Eloge (funèbre ?) des SES (I)

Depuis quelques temps, taper sur les sciences économiques et sociales au lycée redevient tendance. Certes moins dommageable que le retour du disco, on peut néanmoins concevoir quelques griefs face à ce retour d’une vieille mode. Voici donc quelques premiers éléments de réponses, où l’on replacera les débats actuels dans leur longue histoire avant de réfuter les critiques les plus courantes. Cela préparera le terrain pour pouvoir poser, très bientôt, la question fondamentale.




Première partie : enjeu idéologique et réfutations des critiques

Mon ministre (enfin, je dis « mon ministre », il n’est pas spécialement à moi non plus), mon ministre donc, Xavier Darcos, a fait part ces derniers temps de ses doutes quant à la filière ES (Economique et Social) du baccalauréat. Selon lui, les élèves qui en sortiraient ne se dirigeraient pas assez vers les filières prestigieuses – les classes préparatoires – et s’entasseraient trop facilement dans les amphis surchargés d’inutiles formations comme le droit ou la gestion. D’autres critiques, plus récurrentes, en ont profité pour donner un peu de la voix, et les SES se sont vues accusées, une fois de plus, d’être à l’origine du désamour supposé entre les français et l’entreprise.

Les réactions ne se sont pas faites attendre dans le petit monde des blogs de sciences sociales. Olivier Bouba-Olga est rapidement revenu sur les statistiques pour montrer que la filière n’avait pas de si mauvais résultat que ça et qu’il était difficile d’inférer à un enseignement qui ne touche qu’une minorité de français l’ensemble de l’image des entreprises en France. Baptiste Coulmont a en également pris ombrage et s’inquiète, à juste titre d’ailleurs, de l’avenir des sciences sociales en France (voir également du côté de Sébastien Fath sur cette question). Sur le blog d’éconoclaste, SM s’est interrogé sur l’avenir de l’économie au lycée, si les enseignements de SES et d’économie gestion venaient à être fusionné. Il invite également les sociologues à venir défendre leur « bout de gras » dans cette affaire. Devinez qui c’est qui va s’y coller ?

Car les SES méritent d’être défendues. Et quand je parle de SES, je parle de l’ensemble des disciplines concernées : sociologie, certes, mais aussi économie et sciences politiques. Certains, on le verra, regrettent cette fusion des disciplines dans un cours qui peut sembler bâtard. Question passionnante a priori, mais que je traiterais dans une future note, parce que sinon, celle-ci va s’allonger plus que de raison – déjà qu’elle m’oblige à expérimenter une division en deux parties de mon propos, sans doute un relent inconscient de ma formation (comprend qui peut).

Mon objectif, pour cette note, sera donc relativement simple : revenir sur ces critiques récurrentes que doit essuyer l’enseignement de SES en France, en montrant que, pour la plupart, elles échouent en comprendre le véritable intérêt de cet enseignement (première partie, ici et maintenant), et en montrer tout l’intérêt dans le cadre non seulement du système éducatif actuel mais également des transformations de nos sociétés (deuxième partie, très bientôt sur la toile). Vaste programme.

Eloge, donc, des SES, mais peut-être éloge funèbre. Xavier Darcos, s’inscrivant dans l’attitude volontariste qui caractérise la politique qu’organise Nicolas Sarkozy, semble plus décidé que jamais à réformer le baccalauréat. Il a évoqué quelques pistes dans le Figaro – pistes qui seront discuté dans la suite de cette note. Certes, les SES en ont vu d’autres. Certes, une réforme du système éducatif français n’est jamais gagnée d’avance – c’est le moins qu’on puisse dire. Mais, sans vouloir être plus dramatique que nécessaire, l’avenir est incertain, et dans ce cadre, rappeler quel est le véritable objectif d’un tel enseignement dans le secondaire ne peut pas être inutile. S’il ne faut retenir qu’une chose de ce que je vais dire, j’aimerais autant que ce soit ce point là. Mais avant d’en arriver là, il faut pas mal de préambules.

1. Les SES, éternel enjeu de conflits idéologiques

Quelques rappels historiques : les sciences économiques et sociales ont été introduites dans l’enseignement secondaire français en 1967 dans le cadre de la réforme Fouchet. On les retrouvera dans la fameuse filière B, qui, on l’a suffisamment répété, accueillera plus tard un futur président. Il y a plusieurs influences qui expliquent cette création : celle de l’école des Annales de Fernand Braudel et de Lucien Febvre, celle de certains économistes hétérodoxes ouverts à l’histoire et à la sociologie comme Jean Fourastié, et, bien sûr, une demande sociale particulière de la part des élèves et des étudiants, demande sur laquelle on reviendra longuement.

D’entrée de jeu, d’un point de vue strictement scientifique, la création des SES n’est déjà pas totalement neutre : l’idée réside bien sûr dans une certaine unité des sciences sociales, ou du moins d’une interdisciplinarité marquée, que l’on retrouve aussi bien dans le projet de l’école des Annales – celui de la sortie d’une histoire événementielle, l’ouverture à l’économie, à l’histoire culturelle, etc. – que du côté des économistes hétérodoxes – l’appel récurrent des étudiants en économie témoigne que cette tendance est toujours à l’œuvre. Cette idée a encore du mal à passer, car les caricatures affleurent facilement, d’un côté comme de l’autre : certains élèves ou étudiants, voire certains enseignants et certains chercheurs, ont un peu trop tendance à penser que la sociologie est soit un remède soit une contestation de l’économie néoclassique… (cf. le rapport de Positive Entreprise, discuté plus loin dans cette note, qui voit comme un mal l’enseignement de la sociologie plutôt que de l’économie). C’est là un débat en soi, sur lequel je ne peux pas trop m’étendre dans le cadre de cette note. Je me bornerais à dire qu’une opposition entre les disciplines est assez ridicule : la sociologie n’est pas plus « de gauche » que l’économie est « de droite », l’économie n’est pas la science de l’individu à la rationalité absolue et la sociologie celle de l’individu déterminée et soumis à son milieu. Sur certains thèmes, les deux sciences ont, certes, beaucoup à échanger, et ce dans les deux sens, mais elles peuvent aussi coexister en bonne intelligence, y compris dans un seul et même cours de lycée.

Parallèlement, les critiques sur d’autres plans ne tarderont guère : dès 1973, le CNPF reproche à l’enseignement de SES d’être trop marxiste tandis que le PCF le voit comme trop libéral. Quelque part, tout est dit… Depuis, il faut bien reconnaître que, malgré des réformes et des changements de programmes, le débat n’a jamais fondamentalement varié depuis cette date…

L’enjeu idéologique de l’enseignement est là : à ma gauche, certains voudraient en faire le creuset de la critique et du mouvement social, à ma droite, d’autres voudraient y voir une initiation au monde de l’entreprise. Si la première position donne de moins en moins de la voix, tout en restant présente chez certains professeurs – légitimé par l’objectif de l’école de la République de « former des citoyens », énoncé que l’on peut interpréter de bien des façons –, l’autre continue à être portée par certains associations patronales – Positive Entreprise par exemple –, voire par certains anciens ministres comme Francis Mer en son temps.

Cet enjeu idéologique s’explique facilement : il renvoie à la nature particulière des disciplines retenues pour faire partie des SES. Economie, sociologie, sciences politiques : autant de disciplines qui à la fois s’attaquent aux visions du monde – préjugés, prénotions, idéologies et assimilés – et touchent, d’une façon ou d’une autre, aux mêmes thèmes que les politiques publiques. Ce n’est pas qu’au niveau secondaire que les sciences sociales sont sommés par certains de venir confirmer leurs propres préjugés : il n’y a qu’à voir la façon dont l’actuel président d’enorgueillissait d’être soutenu par les économistes les plus influents pendant la campagne avant d’afficher une méfiance envers ceux-ci dès que le vent a tourné. Rien de bien étonnant là-dedans.

Dès lors, il n’est pas étonnant que, de toutes les disciplines enseignées dans nos belles écoles, les SES soient les plus contestées et les plus critiquées… C’est le propre des sciences de toujours décevoir les attentes non scientifiques qu’on y place. J’aurais envie de reprendre, pour l’ensemble des sciences sociales, ce que disait Jean-Claude Passeron de la sociologie et de ses effets sociaux :

« La vérité sociologique n’est jamais vraiment mauvaise, même si elle dérange toujours quelqu’un, pas toujours le même : conservateur un jour de la semaine, révolutionnaire le lendemain » [Passeron, Moulin, Veyne, « Entretien avec Jean-Claude Passeron. Un itinéraire de sociologue », Revue européenne des sciences sociales, 1996]

Il y aura toujours quelqu’un pour s’irriter de ce qui est enseigné ne correspond pas à ce qu’il voudrait pouvoir croire en toute « liberté » - c’est-à-dire sans risquer la critique et sans se confronter aux autres… Attendre des enseignants de SES qu’il fasse l’apologie de l’entreprise ou de la contestation sociale n’est pas très différent, finalement, que d’espérer que les enseignants de biologie enseignent le « dessein intelligent ». Chaque pays a les polémiques stériles qu’il mérite. L’histoire et la biologie ont aujourd’hui suffisamment de légitimité en France – laïcisation oblige – pour que le cas du gamin (ou plus souvent de la famille) qui refuse qu’on lui dise que la terre n’a pas été crée en six jours fasse sourire ou, si ce n’est pas le cas, que la réponse à apporter ne fasse pas l’ombre d’un doute. Espérons qu’il en sera un jour de même pour la sociologie et l’économie.

2. Réfutation des critiques

Avant d’avancer ma défense des SES, je vais livrer au petit jeu de la réfutation de certaines critiques récurrentes. J’en retiendrais deux : la critique du monde de l’entreprise et la critique des économistes. La critique des SES comme « trop libérales » me semble trop peu présente pour que je prenne la peine de la réfuter en bonne et due forme. Elle pourrait cependant connaître le même sort si nécessaire.

2.1. Les SES et l’entreprise, ou pourquoi certaines entrepreneurs devraient penser comme des sociologues

A tout seigneur, tout honneur. Commençons par une critique déjà présentée : celle qui provient de certains chefs d’entreprise. Sans aller jusqu’à demander à ce que les SES produisent une armée d’employés serviles, certains reprochent à ce cours quelque responsabilité dans le désamour supposé entre les français et l’entreprise. Ce procès est, disons-le sans attendre, un faux procès.

Olivier Bouba-Olga s’est déjà livré, avec sa verve habituelle, à la réfutation de cette argumentaire, mettant en avant deux faits relativement simples : 1) trop peu de français ont eu droit à un enseignement de SES pour qu’il y ait là une explication un tant soit peu valable, 2) un nombre relativement important d’ancien bachelier ES se dirigent vers des formations professionnalisantes en lien direct avec les entreprises : à moins que les masochistes ne se concentrent par on ne sait quel processus de sélection caché dans cette filière, il faut bien reconnaître la fragilité de cet argument.

D’ailleurs, à ce propos, d’après un numéro de la revue Idees de 2005, consacrée, en partie, à la question de l’orientation des bacheliers ES, on se rend compte, que les bacheliers ES sont ceux qui se tournent le plus vers des filières courtes et professionnalisantes, très tournées vers l’entreprise. Or, ces filières ont souvent un meilleur rendement, au niveau de deux ou trois années d’étude, que l’université – qui par contre, a un meilleur rendement lorsqu’on dépasse le niveau DEUG/Licence. La situation est donc sans doute moins grave qu’on veut bien le croire, tant du côté des débouchés que de l’amour de l’entreprise.

Notons également que le rapport de Positive Entreprise est particulièrement malhonnête : on pourrait penser, à sa lecture, que ses rédacteurs n’ont pas pris la peine de lire les programmes. Ainsi, pour prouver que l’on parle plus de sociologie que d’économie – on se demande d’ailleurs quel mal il y a à cela – ils écrivent « par exemple la part réservée aux thèmes de la famille, de la socialisation et de la reproduction sociale est relativement importante ». Ces thèmes doivent être traités, d’après les indications officielles en quatre ou cinq semaines… tandis que l’entreprise et la production occupent neuf à dix semaines. Pour parler comme les auteurs de ce rapport : bel exemple pour la jeunesse ! Mais ce n’est pas tout. Le rapport cite des extraits de manuels qui sont en fait… des extraits de documents mis à disposition des enseignants. Il est facile de sortir un point de vue de militants FO d’un article de journal repris dans un manuel, mais cela ne dit rien de l’utilisation qu’en font les enseignants. L’avis exprimé dans les documents n’est ni celui des auteurs, ni des professeurs, ni des élèves. Nos amis de Positive Entreprise devraient prendre des cours de sociologie de la culture : il y apprendrait notamment qu’il y a bien des façons d’interpréter et de s’approprier un document. Enfin, évoquer comme « débat dépassé » les « dimensions symboliques de la consommation » fait assez rigoler… Celles-ci existent, et contrairement à ce que semblent penser les rédacteurs du rapport, elles ne sont pas là pour condamner la consommation.

Je voudrais ajouter à cela deux choses. Tout d’abord, ce genre d’attitude témoigne de la recherche d’un coupable idéal. Si les français ont quelques difficultés avec l’entreprise, il serait peut-être bon de chercher dans celle-ci les causes du mal plutôt que de les supposer dans une « culture française » ou un enseignement qui représenterait celle-ci. Des économistes comme Philippe Askenazy et Thomas Philippon ou des sociologues comme François Dubet ou Michel Lallement ont donné pas mal d’élément dans ce sens – j’en ai rassemblé un certain nombre dans cette note sur les conflits du travail en France. Il faudrait, ici, que les entrepreneurs en question acceptent de penser un peu plus en sociologues : une « culture » ou une « idéologie » renvoie à une situation et une position sociale particulière. Si la critique de l’entreprise peut rencontrer un certain succès en France, avant même de se demander qui la diffuse, il faudrait expliquer pourquoi les individus l’acceptent et se l’approprient. Interroger leur expérience sociale du travail est nécessaire avant même de prendre en compte ce qui donne forme à cette expérience.

Il faudrait d’ailleurs, dans cette perspective, se poser une question un bien provocante pour Positive Entreprise : y a-t-il un véritable désamour des français pour l’entreprise ? Rien n’est moins sûr… L’enquête de François Dubet déjà évoqué ici et le montre assez bien : les français traduisent de moins en moins leurs sentiments d’injustices au travail en termes collectifs – « c’est le système capitaliste qui m’agresse par le biais de ses entreprises » – que sur un mode individuel – « c’est ce M. Tartempion, chef du personnel, qui est un véritable petit saligaud ». Evidemment, même en déclin, la première position fait plus de bruit que la seconde, et elle peut facilement se manifester lorsque l’emploi est en jeu, par exemple lors d’une fermeture d’usine. Mais il ne faut pas pour autant en conclure une haine de l’entreprise et du travail chez les français : Dubet souligne que, dans l’ensemble, ceux-ci se disent plutôt satisfaits « finalement ».

Le deuxième point est plus important pour notre sujet : tout laisse à penser que, contrairement à ce que croient les tenants de cette critique, les jeunes qui finissent bacheliers ES sont plus acculturés au monde de l’entreprise que la moyenne. J’en veux pour illustration la cas rapporté par Stéphane Beaud dans 80% au bac… et après ? [2002].

« […] On sent bien à travers les propos de Fehrat sur son père, sur un ton mi-sérieux, mi-amusé, qu’il existe entre eux un énorme malentendu sur la nature de l’usine. Malentendu qui exprime à sa façon le fossé culturel qui s’est progressivement creusé entre le père, ouvrier, et le fils, étudiant. Le père a une vision de l’usine qui ne fait que réfléter la nature des rapports sociaux qui se nouent (qui se sont noués de longue date) dans les ateliers d’OS. Même s’il ne maîtrise pas entièrement le français écrit, il en sait assez sur l’usine depuis vingt-cinq ans qu’il y travaille, pour pouvoir dire de tel syndicat que c’est le « syndicat des patrons ». […] Fehrat, lui, qui n’a jamais travaillé dans l’usine de son père, en a une vision qui est à la fois extérieure et universitaire, c’est-à-dire dérivée des cours de fac […]. Son statut d’étudiant frotté de culture économique et sociologique le fait se « retourner » contre son père et adopter un point de vue d’en haut sur l’usine, un point de vue de « gestion des ressources humaines », pourrait-on dire, qui tend à négliger voire à disqualifier les savoirs pratiques et sociaux des ouvriers de base. »

Fehrat est un bachelier ES qui a continué dans la filière universitaire la plus proche de l’enseignement de lycée : un DEUG d’Administration Economique et Sociale (AES). Ce qu’il a appris dans ce DEUG – où il n’a pourtant pas vraiment réussit – et dans ses cours de SES lui font adopter un point de vue plus favorable, moins conflictuel sur l’entreprise. Là où son père rejette un « syndicat de patron », lui voit un syndicat qui cherche une conciliation intelligente plutôt que le conflit.

Il est difficile de conclure définitivement dans un sens ou dans un autre sur la base de la seule enquête ethnographique de Stéphane Beaud – bien que celle-ci soit d’une très grande qualité. On peut cependant avancer une hypothèse concurrente à celle des adversaires des SES : il se pourrait bien que cet enseignement, moins « marxiste » qu’on veut bien le croire, ait rapproché certains groupes et catégories sociales de l’entreprise.

Et là, ce sont sans doute les tenants des « SES creuset du mouvement social » qui vont protester. Gageons cependant que les effets sont plus subtils, dépendent du point de départ des individus et des ressources de ceux-ci. En un mot, il est douteux de penser qu’un enseignement de lycée suffisse à compenser la socialisation familiale et la socialisation par le groupe de pair. Une fois de plus, pour expliquer sociologiquement la prise de parti d’un individu – par rapport à l’entreprise ou par rapport à quoi que ce soit – l’école est loin de suffire. La modestie est donc de rigueur pour les professeurs : une fois sortie de cours, l’élève regarde la télé, discute avec ses parents, ses amis, sa famille… Si les messages vont dans des sens contraires, il est très difficile de s’assurer que c’est celui de l’école qui l’emportera. Tout dépendra des ressources de l’acteur : Fehrat a trouvé, dans son expérience d’étudiant, des ressources symboliques – un certain prestige en tant que « fils prodige » d’une famille ouvrière – qui lui permettent de mettre en distance les normes et croyances propres à son quartier populaire et ouvrier. L’école est certes utile pour lutter contre les préjugés, mais elle ne peut espérer y parvenir à chaque coup.

De même, et je vais y venir, les économistes ne peuvent pas rejeter sur l’enseignement de SES toutes les caricatures et incompréhensions de l’économie, même lorsqu’ils les rencontrent dans les rangs des amphithéâtres de sciences économiques. Le bon élève de SES sait très bien ce qu’il doit dire à son professeur pour avoir une bonne note, pour obtenir son bac. Cela ne l’empêche pas de conserver ses préjugés et de les remettre en œuvre lorsqu’il arrive dans un milieu différent où il se sent plus libre de s’affirmer.

2.2. Les SES et les économistes, ou la question des objectifs

Venons-en justement, si vous le voulez bien, à cette deuxième critique : celle des économistes. Elle est déjà plus intéressante que celle des quelques entrepreneurs suscités – dont on peut se demander dans quelle mesure ils représentent l’avis des entrepreneurs en général…

Que reprochent les économistes aux SES ? On pourrait distinguer deux griefs : 1) les bacheliers ES auraient une vision fausse de la science économique, structurée autour de l’idée de débats idéologiques et politiques, 2) ils ne maîtriseraient pas assez certains fondamentaux de la science économique. Reprenons dans l’ordre.

Si on reprend la critique de Mathieu P. aka Léconomiste, les bacheliers ES survaloriseraient, comme la plupart des français d’ailleurs, le rôle de l’Etat et de la politique dans l’économie. On peut adjoindre à cette critique celle dont Xavier (via les commentaires d’Econoclaste) se fait ici l’écho : les manuels et programmes de SES mettent beaucoup trop l’accent sur des débats dépassés – en particulier le débat néo-classiques/Keynes – au lieu de se concentrer sur l’apprentissage des apports de l’économie qui font consensus. Marc Montoussé a d’ailleurs développé cette critique dans un article de la revue Idees de 2005, en défendant l’enseignement des fondamentaux en économie – c’est-à-dire des mécanismes, faits et rouages qui font aujourd’hui consensus chez les économistes. Il proposait alors de s’appuyer sur les manuels d’initiation destinés aux premières années du supérieur, en particulier ceux de Stiglitz et de Mankiw.

Rajoutons, pour être complet, que les débats présentés aux élèves apparaissent, aux yeux des économistes, comme empreint d’une certaine idéologie. Le débat néoclassique/Keynes sur le chômage serait ainsi plus là pour critiquer les solutions « de droite » - celles des néoclassiques qui peuvent renvoyer à la flexibilisation – et encenser celles « de gauche » - le soutien keynésien à la demande.

Soyons clairs : il y a beaucoup de choses à améliorer dans les programmes de SES. Tant au niveau de l’économie que de la sociologie. Et cette critique n’est pas inintéressante : en effet, il est possible que, pour des causes historiques, l’accent soit un peu trop mis sur des débats anciens, présentés trop souvent comme des options incompatibles, plutôt que sur le consensus actuel et les discussions plus subtiles sur les hypothèses et les problèmes qu’elles permettent de résoudre. Pour autant, on pourrait en dire autant de bien des enseignements au lycée. C’est pour cela que les programmes demandent à être régulièrement réactualisé.

On peut cependant défendre la présentation de l’économie sous forme de débat – point qui agace certains économistes – dans les SES de la façon suivante : l’enseignement de SES en lycée ne se limite pas à l’économie, pas plus qu’il ne se limite à la sociologie ou aux sciences politiques. L’un des points les plus importants est de transmettre aux élèves une démarche scientifique appliquée à des objets quotidiens et familiers. Or, la démarche scientifique, on me l’accordera sans trop de mal, inclut le débat raisonné et argumenté – le débat scientifique. Il semble important de transmettre aux élèves l’idée que l’on parvient à la vérité scientifique – dans ce qu’elle a de plus poppérienne – par la confrontation d’idées, d’hypothèses, d’expériences et de résultats. Cela pour l’économie comme pour tout autre discipline. De ce point de vue, le débat Néoclassique/Keynes peut certes sembler dépassé aux universitaires, mais ses qualités pédagogiques ne sont pas négligeables : il permet d’introduire à la discussion d’hypothèses, à leur adéquation avec le réel, à la force heuristique de chaque modèle et, si l’on si prend bien, à la façon dont la confrontation entre ces deux modèles parvient justement à produire une synthèse, comment la critique permet à la science d’avancer.

Certes, on pourrait tenter de faire cela à partir d’exemples plus actuels que la confrontation Néoclassiques/Keynes. Mais cela risquerait de demander une connaissance plus précise de l’économie que des élèves de lycée n’ont pas, et qu’il est assez difficile de leur transmettre comme « prérequis ». Ceci dit, je suis ouvert à toute proposition allant dans ce sens.

Quant à la deuxième critique, elle est plus directe : les bacheliers ES n’auraient pas un bon niveau à la sortie, ils ne maîtriseraient pas assez les savoirs fondamentaux utiles à la réussite en filière économique. C’est en substance ce que dit Mathieu P. aka Leconomiste, et ce que l’on peut trouver également dans certaines notes du blog d’Econoclaste.

Justement, en parlant du blog d’Econoclastes, ce que j’apprécie le plus chez eux, c’est leur capacité à poser des questions dérangeantes et volontiers provocantes, questions que l’on ne peut jamais, pour autant, éluder simplement. Je vais donc tenter de faire de même. Voilà donc la question qui me semble nécessaire de poser : « l’enseignement de SES doit-il former de futurs économistes ? ». Ce que l’on pourrait également formuler comme : « le contenu des SES doit-il se fixer en fonction des programmes de sciences économiques ? ».

Evidemment, ces questions peuvent se décliner facilement en remplaçant « sciences économiques » et « économistes » par les couples « sociologie »/« sociologues » et « sciences politiques »/« politistes ».

D’après les données récupérées dans le même numéro d’Idees que précédemment, sur les bacheliers de 2001-2002, 11,2% s’inscrivent en sciences économiques en première année de premier cycle. On peut y rajouter les 10,7% qui se dirigent vers les filières d’AES. Soit 21,9% des bacheliers ES qui se dirigent vers des formations en sciences économiques. Ce qui n’est pas très éloigné des 20,9 qui se dirigent vers des formations en Sciences humaines et sociales et 19,9% vers le droit ou les sciences politiques.

De ce point de vue, on peut difficilement imaginer qu’il faille former les lycéens à l’économie universitaire : ceux qui poursuivront ne seront, finalement, que minoritaire, sans pour autant être une minorité négligeable. L’objectif que se fixe l’enseignement de SES est donc différent : il s’agit de préparer des élèves à se confronter aux problèmes économiques et sociaux en y intégrant l’apport des sciences sociales, et ce, quelque soit leur formation et leurs études à venir. Susciter leur intérêt pour l’application d’une démarche scientifique aux comportements humains est déjà un grand pas, ne serait-ce que si on leur fait accepter qu’une telle démarche est à la fois possible et nécessaire – ce qui, déjà, est rarement gagné d’avance. Leur apprendre à se guider dans un monde d’expert et de débats complexes est également un objectif pertinent : devant la multiplicité des discours sur le social et sur l’économie, apprendre aux élèves à repérer l’argument pertinent de celui qui ne l’est pas, le jugement de valeur du jugement de fait, la recherche sérieuse de la supposition outrée, devraient déjà être autant de buts qui occuperont bien les trois années de SES que propose le lycée – quand ce n’est pas deux pour ceux qui passent en filière ES en sautant la case « option de seconde ». Ce point sera amplement développé dans la prochaine note, avec une présentation de la « modernité radicale ».

Pour tout dire, et pour rassurer mes amis économistes, l’objectif des SES me semblerait réaliser si, face à un Jacques Marseille déclarant sans sourciller sur une grande chaîne nationale que si l’économie était une science « ça se saurait » et que finalement tout ça ne sont que des observations partisanes du réel, un de mes élèves pouvait avoir comme seules réactions « qu’est-ce qu’il raconte comme conneries ? » et « mais qu’est-ce que c’est comme argument ça, « ça se saurait » ? ». Si cela pouvait être le cas, alors qu’importe que cet élève puisse penser que toute l’économie dépend de l’action de l’Etat…

La réaction des économistes est cependant typique d’une tendance plus générale dans l’éducation nationale, relevé par François Dubet (encore lui) : celle de faire porter tout le poids d’un problème sur le niveau inférieur. Les universitaires voient arriver des étudiants qui n’ont pas, estiment-ils, le niveau : ils en accusent donc les lycées. Mais les lycées se défendent : les élèves qu’ont leur a envoyé n’étaient pas assez bons, impossible de travailler correctement… la faute aux collèges. Et voilà les professeurs de collège qui protestent : que peuvent-ils faire quand des élèves sortent du primaire sans savoir lire correctement ? Quoi, disent professeurs des écoles ? Mais qu’y pouvons-nous si dans les écoles maternelles et dans les familles… Bref. Peut-être y a-t-il un problème général de cohérence général dans l’enseignement français. Peut-être faudrait-il aussi que chaque niveau accepte de travailler avec les élèves qu’il reçoit et de faire les efforts qui s’imposent – ce qui inclut d’en avoir les moyens, techniques et pédagogiques, ce qui n’est malheureusement pas toujours le cas.

Les deux attitudes critiques – celle du monde de l’entreprise et celle des économistes – pèchent finalement au même endroit : toutes les deux jugent les SES en fonction d’objectifs qui ne sont pas ceux de cette matière, ni ceux de la filière afférente. Qu’on veuille voir sortir des cours de SES de futurs économistes, des employés modèles ou des militants zélés, on sera toujours déçus. D’une part, parce qu’aucune filière ni aucun enseignement ne dispose d’une force suffisante pour modeler à ce point les individus qui passent entre ses mains – sans doute peut-on trouver des anciens élèves de filière S qui consomment de l’homéopathie à haute dose. D’autre part, parce que les enseignants de SES ne se jugent pas sur de telles bases, ni entre eux, ni par les autres. Ce qui se pose alors est la question de savoir à quoi sert l’école, quels objectifs doivent être les siens. Celle-ci est trop souvent sommé de résoudre des problèmes qui ne sont pas les siens – comme faire aimer l’entreprise alors que c’est aux entrepreneurs d’avoir l’initiative individuelle de faire cela…

3. Conclusion, ouverture, question

Nous voilà donc en mesure de poser la véritable question, la plus importante, celle que se posent trop peu les critiques des SES : à quoi ça sert tout ça ? pourquoi enseigner les sciences économiques et sociales à des gamins de lycée ? pourquoi leur faire consacrer quelques heures – lesquelles, comme le rappelle Alexandre Delaigue, sont précieuses ? Ou, plus précisément, et plus sociologiquement, que peut-on attendre d’un tel enseignement ?

Répondre à cette question exige pas mal de temps. Je la traiterais donc dans la seconde partie de cette note. On y verra [teasing] dans quel cadre il serait nécessaire de penser les SES aujourd’hui, de quelle façon cet enseignement peut s’articuler avec les exigences contemporaines que mettent à jour les meilleures analyses de la modernité, et la façon dont tout ça pourra s’articuler avec les projets de réforme du gouvernement, et puis aussi mylle éléphants [/teasing].

Vous allez voir, on va se marrer.


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A quoi servent les SES ? Premiers éléments de réponses avec nos députés

En attendant une série de deux (oui, deux ! pour le prix d'une seule !) notes de courageuse défense des Sciences Economiques et Sociales, l'actualité la plus brûlante me permet d'avancer un premier argument : les SES, ça peut éviter de faire passer des amendements coupées de la réalité...


En ce moment, en bon petit stagiaire respectant à la lettre l'ordre du programme de seconde - je limite ma liberté pédagogique en ce début de carrière - je travaille mes cours sur la famille. Ce qui tombe plutôt bien : de la sociologie de la famille, j'en ai pour ainsi dire bouffer pendant deux ans. Croyez-moi ça laisse des marques.

Pourtant, ce n'est pas de développements aussi pointus que la relation pure et le projet reflexif de soi d'un Giddens ou du débat sur l'individualisme positif ou négatif qui peut traverser les oeuvres d'un de Singly et d'un Castel dont je vais vous parler. Non, il n'y a besoin de rien de tout ça. Tout ce dont on va avoir besoin sont les quelques connaissances que l'on transmet dans les premiers mois d'une seconde à option SES...

Reprenons au début : le député Mariani a introduit un amendement, adopté cette nuit même avec l'intégralité de la loi qui l'accompagne, à la nouvelle et énième loi sur l'immigration :

"(…) Par dérogation aux dispositions de l'article 16-11 du code civil, le demandeur d'un visa pour un séjour d'une durée supérieure à trois mois, ou son représentant légal, ressortissant d'un pays dans lequel l'état civil présente des carences peut, en cas d'inexistence de l'acte d'état civil, ou lorsqu'il a été informé par les agents diplomatiques ou consulaires de l'existence d'un doute sérieux sur l'authenticité de celui-ci, solliciter son identification par ses empreintes génétiques afin d'apporter un élément de preuve d'une filiation déclarée avec au moins l'un des deux parents. Le consentement des personnes dont l'identification est ainsi recherchée doit être préalablement et expressément recueilli.


Différents blogeurs se sont déjà exprimés sur la question. Je vous renvoie à la note des Econoclastes qui, en explorant la question du coût de la mesure, sont toujours aussi pertinent (et qui ont même eu droit aux honneurs de David Abiker à la radio, ce qui est assez la classe, il faut bien le reconnaître).

Bref, par rapport à cela, qu'est-ce que je suis en train d'apprendre à mes gamins de seconde ? Rien de bien compliqué : que la famille est une institution sociale et culturelle bien plus que biologique. Et ce non seulement dans notre société mais aussi dans les autres.

On le comprendra très facilment pour ce qui est des liens d'alliances - le mariage en particulier - mais cela apparaît visiblement moins évident à nos députés. Pourtant, c'est là l'un des résultats les mieux établis et les plus solides de l'anthropologie et de la sociologie de la famille.

Florence Weber a très bien résumé les trois dimensions de la famille dans son ouvrage Le sang, le nom, le quotidien [2007] : il y a certes une dimension biologique - le sang - qui consiste à la transmission d'un patrimoine génétique avec toutes les carences et caractéristiques qui vont avec, mais il y a aussi les deux autres dimensions, beaucoup plus importantes au final. Le nom d'abord : c'est le lien légal, le nom que l'on transmet à son enfant et qui est reconnu par la loi. Il n'a pas à avoir de rapport direct avec le biologique. Après tout, dans la plupart des sociétés, les pères reconnaissent légalement des enfants sans jamais être assurés totalement d'être bien le père biologique... Les procédures d'adoption vont dans le même sens. Le quotidien ensuite : il s'agit des liens affectifs, qui renvoient à l'éducation et au soin des enfants.

Pour illustrer ces différentes dimensions, Florence Weber prend le cas de Bérénice, que je reprend moi même dans mon cours. Bérénice a trois "pères" : un père biologique qu'elle n'a jamais connu, un père légal, le premier mari de sa mère qui l'a reconnu mais ne s'est jamais occupé d'elle bien qu'elle porte son nom, un père affectif, le second mari de sa mère qui l'a élevé. Faites tous les tests génétiques que vous voudrez, les relations familiales ne changeront pas : Bérénice se sentira toujours plus fille du dernier que des deux autres...

Bref, penser comme le fait cet amendement que la famille peut facilement se déduire des liens biologiques témoignent d'une mauvaise connaissance de ce qu'est justement la famille - je laisse au lecteur le soin d'imaginer non seulement tous les cas où cette procédure ne s'appliquera pas car les individus concernés sauront que leurs liens biologiques n'existent pas malgré les liens affectifs et sociaux (et donc où l'amendement servira surtout à limiter le regroupement familial) et ceux où il menera à des situations dramatiques.

Là-dessus, je proprose officiellement au député Mariani de venir jeudi dans mon lycée. Je fais mon cours d'introduction sur la famille pour une de mes classes. Je pense que ça pourrait lui être utile. Parce que les SES, ça sert aussi à ça...

Post-scriptum blogique : je post depuis mon lycée. Alice Wouhou, ma sympathique et bien connue fournisseuse d'Internet, travaille actuellement à la pleine reprise de mes moyens. Donc restez connectés, pleins de notes très bientôt.

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Come back soon

Bonjour à vous, chers et fidèles lecteurs !

Comme vous vous en êtes sans doute déjà rendu compte, avec la vigilance qui vous caractérise, ce blog n'est plus parmi les plus actifs de la toile depuis quelques semaines. Mais rassurez-vous ! Je serais bientôt de retour...

Mon récent déménagement et mes prises de fonction dans la région où on aime le calva - il paraît que mes élèves apprécient - me contraingnent à une insupportable cure sans internet. Mais celle-ci devrait toucher à sa fin d'ici peu, tout dépendra de la vélocité légendaire des fournisseurs d'accès haut débit... En attendant, je squatte le matériel informatique gentiment mis à disposition par mon lycée d'affectation, qu'il en soit remercié.

Ce qui tombe plutôt bien : j'ai des petites choses dans les tuyaux, ou plutôt dans la tête, pour la reprise en fanfare de ce blog. Citons donc pour vous mettre l'eau à la bouche : mon avis sur les attaques ministérielles contre ma filière d'enseignement, les noces inattendues d'un président et d'un communiste, suivies presque immédiatement de leur dommageable divorce (avouez que vous êtes intrigués pour le coup), le tout assaisoné de quelques réfléxions sur la place de l'Etat dans notre chère société.

Bref, tout ça ne devrait pas tarder, I'm back, quoi.

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