Un commentaire de Nicolas C. sur la note précédente me remet en mémoire deux arguments complémentaires à apporter pour montrer que les pratiques de sociabilité ont une utilité économique non négligeante. Des arguments certes un peu différents de ceux précédemment développés, mais tout aussi importants.
Petit rappel des faits : Xavier Bertrand, en répondant à une question de Jean-Marc Ayrault sur le travail le dimanche opposait d'un côté les français qui veulent travailler – économiquement utiles donc – et de l'autre la gauche qui veut défendre les « tournois de belote, des tournois de fléchettes, des concours de majorettes ou de la pratique de la musculation économiquement inutiles donc. Dans la note précédente, j'essayais de montrer le rôle économique de la partie de belote dominicale en recourant aux théories des réseaux sociaux et du capital social. En y réfléchissant bien, on peut apporter deux arguments complémentaires, même si ceux-ci portent moins nettement sur la belote.
Tout d'abord, si on réfléchit un peu en économiste, il faut noter qu'inciter les individus à une activité donnée – le travail le dimanche – se fait nécessairement au détriment d'autres activités : les ressources, à commencer par le temps, sont limitées, il n'est tout simplement pas possible de tout faire. Or dans les activités dominicales abandonnées, il y a en un certain nombre qui renvoient à la production domestique. La remarque de Xavier Bertrand « j’estime qu’il est aussi nécessaire de respecter les Français qui, aujourd’hui, veulent travailler le dimanche » confond en fait emploi et travail : ce n'est pas parce qu'un travail n'est pas rémunéré (ne s'effectue pas dans le cadre d'un emploi) qu'il n'est pas utile ! Lorsque vous faites le ménage chez vous, vous êtes bel et bien productif. Certes, cette production n'est pas prise en compte dans le PIB du fait du mode de calcul de celui-ci. Mais elle n'en participe pas moins au bien-être de la population. D'ailleurs, un certain président de la république n'avait-il pas lancé une réflexion sur les indicateurs de richesse ?
Cette production domestique est loin d'être négligeable, même si elle est difficile à évaluer. Dans cet article d'Economie et Statistique, écrit par Alain Degenne, Ghislaine Grimier, Marie-Odile Lebeaux, et Yannick Lemel, il est précisé que l'on peut l'estimer entre 40 et 70% du PIB total. Il y est également souligné que, si cette production participe bel et bien au bien-être des ménages, il apparaît en revanche que ce point ne constitue pas la motivation première – loin de là – de ces pratiques, plus dépendantes de la position dans le cycle de vie, des investissements en temps et en sociabilité que demandent ces activités, et du niveau d'instruction (ce qui explique, d'ailleurs, que cette production ne réduise pas les inégalités entre ménages). Partant de là, la suppression du dimanche chômé risque de porter un coup important à ce type de production : même si un autre jour de repos est prévu, le fait qu'il ne soit plus le même pour tous renchérirait le « coût » en sociabilité (plus difficile de se retrouver), ce qui gênerait cette production. Etant donné l'importance de celle-ci, il faudrait réfléchir et évaluer rigoureusement les effets en la matière.
D'une façon plus générale, se pose la question de la production non marchande, dont fait partie la production domestique. On parle de production non marchande lorsque les biens ou les services produits ne sont pas destinés à être vendus sur un marché – c'est-à-dire à être fourni à toute personne disposé à payer le prix demandé – mais sont fournis à titre gratuit ou quasi-gratuit à des personnes en fonction de certains liens sociaux – par exemple aux membres de la famille. Les associations, visées en partie par la remarque de Xavier Bertrand, participent à cette production non-marchande : les Restos du Coeur, par exemple, fournissent des repas à titre gratuit aux personnes en difficultés, c'est-à-dire qui occupent une position particulière de dépendance dans l'ensemble des liens sociaux. Une partie non négligeable des associations assure une production non-marchande (on les considère alors comme des administrations privées) dans des domaines extrêmement variés. Pour ne prendre qu'un seul exemple, dont on reparlera très bientôt qui plus est, dans la production culturelle, les associations et autres structures à but non lucratifs assurent la vie du spectacle vivant, des musiques actuelles, et, d'une façon plus générale, permettent une certaine diversité culturelle.
Une fois de plus, il est question d'un choix : en favorisant la production marchande par le travail le dimanche, on défavorise la production non-marchande, moins de temps pour les activités domestiques et la sociabilité, moins de bénévoles disponibles au même moment. L'une peut-elle facilement se substituer à l'autre ? On peut déjà en douter dans le cas du travail domestique : si certains ménages aisés n'auront aucun mal à recourir au marché pour assurer les activités ménagères et assimilées – ce qui créera peut-être quelques emplois – il n'est pas sûr que tous le puissent avec facilité, et une perte en bien-être est alors possible. Concernant la production associative ou celle de l'économie « sociale et solidaire », il n'est pas non plus assuré que le marché puisse assurer la même diversité de l'offre culturelle – pour ne prendre que ce seul exemple. La structure particulière du marché de la musique a tendance à concentrer la demande autour de quelques « stars », produite par les grandes majors tandis que les indépendants et autres associatifs s'occupent de la découverte des nouveaux talents. Le risque existe donc d'une réduction de la diversité de l'offre si les associations ont du mal à recruter les bénévoles nécessaires à leurs activités.
Un dernier élément devrait être pris en compte : celui des solidarités familiales. Comme l'ont montré les travaux de Claudine Attias-Donfus, celles-ci sont importantes bien que peu visibles et rarement explicites. Jean-Hughes Déchaux parle même d'une « économie cachée ». La parentèle est un réseau qui fournit aux ménages entraide domestique (garde d'enfants, activités ménagères, etc.), soutien relationnel (informations utiles dans la recherche d'emploi, d'un logement, etc.), et transferts financiers (dons plus ou moins formels, aide pour payer le loyer, soutien en cas de difficultés, etc.). Ce faisant, les solidarités famliales contribuent parfois à faire face aux aléas de l'existence, parfois à s'insérer dans la vie économique et sociale. Parfois présentées comme un filet de sécurité privé face au chômage et à la précarité, il est nécessaire de relativiser ses effets redistributifs, qui sont inexistants et peuvent même contribuer aux inégalités sociales, bénéficiant plus aux ménages d'origine aisée par rapport à ceux d'origine modeste.
Comme précédemment, si ces solidarités ne réduisent pas les inégalités, on peut penser que leurs réductions ou leurs limitations amèneraient à une réduction du bien-être des individus et des ménages. Quel rapport avec le travail le dimanche ? S'inscrivant dans le cadre de la famille, ces prestations au sein de la parentèle n'en sont pas moins des échanges. Ils supposent d'entretenir les liens – surtout lorsque ceux-ci doivent être « activés » à certains moments particuliers, comme c'est le cas pour l'aide à l'insertion professionnelle – et de « rendre » ce qui a été donné, même si l'équivalence n'est que rarement exigée. Ainsi, l'aide des parents pour le logement des ménages étudiants va de pair avec des visites régulières des seconds aux premiers. La garde des enfants induit aussi que l'on donne des coups de mains supplémentaires. Ces échanges apparaissent rarement comme tels, souvent parce qu'une période de temps assez longue est laissé entre le don et le contre-don pour que les deux apparaissent comme des actes désintéressés. Mais l'échange n'en est pas moins réel et nécessaire. Dès lors, le travail le dimanche risquerait de distendre certaines des relations familiales les plus éloignés en limitant les occasions de se rencontrer et de se retrouver pour les membres les plus éloignés de la parentèle (et l'on retrouve la force des liens faibles) ou en limitant les occasions de rendre et donc de recevoir.
De l'ensemble de ces remarques, que faut-il retenir ? Essentiellement que le choix de promouvoir le travail le dimanche est moins simple qu'il n'y paraît d'un point de vue strictement économique. Les effets sont plus variés qu'on ne pourrait le penser a priori, et la sociologie est là pour nous permettre, selon la belle expression de Michael Schwalbe, de « voir les connections » (« seeing connections ») et donc de mieux comprendre les conséquences d'une décisions ou d'un événement local sur l'ensemble du système social. Je me suis ici limité au cadre économique, parce que les choses y semblent faussement évidentes, mais on pourrait étendre ces conséquences à d'autres domaines. Tout cela ne condamne pas en soi la décision de favoriser le travail le dimanche, mais invite plutôt à ne pas prendre cette décision à la légère. Il est nécessaire de prendre en compte et donc d'évaluer l'ensemble des conséquences de cette décision. Un travail qui n'est visiblement pas fait par nos hommes politiques, d'un côté comme de l'autre d'ailleurs, préférant s'en tenir à des formules très générales. Il serait temps d'élever un débat qui est loin d'être trivial.
Jouer à la belote... Deux arguments complémentaires
Jouer à la belote est-il économiquement inutile ?
M. Jean-Marc Ayrault. Monsieur le président, monsieur le Premier ministre, le Président de la République a fait du travail dominical un « marqueur politique ». On ne saurait mieux dire. C’est effectivement la marque de la solitude du Président qui s’accroche à ce projet refusé par la société tout entière. (Applaudissements sur plusieurs bancs des groupes SRC et GDR. – Exclamations sur les bancs du groupe UMP.)
C’est le symbole d’une vision archaïque qui remet en cause l’un des droits les plus anciens de l’histoire humaine : le repos dominical. (Exclamations sur les bancs du groupe UMP.)
Cet acharnement est l’expression de conceptions mercantiles où le travail et la consommation écrasent tout : les droits sociaux, la vie familiale, les engagements associatifs, culturels ou spirituels. (Exclamations sur les bancs du groupe UMP.
[...]
M. Xavier Bertrand, ministre du travail, des relations sociales, de la famille et de la solidarité. Monsieur le président, monsieur le président Ayrault, ce qui serait un progrès, c’est que le groupe socialiste renonce en permanence à son obstruction parlementaire ! (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP. – Vives protestations sur les bancs du groupe SRC.)
Ce qui serait un progrès, c’est que vous renonciez à défendre 4 400 amendements, dont dix seulement portent sur le fond du texte ! (Exclamations sur les bancs du groupe SRC.)
Ce qui serait un progrès, c’est de dire la vérité aux Français ! Les amendements que défendra le groupe socialiste lors de ce débat tendront tout simplement à invoquer la sauvegarde du droit au bonheur des tournois de belote, des tournois de fléchettes, des concours de majorettes ou de la pratique de la musculation ! (« Bravo ! » et applaudissements sur les bancs du groupe UMP. – Protestations sur les bancs du groupe SRC.) Voilà ce que sont les propositions du groupe socialiste, monsieur Ayrault ! (Exclamations sur les bancs du groupe SRC.) Voilà pourquoi les amendements que vous défendrez sur ce texte viseront à soumettre les dérogations à l’avis du club d’échecs local, du club de natation ou d’arts martiaux ! Il est vrai que c’est plus facile à obtenir comme avis que celui du Conseil national du parti socialiste ! (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP. – Protestations sur les bancs du groupe SRC.)
Résumons les choses calmement : Jean-Marc Ayrault, membre de l'opposition, critique le projet du « travail le dimanche » invoquant la cité domestique – c'est-à-dire, ici, la solidarité entre les hommes – et la cité civique – le bien commun, et Xavier Bertrand lui répond en évoquant un autre mode de justification, en fait deux autres cités au sens de Boltanski et Thévenot [1] (pour tout savoir sur ces deux auteurs, lire cette note), la cité marchande – c'est-à-dire la justification par la liberté du marché – et la cité industrielle – celle de l'efficacité.
Les types d'argumentation utilisés par les hommes politiques doivent être pris en considération, contrairement à une certaine tradition ancienne et aujourd'hui un peu dépassée, de la sociologie et de la science politique. C'est ce que rappelait avec beaucoup de justesse Cyril Lemieux dans sa chronique radio du 9 décembre dernier. L'affrontement autour du travail du dimanche nous permet de mieux comprendre pourquoi, par exemple, les groupes de gauche en viennent à défendre ce qui peut apparaître comme une tradition et un privilège religieux – est-il utile de préciser les origines du dimanche chômé ? - apparemment à l'encontre de leurs traditions progressiste et laïque. C'est qu'il se réfère à des principes de justice qui leur sont anciens, le bien commun et la solidarité, face à des principes tout aussi caractéristiques de la droite, le marché et l'industrie. Rien de nouveau sous le soleil sur ce plan-là.
Xavier Bertrand oppose, de façon rapide mais néanmoins claire, deux groupes sinon d'individus au moins de pratiques. D'un côté, du « bon », ceux qui veulent travailler, produire, être économiquement utiles, de l'autre ceux qui se consacrent ou désirent consacrer du temps à des activités visiblement d'un faible intérêt : « des tournois de belote, des tournois de fléchettes, des concours de majorettes ou de la pratique de la musculation ! ». Pour s'en convaincre, il suffit de lire un peu plus loin dans le compte-rendu de la séance :
M. Xavier Bertrand, ministre du travail. Si je respecte le droit d’amendement, j’estime qu’il est aussi nécessaire de respecter les Français qui, aujourd’hui, veulent travailler le dimanche.
Il y aurait déjà beaucoup à dire sur ce genre de considération qui manifeste, il faut bien le dire, d'un certain ethnocentrisme de classe. L'ethnocentrisme, rappelons-le, c'est cette attitude qui consiste à juger des comportements des autres en fonction des valeurs de sa propre culture : classiquement, considérer que le cannibalisme est une pratique inhumaine parce que l'on ne veut pas voir comment celui-ci s'inscrit dans les pratiques et la cohérence d'une culture autre. Ici, Xavier Bertrand applique ses propres valeurs – celles de l'utilité marchande – a des groupes qui ne les partagent pas forcément. En témoigne son choix très particulier dans les activités « dénoncées » qui renvoient en partie à l'image d'une France rurale et en retard (la belote, les fléchettes, les majorettes) et plus généralement à des pratiques populaires peu ou pas valorisées. Pourquoi ne pas avoir parlé des clubs de tennis ou de golf, de l'Automobile Club ou de la pratique du piano classique ?
Emprunter cette voie pour critiquer la prise de position du ministre serait intéressant, mais ce serait là une critique externe dans le sens où elle devrait se placer nécessairement dans un autre système de valeur, en montrant par exemple que l'efficacité économique d'une activité ne peut être retenue comme le seul critère de jugement. Il faudrait alors mener une critique de la raison marchande et de l'utilité économique.
Il est également possible d'avancer une critique interne, c'est-à-dire en se plaçant précisément dans le cadre de la raison marchande. Déformation professionnelle oblige, j'ai tendance à trouver ce genre de critique beaucoup plus intéressante, à la fois parce que plus difficile et parce que plus efficace. Si la critique externe mène systématiquement à une « guerre des dieux », pour parler comme Max Weber, un affrontement entre paradigmes, entre façons de voir et de concevoir le monde, entre idéologies, une bonne critique interne est beaucoup plus embêtante puisqu'elle dévoile les contradictions de l'énonciateur, incapable de mener à bien le projet qu'il se donne. Par goût pour la polémique et par habitude de la dissertation (on ne sort pas indemne de certaines études), je me sens presque obligé de mener telle critique.
Posons donc la question en termes clairs et directs : d'un point de vue de l'utilité économique, jouer à la belote est-il une activité inutile ? Est-il pertinent, d'un point de vue de politique économique, que l'on encourage les gens à abandonner ce genre d'activité au profit de la production, du travail ? N'y a-t-il pas quelques bons arguments pour justifier la défense de ces activités ? Si on accepte d'aborder les choses d'un point de vue de sociologie économique, les choses sont beaucoup moins tranchées que les déclarations de Xavier Bertrand le laisse entendre.
Tout d'abord, que se passe-t-il pendant une partie ou un tournoi de belote ? On rencontre des gens, on discute avec eux, on parle de belote, certes, mais aussi probablement de toutes sortes d'autres choses. Les gens qu'on y croise ont des chances d'y être des personnes différentes de celles que l'on croise toute la semaine. Peut-être pas tous, mais au moins quelques uns. Cela est valable également pour d'autres pratiques. Se faisant, on crée des liens, et certainement des liens « qui sont des ponts » (ça devrait comment à vous être familier ce vocabulaire quand même) [2]. C'est-à-dire des liens qui permettent à un individu d'avoir accès à des réseaux autre que le sien. Et qui dit réseaux dit information : offre/demande d'emploi, opportunités économiques diverses, idées, innovation, etc. La circulation des informations le long des réseaux contribue au fonctionnement de l'économie.
Le rôle de la sociabilité dans le fonctionnement de l'économie ne doit pas être négligé. Les traders et autres salariés à haut revenus maîtrisent parfaitement la manipulation de leurs réseaux et particulièrement de leurs liens faibles, y compris au niveau international et depuis la petite enfance [3]. Ils utilisent d'ailleurs des sites dédiées à la gestion de ce type de lien comme facebook ou linkdln. Est-ce que cela ne concernerait que les professions les plus prestigieuses, et donc certaines pratiques de sociabilité éloignées de la quotidienneté de la partie de belote dominicale ? On peut en douter. Catherine Comet, dans une perspective un peu différente, montre l'importance du capital social, des réseaux sociaux, pour la profitabilité des artisans du bâtiment [4]. Les activités dominicales sont un moyen comme un autre de constituer et d'entretenir ces réseaux. Pour certains liens, il est même essentiel que ceux-ci n'apparaissent pas motivés uniquement par des considérations marchandes, bien qu'ils aient une influence importante sur le fonctionnement du marché.
Mais ces liens ne sont pas seulement importants pour la réussite des acteurs pris individuellement, mais également pour le fonctionnement optimal du marché. C'est là qu'intervient l'autre conception du capital social, inspiré des travaux de James S. Coleman [5]. Celui-ci est alors pris dans un sens plus collectif : pendant du capital économique et du capital humain, il a pour rôle de maintenir la confiance et de permettre le fonctionnement de l'action collective au sein d'un groupe. Formulé de cette façon, la notion n'en finit pas de poser problème [6]. : elle rassemble en effet aussi bien les relations et les liens entre les individus que les normes, en particulier celle qui garantissent la réciprocité des échanges et la confiance entre membres du groupe, sans qu'il ne soit plus possible de comprendre comment se forme ce capital. Tout le problème vient du fait qu'il n'est défini que par sa fonction. C'est pourquoi je préfère considérer, pour ma part, que le capital social est constitué de l'ensemble des liens qui permettent aux normes de réciprocité (et notamment à la confiance) de s'appliquer.
Partant de là, il faut considérer que pour fonctionner, le marché et les échanges économiques ont besoin d'un certain degré de confiance. Si les acteurs devaient sans cesse composer avec l'opportunisme des autres, ils n'en finiraient plus d'essayer de se protéger de celle-ci tout en concevant eux-mêmes des façons de trahir leurs partenaires, et, rapidement, tout échange serait simplement trop coûteux pour avoir lieux. Un certain degré de confiance est donc nécessaire, ne serait-ce que parce que la rationalité procédurable amène naturellement à faire confiance à un moment donné pour mettre fin à la recherche d'information (laquelle a, bien entendu, un coût).
Pour qu'il y ait confiance, il faut un certain degré de capital social, c'est-à-dire une certaine quantité de liens de connaissance et d'interconnaissance entre les individu. Pourquoi ? Pour deux raisons au moins. Premièrement, si A a déjà fait affaire avec B et C sans qu'il y ait trahison, alors B peut estimer possible de faire affaire avec C. De ce point de vue, certains marchés sont loin d'être les ensembles anonymes qu'on nous décrit parfois et sont au contrairement fortement personnalisés. D'autre part, sur un marché fortement intégré par des liens entre les différents agents, la trahison a un coût beaucoup plus élevé : l'information circulant rapidement, trahir ne revient pas seulement à se priver d'un partenaire mais de tous les partenaires. La réputation est un point particulièrement important sur beaucoup de marché, et la multiplication des liens entre individus y contribue de façon négligeable. Tout dépend de la nature des activités : dès qu'il y a une forte incertitude concernant la qualité du partenaire, recourir à des personnes que l'on connaît ou que l'on nous recommande est quasiment inévitable. Les marchés financiers fonctionnent parfois sur ce modèle, le bâtiment aussi.
Dès lors, même l'innocente partie de belote dominicale est un moyen d'entretenir ces liens : échanges d'informations, discussions informelles où chacun se jaugent, nouvelles opportunités, etc. Mais c'est aussi l'occasion d'en créer de nouveaux. Sur de tels marchés, il y a des risques que se créent des barrières à l'entrée assez importante, puisque la réputation est difficile à obtenir. La sociabilité « hors marché » peut devenir un mode d'entrée comme un autre – à n'en pas douter, elle joue un rôle non négligeable dans certains milieux artistiques.
Mais cette même partie de belote, toujours aussi innocente, est un facteur de confiance important, sans laquelle les relations économiques seraient particulièrement difficile. On doit à Robert Putnam [7] d'avoir le plus insisté sur le rôle du capital social dans le bien-être des communautés. Sa thèse a été assez fortement contestée, particulièrement parce qu'il affirme l'existence d'un déclin du capital social aux Etats-Unis, essentiellement du fait de l'influence de la télévision (et sans évoquer, par exemple, la précarisation de l'emploi ou le retrait de l'Etat providence). Ses faiblesses tiennent essentiellement aux problèmes que posent la mesure de ce capital social – approché par un score dont la construction est plus que discutable (cf. le petit ouvrage d'une clarté irréprochable de Sophie Ponthieux [6]). Mais la participation associative, plus particulièrement visée par la remarque de Xavier Bertrand, en constitue un des indicateurs les moins discutables : si son absence ne signifie pas forcément un déclin du capital social, il est légitime de penser qu'elle joue un rôle positif dans celui-ci.
Au final, la remarque de Xavier Bertrand pose problème dans le cadre même de la « raison marchande » : elle s'appuie sur une fausse distinction entre l'économique et le reste du monde social. Sur un vision finalement vulgarisée et contestable du désencastrement de l'économie à la Polanyi. Mais l'économie n'est pas indépendante des relations sociales entre individus, y compris celles qui n'ont pas à strictement parler une vocation économique. Les politiques devraient commencer à prendre cela en compte : s'il est difficile de mener une politique encourageant la sociabilité ou le capital social, il doit être possible de ne pas trop l'affecter négativement.
Bibliographie :
[1] Luc Boltanski, Laurent Thévenot, Les économies de la grandeur, 1994
[2] Mark Granovetter, cliquez ici.
[3] Anne-Catherine Wagner, Les classes sociales dans la mondialisation, 2007
[4] Catherine Comet, « Capital social et profit des artisans du bâtiment : le poids des incertitudes sociotechniques », Revue Française de Sociologie, 2007
[5] James S. Coleman, Foundations of social theory, 1990
[6] Sophie Ponthieux, Le capital social, 2006
[7] Robert Putnam, Bowling Alone, 2000
Serait-ce un estuaire ou le bout du chemin au loin qu'on entrevoit ?
Tout d'abord, laissez-moi dire à quel point l'intégration de ma discipline dans les enseignements obligatoires de la classe de seconde est une bonne nouvelle. Pas tant pour des questions basement corporatistes comme le nombre de poste ou d'heures ou simplement individuelle comme la survie de mon propre poste, mais surtout parce qu'il me semble indispensable que tous les élèves aient l'occasion de se confronter aux sciences sociales, ne serait-ce que pour se définir dans leurs choix d'orientation.
D'ailleurs, la nouvelle n'a pas réjouit tous les enseignants de SES. Certains s'inquiètent de se retrouver devant des élèves moins motivés qu'auparavant - actuellement, suivre un cours de SES résulte d'un choix, certes relatif mais pas totalement contraint non plus. L'horaire limité - 1h30 élève hebdomadaire - semble également assez limité, surtout que l'on ne sait pas encore s'il y aura des heures dédoublées. Mais il me semble que c'est là un défi à relever plus qu'autre chose : on ne peut pas se vanter, comme nous le faisons, et à raison, d'avoir participer à la démocratisation du lycée, et puis refuser certains élèves. C'est à nous de savoir les motiver et les intéresser, et je pense que les enseignants de SES en sont capables. Et puis, comment ne pas se sentir un peu solidaire avec mes collègues enseignants de mathématiques, pour qui les élèves à la motivation relative sont le pain quotidien ?
Le report de la réforme me laisse une impression un peu plus mitigée. Évidemment, quelque soit la position que l'on adopte par rapport aux différentes propositions de la réforme, ce report semblait nécessaire : concevoir, expliquer, négocier et appliquer une réforme aussi importante d'ici à la rentrée 2009 constituait une erreur politique grossière. Surtout quand s'il fallait appliquer une réforme de la classe de seconde, alors que rien n'était encore connu sur le cycle terminal (première, terminal, avec, en ligne de mire, le baccalauréat, qui devrai sans doute évoluer lui-aussi... si ce n'est plus).
Mais les raisons évoquées pour ce report me semblent étranges venant du ministre. La mobilisation, bien qu'importante, n'en était pas encore arrivée à son plus haut niveau - même si cette décision du ministère confirme mes prédictions : le recul s'est fait au moment où la lutte s'engageait contre des groupes différents unis par des liens faibles. Or la position de Xavier Darcos semblait être de vouloir "tenir", s'inscrivant ainsi dans une stratégie globale de fermeté de la part du gouvernement et dans une stratégie personnelle de carrière politique vers des positions plus prestigieuses. Est-ce la peur d'un embrasement social de grande ampleur, si les liens faibles entre les jeunesses nationales suffissent à unifier les luttes internationales ? (j'en reparlerais sans doute bientôt, les évenements récents soulevant des problèmes liés à la sociologie de la mondialisation). Je n'en suis pas persuadé. Est-ce une véritable volonté de débattre et de traduire la réforme pour les différents groupes impliqués ? Ce serait un revirement soudain - Xavier Darcos lirait-il mon blog et prendrait-il au sérieux mes conseils ?
Les raisons évoquées pour justifier ce report sont en tout cas assez intéressantes : dans le communiqué de presse, le ministère évoque la "désinformation" de certains acteurs, jouant contre le "consensus". On retrouve, évidemment, la vieille rengaine des élèves manipulés par des syndicats corporatistes. Le Figaro avait fait, il y a quelques temps, ses choux gras de ce genre de théories. Une fois de plus, j'en ai une vision beaucoup plus sociologique, en faisant référence à la sociologie des organisations.
Le ministère édicte des "règles" très générales et somme toute assez floues concernant sa réforme. Se faisant, il crée des zones d'incertitudes, comme dirait Michel Crozier, que les différents acteurs, qui ont leurs rationalités propres, cherchent à exploiter pour gagner en pouvoir dans l'organisation générale qu'est l'éducation nationale. En interprétant et réinterprétant ces espaces, les acteurs peuvent augmenter leurs capacités de contrôle sur l'ensemble du système. Ainsi, même si certains syndicats parviennent à communiquer avec les les lycéens pour leur demander de l'aide, ceci ne traduit pas une tactique peu loyale de leur part, mais bien les dysfonctionnements de la communication du ministère. En outre, les syndicats et organisations lycéennes utilisent aussi ces zones d'incertitudes. Et la structure sociale du "peuple lycéen" est ainsi faite qu'il suffit d'un petit groupe motivé pour créer une large mobilisation : en effet, les liens faibles entre lycéens sont nombreux, aussi bien au sein de chaque établissement scolaire qu'entre les différents lycées, et s'objectivent, à l'époque actuelle, dans les téléphones portables et les réseaux électroniques. Facebook a sans doute plus fait pour l'ampleur et la vitesse des dernières mobilisations qu'une quelconque propagande enseignante !
Cette évocation de la désinformation laisse entendre que le problème réside moins dans la réforme elle-même ou dans les arguments des différentes parties, mais simplement dans une mauvaise compréhension des propositions du ministre. Il ne s'agit donc pas forcément d'une ouverture au débat de la part du ministre, ou d'une annonce de travail en commun, mais peut-être d'une simple prise d'élan pour mieux sauter. Ce serait là une erreur : à force de ramener systématiquement les débats et les engagements à des questions de stratégies et de refuser de voir les arguments et les attachements des individus et des groupes, le pouvoir politique se prive à la fois de sources d'idées importantes et d'une véritable capacité réformatrice. En un mot, il est possible que Xavier Darcos espère atteindre le bout du chemin au plus vite, mais pour tous les autres acteurs, c'est plutôt un estuaire qui s'annonce. L'avenir est donc ouvert et de nouvelles mobilisations sont à attendre. Il semble que ce soit là le mode normal de décision politique en France.
Pourquoi enseigner économie et sociologie ensemble ?
Aujourd'hui, comme mes collègues, je suis allé manifester dans les rues de la ville lumière pour défendre le droit de tout élève à avoir un enseignement de sciences économiques et sociales en seconde. Pierre Maura rappelle les dix bonnes raisons qui nous font descendre aujourd'hui dans la rue. Le ministère semble nous avoir fait une concession : il « réfléchit » (j'aime beaucoup l'expression) à l'intégration d'un enseignement obligatoire d'économie en seconde, enseignement détaché des autres sciences sociales. Ce n'est pas une concession, mais une nouvelle provocation, voire même un « casus belli ». Quelques explications.
Depuis leur création, les sciences économiques et sociales se basent sur un appariement entre les différentes sciences sociales. Après un temps où toutes étaient convoquées sans exception, les choix se sont depuis concentrés essentiellement sur la sociologie et l'économie. Ce fait énerve certains, soit des entrepreneurs qui « pensent » que les sociologues sont de dangereux révolutionnaires et les économistes de gentils libéraux – ce qui montre simplement leur incompétence totale à parler de l'un comme de l'autre -, soit des économistes qui estiment que leur discipline devrait être enseigné pour elle-même – c'est le cas, d'ailleurs, du rapport de l'Académie des Sciences Morales et Politiques. C'est ce dernier cas auquel il est le plus intéressant de répondre, puisqu'il est motivé par des considérations un minimum scientifique et non purement idéologiques comme le premier.
En effet, séparer l'économie de la sociologie dans le cadre du lycée général serait une erreur grave, car on y perdrait toutes les qualités pédagogiques de cet appariement, tant pour la formation aux deux disciplines que pour la formation générale des élèves – la formation d'un esprit critique nécessaire au rôle de citoyen. Et, disons-le toute de suite, ce serait également une erreur de séparer l'économie de la gestion ou du droit dans les filières technologiques pour des raisons symétriques, même si cette question est trop rarement abordée. Même si je vais plus m'attacher à défendre ici le premier appariement, je précise immédiatement que le second mérite tout autant d'être conserver et je donnerais quelques explications de cette position par la suite.
Pourquoi enseigner l'économie et la sociologie ensemble ? On a parfois répondu à cette question en se référant au projet de l'école des Annales de concevoir une science sociale totale intégrant les apports des différents sciences spécialisés. Celle-ci n'existe pas encore, et personne ne sait si elle existera un jour. Cette réponse ne peut donc être satisfaisante, une discipline scolaire comme les SES n'ayant pas vocation à être « en avance » sur l'activité des chercheurs. Mais l'appariement sociologie/économie a des justifications épistémologiques et pédagogiques qu'il ne faut pas négliger. En voici quelques un que je ne développe pas plus que nécessaire.
1. Un même mode d'appréhension du monde social
Sociologie et économie sont toutes deux des sciences sociales. Un tel rappel peut sembler oiseux, mais il est nécessaire quand on voit l'instrumentalisation du terme « économie » par certains acteurs – voir par exemple la sur-représentation des entrepreneurs dans le Conseil pour la diffusion de la culture économique.
Aborder scientifiquement la vie sociale, c'est-à-dire l'activité des hommes en société, demande un effort particulier que l'on appelle objectivation. Il s'agit de prendre cette société, dans laquelle on étudie, est de le mettre à distance pour le considérer comme un objet d'étude. Toute science empirique commence par cet effort cognitif. Il est devenu relativement aisé en ce qui concerne les sciences de la nature – même si certaines contestations religieuses attendent toujours la théorie de l'évolution. Il est encore loin d'être évident pour les sciences sociales, et demande un apprentissage particulier.
Dans cette perspective, sociologie et économie se complètent doublement : premièrement parce qu'elles réclament toutes les deux cette objectivation, deuxièmement parce que leur appariement permet de montrer que chaque discipline objective les faits d'une façon qui lui est propre. Montrer que les faits scientifiques sont construits, qu'il n'y a pas de domaine propre à l'économie ou à la sociologie – il existe une économie de la déviance et une sociologie du marché – est beaucoup plus aisé si on étudie les deux disciplines ensembles.
En outre, le fait d'objectiver la vie des hommes en société a un intérêt évident : l'économie comme la sociologie réclament que l'on mette à distance ses représentations, idéologies et autres prénotions. Il est nécessaire d'apprendre à regarder les faits humains « comme des choses » pour reprendre une formule célèbre, c'est-à-dire de façon dépassionnée et objective. Il est alors possible de rendre moins « idéologiques » certains débats. Là encore, l'appariement sociologie-économie est utile : il permet de montrer la complexité des objets des sciences sociales qui, même objectivés, ne se laissent pas épuisés par une seule discipline.
2. Sociologie et économie partagent une longue histoire
J'entends déjà la remarque de mes lecteurs les plus vigilants : il y a d'autres sciences sociales, au premier rang desquels la plus ancienne de toutes, l'histoire, pourquoi ne pas appareiller l'économie avec une autre discipline ? On pourrait imaginer compléter l'économie par d'autres disciplines : pourquoi pas la psychologie dont les économistes aiment à s'inspirer, au point que l'économie expérimentale se développe de façon importante depuis quelques années ? Il faut justifier le choix de la sociologie.
Ce matin, sur France Culture, Daniel Cohen, s'exprimant à titre personnel, donnait sa préférence à un rapprochement entre l'économie et l'histoire au lycée. J'ai le plus grand respect pour Daniel Cohen, que je suis toujours heureux d'entendre et de lire. Mais, sur ce problème, je pense qu'il se trompe. La science économique est beaucoup plus proche de la sociologie que de l'économie. Pour deux raisons, dont la première est historique.
L'économie telle que nous la connaissons naît au XVIIIe avec les écrits d'Adam Smith. La sociologie au XIXe siècle, avec des fondateurs comme Emile Durkheim, Max Weber, Georg Simmel, Vilfredo Pareto ou Karl Marx. Il est notablement que ces quatre fondateurs se caractérisent tous par leur rapport à la science économique : Durkheim, en s'intéressant à la division du travail, comme Adam Smith avant lui, cherche à développe une lecture différente de ce phénomène économique, Weber est autant économiste – de l'école autrichienne – que sociologue et consacre une partie de son oeuvre à l'explication sociologique des comportements économiques, Simmel s'attaque à un objet que l'on pourrait croire réserver aux économistes, l'argent... quant à Marx, est-il utile de préciser qu'en se lançant dans une « critique de l'économie politique », il cherche à la fois à y apporter une contribution et à la dépasser (même si son oeuvre historique et sociologique est aujourd'hui plus intéressante que ses travaux spécifiquement économique) ?
On peut soutenir que la sociologie naît largement en réaction à la science économique, qui se trouve en difficulté à la fin du XIXe siècle – les marginalistes, qui ont profondément renouveler l'approche économique en fondant la théorie néo-classique, ne sont alors que l'un des groupes en lutte pour l'établissement d'un nouveau paradigme. Qu'elle cherche à la dépasser, à la compléter ou à l'englober, la sociologie se situe d'emblée par rapport à l'économie.
Depuis, les deux sciences n'ont cessé d'être en relation – relations pas toujours très cordiales, parfois franchement conflictuelles, quand l'une ou l'autre se laisse tenter par l'idée d'établir un nouvel impérialisme, mais relations quand même. Les économistes ne sont pas insensibles à ce que font les sociologues : parfois, ils tentent de les affronter sur leurs « chasses gardées » - c'est ce que fit Gary Becker en s'attaquant à la famille ou à la déviance – parfois ils les convoquent pour intégrer des normes sociales, du capital social ou encore des conventions dans leurs modèles. De même, les sociologues ne peuvent ignorer les apports des économistes, qu'il s'agisse de la théorie des choix rationnels, importée par James S. Coleman, discutée par Jon Elster, des approches de l'action collective (voir plus loin) ou de la vaste question des échanges et du marché, où les sociologues doivent nécessairement se positionner par rapport aux théories économiques. De tels liens entre deux disciplines sont très rares : il serait dommage de ne pas en prendre compte.
Toujours en relation, toujours en dialogue, les deux champs disciplinaires ne peuvent tout simplement pas s'ignorer. Et on peut reprendre aujourd'hui la remarque de Talcott Parsons selon laquelle « dans n'importe quelle discipline, un individu ne peut effectuer un travail scientifique, s'il ne possède pas une connaissance opérationnelle des autres disciplines » (The structure of social action, 1937). Comment aujourd'hui parler de l'économie en tant qu'activité scientifique sans évoquer sa soeur ennemie la sociologie ? Et inversement, comment aborder la sociologie en ignorant la chapelle d'en face ? Cela semble bien difficile.
Évidemment, la séparation entre les disciplines au niveau de la recherche est justifiée – même s'il existe des points de rencontre où les frontières entre les disciplines deviennent floues, comme le verra un peu plus loin. Mais, au lycée, il s'agit d'initier les élèves à ces disciplines. Même si l'on parle de la seule formation disciplinaire, qui n'est pas le seul objectif de l'enseignement secondaire, il est plus pertinent de faire découvrir aux élèves ces deux disciplines ensembles : s'ils choisissent plus tard de se spécialiser dans l'une ou dans l'autre, il est nécessaire qu'ils disposent des connaissances minimales pour comprendre ce qui se passe par ailleurs, ce qui leur permettra de comprendre les points de convergence, de divergence et de dialogue entre les deux champs.
3. Un projet épistémologique (partiellement) commun
Deuxième raison de la proximité plus grande entre économie et sociologie qu'entre économie et les autres sciences sociales : le projet épistémologique. La sociologie a longtemps eu, et garde encore en partie, un projet nomologique, c'est-à-dire d'établir les « lois » de la société comme il existe des lois de la nature. L'économie ne fait pas autre chose. De ce point de vue, il est également légitime de les rapprocher.
Evidemment, dans les deux cas, on est un peu revenu de ce projet. Les sociologues se sont rendus compte, assez tôt finalement, des limites de la formulation de telles lois appliquées à leur objet – les sociétés humaines. Il ne s'en départissent pas tout à fait, continuant à poursuivre un certain nomologisme « deictique », selon le mot de Passeron, c'est-à-dire des lois valables seulement indexées sur un contexte historique précis. Les économistes n'ont pas encore tous pris conscience de cette limite, en partie parce que, s'intéressant à un domaine relativement restreint – les échanges de biens rares, au sens large – ils peuvent se permettre des formulations plus générales, ayant déjà, en quelque sorte, précise leur domaine particulier d'application.
Si cette différence est réelle, la sociologie tendant de plus en plus à être une science « historique » et l'économie essayant d'être aussi proche que possible des sciences logico-formelle (notamment par le recours aux mathématiques), il n'est pas moins intéressant de souligner les proximités entre les deux, ce qui permet, au final, de mieux comprendre la spécificité de chacune. Pour les élèves, c'est une occasion de mieux comprendre ce qu'est l'économie et ce qu'est la sociologie en les comparant entre elles.
4. Des points de rencontres et de dialogues, des frontières ouvertes
Sociologie et économie sont si proches que, lorsqu'on marche à la frontière entre les deux, on découvre un pays qui n'est ni vraiment à l'une ni vraiment à l'autre. La sociologie économique prend parfois pour nom socio-économie ou économie institutionnelle. La théorie de la régulation ou celle des conventions, deux des voies hétérodoxes les plus riches et les plus respectées en France, parce qu'elles font avancer la science plutôt que de se borner à des contestations stériles, empruntent autant à la sociologie qu'à l'économie.
Faut-il priver les élèves de ces approches ? Certains diront qu'avant d'aborder les points de débats entre économistes et sociologues ou au sein des deux disciplines, il faudrait déjà que les élèves en maîtrisent les « fondamentaux ». Mais cela ne contribuerait qu'à leur donner une fausse idée de la science : celle-ci n'est pas constituée d'un ensemble froid et inerte de savoirs à appliquer mécaniquement, mais elle est faite de débats, de doutes, d'incertitudes. Elle est une activité « chaude ». Dans une perspective d'initiation, il est indispensable de montrer cet aspect : la crise des vocations scientifiques doit beaucoup au caractère désincarné de l'enseignement scientifique.
Pour cette raison, il n'y a pas de raison de ne pas aborder tous les points où les deux disciplines où les sciences dialoguent. Plus d'une fois, ces rencontres se sont avérés heuristiquement fructueuses. Et elles sont souvent pédagogiquement utiles. Un exemple : aborder les théories de l'action collective ne peut se faire sans évoquer Mancur Olson, économiste, qui montre qu'étant donné la rationalité des agents, un groupe peut avoir un intérêt commun à se mobiliser mais pour autant ne pas le faire. Une fois ceci posé, on peut essayer de saisir les causes sociales de la mobilisation, en invoquant différents sociologues. Un autre exemple : montrer que le marché est socialement construit permet non seulement de rentrer dans quelques débats récents en science sociale – y compris en économie – mais aussi de mieux comprendre le statut des modèles économiques. Il faut encore le répéter : on comprend mieux l'économie en la comparant à la sociologie et vice-versa.
5. Des approches complémentaires pour saisir l'actualité
La formation disciplinaire, qui inclut donc la préparation aux études longues, se déroule donc mieux si on enseigne sociologie et économie ensemble que si on ne le fait pas. Mais elle ne constitue pas le seul objectif du lycée général. Celui-ci vise également, comme tout le système éducatif jusqu'au bac, à former des citoyens, c'est-à-dire donner aux élèves les moyens de comprendre le monde qui les entoure, de faire des choix éclairer et de se constituer en individus. De ce point de vue aussi, l'appariement entre sociologie et économie est utile – et les enseignants de SES ont insisté plutôt deux fois qu'une sur ce point, ce qui me dispense de le développer longuement.
Les SES doivent aussi servir aux élèves pour comprendre l'actualité la plus immédiate. De ce point de vue, piocher dans les outils de la sociologie et dans ceux de l'économie s'avère plus efficace que de se limite à une seule « boîte à outil ». La crise financière en est l'exemple le plus flagrant : l'économie va certes être fort utile pour comprendre les mécanismes qui ont amené et qui ont diffusé la crise, mais la sociologie des organisations est également très importante pour saisir pourquoi, dans les salles de marché, les acteurs ont pris certains risques, ont fait certains choix. La présence d'Olivier Godechot dans ces débats, aux côtés d'économistes, est là pour en témoigner. De même, lorsqu'on aborde la question de l'emploi et du chômage, il n'est pas inutile d'avoir en tête le rôle intégrateur du travail ou le rôle des réseaux de relations, de soutien familial, etc. qu'étudient des gens comme Robert Castel, Mark Granovetter ou Jean Hughes Déchaux.
Nos élèves vont être confronté à ce type de discours, car les sociologues et leurs raisonnements sont présents dans les médias au moins autant que les raisonnements économiques. Peut-être même plus si on prend en compte tous les cas de « sociologie spontanée » que les journalistes ou les hommes politiques peuvent mettre en oeuvre sans la rigueur et le contrôle que permet l'organisation du travail scientifique. Leur permettre d'accéder, de comprendre et d'adopter une lecture critique vis-à-vis de ces discours est absolument essentiel. Ils seraient quand même étonnant qu'ils soient parfaitement au point pour comprendre les discours des économistes et incapables de saisir ceux des autres acteurs...
6. Oui, mais... et les STG dans tout ça ?
On pourrait me répondre que, dans l'organisation actuelle du lycée, il existe un enseignement qui aborde l'économie sans faire référence à la sociologie : ce sont les cours d'économie-gestion ou d'économie-droit dont bénéficient les élèves de première et terminale STG. Alors quoi ? Sont-ils dans l'erreur ? Faudrait-il supprimer ces cours pour les remplacer par des cours de SES puisque l'appariement sociologie-économie a tant d'avantages ?
La réponse est non. J'ai le plus grand respect pour le travail de mes collègues qui enseignent en STG, et, trop souvent, je me désole de voir le traitement réservé dans les conseils de classe à leur filière, réduite, pour certains, à une voie de garage où l'on envoie les élèves qui ne peuvent poursuivre en voie générale. Il m'est arrivé de me battre pour qu'un élève sérieux et motivé puisse aller en STG parce qu'il en avait fait le choix et que cela était cohérent avec son projet professionnel, parce que ces classes ont précisément besoin de ce type d'élève.
Mais la filière STG a simplement des objectifs différents de la filière ES et que les autres filières générales. Les élèves qu'elle forme désirent un enseignement plus immédiatement applicable, plus professionnel, souvent articulé à un projet professionnel plus précis et passant par des études plus courtes – ce qui ne veut pas dire, comme certains affectent parfois de le penser, de moindre qualité. Au contraire, les élèves de filière générale ont choisi une formation plus généraliste, tournée vers la poursuite d'études longues, repoussant à plus tard la question de la formation professionnelle et se concentrant pour l'instant sur l'acquisition de méthodes de travail et de connaissances générales. Il est important que ce choix existe, et il serait encore plus important qu'il cesse d'être hiérarchisé...
A objectif différent, appariement différent. Enseigner l'économie avec la gestion ou le droit inclut que l'on enseigne ni tout à fait la même économie – on ne sélectionnera pas les mêmes savoirs dans le champ de la science économique – ni tout à fait de la même façon. Il s'agira alors de donner aux élèves des méthodes rigoureuses pour faire des choix dans le cadre d'une entreprise ou pour comprendre les choix des entreprises. L'économie peut y être un peu plus normative, c'est-à-dire un peu plus « science appliquée » que dans la filière générale, de la même façon que l'on enseigne pas les mêmes mathématiques dans toutes les filières. Il n'y a pas lieu de dévaloriser cette approche de l'économie, qui est tout aussi légitime puisqu'il s'agit d'un registre de l'utilité de l'économie, mais simplement de comprendre que le choix est différent dans la filière générale, où les élèves entendent d'abord acquérir une culture générale dans les différentes matières qui leur sont enseignées, pour les comprendre en tant que telle.
7. Pour conclure : saveur et intérêt
En guise de conclusion, deux remarques. Tout d'abord, il faut rappeler que, pour que des élèves acquièrent de façon satisfaisante, les savoirs qu'on veut leur transmettre, il faut leur en donner le goût. Le dialogue entre sociologie et économie est une façon de leur faire percevoir la saveur de ces savoirs, en leur dévoilant un pan de leur mode de production, un morceau de l'activité quotidienne des scientifiques.
Ensuite, il faut rappeler que, depuis quarante ans, les sciences économiques et sociales ont su susciter l'intérêt des élèves, les motiver et leur donner le goût de l'économie et de la sociologie, le goût des sciences sociales. Il faut rappeler que la filière ES est celle où les lycéens se sentent le mieux. Il faut rappeler que les sciences économiques et sociales sont l'une des plus grandes réussites de la politique éducative de ces cinquante dernières années. Va-t-on continuer longtemps à essayer de casser ce qui marche ?
Sur l'efficacité de la grève : liens faibles, information, traduction
Au cas où vous ne le sauriez pas, les sciences économiques et sociales ne sont pas les seules à s'inquiéter des réformes qui viennent. Et la période est selon l'expression journalistiquement consacrée « chaude sur le plan social ». J'avais déjà parlé de la place des grèves en France, et de la façon dont la centration médiatique sur ce problème contribue à l'invisibilisation des autres problèmes du travail, aux premiers temps de mon blog. Mes réflexions me semblent toujours valables. Une autre question me préoccupe maintenant : les grévistes parviendront-ils à obtenir gain de cause ? La sociologie peut nous donner quelques indications sur les conditions nécessaires à remplir pour cela.
Commençons par fixer les choses de façon claire : qu'est-ce une grève réussie ? La réponse dépend du point de vue d'où on se place. Si on estime que la grève se fait pour de mauvaises raisons, ou plus encore que la grève c'est toujours mal, on estimera qu'une grève peu suivie ou sans effets est préférable à tout autre. Du point de vue des grévistes, par contre, la réussite du mouvement sera sanctionné par la satisfaction de leurs revendications : l'arrêt des suppressions de postes, le retard de la réforme du lycée pour concertation préalable, l'intégration des sciences économiques et sociales dans le tronc commun dès la seconde, le retrait pur et simple de la réforme, etc. C'est dans ce deuxième point de vue que l'on va se placer. Il s'agit en effet de comprendre les conditions qui font d'une grève modifie effectivement les relations de pouvoir et l'offre politique à un moment donné. Si l'on souhaite éviter ou limiter les grèves, la compréhension de ces conditions est tout aussi importante que si l'on souhaite au contraire les encourager et les rendre efficaces.
Ceci étant posé, la sociologie économique de Mark Granovetter, et plus largement celle des réseaux sociaux, va nous fournir quelques indications. Pourquoi de la sociologie économique ? me direz-vous. Ne serait-il pas plus logique de recourir à de la sociologie des conflits ou des mouvements sociaux ? Si vous pensez cela, c'est que vous n'avez pas lu ma note de lecture sur l'ouvrage Sociologie économique de Granovetter, publié sur le site non-fiction et sur ce blog. C'est très mal. Vous auriez intérêt à aller mettre à jour vos connaissances le plus vite possible. La « new economic sociology » fournit en effet un cadre théorique qui dépasse celui de l'étude des seuls phénomènes marchands – surtout lorsque les économistes eux-mêmes peuvent être convoqués, comme on le verra dans la suite de la note. C'est en effet aux différents liens existant entre grévistes et entre les grévistes et les autres acteurs que nous allons nous intéresser. On soulignera ainsi l'importance de l'information, de sa diffusion et de sa manipulation dans la lutte politique.
1. Comment obtenir un nombre important de gréviste ?
Le nombre est la première condition de réussite d'une grève. Il faut donc se demander dans quelles circonstances une part importante d'un groupe peut rejoindre un mouvement protestataire. Les réponses qui viennent immédiatement à l'esprit sont les plus simples : plus le message et les revendications de la grève sont soutenues, plus celui fait sens pour un grand nombre de personne, plus il y aura de gréviste. Sans être toute à fait fausse – une grève sans objet a peu de chance de recruter -, cet argument est insuffisant. Il peut en effet y avoir des individus qui bien que d'accord avec les principes exposés par la grève ne la rejoignent pas. La part de ces individus a même d'autant plus de chance d'être importante que le groupe est grand.
Cet point mérite d'être expliqué. Ce sont les travaux de l'économiste Mancur Olson qui permettent d'avancer cette idée [1]. S'intéressant à l'action collective en général – toute poursuite d'un objectif qui exige la mobilisation de plusieurs individus – et non seulement aux grèves et autres manifestations, Olson, en bon économiste, y applique les principes de sa discipline : les individus sont rationnels et poursuivent leurs intérêts. Il fait alors valoir que chaque individu a intérêt à ce que l'action réussisse, mais il n'a pas intérêt à y participer. Sa participation constitue en effet pour lui un coût : en temps, en salaire, en énergie, etc. Si le gain de l'action collective est non individualisable, c'est-à-dire qu'il ne peut être réservé à ceux qui ont effectivement participé (ou approprié à la hauteur de l'effort de chacun), alors l'attitude rationnelle est celle du passager clandestin : attendre que les autres se mobilisent, supportent l'ensemble des coûts, et bénéficier des gains sans avoir soi-même fourni le moindre effort. Autrement dit, au sens économique, l'action collective est un bien public (ou bien collectif), avec tous les problèmes que cela implique.
Problème : si cette logique est dominante, pourquoi y a-t-il des actions collectives ? En effet, si tous les individus sont rationnels, dans le sens que la science économique donne ici à ce mot, il ne devrait y avoir que des passagers clandestins. C'est le paradoxe d'Olson : il peut y avoir accord sur les objectifs et les moyens dans un groupe donné, et pourtant il n'y aura pas mobilisation. Les intérêts communs ne suffisent pas à expliquer la mobilisation. Tous les enseignants de France peuvent être contre la réforme qui s'annonce, cela ne signifie pas pour autant qu'ils vont automatiquement passer à l'action et protester contre. Individuellement, il n'y ont pas intérêt.
Ce point est très important pour la réussite d'une grève : en effet, le mot d'ordre ne peut suffire à obtenir mobilisation et donc à garantir le succès de la grève. Il est cependant évident que ce modèle théorique est loin de suffire : des grèves, des mobilisations, et des manifestations, il y en a régulièrement. Qu'est-ce qui peut les expliquer ? Olson s'intéresse alors aux différentes incitations, qui peuvent rendre rationnel la mobilisation pour chaque individu. Plusieurs schémas sont envisageables : l'existence d'un « mécène » qui se mobilisera de toute façon pour tous les autres (s'il perd plus que les autres à la non mobilisation), des sanctions frappant les non-participants (l'isolation des « jaunes » dans les ateliers en fournit un bon exemple), la sélectivité des gains, réservés alors à ceux qui se mobilisent (par exemple des augmentations de salaire ne concernant que les syndiqués).
Reste le problème de la taille du groupe. Plus le groupe est grand, plus l'efficacité marginale d'un participant est faible. Les premiers participants sont les plus importants : au-delà d'un certain nombre, l'action collective a lieu de toute façon. La participation d'un individu est moins importante. Une fois de plus, si chacun fait ce calcul, l'action n'a pas lieu. D'où les difficultés à obtenir de hauts pourcentages de participation dans des groupes de grandes tailles. Et ce d'autant plus qu'un petit groupe est en situation de surveillance commune plus proche : celui qui manque à la norme du groupe a d'autant plus de chances d'être repéré et sanctionné. Le capital social d'un groupe, c'est-à-dire son degré d'intégration, la densité des liens qui existent entre ses membres [2], est également une condition à sa mobilisation. James Coleman a ainsi montré que la fermeture des réseaux de relation était une condition du bon fonctionnement interne du groupe : un groupe où l'interconnaissance est forte implique un rôle important de la réputation et, partant, est facteur de confiance. Les relations opportunistes dans ce groupe – trahison, manquement à sa parole, etc. - seront immédiatement repérés et sanctionnés [3].
Ces premières réflexions nous permettent de comprendre que la réussite d'une grève dépend en partie de l'organisation interne des groupes qui se mobilisent : leur taille, leur capital social, l'existence d'entrepreneurs en protestation qui peuvent imposer certaines formes d'incitations. Qu'en est-il des enseignants dernièrement en grève ? Si le groupe est d'une taille importante, il est réparti en unité de petite taille, au niveau des établissements, où le capital social est fort, puisque la surveillance mutuelle entre collègue est en général efficace (même si des stratégies de passagers clandestins demeurent possibles). Les syndicats jouent le rôle d'entrepreneurs en protestation, en partie en capitalisant sur les difficultés de l'administration centrale – il est souvent difficile d'obtenir des informations claires si on ne passe par les syndicats.
2. Le rôle des liens faibles : information de masse et influence personnelle
Tout cela ne suffit pas encore pour obtenir une manifestation importante. Imaginons un groupe constitué de petits clans fermés sur eux-mêmes, chacun ayant un haut niveau de capital social, mais n'ayant pas de liens entre eux. Il est alors douteux qu'un mouvement collectif d'ampleur apparaisse dans une telle situation. Pourquoi ? Parce ce que pour que chaque groupe se mobilise, il faudrait que celui-ci reçoivent l'information déclenchant la mobilisation et s'organise par lui-même. Coupé des autres, il y aurait plus de chance d'avoir des protestations ponctuelles et locales qu'une construction collective large. Cette situation caractérise très largement les émeutes de novembre 2005 [4], et explique à la fois la brutalité du mouvement – du fait d'un contrôle très fort entre les pairs – et sa faible durée – du fait d'une structuration insuffisante entre les différents groupes.
Pour qu'une action collective large se mette en place, il est nécessaire qu'il existe entre des groupes divers des liens faibles. Mark Granovetter [5] présente la force d'un lien comme le produit de la proximité affective, de la fréquence des interactions et de l'investissement des personnes dans ces liens. Il fait valoir que les liens faibles ont un avantage sur les liens forts : ceux-ci peuvent servir de ponts. Qu'est-ce qu'un pont ? Il s'agit d'un lien reliant deux réseaux de relations relativement denses. Ce lien a peu de chances d'être un lien fort : en effet, si A a des liens forts avec B et avec C, alors il y a de fortes chances pour qu'il y ait au moins un lien faible entre B et C (c'est ce que l'on appelle la triade interdite : faites un schéma si vous avez du mal à comprendre). Au contraire, les liens faibles vont donner accès à l'individu à des ressources nouvelles que ses liens forts ne peuvent lui fournir. Ainsi, à la fin de son article, Granovetter précise que la distinction la plus pertinente serait sans doute entre « liens qui sont des ponts » (qui sont toujours des liens faibles) et « liens qui ne sont pas des ponts » (qui peuvent être forts ou faibles).
Quelle aide cela peut-il être pour comprendre la mobilisation dans une situation de grève ? Si une catégorie sociale donnée – par exemple, les enseignants – a un intérêt commun à se mobiliser, l'existence de liens faibles entre les différentes cliques va être primordial. Une catégorie sociale, en effet, correspond à une collection d'individu partageant une condition commune mais non nécessairement liés entre eux. Si cet ensemble est structuré autour de petits groupes fermés sur eux-mêmes, alors, on l'a vu, une mobilisation est difficile. Si au contraire, ces groupes sont reliés entre eux par des liens faibles, l'information se diffusera plus vite et plus efficacement. Différentes études ont montré que les mass medias avaient une influence limitée sur le comportement des individus [6], l'information ayant peu de chances d'être prise au sérieux si elle n'est pas relayé par des contacts proches. L'existence de liens faibles est donc déterminante pour la circulation de l'information, aussi bien concernant les causes de la grève que son suivit : faiblesses de l'adversaire, importance de la mobilisation, surveillance commune des comportements, sont plus aisés.
Les enseignants se caractérisent justement par une importance notable des liens faibles. Pour certains, ceux-ci s'expliquent à des raisons historiques : implantation des syndicats, qui, comme toute association, sont un puissant pourvoyeur de liens faibles, trajectoire particulière de telle ou telle discipline, etc. Mais il ne faut pas négliger les facteurs liés à la structure sociale, en partie aux choix de l'administration centrale. Le recrutement sur concours pousse les aspirants enseignants à multiplier les contacts lors de leur formation – le capital social d'un étudiant étant l'une des conditions de sa réussite (parce qu'il permet l'échange d'informations, de fiches, etc.). Une fois, le concours réussi, les stagiaires puis les titulaires sont dispersés dans divers établissements où ils ne restent en général pas très longtemps : il est rare d'avoir son premier voeux du premier coup, et on cherche souvent à s'en rapprocher plus ou moins progressivement à grand coup de demandes de mutations. Une bonne part des nouveaux venus dans la profession passe par le statut de TZR – titulaire sur zone de remplacement (et pas que les nouveaux d'ailleurs...), qui les fait se balader d'un établissement à l'autre. Sans compter la formation continue, les stages et les listes de diffusion : autant d'occasion de multiplier les liens faibles !
Dans cette perspective, d'ailleurs, la réforme des concours de l'enseignement et les menaces possibles de recrutement par les chefs d'établissement soit d'un nombre croissant de contractuel, soit carrément de l'ensemble du personnel enseignant, peut se lire comme une tentative de réduire les capacités mobilisatrices des membres de l'éducation nationale. En effet, ces différents projets entraîneraient un plus grand isolement des individus, limiteraient leurs capacités à tisser des liens faibles, etc.
3. La « culture de la grève » en question
De ce fait, comme l'indique Mark Granovetter, il faut se défier des explications simplistes qui relie trop vite les capacités de mobilisation d'un groupe donné à sa culture supposée. Souvent, le recours à la grève par les enseignants est vue comme le signe de l'existence d'une « culture de la grève » ou d'une « culture protestataire ». Ce concept pose bien des problèmes. Tout d'abord, il est étrangement circulaire : pourquoi les enseignants font-ils grèves ? Parce que c'est dans leur culture pardi ! Et comment sait-on que c'est dans leur culture ? Parce qu'ils font grèves pardi ! On n'est pas beaucoup avancé... Voilà d'ailleurs pourquoi j'ai une méfiance naturelle envers toutes les explications en termes de « cultures » : trop souvent, ceux qui la mobilisent utilisent des raisonnements de l'anthropologie culturaliste américaine des années 30, selon laquelle l'individu est tout entier expliqué par sa culture. Tout les autres facteurs sont facilement oubliés – et c'est d'autant plus dommage que ce genre de raisonnement a été très vite abandonné par les culturalistes eux-mêmes [7, p.29-48]. Les émeutes de novembre 2005, évoquées précédemment, doivent sans doute moins à la culture « immigrée », dont l'unité est plus que douteuse [7, p. 103-111], qu'à la structure et à la position particulière du groupe considérée.
Concernant la « culture protestataire » qui, au-delà des enseignants, caractériserait, au choix, toute la fonction publique ou toute la France, on peut également avoir de sérieux doutes quant à son existence. Que certains traits culturels participent aux comportements des français est une hypothèse acceptable, mais elle reste de faible portée si on n'explique pas pourquoi ces traits se maintiennent. On ne peut considérer la culture comme un élément extérieur qui tiendrait debout par lui-même. Elle doit nécessairement s'incarner dans des institutions et des individus qui la font vivre en la rendant opératoire. Une norme culturelle a peu de chances de se maintenir s'il n'y a personne pour sanctionner son non-respect ni personne pour la transmettre, et donc si personne ne tire quelque avantage de son existence.
Surtout, l'invocation d'une telle culture est un moyen pratique pour renvoyer les comportements ainsi désignés dans le domaine de l'irrationnel, voire du réflexe animal, tombant ainsi dans un cas particulier de rhétorique un brin creuse. En adoptant une telle position, il n'est d'un seul coup plus utile de chercher à comprendre les causes réelles de la mobilisation, et les motivations de ceux qui y prennent part. Ces dernières ne sont pas forcément toutes les mêmes, mais elles ne peuvent être mises hors du cadre de l'analyse. Surtout, on ne peut aussi facilement oublier que l'on s'adresse à des individus rationnels, qui réagissent à l'information que l'on veut bien leur donner en fonction des moyens dont ils disposent. Évoquer une « culture de la grève » est trop souvent une façon de refuser de rentrer en dialogue avec les grévistes, de saisir leurs arguments et leurs aspirations et d'essayer d'y répondre – ce qui n'est finalement que l'exigence démocratique minimale en la matière.
4. Les liens faibles entre les groupes : trous structuraux et traduction
On a jusqu'à présent évoqué l'efficacité d'une grève sur une base essentiellement quantitative : la part d'un groupe qui rejoint le mouvement. Les choses sont cependant un peu plus compliquées dans le cas qui nous préoccupe. En effet, les grèves peuvent s'adresser à différents acteurs : les façons d'obtenir satisfaction ne peuvent être les mêmes selon que l'on s'adresse simplement au dirigeant d'une usine ou à un acteur politique. La position particulière du ministre de l'éducation nationale dans la structure sociale du conflits doit également être prise en compte.
Pour parvenir à gouverner, un personnage comme un ministre ne peut se contenter de s'adresser à un seul groupe : il gouverne pour l'ensemble des français, ou, plus précisément, pour l'ensemble des membres de la « communauté éducative ». Autrement dit, il se trouve non seulement face aux enseignants, mais aussi face aux élèves, aux parents d'élèves, à différents lobbies, etc. Afin de se maintenir en place et de parvenir à faire avancer ses idées – autrement dit ses réformes, quelque soit leur motivation – il doit arriver à un certain niveau de collusion : il doit être capable de faire rentrer en contact ces différents acteurs qui ne dialoguent pas toujours entre eux ou le font de façon conflictuelle. On peut alors imaginer le ministre comme un membre d'un réseau en contact avec différents groupes.
La sociologie des réseaux nous fournit alors un modèle assez intéressant pour comprendre le pouvoir d'un individu dans une telle situation : la théorie des trous structuraux (« structural holes ») de Ronald Burt [8]. Celui-ci montre que le pouvoir d'un individu est lié à l'existence de trous dans le réseau où il s'insère. Qu'est-ce qu'un trou structurel ? C'est une situation où un individu constitue le seul pont, le seul lien possible, entre deux groupes, deux cliques dans le réseau. Imaginons ainsi que A soit en contact avec B et C, mais que B et C ne soit pas en contact : on considère alors que A bénéficie d'un trou structural, puisqu'il peut manipuler les informations qui peuvent circuler entre B et C. Autrement dit, Burt argumente que la triade interdite de Granovetter est possible – à condition, bien sûr, que les liens entre les individus soient constitués de façon instrumentale. Travaillant sur des cadres haut placés dans des grandes entreprises, Burt montre que non seulement ceux-ci constituent très consciemment des réseaux remplis de trous, conscients que la manipulation de l'information participe pleinement à leur pouvoir sur l'organisation, mais en outre que les rémunérations et résultats de ces cadres sont directement liés aux nombres de trous de ce type.
Quelles conséquences pour notre discussion ? On peut considérer que le ministre a d'autant plus de chances de tenir le coup face à une grève qu'il dispose de trous structuraux à manipuler entre les différents sous-groupes de la communauté éducative. En effet, il peut alors essayer de limiter la protestation à un seul groupe, les enseignants par exemple, protégeant ainsi son rôle de collusion auprès des autres. Parallèlement, la capacité des protestataires à obtenir satisfaction va être liée à leur capacité à maintenir le ministre dans une dépendance relationnelle, c'est-à-dire à s'imposer à lui comme les ponts incontournables vers l'ensemble des acteurs impliqués dans l'action.
Qu'en est-il de la situation actuelle ? La première chose à étudier renvoie aux liens qu'entretient le ministre avec les différents membres de la communauté éducative. Il faut alors reconnaître que Xavier Darcos entretient des liens privilégiés avec certains groupes particulier intéressés dans les évolutions du système éducatif. Sa décision de supprimer les Iufm en témoigne : il donne ainsi satisfaction à un certain nombre de groupes de pression, critiques de la pédagogie et des sciences de l'éducation, qui voyaient en ces derniers des bastions d'un modernisme de mauvais aloi. La réforme des programmes de l'école primaire va dans le même sens. Ce lien, relativement fort, est malheureusement assez mal venu pour le ministre, car il ne lui permet pas de jouer la collusion avec d'autres groupes, pourtant tout autant impliqués dans les réformes à venir et qui voient cette préférence d'un mauvais oeil. Il ne semble pas que le ministre disposent de suffisamment de trous structuraux pour parvenir à ses fins sans essuyer un mouvement dur. Sa technique de communication en témoigne : distillant les informations par petits bouts, il ne dispose pas de relais capables de les diffuser et de les manipuler de façon claire, laissant ainsi chacun dans le flou le plus total. Au final, cela entraîne une reconstitution des réseaux, les syndicats disposés à négocier entretenant des liens faibles avec ceux plus radicaux susceptibles d'être réactivés en situation d'incertitude.
Au contraire, l'ensemble de la communauté éducative entretient de nombreux liens faibles, empêchant ainsi le ministre de disposer d'un pouvoir suffisant. La persistance de ces liens dans le temps explique sans doute que le poste de ministre de l'éducation soit à ce point difficile à tenir. Les liens entre enseignants et élèves, entre enseignants et parents d'élèves, entre enseignants et universitaires, sont au contraire bien présent, même s'ils ne sont pas toujours « forts ». Ce sont eux qui font la force des mouvements d'enseignants.
Plus encore, la sociologie de l'action collective développée par Bruno Latour et Michel Callon [9] s'adapte particulièrement bien au cas qui nous occupe. Ils mettent en effet l'accent sur l'idée de « traduction ». Pour obtenir la mobilisation de différents groupes, les membres centraux d'une organisation donnée doivent pouvoir traduire dans les langages propres à chaque acteur impliqué les tenants et aboutissants de l'action collective. Ils deviennent ainsi, pour chacun des acteurs, un point de passage obligé ce qui leur permet d'organiser l'action collective. C'est de cette capacité à former un « acteur-réseau » que dépend, au final, la réussite d'un mouvement [10]. On peut alors faire l'hypothèse suivante : la protestation actuellement à l'oeuvre parviendra à s'imposer lorsque des groupes autres que ceux originellement impliqués – pour le dire simplement, les enseignants – rejoindront le mouvement, c'est-à-dire lorsque ces derniers groupes seront parvenus à donner de leurs positions différentes versions suscitant l'adhésion de tous. On comprend, dans cette perspective, que les grèves soient avant tout des guerres de l'information, le ministre essayant de noyer la mobilisation sous un flot d'annonces parcellaires nuisant à la lisibilité de la réforme, tandis que les syndicats cherchent à mettre en avant les points les plus problématiques et à recadrer sans cesse les médias. Il vaudrait mieux, d'ailleurs, parler de guerre de la traduction. On comprend également que le récent chahut des lycéens du CVL face au ministre augure pour ce dernier une période difficile : si ceux-ci rejoignent pleinement la mobilisation qui se construit, les capacités de collusion du ministre seront trop faibles pour qu'il puisse faire face à la fronde.
5. En guise de conclusion : peut-on réformer la France ?
Nul doute que si la réforme est retirée ou simplement dénaturée, il se trouvera un ou plusieurs déclinologues pour nous expliquer une énième fois que la France est inréformable, que les syndicats sont des vestiges d'un passé plus ou moins staliniste qui ne font rien d'autres que retarder les « nécessaires » réformes, et que tout va à vaux de l'eau ma bonne dame... Je ne suis jamais très à l'aise avec les prévisions, mais je suis raisonnablement convaincu de la vraisemblance de celle-ci.
Dès lors, on peut se poser la question sérieusement : la France est-elle réformable ? A la lecture de mes précédentes réflexions, on pourrait en douter. Un changement « culturel » ne pouvant suffire, les structures sociales étant finalement moins malléables, certains ministères sembleraient être en position de faiblesse de façon structurelle. Ce serait pourtant avoir une vue bien courte. Car ces différents éléments nous donnent également quelques indications quant à la méthode qui pourrait aider à faire accepter une réforme, si on accepte d'en tirer quelques principes normatifs. Il faudrait pour commencer que les membres du gouvernements prennent un peu plus à coeur leur rôle de collusion, trop souvent oublié, alors qu'il est pleinement constitutif de l'activité politique. Il faudrait aussi qu'ils fassent l'effort de traduire leurs réformes afin d'obtenir l'assentiment des différents groupes concernés par les réformes qui lui semblent souhaitables. Ils pourraient alors retrouver une position centrale leur permettant de bénéficier de quelques trous structuraux.
Évidemment, tout cela demande du temps, et s'adapte peu avec la volonté d'aller vite, de bouger, de faire du mouvement, qui est souvent privilégiée en la matière. Celle-ci compte malheureusement trop sur les capacités de manipulation de l'information des membres du gouvernements, supposant que les informations données par les grands médias sont suffisantes. C'est oublier, de façon assez dramatique, le rôle que jouent les liens et les réseaux dans lesquels s'inscrivent les individus et la façon dont ceux-ci diffusent ou non, mais aussi transforment les informations reçues, leur conférant ou non un sens, une portée, une signification. C'est oublier aussi que toute action politique est avant tout une action collective, consistant à mettre en mouvement un grand nombre d'individu, à obtenir leur adhésion et leur soutien, ce qui implique un travail particulier en leur direction. L'extrême personnalisation des réformes, chaque ministre souhaitant laisser une réforme à son nom, est une erreur politique grave, qui a sans doute coûte plus de réformes et de ministres que l'on ne le pense. Revenir à une activité politique moins prométhéenne et plus soucieuse de chacun ne serait sans doute pas une mauvaise chose.
Bibliographie :
[1] Mancur Olson, Logique de l'action collective, 1978
[2] Sophie Ponthieux, Le capital social, 2007
[3] James S. Coleman, Foundations of social theory, 1990
[4] Hughes Lagrange, Marco Oberti, Emeutes urbaines et protestation. Une exception française, 2006
[5] Mark Granovetter, « La force des liens faibles », Sociologie économique, 2008
[6] Elihu Jatz, Paul Lazarsfeld, Influence personnelle, 2008 (1955)
[7] Denys Cuche, La notion de culture dans les sciences sociales,
[8] Ronald Burt, Structural holes, 1992
[9] Michel Callon, « Eléments pour une sociologie de la traduction. La domestication des coquilles Saint-Jacques et des marins-pêcheurs dans la baie de Saint-Brieuc », L'année sociologique, 1986
[10] Claudette Lafaye, Sociologie des organisations, 2007, p. 108-111
Le Codice : One more time (petite incursion au pays des économistes)
Le Codice, souvenez-vous, j'en avais déjà parlé avec un enthousiasme tout relatif - pour ne pas dire que je trouve sa nouvelle composition proche de l'insulte intellectuelle, vu la faible représentation des gens digne de confiance.
Récemment, le Codice a lancé le site kezeco.fr, censé, selon la mission du Codice, réconcilier les français avec l'économie. Son pitch est d'ailleurs à ce titre savoureux : "L'économie ne se cache plus". La présentation très "Adibou-rubik's cube" n'est pas franchement pour me séduire, puisque j'aime l'économie justement pour son aspect "lugubre", tellement plus propice aux raisonnements contre-intuitifs et à la recherche scientifique, mais ce n'est peut-être pas le plus important.
Par contre, il est plus grave d'y trouver des passages douteux ou franchement faux. Un seul exemple : la définition du PIB. Notons bien qu'il s'agit d'un problème de définition et non de théories - même si toute définition découle, évidemment, de considération théorique - ou de positionnements plus ou moins politiques. Il y est donc bien question de compétence à parler d'économie. Voilà ce que l'on peut lire sur la valeur ajoutée (site consultée le 23/11/08) :
La somme des valeurs ajoutées des entreprises d’un secteur d’activité permet d’évaluer son dynamisme. Et en additionnant les valeurs ajoutées de l’ensemble des entreprises d’un pays, à laquelle on rajoute le solde de sa balance extérieure, on obtient… (Bingo !)… le célèbre PIB. Last but not least, l’évolution de ce Produit intérieur brut d’une année sur l’autre permet de calculer la croissance économique , autrement dit l’augmentation des produits et services produits par l’économie d’un pays.
Notons donc comment kezeco.fr propose de calculer le PIB d'un pays : somme des VA des entreprises + solde de la balance extérieure = PIB. De ce fait, on accréditera la thèse qu'un solde positif de la balance extérieure est bon - il fait augmenter le PIB - et qu'un solde négatif est mauvais - il fait baisser le PIB. Mes collègues économistes doivent se taper la tête contre les murs devant cette étrange validation de l'hystérie du déficit commercial. De plus, la balance extérieure, on ne sait pas ce que c'est : la balance des paiements ? Ecrite dans un cadre comptable, elle est toujours équilibrée. Il ne peut donc y avoir de solde positif ou négatif dans son cas. La balance commerciale ? Mais celle-ci ne rassemble que les biens, or il semble nécessaire de prendre en compte au moins les services. La balance courante (compte des transactions courantes dans le balance des paiements ) alors ? Mais pourquoi ne pas utiliser le terme exact ? Une imprécision pour simplifier ? N'importe quel enseignant sait que ce genre de simplification est de nature à rendre l'apprentissage plus difficile.
La défintion est déjà imprécise et douteuse. Mais elle est surtout fausse. Pour s'en rendre compte, il suffit de la comparer à celle que donne l'Institut natioinal de la statistique et des études économiques - l'Insee, quoi - dont on peut légitimement penser qu'en terme de PIB, ils s'y connaissent puisque c'est eux qui le calcule... Voilà ce que nous dit le site de l'insee :
Agrégat représentant le résultat final de l'activité de production des unités productrices résidentes.
Il peut se définir de trois manières :
- le PIB est égal à la somme des valeurs ajoutées brutes des différents secteurs institutionnels ou des différentes branches d'activité, augmentée des impôts moins les subventions sur les produits (lesquels ne sont pas affectés aux secteurs et aux branches d'activité) ;
- le PIB est égal à la somme des emplois finals intérieurs de biens et de services (consommation finale effective, formation brute de capital fixe, variations de stocks), plus les exportations, moins les importations ;
- le PIB est égal à la somme des emplois des comptes d'exploitation des secteurs institutionnels : rémunération des salariés, impôts sur la production et les importations moins les subventions, excédent brut d'exploitation et revenu mixte.
Le PIB rassemble ainsi la valeur ajoutée des unités productrices, et non des seules entreprises. Une administration publique est une unité productrice : sa valeur ajoutée est donc prise en compte puisque l'Insee calcule la valeur ajoutée de ce secteur institutionnel (voir ici pour une définition complète). Les associations font de même (voir ici). Tout cela n'est pas pris en compte dans la défintion de kezeco.fr. De même, la question du solde extérieur n'apparaît pas ici ! L'Insee précise aussi les deux autres façons de calculer le PIB - par les revenus et par les dépenses - qui permettent de comprendre que cet agrégat ne mesure pas la seule production des entreprises, les administrations publiques versant, par exemple, des revenus. Autrement dit, la définition proposé par le Codice par le biais de son site à vocation pédagogique ne permet pas à celui qui le consulte de comprendre comment se calcule effectivement le PIB ni ce qu'il signifie. Je tremble à la seule idée que l'un de mes élèves tombe dessus un jour...
Que dire de tout cela ? Simplement que, sans surprise, les biais de construction du Codice se retrouvent dans le traitement des informations effectué par ce groupe. La sur-représentation des entrepreneurs, signe d'une confusion entre l'entreprise, l'économie et le chef d'entreprise, entraîne une vision de l'économie tournée uniquement vers l'entreprise, prise comme seule créatrice de valeur. Rien d'étonnant à cela : le comportement économique ne peut se penser en dehors des positions sociales des individus. La connaissance économique est un construit social, découlant de ce que les individus voient étant donné leur position dans les rapports sociaux (revoir mon analyse de l'idéologie entourant le déficit commercial). Si les scientifiques peuvent proposer une vision plus juste de ces phénomènes, c'est à la seule condition de la production scientifique soit organisée de telle sorte que la recherche de la vérité y soit le comportement le plus favorisé - ce qu'avait très bien décrit Pierre Bourdieu dans Homo Academicus (1984).
Se pose alors l'inévitable question : à quoi sert le Codice ? Visiblement, sur quelque chose de très simple, il échoue à sa mission de donner une information claire au public. Le site renferme d'autres inexactitudes, mais le temps me manque pour toutes les détailler. Peut-être la question doit-elle être : à qui sert le Codice ? L'exemple que j'ai retenu montre en effet qu'il promeut une vision très particulière de l'économie, où les entreprises et les entrepreneurs sont pris comme les acteurs économiques par excellence, l'exclusion de tous les autres. Une fois de plus, il y a lieu de s'en inquiéter.
(Merci aux collègues qui ont attiré mon oeil sur ce point)