La dernière des classes sociales (3)

Où l'on finira la discussion sur les classes sociales et la grande bourgeoisie à travers de l'ouvrage de Michel Pinçon et Monique Pinçon ; où l'on découvrira enfin l'origine du titre de cette série ; et où l'on conclura brièvement sur l'utilité de Marx aujourd'hui.


4. La dernière des classes sociales

Au final, la grande bourgeoisie apparaît comme la dernière des classes sociales. Reprenons, à la lumière de Chauvel – et de la présentation qu’en fait Pierre Maura pour ceux qui n’ont pas lu l’original –, l’état des classes sociales aujourd’hui par rapport à ce cadre théorique.

Les classes sociales se sont peu à peu effacé avec les évolutions économiques d’après guerre : une certaine égalisation des conditions, la moyennisation de la société [8], a réduit comme peau de chagrin les classes « pour soi ». Si les classes en soi peuvent demeurer, c’est la conscience de celles-ci qui est aujourd’hui moins marquée.

En bas de l’échelle, nous avons les classes populaires. Celles-ci sont bien peu intégrés, et dans l’ensemble fortement divisées. Elles se mobilisent peu ou pas du tout, ou suivant des modalités peu construites – le vote protestataire, vers les partis extrémistes, en est le signe. Le déclin du mouvement ouvrier et de ses capacités à donner sens à un conflit général ne laisse pas grande capacité d’action.

Au milieu, nous trouvons les classes moyennes. Celles-ci fournissent toujours un modèle important pour la plupart des individus – rappelons que 75% des Français s’identifiaient à la classe moyenne en 2005 [9]. Mais elles se mobilisent peu et ne fournissent pas vraiment un conflit apte à créer une véritable classe pour soi. Elles sont de plus en train de se diviser. Cette division produira – peut-être – des classes pour soi. Mais rien n’est moins sûr.

Reste donc, au sommet, la grande bourgeoisie, la classe dominante, qui, elle, est la dernière à être classe pour soi.

« Si les classes sociales fondamentales du marxisme, la bourgeoisie et le prolétariat, ont pu exister réellement du fait même de la vitalité de la doctrine marxiste […], il en va aujourd’hui autrement. Par un effet de théorie en retour, le recul théorique et pratique du marxisme, comme école de pensée et comme corpus de préceptes de base de l’action des partis s’en réclamant, conduit à un recul de la classe ouvrière comme classe pour soi, organisée et mobilisée contre l’adversaire. Ce recul explique peut-être en partie qu’en retour la bourgeoisie se sente autorisée à s’affirmer plus ouvertement comme classe. Non pas dans ce vocabulaire marxiste, mais dans la réalité de son discours et de ses pratiques ». [5]

Sa mobilisation est pour ainsi dire naturelle : en suivant les injonctions propres à son milieu social, en se fiant à son habitus, le grand bourgeois agit « naturellement » pour le plus grand bien de sa classe. Il suffit de suivre les indications données par la famille et l’école, puis par les pairs, les cercles et autres, pour réaliser dans les faits la défense de sa classe. Le goût de la haute culture – peinture, architecture, etc. – est très naturellement enseigné dans les espaces éducatifs de la haute société. Il est aussi un moyen de mettre en distance, d’exclure de fait, ceux qui ne maîtrisent pas ce code.

De même, si le vote conservateur est naturel dans la haute bourgeoisie, avec très peu d’exception, le milieu ouvrier se caractérise au contraire par l’éclatement du vote sur un large spectre de possible – qui inclut aussi bien les partis de droite, d’extrême droite, de gauche et d’extrême gauche, ainsi que l’abstention.

La conscience de classe ne se fait donc qu’a minima, faute, en quelque sorte, d’adversaire pour la grande bourgeoisie. C’est là le privilège de la dernière des classes sociales.

5. Courte conclusion

Alors que l’avenir des classes moyennes inquiète de plus en plus les français – et à raison – et que les classes populaires semblent plus anomiques que jamais, penser le monde en terme de classes sociales et de rapports de classe n’est pas totalement inutile. Cela ne débouche pas nécessairement sur une apologie de la lutte des classes et de la libération par la révolution, comme on voudrait parfois nous le faire croire. Il s’agit simplement de se faire une représentation plus juste des enjeux de pouvoirs dans la société contemporaine. Toute société complexe est faite de conflit. Le langage politique contemporain essaye souvent d'esquiver cette dimension poutant essentielle de nos sociétés, et ce à gauche comme à droite. Soit en proposant des réformes "nécessaires" et n'ayant donc pas à être débattu, soit en refusant, au nom d'un certain universalisme, l'idée même que des groupes puissent avoir des intérêts différents.


Bref, ce que je cherche à dire, c'est que penser les conflits, leurs formes, leurs sens et leurs conséquences, est sans doute l'une des approches pour lequel la pensée de Marx est la plus utile. Et c'est pour cela que je vous en reparlerais très bientôt.


Bibliographie :

[1] Louis Chauvel, « Le retour des classes sociales », Revue de l’OFCE, 2001.

[2] Pascal Combemale, Introduction à Marx, 2006.

[3] Karl Marx, Thèses sur Feuerbach, 1845.

[4] Peter L. Berger, Thomas Luckmann, La construction sociale de la réalité, 1963.

[5] Michel Pinçon, Monique Pinçon-Charlot, Sociologie de la bourgeoisie, 3ème édition, 2007.

[6] Yankel Fijalkow, Sociologie de la ville, 2004.

[7] Eric Maurin, Le ghetto français. Enquête sur le séparatisme social, 2004.

[8] Marco Oberti, L’école dans la ville. Ségrégation – Mixité – Carte scolaire, 2007.

[9] Karl Marx, Misère de la philosophie, 1847.

[10] Pierre Bourdieu, La distinction, 1979.

[11] Pierre Bourdieu, Jean-Claude Passeron, Les héritiers. Les étudiants et la culture, 1964.

[12] Michel Pinçon, Monique Pinçon-Charlot, Voyage en grande bourgeoisie, 1997


2 commentaires:

Anonyme a dit…

Une faute de frappe dans le titre de la note, ça fait très "Jane Birkin".

Chapeau pour ce beau tir groupé de trois billets rondement menés ! Je partage entièrement la conclusion, et notamment la première partie. "On" a tendance à vider de tout enjeu ideologique les grandes questions politiques, celles qui vont compter pour les 20 années à venir. Vous comprenez bien que "les réformes ne sont ni de droite, ni de gauche, il faut les faire et c'est tout". Comme si une réforme était, par principe, toujours bonne parce que précisément c'est une réforme...

Denis Colombi a dit…

Faute corrigée !

Faudra que je reparle du conflit, il y a beaucoup à dire...

Enregistrer un commentaire

Je me réserve le droit de valider ou pas les commentaires selon mon bon plaisir. Si cela ne vous convient pas, vous êtes invités à aller voir ailleurs si j'y suis (indication : c'est peu probable).