[Une heure de lecture #5] En attendant les vacances…

Dans la première édition des [heures de lecture], j’annonçais que celles-ci seraient plus ou moins hebdomadaire. Rythme à peu près respecté puisque la dernière (#4) date de Février… Bref, comme j’ai besoin un peu de détente en ce moment, voici la cinquième édition de mes liens du moment, adjoints des mes commentaires et autres remarques essentielles… Au programme : jeux vidéo (one more time) et blog sociologique.




A la suite de mon dernier billet, consacré à Grand Theft Auto, Laurent Trémel a eu la gentillesse de m’envoyer un lien vers l’un de ses récents articles à ce propos – ce pourquoi je le remercie. Le papier s’intitule « GTA IV serait-il un produit éducatif ? ». Plutôt militant – dans le bon sens du terme, c’est-à-dire argumenté -, le propos se concentre sur le traitement plutôt positif qu’a reçu GTA IV dans les médias, et notamment dans l’article de Libération que j’avais moi-même critiqué (pour d’autres raisons).

Laurent Trémel soulève ici un problème important, que je n’avais pas abordé. Si les individus reçoivent les produits culturels en fonction de leurs dispositions incorporées, ils acquièrent aussi dans la pratique et la consommation de ces biens de nouvelles dispositions, ou, du moins, y trouvent matière à renforcement ou à transformations de leurs dispositions (j’avoue me sentir proche de Lahire sur tout ce qui concerne la socialisation). En un mot, les jeux vidéo sont un mode de socialisation, comme le sont également la télévision, Internet, le cinéma, les livres, etc. Reste que seule une enquête sur la question permettrait de savoir ce que les individus – pris dans leurs différences sociales – retiennent des jeux vidéo réalistes violents.

L’article de Laurent Trémel se trouve sur le forum de Philippe Meirieu. Du coup, ça me fait un site de plus à surveiller… Ce serait mieux avec un fil RSS, je dis ça, je dis rien…

Je l’avoue : quand j’ai tapé « blog sociologie » sous Google, je vérifiais à quel rang apparaissait le mien. Je suis comme tous les blogueurs : doté d’un ego confortable. Bref. A défaut de retrouver mon site, je suis tombé sur un autre blog consacré à la question. Et c’est sans doute mieux. Du coup, je vais le rajouter à mes liens.

Il s’agit de Frédérique socioblogue, tenu par Frédérique Giraud, élève à l’ENS-LSH. Il y a encore quelque temps les normaliens étaient mes ennemis jurés : concurrence pour l’agrégation de sciences sociales oblige. Mes collègues pourront témoigner s’ils le souhaitent. Mais maintenant, tout ça est fini… Et il faut reconnaître qu’il est très bien ce socioblogue : notes claires et efficaces, format blog maîtrisé, érudition et références.

Parmi les notes qui ont retenu mon attention, en voici une sur le niveau des élèves qui explique, de façon très simple, pourquoi les sociologues ont du mal à faire accepter l’idée que les élèves ne sont pas de plus en plus mauvais, de plus en plus ignorant, et que tout va en eau de boudin. Pour en avoir fait l’expérience plusieurs fois cette année, je suis assez sensible aux oppositions que soulève cette idée pourtant argumentée. Malheureusement, le corps enseignant dans son ensemble a lui aussi ses prénotions.


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Grand Theft Auto : Consommation n’est pas adhésion

Il fut un temps lointain1 où, le cœur battant, je courrais à la sortie des cours jusqu’au magasin de jeux vidéo, à quelques rues de mon lycée, pour mettre la main le premier sur le dernier Zelda, fraîchement sorti du carton par un vendeur qui n’aurait pas dépareillé dans les Simpson. Aujourd’hui, les adolescents font des réservations des semaines à l’avance et ne connaissent plus le frisson de la chasse. Ah, nostalgie… A cette époque déjà, lorsque les médias se saisissaient de la question des jeux vidéo, ce n’était pas bon signe pour ces derniers. Tout y est passé : paralysie du pouce, épilepsie, encouragement de la violence… A côté du rock et des jeux de rôle, les jeux vidéo figurent en bonne place parmi les loisirs qui provoquent des « paniques morales ». Et la sortie de Grand Theft Auto IV ne devrait pas arranger les choses. Quelques réflexions sur les liens entre jeux vidéos et violence (parce que moi aussi, je peux parler de jeux vidéo, non mais).




1. Les jeux vidéo sont-ils révélateurs de notre société ?

A l’occasion de la sortie du quatrième volet de la saga GTA, une interrogation revient régulièrement dans les médias : dans quelle mesure un tel jeu, et plus généralement les jeux vidéo en général, est-il révélateur de notre société ? L’aspect violent et immoral du jeu – le joueur incarne un mafieux qui va patiemment gravir les échelons en volant des voitures, tuant des rivaux, vendant de la drogue, ayant des relations avec des prostituées, etc. – rend évidemment cette question plus prégnante : déclin de notre société vers la violence, entreprise de « décivilisations », perte de repères... Bien des lieux communs peuvent trouver une apparente confirmation dans la sortie et le succès d’un tel jeu.

Si bien des interprétations sont possibles, elles ne peuvent pour autant prétendre toute au même statut, surtout si l’on s’impose certaines exigences scientifiques [1]. Il faut donc définir dans quelle mesure les jeux vidéo peuvent prétendre être des manifestations de quelques tendances sociales plus profondes, et préciser la façon dont il faut les interpréter. C’est ce que je me propose de faire à partir du cas de GTA.

Pour cela, et comme je vais nécessairement me livrer à la critique de quelques interprétations trop rapides et autres surinterprétations, il faut bien partir de l’une d’entre elle, ne serait-ce que pour éviter de batailler contre un homme de paille. J’aurais pu recourir à celles de Famille de France, association qui a souvent prise à parti les jeux vidéo trop violents ou trop « explicites ». Mais afin que la chose ne soit pas trop facile, je préfère partir de l’interprétation proposée par un journaliste de Libération dans cet article :

« Si GTA fait aussi fortement écho chez les jeunes générations contemporaines, c’est aussi au nom de motifs plus sensibles : elles y retrouvent sans doute une certaine dureté du monde moderne, son pessimisme instable et son insécurité foncière, mais transfigurés dans un espace de jeu et de liberté. Il est donc temps de regarder en face cet abondant coffre à jouets virtuel que les jeunesses du globe se sont choisi pour soupape »

L’article met également en avant l’aspect violent du jeu comme une explication de son succès. L’interprétation est claire et se décline en deux temps : (1) GTA manifeste la violence du monde contemporain, (2) dans laquelle les jeunes se retrouvent, ce qui explique son succès. Cela exige de traiter le problème en deux temps : d’un côté, il faut juger du contenu de GTA et des autres jeux violents (partie (1) de l’interprétation), de l’autre, il faut s’intéresser à sa réception par les joueurs (partie (2) de l’interprétation).

On est en droit d’être sceptique devant une telle interprétation. Il faut rappeler que le succès d’un bien culturel, quel qu’il soit, ne permet pas de déduire directement une adhésion des consommateurs à ses différents aspects. Comme le rappelle Eric Macé [2], les industries culturelles se nourrissent bien de ce qui se passe dans la sphère publique, mais sans avoir de certitude quant à ce qui va ou non « fonctionner ». L’économie culturelle est avant tout une « économie de paris » : le « grand public » est un ensemble hétérogène, un même bien peut fonctionner dans divers groupes pour des raisons différentes (certains apprécieront les qualités proprement ludiques d’un jeu, d’autres les prouesses techniques des programmeurs, d’autres encore le développement d’un univers particulier, etc.) sans qu’il soit possible d’en tirer des conclusions claires. Un producteur de télévision résume parfaitement cela en disant que la meilleure stratégie possible, c’est de « throwing mug against the wall and seeing what sticks » (« balancer la sauce sur le mur pour voir ce qui reste collé »).

GTA s’est donc probablement nourri de ce qui se passe dans la société, et ses créateurs ont fait le pari qu’un tel jeu fonctionnerait – pari sans doute risqué pour le premier opus, nettement moins au fur et à mesure que la série s’installait. Mais il est pour autant difficile d’en isoler un aspect particulier – la violence – et d’en conclure à un lien avec l’état de la société. Le jeu le plus vendu au monde fut, sauf erreur de ma part, Super Mario Bros sur NES : doit-on en conclure que dans les années 80 la société était particulièrement bien disposée par rapport à l’écrasement des champignons maléfiques et des tortues ? L’aspect violent et immoral de GTA explique sans doute une part de son succès auprès d’une partie du public, mais ce n’est pas le seul et il faut préciser en quoi.

2. GTA, figure de l’innovateur

Il faut tout d’abord se demander si la violence est bien l’aspect central du contenu de GTA. Et il y a tout lieu d’en douter. Laurent Trémel [3] propose, dans ses différents travaux, une autre interprétation intéressante sur les jeux vidéo et leurs contenus, à partir d’un corpus plus important qu’un seul exemple. Il met en avant le fait que beaucoup de jeux vidéo se trouvent en correspondance avec une certaine « idéologie dominante ».

En effet, dans la plupart des jeux vidéo, il est proposé au joueur d’accumuler diverses « grandeurs », de s’élever dans une hiérarchie ou dans une société, souvent en étant parti de rien. On reconnaîtra là une certaine figure mythique du « self-made man ». Ainsi, même dans un jeu vidéo comme The Legend of Zelda, quelque soit l'épisode que l'on considère, le joueur contrôle un jeune homme, voire un jeune garçon, partant de rien pour aller sauver le monde et la princesse Zelda. Les FPS (« First Person Shooter ») sont dans la même veine : un soldat ou une équipe de soldats seuls contre tous, qui, par leur très grande efficacité dans l’art de la guerre, parviennent à se sortir des situations les plus difficiles. On ne s’étonnera donc pas qu’un auteur comme Tom Clancy ait pu participer à la conception scénaristique de tels jeux. Cette représentation ne découle cependant pas seulement d'une adhésion à certaines figures du capitalisme, mais également de contraintes purement ludiques : être seul contre tous - jusque dans les formes extrêmes des « beat'em up », du mythique Double Dragon aux récents Dynasty Warriors - est sans doute la forme la plus amusante jeu. Même lorsqu'il s'agit de se mettre dans la peau d'un modeste fermier, comme dans Harvest Moon, on assure tous les travaux seuls ou presque et on vise à la meilleure ferme du coin. Un jeu centré sur le quotidien doit lui recourir à des principes beckeriens pour être amusant.

L'exercice d'une idéologie peut se lire à un autre niveau, ce qui vient renforcer la thèse. Les lieux représentés et les références culturelles qui existent dans les jeux vidéo sont majoritairement de nature occidentale et japonaise. Laurent Trémel illustre cette idée avec le cas du jeu Civilization qui propose de bâtir sa propre civilisation en partant de rien pour arriver à la conquête spatiale. Or l'échelle du développement qui est retenue dans le jeu est clairement une échelle occidentale : les différentes étapes correspondent à celle de l'Europe, les monuments que le joueur peut décider de construire sont essentiellement issus de cette culture, et le continent américain est d'entrée de jeu habité par de futurs « gringos » et non des amérindiens... Il ne faut pas pour autant conclure à une espèce de complot général pour la domination occidentale pour lequel les jeux vidéo sont une arme parmi d'autres. Les concepteurs de jeux, comme nous tous, travaillent à partir de ce qu'ils connaissent et réintègrent dans leurs productions culturelles des valeurs, des représentations, des conflits à l'oeuvre dans la société, etc.

GTA IV s'inscrit bien dans cette veine : on y retrouve un héros parti de rien qui s'élève à la force du poignet dans la hiérarchie sociale, en acquérant peu à peu tous les « signes extérieurs de richesse » : grosses voitures, argent, femmes, etc. Rien de bien original là-dedans. Sur ce plan-là, GTA n'exprime pas grand chose de plus que la plupart des autres jeux vidéos ou que la production cinématographique moyenne. Ceci dit, les moyens mis en œuvre dans le jeu pour parvenir à ces fins sont, eux, clairement « illégitimes » : usage de la violence, du vol, du meurtre, du proxénétisme, etc. Ce n’est rien de moins que la figure de l’innovateur au sens de Merton [4] qui apparaît. Merton définit cinq types de comportements individuels selon l’adhésion ou non aux valeurs dominantes et le type de moyens utilisé : conformiste (adhésion aux valeurs/moyens légitimes), ritualiste (non-adhésion/respects des moyens), évasion (non-adhésion/abandon de tout moyen pour atteindre ses objectifs), rébellion (non adhésion/usage de moyens illégitime), innovation (adhésion/non respects des moyens). Les quatre dernières attitudes sont considérées comme déviantes. GTA met donc en scène cette dernière figure de l’innovateur : les objectifs sont ceux de l’idéologie dominante, les moyens ne sont pas ceux légitimes (prévus pour), mais « originaux ».

Ceci amène à s’interroger sur le degré de « subversion » du jeu : GTA est-il aussi subversif qu’il en a l’air ? Certes, il met en scène des comportements déviants, mais n’en est pas pour autant révolutionnaire. L’innovateur, dans le sens de celui qui cherche à s’affranchir des règles trop contraignantes pour parvenir aux mêmes fins que les autres, ne peut pas se concevoir comme un contre-modèle dans la forme actuelle du capitalisme [5], bien au contraire. La production d’un jeu comme GTA n’est finalement pas si étonnante : il ne fait que reprendre des thèmes majeurs de la sphère publique, comme tout bien culturel. Faire du « pessimisme » d’un tel jeu le ressort de son succès – comme le journaliste d Libération – peut donc paraître exagéré.

3. La violence comme distinction

Reste à s’interroger sur la place de la violence dans le succès du jeu. Car si on peut montrer que le contenu d’un bien culturel est le produit d’un certain état de la sphère publique [2], il ne faut pas trop vite en conclure que son succès découle d’une adhésion à ce contenu. Celui-ci peut l’objet de réceptions diverses et sur lesquels les créateurs et producteurs n’ont pas un contrôle absolu.

On peut ici se souvenir que les pratiques culturelles sont « classantes » : consommer certains types de bien est une façon de manifester son appartenance à un groupe. C’est donc un moyen de distinction [6]. Cette distinction ne se fait pas forcément entre grandes classes sociales – classes populaires, petite bourgeoisie, bourgeoisie – mais aussi entre des groupes plus fins : genre, génération, voire « distinction de soi à soi », etc. [7] En gardant cela en tête, on peut s’interroger sur l’émergence du thème de la violence dans les jeux vidéo.

Celui a toujours plus ou moins existé, dès les premiers jeux vidéo – on peut penser à Wolfenstein 3D, premier FPS de l’histoire. Cependant, on peut estimer qu’il y a un tournant vers le milieu des années 1990, en particulier avec l’arrivée de la Playstation de Sony. A ce moment-là, les jeux reprenant des thèmes « adultes » vont se multiplier et se répandre, Resident Evil fournissant un très bon exemple de ce tournant. Cela a pu aller jusqu’à des cas extrêmes comme I have no mouth and I must scream (sur PC) adapté d’une nouvelle d’Harlan Ellison, dont toute une séquence de jeu, se déroulant dans un camp de concentration nazi, fut censuré en France et en Allemagne.

Cette évolution peut s’expliquer de trois façons. Tout d’abord, les joueurs ont grandi : activité essentiellement infantile ou limitée à des passionnés d’informatique, le jeu vidéo devient de plus en plus une occupation adolescente répandue, plus à même de recevoir ce genre de jeu. Il y a aussi une stratégie commerciale de Sony et de Sega face à Nintendo qui a longtemps dominé le marché du jeu vidéo. Cela avait déjà commencé avec Sonic, la mascotte de Sega, dont l’allure générale se voulait plus « cool », plus « adolescente » que le rondouillard Mario et ses petits champignons (même si le gameplay des Sonic est infiniment moins riche que celui des Mario2). Enfin, les capacités techniques des consoles et des ordinateurs autorisent des jeux plus réalistes et offrent donc plus de possibilités aux créateurs qui peuvent aller puiser plus facilement dans le cinéma ou la bande dessinée des thèmes plus adultes.

Le fait qu’il s’agisse de thème plus « adultes » est particulièrement important. Quand on y pense, exploser des zombis n’est pas beaucoup plus mature que d’écraser des champignons. Sauf si on prend en compte que les jeunes utilisent les jeux vidéo comme forme de distinction : jouer à des jeux dont les thèmes sont « adultes » montre que l’on est un grand, que l’on ne reste pas cantonné dans le monde de l’enfance. Or la contrainte du groupe de pair sur les jeunes est assez forte, comme le révèle l’enquête de Dominique Pasquier sur les pratiques culturelles des lycéens [8].

Dans cet ouvrage, la sociologue met en avant le fait que la légitimité culturelle s’est progressivement déplacée depuis l’époque à laquelle écrivait Bourdieu. Celle-ci se conçoit de moins en moins sur un mode vertical (des classes supérieures aux pratiques légitimes, enviées par des classes moyennes et inférieures) que sur un mode horizontal, c’est-à-dire s’exprimant tout d’abord entre pairs. Ce sont les « copains et copines » qui assurent la socialisation culturelle, avec comme instance de légitimation non l’école mais les médias. De ce fait, la culture dominante n’est plus la culture des classes dominantes, mais la culture populaire. C’est particulièrement vrai pour les jeux vidéo dont la pratique s’appuie sur des réseaux de relations, tant pour l’entraide que pour le jeu en commun.

La cartographie des cultures communes se modifient en conséquence : les groupes se dessinent moins en fonction des classes ou des catégories sociales qu’en fonction du genre ou de l’âge. Les comportements de distinction demeurent importants. Ainsi, dans l’univers culturel des lycéens, Dominique Pasquier distingue une culture dominante et une culture dominée : les goûts des garçons pour la « culture de rue » - le rap par exemple – perçue comme « authentique » s’oppose à celui des filles pour des musiques commerciales dévalorisées parce que « sentimentales ». Une véritable ségrégation sexuelle s’instaure en matière culturelle. On comprend bien que les garçons n’ont aucune envie d’être assimilés aux valeurs dévalorisées de la culture féminine.

De même, le passage à l’adolescence se caractérise par une transformation de l’identité : l’enfant cesse d’être le « fils de ses parents » pour devenir un individu s’appartenant à lui-même [9]. Ses goûts et pratiques culturelles doivent donc également mettre à distance le monde de l’enfance dont il se détache progressivement, ainsi que le monde culturel des parents – ou, tout au moins, le monde culturel que les parents proposaient (considéraient comme acceptable) à leurs enfants. Dans cette perspective, il y a aussi distinction par rapport aux classes d’âges inférieures : les « adonaissants » puis les adolescents sont sommés de s’affirmer comme individu à part entière, autonome. Ils doivent pour cela recourir à des ressources collectives : celles qu’offrent la culture de masse juvénile qu’ils peuvent affirmer comme leur « goût à eux ».

La violence des jeux vidéo – qui fait suite à celle de la musique ou du cinéma – peut se comprendre comme une distinction par rapport à des formes culturelles dominées ou dépassées. Elle est un moyen de s’affirmer « contre », de « se poser en s’opposant » à la fois comme individu autonome (« mes goûts sont différents, ils sont les miens propres ») et comme membre d’un groupe (« je suis un jeune, je suis un garçon »). L’interdiction au moins de 18 ans d’un produit culturel, comme c’est le cas pour GTA IV, renforce alors son potentiel distinctif.

4. Conclusion : les risques de l’interprétation

Voici donc une interprétation différente du rôle de la violence dans le succès d’un jeu comme GTA IV. Cette interprétation, comme celle avancée par le journaliste de Libération, ne doit cependant pas être surestimée : il ne s’agit là que d’une hypothèse théorique, bâtie sur mes connaissances de l’histoire du jeu vidéo et quelques théories et travaux sociologiques. Elle mériterait d’être testée empiriquement : des entretiens avec des joueurs pourraient faire l’affaire. Je n’ai malheureusement pas le temps de me livrer à cet exercice. En outre, je pense qu’elle dépasse le cas de GTA et s’applique sans doute mieux à un ensemble de jeux qui recourent à des thèmes « adultes » (de Resident Evil à Devil May Cry).

Je crois cependant cette hypothèse plus crédible que celles généralement avancées sur la violence dans les jeux vidéo, et plus généralement dans les productions culturelles. Elle respecte en effet ce qui constitue à mon sens un véritable principe de la pratique sociologique : ne pas confondre consommation et adhésion. Les individus réinterprètent et retravaillent les produits qu’ils reçoivent et peuvent leur prêter un sens bien différent de celui des concepteurs, et plus encore que celui qu’y voit un observateur extérieur. De ce fait, il faut toujours tenir compte des conditions de réception et plus précisément des ressources, des positions et des dispositions de ceux qui reçoivent. C’est ce que j’ai essayé de faire en tenant compte de la situation des adolescents et des jeunes, et plus précisément de leurs positions sociales. Oublier les conditions particulières des pratiques, c’est toujours prendre le risque de la surinterprétation [1].

Notes :

1 Comment ça, la semaine dernière ?

2 Cet avis ne souffrira d’aucune contestation.

Bibliographie :

[1] Voir notamment Bernard Lahire, « Risquer l’interprétation », L’esprit sociologique, 2007

[2] Eric Macé, « Mouvements et contre-mouvements dans la sphère publique et les médiacultures », in Eric Macé, Eric Maigret, Penser les médiacultures, 2004

[3] Voir notamment Laurent Trémel, Tony Fortin, Philippe Mora, Les jeux vidéos : pratiques, contenus et enjeux sociaux, 2006

[4] Robert K. Merton, Social Theory and Social Structure, 1956

[5] Luc Boltanski, Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, 1999

[6] Pierre Bourdieu, La distinction, 1979

[7] Bernard Lahire, La culture des individus, 2004

[8] Dominique Pasquier, Cultures lycéennes, 2005

[9] François De Singly, Les adonaissants, 2006


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Les femmes sont moins délinquantes que les hommes. Et alors ?

Voilà en gros ce que j’ai pensé en lisant l’article de Luc Bronner dans le Monde : « Délinquance : le problème c’est l’homme ». L’argument en est simple : la délinquance est, à quelques exceptions près, une affaire d’homme, c’est ce que montrent les statistiques. De là, on en conclut que… Et bien, c’est justement là le problème.




En effet, l’article décline longuement cette même idée : les hommes sont largement plus représentés dans les statistiques de la délinquance que les femmes. Quelques prudences sont prises quant à ces statistiques – qui mesurent l’activité de la police et/ou du système judiciaire et non la délinquance elle-même – mais on ne se détache jamais du simple constat empirique, détaillé pour chaque catégorie de délinquance possible. En gros, on dispose d’un « fait brut », sans théorie ni rien. Et, tant d’un point du vue scientifique que d’un point de vue politique, cela n’a au final pas grand intérêt.

D’un point de vue scientifique, c’est-à-dire si l’on s’intéresse aux connaissances et aux savoirs, l’enjeu est de savoir pourquoi les femmes sont si peu représentées parmi les délinquants. Le constat empirique n’a de sens que placé en confirmation d’une proposition théorique, et donc en relation avec celle-ci. En l’état, on en reste à l’état d’une corrélation entre le fait d’être un homme et celui d’être délinquant. Or, comme les scientifiques du social (je ne peux m’empêcher de penser que cela sonne moins bien que « social scientist ») ne cessent de le répéter corrélation n’est pas causalité. Le problème est bien de définir la nature du lien entre les deux données – le genre et le comportement délinquant. Il peut y avoir de simples effets de composition.

Par exemple, Luc Bronner évoque la participation aux émeutes de 2005, où les personnes appréhendées sont exclusivement de sexe masculin. Hughes Lagrange [1] a montré que, concernant ces mêmes émeutes, un quartier avait d’autant plus de chance d’avoir connu des émeutes que la part des familles nombreuses y est importante. Cela s’explique par le fait que lorsque la taille de l’appartement de ne permet pas à tous les enfants de disposer d’un espace à eux, ils se tournent plus facilement vers la « culture de rue ». Or, les filles s’intègrent moins dans cette culture parce que, dans les catégories populaires urbaines concernées, les filles reçoivent la charge d’aider leurs mères dans les tâches ménagères, et sont donc moins tournées vers l’extérieur. Il n’est donc pas dit que, placer dans la même situation que les garçons, les filles n’adoptent pas également des comportements délinquants. Dans ce cas-là, le genre n’est pas le facteur explicatif, et le fait rapporté dans l’article perd de sa force.

Conséquemment, ce fait apparemment « brut », puisque découlant des statistiques, n’est pas aussi bien établi que le journaliste semble le croire. Il faudrait compléter par un raisonnement « toute chose égale par ailleurs » : le genre est-il plus explicatif que les autres données ? Si on compare une fille et un garçon délinquant distinct seulement par leur genre (même catégorie sociale, même habitat, mêmes socialisations, etc.), trouve-t-on encore une différence significative ? Ce n’est pas sûr. S’ils ne sont pas interrogés correctement, les faits ne parlent pas d’eux-mêmes. A la rigueur, cette information peut inviter à s’intéresser de plus près aux modes de socialisation genrés et à les utiliser comme expérience naturelle pour tester des propositions théoriques.

Reste que l’information pourrait avoir une pertinence en terme de politique publique : il pourrait aider à orienter l’action en vue de limiter la délinquance. Ici, la référence est clairement faite, dans l’article, avec une autre corrélation qui a fait un certain bruit ces derniers temps : les femmes conduisent mieux que les hommes. On a bien ici une information utile aux pouvoirs publics : peu importe par quel processus les femmes deviennent plus prudente que les hommes, le fait est que si on les incite à conduire plus souvent, on peut espérer réduire les accidents. Quoique je reste un peu sceptique : il est possible que les femmes provoquent moins d’accidents parce que les mauvaises conductrices – se sachant mauvaises – conduisent moins (soit en utilisant d’autres moyens de transports, soit, lorsqu’elles sont en couples, en laissant conduire leur conjoint). Leur calcul changera peut-être si on les y incite, par exemple en baissant le prix des assurances pour les femmes qui conduisent.

Mais concernant la « sous-délinquance » des femmes, on voit mal quel type de politique pourrait en découler, l’article restant d’ailleurs muet sur cette question. On ne peut pas décemment inciter les hommes à devenir des femmes… ni essayer d’inciter les femmes à s’installer dans les quartiers où la délinquance forte dans l’espoir de la faire diminuer. Même si on le faisait, le gain est loin d’être assuré : si la délinquance ne provient pas du genre (d’un point de vue causal) mais d’autres facteurs, la délinquance féminine risquerait simplement d’augmenter. On bute sur un problème classique : on ne peut pas construire une bonne politique sur un raisonnement peu convaincant.

Luc Bronner évoque cependant la question de la communication : « De telles données devraient, en toute logique, interpeller les autorités et amener des réflexions sur les politiques de lutte contre la délinquance, notamment la prise en compte du sexe. Au minimum en termes de communication » (c’est moi qui souligne). Mais là encore, ce n’est pas très convaincant : il est fort possibles que les représentations médiatiques de la délinquance aient déjà intégré ce dimension « masculine ». Si on s’en tient la délinquance juvénile, Laurent Mucchielli montre, en s’intéressant au traitement médiatique de cette question, que les figures masculines et féminines sont bien distinctes et largement caricaturales : d’un côte, le « garçon arabe », délinquant, violent, violeur, de l’autre, la « fille voilée », voilée de force, violée, victimes [2]. Qu’est-ce que la communication politique pourrait bien ajouter à cela ? N’y a-t-il pas un risque à renforcer certains préjugés ? Les femmes apparaissent déjà assez peu dans les médias en tant que délinquantes, sauf à l’occasion de quelques faits divers aussi sordides que rares (comme les infanticides), et même dans ce cas-là il est possible que leur traitement soit différent que celui des hommes (même s’il faudrait ici une enquête en la matière).

Au final, cet article permet de saisir les dangers des « faits bruts ». Faute de soumettre les résultats statistiques à une critique suffisante, le risque est grand de retomber sur certaines formes de naturalisme : les femmes seraient moins délinquantes que les hommes parce que femmes, c’est-à-dire parce qu’elles sont « naturellement » plus douces que les hommes. Comme dans la célèbre chanson de Renaud, ce genre d’affirmations a priori « positives » n’en restent pas moins profondément machiste. L’article de Luc Bronner, sans doute écrit avec les meilleures intentions du monde, ne parvient pas à éviter ces écueils. Et ce parce qu’il se contente de regarder des « faits », du « concret », de trop près : à trop se rapprocher du réel, on finit par ne plus le voir entièrement. Et regarder un détail d’un objet mène trop souvent à des erreurs, comme les aveugles essayant de comprendre ce qu’est un éléphant en n’en touchant que la trompe ou que la patte. C’est le malheur de tout forme d’inductivisme. Et je ne me priverais pas du plaisir de conclure en rappelant que les sciences économiques et sociales sont un moyen d’éviter de tomber dans ce genre de piège…

Bibliographie :

[1] Hughes Lagrange, Marco Oberti, Emeutes urbaines et protestation, 2006

[2] Laurent Mucchielli, Le scandale des « tournantes », 2005



Edit : je viens de lire les commentaires des lecteurs du Monde sur l'article que je critique. Et ben, ça y est, je déprime.


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