1. Les jeux vidéo sont-ils révélateurs de notre société ?
A l’occasion de la sortie du quatrième volet de la saga GTA, une interrogation revient régulièrement dans les médias : dans quelle mesure un tel jeu, et plus généralement les jeux vidéo en général, est-il révélateur de notre société ? L’aspect violent et immoral du jeu – le joueur incarne un mafieux qui va patiemment gravir les échelons en volant des voitures, tuant des rivaux, vendant de la drogue, ayant des relations avec des prostituées, etc. – rend évidemment cette question plus prégnante : déclin de notre société vers la violence, entreprise de « décivilisations », perte de repères... Bien des lieux communs peuvent trouver une apparente confirmation dans la sortie et le succès d’un tel jeu.
Si bien des interprétations sont possibles, elles ne peuvent pour autant prétendre toute au même statut, surtout si l’on s’impose certaines exigences scientifiques [1]. Il faut donc définir dans quelle mesure les jeux vidéo peuvent prétendre être des manifestations de quelques tendances sociales plus profondes, et préciser la façon dont il faut les interpréter. C’est ce que je me propose de faire à partir du cas de GTA.
Pour cela, et comme je vais nécessairement me livrer à la critique de quelques interprétations trop rapides et autres surinterprétations, il faut bien partir de l’une d’entre elle, ne serait-ce que pour éviter de batailler contre un homme de paille. J’aurais pu recourir à celles de Famille de France, association qui a souvent prise à parti les jeux vidéo trop violents ou trop « explicites ». Mais afin que la chose ne soit pas trop facile, je préfère partir de l’interprétation proposée par un journaliste de Libération dans cet article :
« Si GTA fait aussi fortement écho chez les jeunes générations contemporaines, c’est aussi au nom de motifs plus sensibles : elles y retrouvent sans doute une certaine dureté du monde moderne, son pessimisme instable et son insécurité foncière, mais transfigurés dans un espace de jeu et de liberté. Il est donc temps de regarder en face cet abondant coffre à jouets virtuel que les jeunesses du globe se sont choisi pour soupape »
L’article met également en avant l’aspect violent du jeu comme une explication de son succès. L’interprétation est claire et se décline en deux temps : (1) GTA manifeste la violence du monde contemporain, (2) dans laquelle les jeunes se retrouvent, ce qui explique son succès. Cela exige de traiter le problème en deux temps : d’un côté, il faut juger du contenu de GTA et des autres jeux violents (partie (1) de l’interprétation), de l’autre, il faut s’intéresser à sa réception par les joueurs (partie (2) de l’interprétation).
On est en droit d’être sceptique devant une telle interprétation. Il faut rappeler que le succès d’un bien culturel, quel qu’il soit, ne permet pas de déduire directement une adhésion des consommateurs à ses différents aspects. Comme le rappelle Eric Macé [2], les industries culturelles se nourrissent bien de ce qui se passe dans la sphère publique, mais sans avoir de certitude quant à ce qui va ou non « fonctionner ». L’économie culturelle est avant tout une « économie de paris » : le « grand public » est un ensemble hétérogène, un même bien peut fonctionner dans divers groupes pour des raisons différentes (certains apprécieront les qualités proprement ludiques d’un jeu, d’autres les prouesses techniques des programmeurs, d’autres encore le développement d’un univers particulier, etc.) sans qu’il soit possible d’en tirer des conclusions claires. Un producteur de télévision résume parfaitement cela en disant que la meilleure stratégie possible, c’est de « throwing mug against the wall and seeing what sticks » (« balancer la sauce sur le mur pour voir ce qui reste collé »).
GTA s’est donc probablement nourri de ce qui se passe dans la société, et ses créateurs ont fait le pari qu’un tel jeu fonctionnerait – pari sans doute risqué pour le premier opus, nettement moins au fur et à mesure que la série s’installait. Mais il est pour autant difficile d’en isoler un aspect particulier – la violence – et d’en conclure à un lien avec l’état de la société. Le jeu le plus vendu au monde fut, sauf erreur de ma part, Super Mario Bros sur NES : doit-on en conclure que dans les années 80 la société était particulièrement bien disposée par rapport à l’écrasement des champignons maléfiques et des tortues ? L’aspect violent et immoral de GTA explique sans doute une part de son succès auprès d’une partie du public, mais ce n’est pas le seul et il faut préciser en quoi.
2. GTA, figure de l’innovateur
Il faut tout d’abord se demander si la violence est bien l’aspect central du contenu de GTA. Et il y a tout lieu d’en douter. Laurent Trémel [3] propose, dans ses différents travaux, une autre interprétation intéressante sur les jeux vidéo et leurs contenus, à partir d’un corpus plus important qu’un seul exemple. Il met en avant le fait que beaucoup de jeux vidéo se trouvent en correspondance avec une certaine « idéologie dominante ».
En effet, dans la plupart des jeux vidéo, il est proposé au joueur d’accumuler diverses « grandeurs », de s’élever dans une hiérarchie ou dans une société, souvent en étant parti de rien. On reconnaîtra là une certaine figure mythique du « self-made man ». Ainsi, même dans un jeu vidéo comme The Legend of Zelda, quelque soit l'épisode que l'on considère, le joueur contrôle un jeune homme, voire un jeune garçon, partant de rien pour aller sauver le monde et la princesse Zelda. Les FPS (« First Person Shooter ») sont dans la même veine : un soldat ou une équipe de soldats seuls contre tous, qui, par leur très grande efficacité dans l’art de la guerre, parviennent à se sortir des situations les plus difficiles. On ne s’étonnera donc pas qu’un auteur comme Tom Clancy ait pu participer à la conception scénaristique de tels jeux. Cette représentation ne découle cependant pas seulement d'une adhésion à certaines figures du capitalisme, mais également de contraintes purement ludiques : être seul contre tous - jusque dans les formes extrêmes des « beat'em up », du mythique Double Dragon aux récents Dynasty Warriors - est sans doute la forme la plus amusante jeu. Même lorsqu'il s'agit de se mettre dans la peau d'un modeste fermier, comme dans Harvest Moon, on assure tous les travaux seuls ou presque et on vise à la meilleure ferme du coin. Un jeu centré sur le quotidien doit lui recourir à des principes beckeriens pour être amusant.
L'exercice d'une idéologie peut se lire à un autre niveau, ce qui vient renforcer la thèse. Les lieux représentés et les références culturelles qui existent dans les jeux vidéo sont majoritairement de nature occidentale et japonaise. Laurent Trémel illustre cette idée avec le cas du jeu Civilization qui propose de bâtir sa propre civilisation en partant de rien pour arriver à la conquête spatiale. Or l'échelle du développement qui est retenue dans le jeu est clairement une échelle occidentale : les différentes étapes correspondent à celle de l'Europe, les monuments que le joueur peut décider de construire sont essentiellement issus de cette culture, et le continent américain est d'entrée de jeu habité par de futurs « gringos » et non des amérindiens... Il ne faut pas pour autant conclure à une espèce de complot général pour la domination occidentale pour lequel les jeux vidéo sont une arme parmi d'autres. Les concepteurs de jeux, comme nous tous, travaillent à partir de ce qu'ils connaissent et réintègrent dans leurs productions culturelles des valeurs, des représentations, des conflits à l'oeuvre dans la société, etc.
GTA IV s'inscrit bien dans cette veine : on y retrouve un héros parti de rien qui s'élève à la force du poignet dans la hiérarchie sociale, en acquérant peu à peu tous les « signes extérieurs de richesse » : grosses voitures, argent, femmes, etc. Rien de bien original là-dedans. Sur ce plan-là, GTA n'exprime pas grand chose de plus que la plupart des autres jeux vidéos ou que la production cinématographique moyenne. Ceci dit, les moyens mis en œuvre dans le jeu pour parvenir à ces fins sont, eux, clairement « illégitimes » : usage de la violence, du vol, du meurtre, du proxénétisme, etc. Ce n’est rien de moins que la figure de l’innovateur au sens de Merton [4] qui apparaît. Merton définit cinq types de comportements individuels selon l’adhésion ou non aux valeurs dominantes et le type de moyens utilisé : conformiste (adhésion aux valeurs/moyens légitimes), ritualiste (non-adhésion/respects des moyens), évasion (non-adhésion/abandon de tout moyen pour atteindre ses objectifs), rébellion (non adhésion/usage de moyens illégitime), innovation (adhésion/non respects des moyens). Les quatre dernières attitudes sont considérées comme déviantes. GTA met donc en scène cette dernière figure de l’innovateur : les objectifs sont ceux de l’idéologie dominante, les moyens ne sont pas ceux légitimes (prévus pour), mais « originaux ».
Ceci amène à s’interroger sur le degré de « subversion » du jeu : GTA est-il aussi subversif qu’il en a l’air ? Certes, il met en scène des comportements déviants, mais n’en est pas pour autant révolutionnaire. L’innovateur, dans le sens de celui qui cherche à s’affranchir des règles trop contraignantes pour parvenir aux mêmes fins que les autres, ne peut pas se concevoir comme un contre-modèle dans la forme actuelle du capitalisme [5], bien au contraire. La production d’un jeu comme GTA n’est finalement pas si étonnante : il ne fait que reprendre des thèmes majeurs de la sphère publique, comme tout bien culturel. Faire du « pessimisme » d’un tel jeu le ressort de son succès – comme le journaliste d Libération – peut donc paraître exagéré.
3. La violence comme distinction
Reste à s’interroger sur la place de la violence dans le succès du jeu. Car si on peut montrer que le contenu d’un bien culturel est le produit d’un certain état de la sphère publique [2], il ne faut pas trop vite en conclure que son succès découle d’une adhésion à ce contenu. Celui-ci peut l’objet de réceptions diverses et sur lesquels les créateurs et producteurs n’ont pas un contrôle absolu.
On peut ici se souvenir que les pratiques culturelles sont « classantes » : consommer certains types de bien est une façon de manifester son appartenance à un groupe. C’est donc un moyen de distinction [6]. Cette distinction ne se fait pas forcément entre grandes classes sociales – classes populaires, petite bourgeoisie, bourgeoisie – mais aussi entre des groupes plus fins : genre, génération, voire « distinction de soi à soi », etc. [7] En gardant cela en tête, on peut s’interroger sur l’émergence du thème de la violence dans les jeux vidéo.
Celui a toujours plus ou moins existé, dès les premiers jeux vidéo – on peut penser à Wolfenstein 3D, premier FPS de l’histoire. Cependant, on peut estimer qu’il y a un tournant vers le milieu des années 1990, en particulier avec l’arrivée de la Playstation de Sony. A ce moment-là, les jeux reprenant des thèmes « adultes » vont se multiplier et se répandre, Resident Evil fournissant un très bon exemple de ce tournant. Cela a pu aller jusqu’à des cas extrêmes comme I have no mouth and I must scream (sur PC) adapté d’une nouvelle d’Harlan Ellison, dont toute une séquence de jeu, se déroulant dans un camp de concentration nazi, fut censuré en France et en Allemagne.
Cette évolution peut s’expliquer de trois façons. Tout d’abord, les joueurs ont grandi : activité essentiellement infantile ou limitée à des passionnés d’informatique, le jeu vidéo devient de plus en plus une occupation adolescente répandue, plus à même de recevoir ce genre de jeu. Il y a aussi une stratégie commerciale de Sony et de Sega face à Nintendo qui a longtemps dominé le marché du jeu vidéo. Cela avait déjà commencé avec Sonic, la mascotte de Sega, dont l’allure générale se voulait plus « cool », plus « adolescente » que le rondouillard Mario et ses petits champignons (même si le gameplay des Sonic est infiniment moins riche que celui des Mario2). Enfin, les capacités techniques des consoles et des ordinateurs autorisent des jeux plus réalistes et offrent donc plus de possibilités aux créateurs qui peuvent aller puiser plus facilement dans le cinéma ou la bande dessinée des thèmes plus adultes.
Le fait qu’il s’agisse de thème plus « adultes » est particulièrement important. Quand on y pense, exploser des zombis n’est pas beaucoup plus mature que d’écraser des champignons. Sauf si on prend en compte que les jeunes utilisent les jeux vidéo comme forme de distinction : jouer à des jeux dont les thèmes sont « adultes » montre que l’on est un grand, que l’on ne reste pas cantonné dans le monde de l’enfance. Or la contrainte du groupe de pair sur les jeunes est assez forte, comme le révèle l’enquête de Dominique Pasquier sur les pratiques culturelles des lycéens [8].
Dans cet ouvrage, la sociologue met en avant le fait que la légitimité culturelle s’est progressivement déplacée depuis l’époque à laquelle écrivait Bourdieu. Celle-ci se conçoit de moins en moins sur un mode vertical (des classes supérieures aux pratiques légitimes, enviées par des classes moyennes et inférieures) que sur un mode horizontal, c’est-à-dire s’exprimant tout d’abord entre pairs. Ce sont les « copains et copines » qui assurent la socialisation culturelle, avec comme instance de légitimation non l’école mais les médias. De ce fait, la culture dominante n’est plus la culture des classes dominantes, mais la culture populaire. C’est particulièrement vrai pour les jeux vidéo dont la pratique s’appuie sur des réseaux de relations, tant pour l’entraide que pour le jeu en commun.
La cartographie des cultures communes se modifient en conséquence : les groupes se dessinent moins en fonction des classes ou des catégories sociales qu’en fonction du genre ou de l’âge. Les comportements de distinction demeurent importants. Ainsi, dans l’univers culturel des lycéens, Dominique Pasquier distingue une culture dominante et une culture dominée : les goûts des garçons pour la « culture de rue » - le rap par exemple – perçue comme « authentique » s’oppose à celui des filles pour des musiques commerciales dévalorisées parce que « sentimentales ». Une véritable ségrégation sexuelle s’instaure en matière culturelle. On comprend bien que les garçons n’ont aucune envie d’être assimilés aux valeurs dévalorisées de la culture féminine.
De même, le passage à l’adolescence se caractérise par une transformation de l’identité : l’enfant cesse d’être le « fils de ses parents » pour devenir un individu s’appartenant à lui-même [9]. Ses goûts et pratiques culturelles doivent donc également mettre à distance le monde de l’enfance dont il se détache progressivement, ainsi que le monde culturel des parents – ou, tout au moins, le monde culturel que les parents proposaient (considéraient comme acceptable) à leurs enfants. Dans cette perspective, il y a aussi distinction par rapport aux classes d’âges inférieures : les « adonaissants » puis les adolescents sont sommés de s’affirmer comme individu à part entière, autonome. Ils doivent pour cela recourir à des ressources collectives : celles qu’offrent la culture de masse juvénile qu’ils peuvent affirmer comme leur « goût à eux ».
La violence des jeux vidéo – qui fait suite à celle de la musique ou du cinéma – peut se comprendre comme une distinction par rapport à des formes culturelles dominées ou dépassées. Elle est un moyen de s’affirmer « contre », de « se poser en s’opposant » à la fois comme individu autonome (« mes goûts sont différents, ils sont les miens propres ») et comme membre d’un groupe (« je suis un jeune, je suis un garçon »). L’interdiction au moins de 18 ans d’un produit culturel, comme c’est le cas pour GTA IV, renforce alors son potentiel distinctif.
4. Conclusion : les risques de l’interprétation
Voici donc une interprétation différente du rôle de la violence dans le succès d’un jeu comme GTA IV. Cette interprétation, comme celle avancée par le journaliste de Libération, ne doit cependant pas être surestimée : il ne s’agit là que d’une hypothèse théorique, bâtie sur mes connaissances de l’histoire du jeu vidéo et quelques théories et travaux sociologiques. Elle mériterait d’être testée empiriquement : des entretiens avec des joueurs pourraient faire l’affaire. Je n’ai malheureusement pas le temps de me livrer à cet exercice. En outre, je pense qu’elle dépasse le cas de GTA et s’applique sans doute mieux à un ensemble de jeux qui recourent à des thèmes « adultes » (de Resident Evil à Devil May Cry).
Je crois cependant cette hypothèse plus crédible que celles généralement avancées sur la violence dans les jeux vidéo, et plus généralement dans les productions culturelles. Elle respecte en effet ce qui constitue à mon sens un véritable principe de la pratique sociologique : ne pas confondre consommation et adhésion. Les individus réinterprètent et retravaillent les produits qu’ils reçoivent et peuvent leur prêter un sens bien différent de celui des concepteurs, et plus encore que celui qu’y voit un observateur extérieur. De ce fait, il faut toujours tenir compte des conditions de réception et plus précisément des ressources, des positions et des dispositions de ceux qui reçoivent. C’est ce que j’ai essayé de faire en tenant compte de la situation des adolescents et des jeunes, et plus précisément de leurs positions sociales. Oublier les conditions particulières des pratiques, c’est toujours prendre le risque de la surinterprétation [1].
Notes :
1 Comment ça, la semaine dernière ?
2 Cet avis ne souffrira d’aucune contestation.
Bibliographie :
[1] Voir notamment Bernard Lahire, « Risquer l’interprétation », L’esprit sociologique, 2007
[2] Eric Macé, « Mouvements et contre-mouvements dans la sphère publique et les médiacultures », in Eric Macé, Eric Maigret, Penser les médiacultures, 2004
[3] Voir notamment Laurent Trémel, Tony Fortin, Philippe Mora, Les jeux vidéos : pratiques, contenus et enjeux sociaux, 2006
[4] Robert K. Merton, Social Theory and Social Structure, 1956
[5] Luc Boltanski, Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, 1999
[6] Pierre Bourdieu, La distinction, 1979
[7] Bernard Lahire, La culture des individus, 2004
[8] Dominique Pasquier, Cultures lycéennes, 2005
[9] François De Singly, Les adonaissants, 2006