la cité industrielle – celle de l'efficacité.
Les types d'argumentation utilisés par les hommes politiques doivent être pris en considération, contrairement à une certaine tradition ancienne et aujourd'hui un peu dépassée, de la sociologie et de la science politique. C'est ce que rappelait avec beaucoup de justesse Cyril Lemieux dans sa chronique radio du 9 décembre dernier. L'affrontement autour du travail du dimanche nous permet de mieux comprendre pourquoi, par exemple, les groupes de gauche en viennent à défendre ce qui peut apparaître comme une tradition et un privilège religieux – est-il utile de préciser les origines du dimanche chômé ? - apparemment à l'encontre de leurs traditions progressiste et laïque. C'est qu'il se réfère à des principes de justice qui leur sont anciens, le bien commun et la solidarité, face à des principes tout aussi caractéristiques de la droite, le marché et l'industrie. Rien de nouveau sous le soleil sur ce plan-là.
Xavier Bertrand oppose, de façon rapide mais néanmoins claire, deux groupes sinon d'individus au moins de pratiques. D'un côté, du « bon », ceux qui veulent travailler, produire, être économiquement utiles, de l'autre ceux qui se consacrent ou désirent consacrer du temps à des activités visiblement d'un faible intérêt : « des tournois de belote, des tournois de fléchettes, des concours de majorettes ou de la pratique de la musculation ! ». Pour s'en convaincre, il suffit de lire un peu plus loin dans le compte-rendu de la séance :
M. Xavier Bertrand, ministre du travail. Si je respecte le droit d’amendement, j’estime qu’il est aussi nécessaire de respecter les Français qui, aujourd’hui, veulent travailler le dimanche.
Il y aurait déjà beaucoup à dire sur ce genre de considération qui manifeste, il faut bien le dire, d'un certain ethnocentrisme de classe. L'ethnocentrisme, rappelons-le, c'est cette attitude qui consiste à juger des comportements des autres en fonction des valeurs de sa propre culture : classiquement, considérer que le cannibalisme est une pratique inhumaine parce que l'on ne veut pas voir comment celui-ci s'inscrit dans les pratiques et la cohérence d'une culture autre. Ici, Xavier Bertrand applique ses propres valeurs – celles de l'utilité marchande – a des groupes qui ne les partagent pas forcément. En témoigne son choix très particulier dans les activités « dénoncées » qui renvoient en partie à l'image d'une France rurale et en retard (la belote, les fléchettes, les majorettes) et plus généralement à des pratiques populaires peu ou pas valorisées. Pourquoi ne pas avoir parlé des clubs de tennis ou de golf, de l'Automobile Club ou de la pratique du piano classique ?
Emprunter cette voie pour critiquer la prise de position du ministre serait intéressant, mais ce serait là une critique externe dans le sens où elle devrait se placer nécessairement dans un autre système de valeur, en montrant par exemple que l'efficacité économique d'une activité ne peut être retenue comme le seul critère de jugement. Il faudrait alors mener une critique de la raison marchande et de l'utilité économique.
Il est également possible d'avancer une critique interne, c'est-à-dire en se plaçant précisément dans le cadre de la raison marchande. Déformation professionnelle oblige, j'ai tendance à trouver ce genre de critique beaucoup plus intéressante, à la fois parce que plus difficile et parce que plus efficace. Si la critique externe mène systématiquement à une « guerre des dieux », pour parler comme Max Weber, un affrontement entre paradigmes, entre façons de voir et de concevoir le monde, entre idéologies, une bonne critique interne est beaucoup plus embêtante puisqu'elle dévoile les contradictions de l'énonciateur, incapable de mener à bien le projet qu'il se donne. Par goût pour la polémique et par habitude de la dissertation (on ne sort pas indemne de certaines études), je me sens presque obligé de mener telle critique.
Posons donc la question en termes clairs et directs : d'un point de vue de l'utilité économique, jouer à la belote est-il une activité inutile ? Est-il pertinent, d'un point de vue de politique économique, que l'on encourage les gens à abandonner ce genre d'activité au profit de la production, du travail ? N'y a-t-il pas quelques bons arguments pour justifier la défense de ces activités ? Si on accepte d'aborder les choses d'un point de vue de sociologie économique, les choses sont beaucoup moins tranchées que les déclarations de Xavier Bertrand le laisse entendre.
Tout d'abord, que se passe-t-il pendant une partie ou un tournoi de belote ? On rencontre des gens, on discute avec eux, on parle de belote, certes, mais aussi probablement de toutes sortes d'autres choses. Les gens qu'on y croise ont des chances d'y être des personnes différentes de celles que l'on croise toute la semaine. Peut-être pas tous, mais au moins quelques uns. Cela est valable également pour d'autres pratiques. Se faisant, on crée des liens, et certainement des liens « qui sont des ponts » (ça devrait comment à vous être familier ce vocabulaire quand même) [2]. C'est-à-dire des liens qui permettent à un individu d'avoir accès à des réseaux autre que le sien. Et qui dit réseaux dit information : offre/demande d'emploi, opportunités économiques diverses, idées, innovation, etc. La circulation des informations le long des réseaux contribue au fonctionnement de l'économie.
Le rôle de la sociabilité dans le fonctionnement de l'économie ne doit pas être négligé. Les traders et autres salariés à haut revenus maîtrisent parfaitement la manipulation de leurs réseaux et particulièrement de leurs liens faibles, y compris au niveau international et depuis la petite enfance [3]. Ils utilisent d'ailleurs des sites dédiées à la gestion de ce type de lien comme facebook ou linkdln. Est-ce que cela ne concernerait que les professions les plus prestigieuses, et donc certaines pratiques de sociabilité éloignées de la quotidienneté de la partie de belote dominicale ? On peut en douter. Catherine Comet, dans une perspective un peu différente, montre l'importance du capital social, des réseaux sociaux, pour la profitabilité des artisans du bâtiment [4]. Les activités dominicales sont un moyen comme un autre de constituer et d'entretenir ces réseaux. Pour certains liens, il est même essentiel que ceux-ci n'apparaissent pas motivés uniquement par des considérations marchandes, bien qu'ils aient une influence importante sur le fonctionnement du marché.
Mais ces liens ne sont pas seulement importants pour la réussite des acteurs pris individuellement, mais également pour le fonctionnement optimal du marché. C'est là qu'intervient l'autre conception du capital social, inspiré des travaux de James S. Coleman [5]. Celui-ci est alors pris dans un sens plus collectif : pendant du capital économique et du capital humain, il a pour rôle de maintenir la confiance et de permettre le fonctionnement de l'action collective au sein d'un groupe. Formulé de cette façon, la notion n'en finit pas de poser problème [6]. : elle rassemble en effet aussi bien les relations et les liens entre les individus que les normes, en particulier celle qui garantissent la réciprocité des échanges et la confiance entre membres du groupe, sans qu'il ne soit plus possible de comprendre comment se forme ce capital. Tout le problème vient du fait qu'il n'est défini que par sa fonction. C'est pourquoi je préfère considérer, pour ma part, que le capital social est constitué de l'ensemble des liens qui permettent aux normes de réciprocité (et notamment à la confiance) de s'appliquer.
Partant de là, il faut considérer que pour fonctionner, le marché et les échanges économiques ont besoin d'un certain degré de confiance. Si les acteurs devaient sans cesse composer avec l'opportunisme des autres, ils n'en finiraient plus d'essayer de se protéger de celle-ci tout en concevant eux-mêmes des façons de trahir leurs partenaires, et, rapidement, tout échange serait simplement trop coûteux pour avoir lieux. Un certain degré de confiance est donc nécessaire, ne serait-ce que parce que la rationalité procédurable amène naturellement à faire confiance à un moment donné pour mettre fin à la recherche d'information (laquelle a, bien entendu, un coût).
Pour qu'il y ait confiance, il faut un certain degré de capital social, c'est-à-dire une certaine quantité de liens de connaissance et d'interconnaissance entre les individu. Pourquoi ? Pour deux raisons au moins. Premièrement, si A a déjà fait affaire avec B et C sans qu'il y ait trahison, alors B peut estimer possible de faire affaire avec C. De ce point de vue, certains marchés sont loin d'être les ensembles anonymes qu'on nous décrit parfois et sont au contrairement fortement personnalisés. D'autre part, sur un marché fortement intégré par des liens entre les différents agents, la trahison a un coût beaucoup plus élevé : l'information circulant rapidement, trahir ne revient pas seulement à se priver d'un partenaire mais de tous les partenaires. La réputation est un point particulièrement important sur beaucoup de marché, et la multiplication des liens entre individus y contribue de façon négligeable. Tout dépend de la nature des activités : dès qu'il y a une forte incertitude concernant la qualité du partenaire, recourir à des personnes que l'on connaît ou que l'on nous recommande est quasiment inévitable. Les marchés financiers fonctionnent parfois sur ce modèle, le bâtiment aussi.
Dès lors, même l'innocente partie de belote dominicale est un moyen d'entretenir ces liens : échanges d'informations, discussions informelles où chacun se jaugent, nouvelles opportunités, etc. Mais c'est aussi l'occasion d'en créer de nouveaux. Sur de tels marchés, il y a des risques que se créent des barrières à l'entrée assez importante, puisque la réputation est difficile à obtenir. La sociabilité « hors marché » peut devenir un mode d'entrée comme un autre – à n'en pas douter, elle joue un rôle non négligeable dans certains milieux artistiques.
Mais cette même partie de belote, toujours aussi innocente, est un facteur de confiance important, sans laquelle les relations économiques seraient particulièrement difficile. On doit à Robert Putnam [7] d'avoir le plus insisté sur le rôle du capital social dans le bien-être des communautés. Sa thèse a été assez fortement contestée, particulièrement parce qu'il affirme l'existence d'un déclin du capital social aux Etats-Unis, essentiellement du fait de l'influence de la télévision (et sans évoquer, par exemple, la précarisation de l'emploi ou le retrait de l'Etat providence). Ses faiblesses tiennent essentiellement aux problèmes que posent la mesure de ce capital social – approché par un score dont la construction est plus que discutable (cf. le petit ouvrage d'une clarté irréprochable de Sophie Ponthieux [6]). Mais la participation associative, plus particulièrement visée par la remarque de Xavier Bertrand, en constitue un des indicateurs les moins discutables : si son absence ne signifie pas forcément un déclin du capital social, il est légitime de penser qu'elle joue un rôle positif dans celui-ci.
Au final, la remarque de Xavier Bertrand pose problème dans le cadre même de la « raison marchande » : elle s'appuie sur une fausse distinction entre l'économique et le reste du monde social. Sur un vision finalement vulgarisée et contestable du désencastrement de l'économie à la Polanyi. Mais l'économie n'est pas indépendante des relations sociales entre individus, y compris celles qui n'ont pas à strictement parler une vocation économique. Les politiques devraient commencer à prendre cela en compte : s'il est difficile de mener une politique encourageant la sociabilité ou le capital social, il doit être possible de ne pas trop l'affecter négativement.
Bibliographie :
[1] Luc Boltanski, Laurent Thévenot, Les économies de la grandeur, 1994
[2] Mark Granovetter, cliquez ici.
[3] Anne-Catherine Wagner, Les classes sociales dans la mondialisation, 2007
[4] Catherine Comet, « Capital social et profit des artisans du bâtiment : le poids des incertitudes sociotechniques », Revue Française de Sociologie, 2007
[5] James S. Coleman, Foundations of social theory, 1990
[6] Sophie Ponthieux, Le capital social, 2006
[7] Robert Putnam, Bowling Alone, 2000
Serait-ce un estuaire ou le bout du chemin au loin qu'on entrevoit ?
Tout d'abord, laissez-moi dire à quel point l'intégration de ma discipline dans les enseignements obligatoires de la classe de seconde est une bonne nouvelle. Pas tant pour des questions basement corporatistes comme le nombre de poste ou d'heures ou simplement individuelle comme la survie de mon propre poste, mais surtout parce qu'il me semble indispensable que tous les élèves aient l'occasion de se confronter aux sciences sociales, ne serait-ce que pour se définir dans leurs choix d'orientation.
D'ailleurs, la nouvelle n'a pas réjouit tous les enseignants de SES. Certains s'inquiètent de se retrouver devant des élèves moins motivés qu'auparavant - actuellement, suivre un cours de SES résulte d'un choix, certes relatif mais pas totalement contraint non plus. L'horaire limité - 1h30 élève hebdomadaire - semble également assez limité, surtout que l'on ne sait pas encore s'il y aura des heures dédoublées. Mais il me semble que c'est là un défi à relever plus qu'autre chose : on ne peut pas se vanter, comme nous le faisons, et à raison, d'avoir participer à la démocratisation du lycée, et puis refuser certains élèves. C'est à nous de savoir les motiver et les intéresser, et je pense que les enseignants de SES en sont capables. Et puis, comment ne pas se sentir un peu solidaire avec mes collègues enseignants de mathématiques, pour qui les élèves à la motivation relative sont le pain quotidien ?
Le report de la réforme me laisse une impression un peu plus mitigée. Évidemment, quelque soit la position que l'on adopte par rapport aux différentes propositions de la réforme, ce report semblait nécessaire : concevoir, expliquer, négocier et appliquer une réforme aussi importante d'ici à la rentrée 2009 constituait une erreur politique grossière. Surtout quand s'il fallait appliquer une réforme de la classe de seconde, alors que rien n'était encore connu sur le cycle terminal (première, terminal, avec, en ligne de mire, le baccalauréat, qui devrai sans doute évoluer lui-aussi... si ce n'est plus).
Mais les raisons évoquées pour ce report me semblent étranges venant du ministre. La mobilisation, bien qu'importante, n'en était pas encore arrivée à son plus haut niveau - même si cette décision du ministère confirme mes prédictions : le recul s'est fait au moment où la lutte s'engageait contre des groupes différents unis par des liens faibles. Or la position de Xavier Darcos semblait être de vouloir "tenir", s'inscrivant ainsi dans une stratégie globale de fermeté de la part du gouvernement et dans une stratégie personnelle de carrière politique vers des positions plus prestigieuses. Est-ce la peur d'un embrasement social de grande ampleur, si les liens faibles entre les jeunesses nationales suffissent à unifier les luttes internationales ? (j'en reparlerais sans doute bientôt, les évenements récents soulevant des problèmes liés à la sociologie de la mondialisation). Je n'en suis pas persuadé. Est-ce une véritable volonté de débattre et de traduire la réforme pour les différents groupes impliqués ? Ce serait un revirement soudain - Xavier Darcos lirait-il mon blog et prendrait-il au sérieux mes conseils ?
Les raisons évoquées pour justifier ce report sont en tout cas assez intéressantes : dans le communiqué de presse, le ministère évoque la "désinformation" de certains acteurs, jouant contre le "consensus". On retrouve, évidemment, la vieille rengaine des élèves manipulés par des syndicats corporatistes. Le Figaro avait fait, il y a quelques temps, ses choux gras de ce genre de théories. Une fois de plus, j'en ai une vision beaucoup plus sociologique, en faisant référence à la sociologie des organisations.
Le ministère édicte des "règles" très générales et somme toute assez floues concernant sa réforme. Se faisant, il crée des zones d'incertitudes, comme dirait Michel Crozier, que les différents acteurs, qui ont leurs rationalités propres, cherchent à exploiter pour gagner en pouvoir dans l'organisation générale qu'est l'éducation nationale. En interprétant et réinterprétant ces espaces, les acteurs peuvent augmenter leurs capacités de contrôle sur l'ensemble du système. Ainsi, même si certains syndicats parviennent à communiquer avec les les lycéens pour leur demander de l'aide, ceci ne traduit pas une tactique peu loyale de leur part, mais bien les dysfonctionnements de la communication du ministère. En outre, les syndicats et organisations lycéennes utilisent aussi ces zones d'incertitudes. Et la structure sociale du "peuple lycéen" est ainsi faite qu'il suffit d'un petit groupe motivé pour créer une large mobilisation : en effet, les liens faibles entre lycéens sont nombreux, aussi bien au sein de chaque établissement scolaire qu'entre les différents lycées, et s'objectivent, à l'époque actuelle, dans les téléphones portables et les réseaux électroniques. Facebook a sans doute plus fait pour l'ampleur et la vitesse des dernières mobilisations qu'une quelconque propagande enseignante !
Cette évocation de la désinformation laisse entendre que le problème réside moins dans la réforme elle-même ou dans les arguments des différentes parties, mais simplement dans une mauvaise compréhension des propositions du ministre. Il ne s'agit donc pas forcément d'une ouverture au débat de la part du ministre, ou d'une annonce de travail en commun, mais peut-être d'une simple prise d'élan pour mieux sauter. Ce serait là une erreur : à force de ramener systématiquement les débats et les engagements à des questions de stratégies et de refuser de voir les arguments et les attachements des individus et des groupes, le pouvoir politique se prive à la fois de sources d'idées importantes et d'une véritable capacité réformatrice. En un mot, il est possible que Xavier Darcos espère atteindre le bout du chemin au plus vite, mais pour tous les autres acteurs, c'est plutôt un estuaire qui s'annonce. L'avenir est donc ouvert et de nouvelles mobilisations sont à attendre. Il semble que ce soit là le mode normal de décision politique en France.
Pourquoi enseigner économie et sociologie ensemble ?
Aujourd'hui, comme mes collègues, je suis allé manifester dans les rues de la ville lumière pour défendre le droit de tout élève à avoir un enseignement de sciences économiques et sociales en seconde. Pierre Maura rappelle les dix bonnes raisons qui nous font descendre aujourd'hui dans la rue. Le ministère semble nous avoir fait une concession : il « réfléchit » (j'aime beaucoup l'expression) à l'intégration d'un enseignement obligatoire d'économie en seconde, enseignement détaché des autres sciences sociales. Ce n'est pas une concession, mais une nouvelle provocation, voire même un « casus belli ». Quelques explications.
Depuis leur création, les sciences économiques et sociales se basent sur un appariement entre les différentes sciences sociales. Après un temps où toutes étaient convoquées sans exception, les choix se sont depuis concentrés essentiellement sur la sociologie et l'économie. Ce fait énerve certains, soit des entrepreneurs qui « pensent » que les sociologues sont de dangereux révolutionnaires et les économistes de gentils libéraux – ce qui montre simplement leur incompétence totale à parler de l'un comme de l'autre -, soit des économistes qui estiment que leur discipline devrait être enseigné pour elle-même – c'est le cas, d'ailleurs, du rapport de l'Académie des Sciences Morales et Politiques. C'est ce dernier cas auquel il est le plus intéressant de répondre, puisqu'il est motivé par des considérations un minimum scientifique et non purement idéologiques comme le premier.
En effet, séparer l'économie de la sociologie dans le cadre du lycée général serait une erreur grave, car on y perdrait toutes les qualités pédagogiques de cet appariement, tant pour la formation aux deux disciplines que pour la formation générale des élèves – la formation d'un esprit critique nécessaire au rôle de citoyen. Et, disons-le toute de suite, ce serait également une erreur de séparer l'économie de la gestion ou du droit dans les filières technologiques pour des raisons symétriques, même si cette question est trop rarement abordée. Même si je vais plus m'attacher à défendre ici le premier appariement, je précise immédiatement que le second mérite tout autant d'être conserver et je donnerais quelques explications de cette position par la suite.
Pourquoi enseigner l'économie et la sociologie ensemble ? On a parfois répondu à cette question en se référant au projet de l'école des Annales de concevoir une science sociale totale intégrant les apports des différents sciences spécialisés. Celle-ci n'existe pas encore, et personne ne sait si elle existera un jour. Cette réponse ne peut donc être satisfaisante, une discipline scolaire comme les SES n'ayant pas vocation à être « en avance » sur l'activité des chercheurs. Mais l'appariement sociologie/économie a des justifications épistémologiques et pédagogiques qu'il ne faut pas négliger. En voici quelques un que je ne développe pas plus que nécessaire.
1. Un même mode d'appréhension du monde social
Sociologie et économie sont toutes deux des sciences sociales. Un tel rappel peut sembler oiseux, mais il est nécessaire quand on voit l'instrumentalisation du terme « économie » par certains acteurs – voir par exemple la sur-représentation des entrepreneurs dans le Conseil pour la diffusion de la culture économique.
Aborder scientifiquement la vie sociale, c'est-à-dire l'activité des hommes en société, demande un effort particulier que l'on appelle objectivation. Il s'agit de prendre cette société, dans laquelle on étudie, est de le mettre à distance pour le considérer comme un objet d'étude. Toute science empirique commence par cet effort cognitif. Il est devenu relativement aisé en ce qui concerne les sciences de la nature – même si certaines contestations religieuses attendent toujours la théorie de l'évolution. Il est encore loin d'être évident pour les sciences sociales, et demande un apprentissage particulier.
Dans cette perspective, sociologie et économie se complètent doublement : premièrement parce qu'elles réclament toutes les deux cette objectivation, deuxièmement parce que leur appariement permet de montrer que chaque discipline objective les faits d'une façon qui lui est propre. Montrer que les faits scientifiques sont construits, qu'il n'y a pas de domaine propre à l'économie ou à la sociologie – il existe une économie de la déviance et une sociologie du marché – est beaucoup plus aisé si on étudie les deux disciplines ensembles.
En outre, le fait d'objectiver la vie des hommes en société a un intérêt évident : l'économie comme la sociologie réclament que l'on mette à distance ses représentations, idéologies et autres prénotions. Il est nécessaire d'apprendre à regarder les faits humains « comme des choses » pour reprendre une formule célèbre, c'est-à-dire de façon dépassionnée et objective. Il est alors possible de rendre moins « idéologiques » certains débats. Là encore, l'appariement sociologie-économie est utile : il permet de montrer la complexité des objets des sciences sociales qui, même objectivés, ne se laissent pas épuisés par une seule discipline.
2. Sociologie et économie partagent une longue histoire
J'entends déjà la remarque de mes lecteurs les plus vigilants : il y a d'autres sciences sociales, au premier rang desquels la plus ancienne de toutes, l'histoire, pourquoi ne pas appareiller l'économie avec une autre discipline ? On pourrait imaginer compléter l'économie par d'autres disciplines : pourquoi pas la psychologie dont les économistes aiment à s'inspirer, au point que l'économie expérimentale se développe de façon importante depuis quelques années ? Il faut justifier le choix de la sociologie.
Ce matin, sur France Culture, Daniel Cohen, s'exprimant à titre personnel, donnait sa préférence à un rapprochement entre l'économie et l'histoire au lycée. J'ai le plus grand respect pour Daniel Cohen, que je suis toujours heureux d'entendre et de lire. Mais, sur ce problème, je pense qu'il se trompe. La science économique est beaucoup plus proche de la sociologie que de l'économie. Pour deux raisons, dont la première est historique.
L'économie telle que nous la connaissons naît au XVIIIe avec les écrits d'Adam Smith. La sociologie au XIXe siècle, avec des fondateurs comme Emile Durkheim, Max Weber, Georg Simmel, Vilfredo Pareto ou Karl Marx. Il est notablement que ces quatre fondateurs se caractérisent tous par leur rapport à la science économique : Durkheim, en s'intéressant à la division du travail, comme Adam Smith avant lui, cherche à développe une lecture différente de ce phénomène économique, Weber est autant économiste – de l'école autrichienne – que sociologue et consacre une partie de son oeuvre à l'explication sociologique des comportements économiques, Simmel s'attaque à un objet que l'on pourrait croire réserver aux économistes, l'argent... quant à Marx, est-il utile de préciser qu'en se lançant dans une « critique de l'économie politique », il cherche à la fois à y apporter une contribution et à la dépasser (même si son oeuvre historique et sociologique est aujourd'hui plus intéressante que ses travaux spécifiquement économique) ?
On peut soutenir que la sociologie naît largement en réaction à la science économique, qui se trouve en difficulté à la fin du XIXe siècle – les marginalistes, qui ont profondément renouveler l'approche économique en fondant la théorie néo-classique, ne sont alors que l'un des groupes en lutte pour l'établissement d'un nouveau paradigme. Qu'elle cherche à la dépasser, à la compléter ou à l'englober, la sociologie se situe d'emblée par rapport à l'économie.
Depuis, les deux sciences n'ont cessé d'être en relation – relations pas toujours très cordiales, parfois franchement conflictuelles, quand l'une ou l'autre se laisse tenter par l'idée d'établir un nouvel impérialisme, mais relations quand même. Les économistes ne sont pas insensibles à ce que font les sociologues : parfois, ils tentent de les affronter sur leurs « chasses gardées » - c'est ce que fit Gary Becker en s'attaquant à la famille ou à la déviance – parfois ils les convoquent pour intégrer des normes sociales, du capital social ou encore des conventions dans leurs modèles. De même, les sociologues ne peuvent ignorer les apports des économistes, qu'il s'agisse de la théorie des choix rationnels, importée par James S. Coleman, discutée par Jon Elster, des approches de l'action collective (voir plus loin) ou de la vaste question des échanges et du marché, où les sociologues doivent nécessairement se positionner par rapport aux théories économiques. De tels liens entre deux disciplines sont très rares : il serait dommage de ne pas en prendre compte.
Toujours en relation, toujours en dialogue, les deux champs disciplinaires ne peuvent tout simplement pas s'ignorer. Et on peut reprendre aujourd'hui la remarque de Talcott Parsons selon laquelle « dans n'importe quelle discipline, un individu ne peut effectuer un travail scientifique, s'il ne possède pas une connaissance opérationnelle des autres disciplines » (The structure of social action, 1937). Comment aujourd'hui parler de l'économie en tant qu'activité scientifique sans évoquer sa soeur ennemie la sociologie ? Et inversement, comment aborder la sociologie en ignorant la chapelle d'en face ? Cela semble bien difficile.
Évidemment, la séparation entre les disciplines au niveau de la recherche est justifiée – même s'il existe des points de rencontre où les frontières entre les disciplines deviennent floues, comme le verra un peu plus loin. Mais, au lycée, il s'agit d'initier les élèves à ces disciplines. Même si l'on parle de la seule formation disciplinaire, qui n'est pas le seul objectif de l'enseignement secondaire, il est plus pertinent de faire découvrir aux élèves ces deux disciplines ensembles : s'ils choisissent plus tard de se spécialiser dans l'une ou dans l'autre, il est nécessaire qu'ils disposent des connaissances minimales pour comprendre ce qui se passe par ailleurs, ce qui leur permettra de comprendre les points de convergence, de divergence et de dialogue entre les deux champs.
3. Un projet épistémologique (partiellement) commun
Deuxième raison de la proximité plus grande entre économie et sociologie qu'entre économie et les autres sciences sociales : le projet épistémologique. La sociologie a longtemps eu, et garde encore en partie, un projet nomologique, c'est-à-dire d'établir les « lois » de la société comme il existe des lois de la nature. L'économie ne fait pas autre chose. De ce point de vue, il est également légitime de les rapprocher.
Evidemment, dans les deux cas, on est un peu revenu de ce projet. Les sociologues se sont rendus compte, assez tôt finalement, des limites de la formulation de telles lois appliquées à leur objet – les sociétés humaines. Il ne s'en départissent pas tout à fait, continuant à poursuivre un certain nomologisme « deictique », selon le mot de Passeron, c'est-à-dire des lois valables seulement indexées sur un contexte historique précis. Les économistes n'ont pas encore tous pris conscience de cette limite, en partie parce que, s'intéressant à un domaine relativement restreint – les échanges de biens rares, au sens large – ils peuvent se permettre des formulations plus générales, ayant déjà, en quelque sorte, précise leur domaine particulier d'application.
Si cette différence est réelle, la sociologie tendant de plus en plus à être une science « historique » et l'économie essayant d'être aussi proche que possible des sciences logico-formelle (notamment par le recours aux mathématiques), il n'est pas moins intéressant de souligner les proximités entre les deux, ce qui permet, au final, de mieux comprendre la spécificité de chacune. Pour les élèves, c'est une occasion de mieux comprendre ce qu'est l'économie et ce qu'est la sociologie en les comparant entre elles.
4. Des points de rencontres et de dialogues, des frontières ouvertes
Sociologie et économie sont si proches que, lorsqu'on marche à la frontière entre les deux, on découvre un pays qui n'est ni vraiment à l'une ni vraiment à l'autre. La sociologie économique prend parfois pour nom socio-économie ou économie institutionnelle. La théorie de la régulation ou celle des conventions, deux des voies hétérodoxes les plus riches et les plus respectées en France, parce qu'elles font avancer la science plutôt que de se borner à des contestations stériles, empruntent autant à la sociologie qu'à l'économie.
Faut-il priver les élèves de ces approches ? Certains diront qu'avant d'aborder les points de débats entre économistes et sociologues ou au sein des deux disciplines, il faudrait déjà que les élèves en maîtrisent les « fondamentaux ». Mais cela ne contribuerait qu'à leur donner une fausse idée de la science : celle-ci n'est pas constituée d'un ensemble froid et inerte de savoirs à appliquer mécaniquement, mais elle est faite de débats, de doutes, d'incertitudes. Elle est une activité « chaude ». Dans une perspective d'initiation, il est indispensable de montrer cet aspect : la crise des vocations scientifiques doit beaucoup au caractère désincarné de l'enseignement scientifique.
Pour cette raison, il n'y a pas de raison de ne pas aborder tous les points où les deux disciplines où les sciences dialoguent. Plus d'une fois, ces rencontres se sont avérés heuristiquement fructueuses. Et elles sont souvent pédagogiquement utiles. Un exemple : aborder les théories de l'action collective ne peut se faire sans évoquer Mancur Olson, économiste, qui montre qu'étant donné la rationalité des agents, un groupe peut avoir un intérêt commun à se mobiliser mais pour autant ne pas le faire. Une fois ceci posé, on peut essayer de saisir les causes sociales de la mobilisation, en invoquant différents sociologues. Un autre exemple : montrer que le marché est socialement construit permet non seulement de rentrer dans quelques débats récents en science sociale – y compris en économie – mais aussi de mieux comprendre le statut des modèles économiques. Il faut encore le répéter : on comprend mieux l'économie en la comparant à la sociologie et vice-versa.
5. Des approches complémentaires pour saisir l'actualité
La formation disciplinaire, qui inclut donc la préparation aux études longues, se déroule donc mieux si on enseigne sociologie et économie ensemble que si on ne le fait pas. Mais elle ne constitue pas le seul objectif du lycée général. Celui-ci vise également, comme tout le système éducatif jusqu'au bac, à former des citoyens, c'est-à-dire donner aux élèves les moyens de comprendre le monde qui les entoure, de faire des choix éclairer et de se constituer en individus. De ce point de vue aussi, l'appariement entre sociologie et économie est utile – et les enseignants de SES ont insisté plutôt deux fois qu'une sur ce point, ce qui me dispense de le développer longuement.
Les SES doivent aussi servir aux élèves pour comprendre l'actualité la plus immédiate. De ce point de vue, piocher dans les outils de la sociologie et dans ceux de l'économie s'avère plus efficace que de se limite à une seule « boîte à outil ». La crise financière en est l'exemple le plus flagrant : l'économie va certes être fort utile pour comprendre les mécanismes qui ont amené et qui ont diffusé la crise, mais la sociologie des organisations est également très importante pour saisir pourquoi, dans les salles de marché, les acteurs ont pris certains risques, ont fait certains choix. La présence d'Olivier Godechot dans ces débats, aux côtés d'économistes, est là pour en témoigner. De même, lorsqu'on aborde la question de l'emploi et du chômage, il n'est pas inutile d'avoir en tête le rôle intégrateur du travail ou le rôle des réseaux de relations, de soutien familial, etc. qu'étudient des gens comme Robert Castel, Mark Granovetter ou Jean Hughes Déchaux.
Nos élèves vont être confronté à ce type de discours, car les sociologues et leurs raisonnements sont présents dans les médias au moins autant que les raisonnements économiques. Peut-être même plus si on prend en compte tous les cas de « sociologie spontanée » que les journalistes ou les hommes politiques peuvent mettre en oeuvre sans la rigueur et le contrôle que permet l'organisation du travail scientifique. Leur permettre d'accéder, de comprendre et d'adopter une lecture critique vis-à-vis de ces discours est absolument essentiel. Ils seraient quand même étonnant qu'ils soient parfaitement au point pour comprendre les discours des économistes et incapables de saisir ceux des autres acteurs...
6. Oui, mais... et les STG dans tout ça ?
On pourrait me répondre que, dans l'organisation actuelle du lycée, il existe un enseignement qui aborde l'économie sans faire référence à la sociologie : ce sont les cours d'économie-gestion ou d'économie-droit dont bénéficient les élèves de première et terminale STG. Alors quoi ? Sont-ils dans l'erreur ? Faudrait-il supprimer ces cours pour les remplacer par des cours de SES puisque l'appariement sociologie-économie a tant d'avantages ?
La réponse est non. J'ai le plus grand respect pour le travail de mes collègues qui enseignent en STG, et, trop souvent, je me désole de voir le traitement réservé dans les conseils de classe à leur filière, réduite, pour certains, à une voie de garage où l'on envoie les élèves qui ne peuvent poursuivre en voie générale. Il m'est arrivé de me battre pour qu'un élève sérieux et motivé puisse aller en STG parce qu'il en avait fait le choix et que cela était cohérent avec son projet professionnel, parce que ces classes ont précisément besoin de ce type d'élève.
Mais la filière STG a simplement des objectifs différents de la filière ES et que les autres filières générales. Les élèves qu'elle forme désirent un enseignement plus immédiatement applicable, plus professionnel, souvent articulé à un projet professionnel plus précis et passant par des études plus courtes – ce qui ne veut pas dire, comme certains affectent parfois de le penser, de moindre qualité. Au contraire, les élèves de filière générale ont choisi une formation plus généraliste, tournée vers la poursuite d'études longues, repoussant à plus tard la question de la formation professionnelle et se concentrant pour l'instant sur l'acquisition de méthodes de travail et de connaissances générales. Il est important que ce choix existe, et il serait encore plus important qu'il cesse d'être hiérarchisé...
A objectif différent, appariement différent. Enseigner l'économie avec la gestion ou le droit inclut que l'on enseigne ni tout à fait la même économie – on ne sélectionnera pas les mêmes savoirs dans le champ de la science économique – ni tout à fait de la même façon. Il s'agira alors de donner aux élèves des méthodes rigoureuses pour faire des choix dans le cadre d'une entreprise ou pour comprendre les choix des entreprises. L'économie peut y être un peu plus normative, c'est-à-dire un peu plus « science appliquée » que dans la filière générale, de la même façon que l'on enseigne pas les mêmes mathématiques dans toutes les filières. Il n'y a pas lieu de dévaloriser cette approche de l'économie, qui est tout aussi légitime puisqu'il s'agit d'un registre de l'utilité de l'économie, mais simplement de comprendre que le choix est différent dans la filière générale, où les élèves entendent d'abord acquérir une culture générale dans les différentes matières qui leur sont enseignées, pour les comprendre en tant que telle.
7. Pour conclure : saveur et intérêt
En guise de conclusion, deux remarques. Tout d'abord, il faut rappeler que, pour que des élèves acquièrent de façon satisfaisante, les savoirs qu'on veut leur transmettre, il faut leur en donner le goût. Le dialogue entre sociologie et économie est une façon de leur faire percevoir la saveur de ces savoirs, en leur dévoilant un pan de leur mode de production, un morceau de l'activité quotidienne des scientifiques.
Ensuite, il faut rappeler que, depuis quarante ans, les sciences économiques et sociales ont su susciter l'intérêt des élèves, les motiver et leur donner le goût de l'économie et de la sociologie, le goût des sciences sociales. Il faut rappeler que la filière ES est celle où les lycéens se sentent le mieux. Il faut rappeler que les sciences économiques et sociales sont l'une des plus grandes réussites de la politique éducative de ces cinquante dernières années. Va-t-on continuer longtemps à essayer de casser ce qui marche ?