Il était inévitable que je m'intéresse à la collection Sociorama des éditions Casterman : des enquêtes de sociologie transcrite en bd, franchement, que demande le peuple ? Surtout quand le peuple en question se trouve devoir enseigner la sociologie et est toujours à l'affût de toute forme de vulgarisation qui permet de s'adresser à un public de profanes. J'ai donc lu les deux premiers volumes : Chantier Interdit au Public, adaptation d'un ouvrage de Nicolas Jounin par Claire Braud et La Fabrique Pornographique, adaptation de l'enquête de Mathieu Trachman, Le Travail Pornographique, par Lisa Mandel. Au-delà de leur richesse pédagogique, ces ouvrages donnent une occasion unique de voir la sociologie au moment où elle se lit : les dessinatrices doivent effet proposer une traduction - Latour likes it - du texte sociologique non seulement en images, mais aussi dans un format relativement court, percutant et non-académique. Cette opération de vulgarisation soulève quelques questions - auxquelles je n'ai pas forcément la réponse - quant à la sociologie et à sa nature.
Avant tout chose, je voudrais souligner le point suivant : ces bd sont excellentes et j'ai pris un grand plaisir à les lire. Plus encore, j'en conseillerais vivement la lecture - je l'ai déjà fait, d'ailleurs - y compris à des personnes intéressées par la sociologie, je les utiliserais volontiers comme supports pédagogiques pour faire mes cours, et, pour l'une d'entre elle, j'en demanderais très probablement l'achat par le CDI du lycée où j'enseigne (l'autre non, parce que je sens que certains parents d'élèves pourraient avoir une réaction peu enthousiaste - nous vivons une époque frileuse). Si je commence ainsi, c'est parce que je ne voudrais pas que l'on pense que les remarques que je vais faire par la suite sont des critiques du travail des sociologues et moins encore des bédéistes. C'est plus à une réflexion sur les modes, forcement divers, de vulgarisation de la sociologie que je voudrais inviter, et non à une critique de ceux et celles qui se lancent dans cette aventure, toujours difficile mais toujours nécessaire.
Autre précision d'importance : je n'ai pas lu les ouvrages originaux de Nicolas Jounin et Mathieu Trachman. Je me trouve donc dans la position du profane qui, intéressé par les questions traités mais ne voulant pas s'infliger la lecture d'un ouvrage académique, préfère un ouvrage de vulgarisation pour savoir de quoi il retourne. A la différence que j'ai quand même une certaine pratique du style académique et sociologique et des débats qui ont cours dans les champs. Du coup, il ne s'agit pas pour moi de juger la qualité de la traduction d'un ouvrage particulier en bd, encore moins de la qualité des deux enquêtes en question au travers de leur passage sous une autre forme, mais plutôt de m'interroger sur mes attentes en tant que sociologue lorsque je lis une telle traduction, sur ce que l'on retrouve de l'écriture et de l'enquête sociologique, et de ce que l'on ne retrouve pas.
Le signe le plus fort de cette opération de traduction est sans doute la narrativisation : chacune des deux bd propose un récit, mettant en scène des personnages précis, et finalement en petit nombre, que l'on suit du début à la fin. D'un côté, le ferailleur débutant Hassan qui arrive sur un chantier où il retrouve son ami Souleymane, un coffreur en intérim qui espère obtenir une embauche définitive. De l'autre, le vigile Howard qui fait ses premiers pas dans le porno amateur puis sur un tournage professionnel en embarquant avec lui sa copine Betty. Cette mise en récit existe aussi dans les écrits académiques, mais sous une forme différente : il ne s'agit ni du "récit historique" que l'on trouve dans certaines enquêtes, où l'on raconte par exemple la mise en place de tel dispositif ou de telle réglementation, ni le "récit d'enquête" où le chercheur se met lui-même en scène dans sa découverte du terrain comme fil conducteur de son argumentation. Ici, pas de chercheur à l'horizon et le récit se veut moins "historique" que "représentatif" ou "illustratif" : on est invité à penser que c'est ainsi que les choses se passent sur les chantiers de construction ou sur un tournage de film pornographique.
Le rôle de la sociologie est alors de fournir une caution scientifique au récit qui va se dérouler : le "d'après une enquête de" qui figure sur la couverture joue un rôle semblable au "tiré d'une histoire vraie" dont s’enorgueillissent certaines affiches de films. A ce propos, il m'est difficile de ne pas penser au film Fargo des frères Coen qui s'ouvre sur la mention "ceci est une histoire vraie"... alors que tout y est fictif, et que les réalisateurs n'ont jamais été très clairs quant à ce qui les a inspiré. Mais Joel Coen a fait remarqué : "If an audience believes that something's based on a real event, it gives you permission to do things they might otherwise not accept" ("si le public pense que l'histoire est basé sur un évènement réel, cela vous donne la possibilité de faire des choses qu'autrement il n'accepterait pas"). Je ne doute pas, bien sûr, que le travail des auteurs, bédéistes et sociologues, soit empiriquement valable. Mais de la même façon que le "ceci est une histoire vraie" place le public dans un certain état d'esprit et l'invite à une certaine lecture du récit, la mention "d'après une enquête de" invite à une lecture différente. Les mêmes récits, sans cette caution, seraient lus différemment. Cette simple phrase transforme les héros de l'histoire en autant de symboles : Betty n'est pas juste une "débutante" qui se lance dans le porno, elle devient la débutante, le modèle du déroulement d'une carrière typique d'actrice pornographique ; Hassan n'est pas juste un ferrailleur, il représente toute une immigration maghrébine et populaire en proie à la précarité et à l'exploitation, et qui se confronte au mode du bâtiment et aux générations précédentes... Il en va de même pour les personnages secondaires : de Tania, l'actrice trentenaire qui essaye de se reconvertir sans grand succès dans la réalisation à Amadeo, le chef de chantier que la pression de la hiérarchie oblige à être un monstre. Tous deviennent, pour le lecteur et par la grâce de la caution sociologique, des archétypes dont les paroles, les gestes et les caractérisations prennent une portée générale.
C'est là le premier usage de la sociologie qui est fait dans ces deux bds, et il n'est pas sans soulever quelques questions. La narrativisation impose en effet que le message, y compris le message proprement sociologique, ne soit pas formulé directement mais au travers du récit. Plutôt que de formuler la spécificité du travail des ouvriers du bâtiment, Claire Braud fait dire à un de ses personnages : "on peut dire qu'une bonne partie de notre savoir-faire consiste à travailler en ne respectant pas les règles de sécurité... tout en assurant la cadence ! ...Et sans se faire choper" (p. 67). Le lecteur aguerri à la sociologie du travail lit entre les lignes les problématiques sur le travail prescrit et le travail effectif. Mais la question se pose du statut de cette parole mise dans la bouche d'un ouvrier : tous les ouvriers partagent-ils cette définition ? Constitue-t-elle une définition collective et partagée subjectivement du travail sur les chantiers ? Ou faut-il y voir un résultat sociologique décrivant les tensions et les contradictions de l'organisation générale du travail dans ces situations ? Je pencherais plus pour la dernière solution, mais la forme du récit ne permet pas d'introduire facilement d'indicateurs textuels ou graphiques permettant de savoir dans quel sens le lecteur doit pencher.
La lecture "exemplaire" que l'on envie de faire du récit pose ainsi la question de la mise en contexte sociologique manquante. Lorsque Lisa Mandel fait dire à un réalisateur porno "le terme 'réalisateur' ne convient pas pour ce que l'on fait [...]. En fait, pour résumer notre métier, on se contente simplement, et ça n'a pas d'autre prétention, de mettre en images les fantasmes des gens" (p. 44-48), tous les réalisateurs sont-ils d'accord ? N'y a-t-il pas des réalisateurs qui investissent leur travail de questions politiques, éthiques, esthétiques ou autre ? S'agit-il de l'idéologie professionnelle dominante ? De la position modale ? Ou d'un régime de justification que les réalisateurs peuvent être amenés à mobiliser dans certaines interactions ? Mathieu Trachman donne certainement la réponse - ou effectue à tout le moins un choix théorique quant à la façon de traiter un tel discours. Le texte sociologique "classique" permet - et même, normalement, commande - de dire quelle est la représentativité des données, comment on la construit, comment on la fait jouer. Mais le cadre du récit, surtout court, ne permet pas de traiter cette question, et, en même temps, suggère une réponse : celle de prendre le propos d'un réalisateur - peut-être un extrait d'entretien ? - pour argent comptant. La question qui se pose est ici celle de la représentativité du récit : comment peut-on garantir au lecteur la fidélité de ce que l'on raconte à la réalité que l'on entend travailler ? Comment dire, uniquement par les moyens de la narration, que tel personnage ou tel propos est vraiment représentatif ? Ce n'est certainement pas impossible, mais il y a des moyens discursifs à mobiliser, ou à inventer.
Le problème s'approfondit encore dans des cas où le lecteur peut avoir envie de soulever cette question de la représentativité alors que ce n'est pas elle qui est en jeu. Claire Braud met ainsi en scène un chef de chantier, Amadeo, étendu sur un divan et expliquant les exigences de son métier : il dit combien il regrette de devoir être "pas très sympathique", de "gueuler tout le temps", "d'instaurer un climat un peu de terreur", en ajoutant "c'est un pouvoir que l'on devrait pas avoir... parce que l’intérimaire... il a faim...". Le patron de sa PME sous-traitante le rejoint alors sur le divan, conscient de la fragilité des intérimaires mais soulignant que "le seul critère valable pour les grandes entreprises [c'est] le prix le plus bas" (p. 78-80). Bref, des personnages conscients de la souffrance et de l'injustice de la situation mais désarmés face à elle. On pourrait se demander : "est-ce représentatif ? Tous les chefs de chantiers, tous les sous-traitants, tous les patrons sont-ils conscients de ce problème ? N'ont-ils que de bonnes intentions qu'ils ne peuvent réaliser à cause d'un système qui les dépasse ?". Sans doute pas. Mais, en fait, cela n'a guère d'importance : cet extrait d'entretien - je suppose que c'en est un - nous permet de comprendre qu'il n'y a nul besoin de méchanceté ou de mépris pour les intérimaires chez ceux qui les emploient et les encadrent pour que leurs conditions soient si dures. Cela permet de rejeter certaines explications trop évidentes, et de recadrer le propos à un niveau plus élevé : celui des mécanismes, notamment organisationnels, qui produisent la précarité des intérimaires. Cela pourrait être explicité dans un texte sociologique "classique". Dans une narration, le risque existe que le lecteur passe à côté, occupé à savoir si tous les chefs de chantiers sont vraiment sympas au fond.
Les deux auteures prennent cependant quelques libertés avec les formes les plus classiques du récit précisément pour essayer de rendre compte de certaines spécificités du discours sociologiques. Lisa Mandel intercale ainsi un monologue d'une actrice pornographique qui s'emploie à réfuter ce qu'un acteur vient tout juste de dire, à savoir que si les femmes deviennent actrices, c'est que "souvent la fille, tu vois, elle a subit des trucs, des viols, des abus" (p. 26). Ce monologue débouche sur une page où l'actrice se trouve au-devant d'un groupe de femmes de tous âges et conditions et rappelle les résultats d'une enquête de l'Ined et l'Inserm en 2008 qui montre, entre autres rappels, que "16% des femmes ont subit des rapports sexuels forcés ou des tentatives de rapports sexuels forcés au cours de leur vie, 59% d'entre elles ont subi ces faits avant 18 ans" (p. 32). Le dessin se fait ici plus symbolique et le texte, même placé dans des bulles, ne ressemble plus ni à un dialogue ni à un extrait d'entretien, mais à un texte scientifique bien plus classique. Le récit précédent - deux acteurs pornos discutant entre eux des actrices - sert alors à amener ce moment en soulignant le sexisme inhérent aux explications spontanées. La narration permet alors de donner une force de conviction plus grande à des résultats quantitatifs qui, lu dans un texte "classique", auraient peut-être eu moins d'impact sur le lecteur. Le fait que certains événements arrivent à des personnages auxquels on s'est attaché les rend d'autant plus dérangeants. C'est notamment le cas lorsque l'on voit une actrice forcée d'accepter une pratique sexuelle par un réalisateur qui lui crie dessus et menace de changer son contrat... plus encore lorsque ce même réalisateur décide à la dernière minute de rajouter une scène au film avec la dite actrice, scène dans laquelle il jouera lui-même, parce qu'il "aime pas payer les gens pour rien" (p. 154)... la différence avec le viol devient alors pour le moins problématique, et cette question n'interrogerait pas de la même façon le lecteur par un simple compte-rendu sociologique. De la même façon qu'un récit factuel sur la pêche à la baleine ne remplacera jamais Moby Dick.
Claire Braud use d'un dispositif différent en intercalant, au sein de son récit, des sortes d'interviews de certains acteurs : responsable d'agence d'intérim, médecin du travail, chef de chantier... Ceux-ci apparaissent sur leur lieu de travail ou sur un divan, et semblent s'adresser directement au lecteur/intervieweur, comme ils le feraient dans un documentaire filmé. On est plus proche, alors, des extraits d'entretiens que peut mobiliser le sociologue dans le corps de son texte. Et ils sont utilisés, finalement, dans une perspective proche : ils suscitent de l'empathie ou au contraire de l'antipathie, de la colère et de l'indignation chez le lecteur. Lorsqu'une responsable d'agence d'intérim dit "des Maghrébins en manœuvre, y'en a quelques-uns. Moi, j'en prends pas [...]. Ce sont des gens qui veulent pas faire grand-chose et qui veulent gagner beaucoup d'argent. [...] N'étant pas raciste, hein, mais il y a des races que je prends pas. Les Turcs par exemple, je n'en prends pas. C'est pas une question de racisme, mais je les connais trop bien, quoi", le lecteur a toutes les chances de se sentir bien légitimement choqué. Ces extraits servent ainsi ce qui apparaît comme le propos central de l'ouvrage : la dénonciation de la situation plus que précaire des intérimaires, de leur exploitation, de leur souffrance. Je ne doute pas que l'ouvrage de Nicolas Jounin peut se lire également pour une telle dénonciation, mais la bande-dessinnée permet ici, par la narration et l'adoption par endroit de la forme familière du documentaire, de donner à celle-ci une force toute particulière. On ressort de la lecture proprement révolté.
Ainsi, ces ouvrages tirent du côté de l'enquête sociale, que ce soit sur les chantiers de construction ou sur les tournages pornographiques, avec toute la portée critique que celle-ci peut avoir. Ils rendent compte d'un lieu, d'un espace, d'une activité, ils dévoilent des choses que l'on n'a pas l'habitude de voir, et ils nous apprennent ce qui s'y passe. Le sociologue apparaît alors, selon la formule de Robert E. Park, comme "un journaliste avec du temps" - de façon intéressante, Park était journaliste avant de devenir le fondateur de la première école de Chicago. Cette mise en scène de l'enquête sociologique n'est d'ailleurs pas exclusive à la forme bd : c'est finalement proche de ce que remarquait Gérard Mauger à propos de l'ouvrage de Fabien Truong, Jeunesses françaises. Il notait alors :
L'ouvrage de Stéphane Beaud, 80% au bac... et après ? (sans doute l'un de mes bouquins préférés, soit dit en passant) emprunte aussi pour partie à cette stratégie de présentation, en mettant en scène et en travaillant sociologiquement la relation d'un petit groupe d'enquêtés au chercheur, qui agit aussi comme leur ami. Plus loin dans le temps, le très classique et toujours très recommandable Street Corner Society de William Foote Whyte, avec ses longs récits de partie de bowling et des relations tendues entre les "gars de la rue" et les "gars de la fac", souligne que l'on s'inscrit là dans une tradition loin d'être illégitime.
Pourtant, cette stratégie de narrativisation se paye d'un coût : celle de l'effacement d'une partie de ce qui fait le propre de la sociologie et du travail du sociologue. A la p. 4 de La Fabrique Pornographique, on trouve une présentation de l'ouvrage qui se termine ainsi :
Mais dans le cours du récit, on ne rencontrera nulle part les notions de "logiques capitalistes" (et donc de ce qu'est le capitalisme, de comment le récit se situe par rapport à lui), de "commercialisation" (qu'est-ce qui est vendu exactement ? que désigne ce processus ?) ou même de différences de genre... Du moins pas de façon explicite, directe. La question de la façon dont l'étude de la pornographie peut, par exemple, conduire à mieux saisir la façon dont nous appréhendons les différences entre hommes et femmes, les enjeux mêmes de la notion de genre, ce qu'elle éclaire des faits présentés et comment elle en change la perception n'est pas abordé, puisque le cadre du récit ne le permet pas. De même, si l'ouvrage de Claire Braud met en scène des personnages clairement racistes et montrent même la constitution de groupes raciaux au sein des chantiers (les manœuvres sont tous des Noirs, les Arabes sont ferrailleurs, les Français et les Portugais sont chefs...), il ne peut ni mobiliser ni interroger la notion de "race" en sociologie, la façon dont ces catégories sont produites, etc. Ce sont en fait les notions sociologiques qui ne sont pas reprises dans le cadre de ces récits. Or, ces notions produisent des effets de connaissances non-négligeables : parler, ici, de "genre" ou de "race" transforme la lecture que l'on peut avoir de ce qui est rapporté. Ces termes autorisent aussi à faire le lien avec d'autres domaines, d'autres terrains, d'autres champs que ceux qui sont explicitement étudiés : ils permettent de désingulariser ce que le récit singularise. Le porno n'est pas le seul lieu où il y a des inégalités de genre, et la façon dont elles y sont construites, notamment au travers des carrières - encore une notion sociologique qui a des effets de connaissances - n'est pas forcément si différent de ce qui se passe ailleurs... ou, lorsque c'est différent, cela nous permet de mieux comprendre l'ensemble de la formation de ces inégalités. De même, les opinions racistes ne sont pas propres au secteur du bâtiment, qu'elles y prennent une force particulière et explicite, qu'elles y aient des conséquences incontestables interroge bien au-delà de ce seul secteur. C'est là un apport important de la sociologie, et le moment où elle se distingue de l'enquête sociale strictement dites. Ces notions et la façon dont elles s'inscrivent dans des champs de recherches sont ce qui fait que la sociologie est une activité bien plus collective qu'individuel : chacun apporte un élément qui, mis en relation avec le travail des autres, permet de faire avancer, bon an mal an, le schmilblick. La science quoi.
On perd aussi autre chose à la narrativisation : la présentation des conditions de l'enquête, jusqu'à dans ses dimensions les plus simples, comme le nombre de personnes interrogées, les dates des observations, etc. L'effacement de la personne du sociologue en tant que chercheur signifie aussi l'effacement de l'enquête comme acte. Le lecteur est donc invité à croire le scientifique sur parole. C'est un problème pédagogique ancien : faut-il présenter les résultats de la science - la "science froide" - ou faut-il au contraire montrer la science en train de se faire - la "science chaude" ? Les enseignants se confrontent souvent à ce problème, et ce dans toutes les disciplines. Il n'y a sans doute pas de réponses tranchées, et je gage que beaucoup d'enseignants font parfois l'un, parfois l'autre, en fonction des moments, des savoirs à enseigner ou des publics. Le choix des auteurs s'est ici clairement porté sur la première solution.
L'autre stratégie est-elle possible en bande-dessinée ? Il me semble que oui. C'est ce que font notamment LM et NOP sur leur blog Emile, on bande ? - enfin, c'est ce qu'ils font quand ils mettent à jour (oui, j'aime bien mettre la pression aux gens pour qu'ils nourrissent leurs blogs... Hein ? Quoi ? Mon rythme de publication ? Je vous entends très mal, je blogue sous un tunnel). Dans la traduction en bd de son mémoire sur les maisons de retraites, on trouve bien NOP en tant que personnage qui présente son travail, les conditions de son enquête et ses résultats. Idem dans la présentation de sa thèse en cours sur les auteurs de bd. Cela permet non seulement de parler de l'enquête en tant que telle, mais aussi d'introduire notions, cadres théoriques, et autres éléments bibliographiques qui font le sel de la vie d'un sociologue, et son apport propre au débat.
Deux façons de vulgariser la sociologie donc. Comme je le disais au début de ce billet, je ne suis pas sûr de savoir laquelle est la meilleure, ni même s'il y en a une meilleure. Elles mettent par contre en jeu des représentations différentes du métier de sociologue et de ce qui fait le propre de son apport. Tirer la sociologie vers l'enquête sociale par le biais de la narrativisation a une incontestable efficacité pratique, mais a aussi un prix. Que ce soit cette lecture de la sociologie qui ait été sélectionné pour une collection de bd vulgarisant la sociologie dit peut-être quelque chose des attentes vis-à-vis des chercheurs... ou, tout au moins, de la façon dont on peut être lu. Reste que tous les travaux de sociologie ne sont pas, du coup, également susceptible de recevoir une telle publicité : les enquêtes quantitatives sont, par exemple, plus difficiles à transformer en récit - même si ce n'est pas impossible. Idem pour ceux qui ont moins prétention à dévoiler des scènes sociales habituellement dissimulées au yeux du public. Reste à savoir quels effets exercent la diffusion de la sociologie sur sa pratique.
Avant tout chose, je voudrais souligner le point suivant : ces bd sont excellentes et j'ai pris un grand plaisir à les lire. Plus encore, j'en conseillerais vivement la lecture - je l'ai déjà fait, d'ailleurs - y compris à des personnes intéressées par la sociologie, je les utiliserais volontiers comme supports pédagogiques pour faire mes cours, et, pour l'une d'entre elle, j'en demanderais très probablement l'achat par le CDI du lycée où j'enseigne (l'autre non, parce que je sens que certains parents d'élèves pourraient avoir une réaction peu enthousiaste - nous vivons une époque frileuse). Si je commence ainsi, c'est parce que je ne voudrais pas que l'on pense que les remarques que je vais faire par la suite sont des critiques du travail des sociologues et moins encore des bédéistes. C'est plus à une réflexion sur les modes, forcement divers, de vulgarisation de la sociologie que je voudrais inviter, et non à une critique de ceux et celles qui se lancent dans cette aventure, toujours difficile mais toujours nécessaire.
Ach, l'humour, c'est l'une des choses que je préfère... Surtout quand il sert à dessiner et à renforcer les barrières racistes |
Autre précision d'importance : je n'ai pas lu les ouvrages originaux de Nicolas Jounin et Mathieu Trachman. Je me trouve donc dans la position du profane qui, intéressé par les questions traités mais ne voulant pas s'infliger la lecture d'un ouvrage académique, préfère un ouvrage de vulgarisation pour savoir de quoi il retourne. A la différence que j'ai quand même une certaine pratique du style académique et sociologique et des débats qui ont cours dans les champs. Du coup, il ne s'agit pas pour moi de juger la qualité de la traduction d'un ouvrage particulier en bd, encore moins de la qualité des deux enquêtes en question au travers de leur passage sous une autre forme, mais plutôt de m'interroger sur mes attentes en tant que sociologue lorsque je lis une telle traduction, sur ce que l'on retrouve de l'écriture et de l'enquête sociologique, et de ce que l'on ne retrouve pas.
Le signe le plus fort de cette opération de traduction est sans doute la narrativisation : chacune des deux bd propose un récit, mettant en scène des personnages précis, et finalement en petit nombre, que l'on suit du début à la fin. D'un côté, le ferailleur débutant Hassan qui arrive sur un chantier où il retrouve son ami Souleymane, un coffreur en intérim qui espère obtenir une embauche définitive. De l'autre, le vigile Howard qui fait ses premiers pas dans le porno amateur puis sur un tournage professionnel en embarquant avec lui sa copine Betty. Cette mise en récit existe aussi dans les écrits académiques, mais sous une forme différente : il ne s'agit ni du "récit historique" que l'on trouve dans certaines enquêtes, où l'on raconte par exemple la mise en place de tel dispositif ou de telle réglementation, ni le "récit d'enquête" où le chercheur se met lui-même en scène dans sa découverte du terrain comme fil conducteur de son argumentation. Ici, pas de chercheur à l'horizon et le récit se veut moins "historique" que "représentatif" ou "illustratif" : on est invité à penser que c'est ainsi que les choses se passent sur les chantiers de construction ou sur un tournage de film pornographique.
Le rôle de la sociologie est alors de fournir une caution scientifique au récit qui va se dérouler : le "d'après une enquête de" qui figure sur la couverture joue un rôle semblable au "tiré d'une histoire vraie" dont s’enorgueillissent certaines affiches de films. A ce propos, il m'est difficile de ne pas penser au film Fargo des frères Coen qui s'ouvre sur la mention "ceci est une histoire vraie"... alors que tout y est fictif, et que les réalisateurs n'ont jamais été très clairs quant à ce qui les a inspiré. Mais Joel Coen a fait remarqué : "If an audience believes that something's based on a real event, it gives you permission to do things they might otherwise not accept" ("si le public pense que l'histoire est basé sur un évènement réel, cela vous donne la possibilité de faire des choses qu'autrement il n'accepterait pas"). Je ne doute pas, bien sûr, que le travail des auteurs, bédéistes et sociologues, soit empiriquement valable. Mais de la même façon que le "ceci est une histoire vraie" place le public dans un certain état d'esprit et l'invite à une certaine lecture du récit, la mention "d'après une enquête de" invite à une lecture différente. Les mêmes récits, sans cette caution, seraient lus différemment. Cette simple phrase transforme les héros de l'histoire en autant de symboles : Betty n'est pas juste une "débutante" qui se lance dans le porno, elle devient la débutante, le modèle du déroulement d'une carrière typique d'actrice pornographique ; Hassan n'est pas juste un ferrailleur, il représente toute une immigration maghrébine et populaire en proie à la précarité et à l'exploitation, et qui se confronte au mode du bâtiment et aux générations précédentes... Il en va de même pour les personnages secondaires : de Tania, l'actrice trentenaire qui essaye de se reconvertir sans grand succès dans la réalisation à Amadeo, le chef de chantier que la pression de la hiérarchie oblige à être un monstre. Tous deviennent, pour le lecteur et par la grâce de la caution sociologique, des archétypes dont les paroles, les gestes et les caractérisations prennent une portée générale.
C'est là le premier usage de la sociologie qui est fait dans ces deux bds, et il n'est pas sans soulever quelques questions. La narrativisation impose en effet que le message, y compris le message proprement sociologique, ne soit pas formulé directement mais au travers du récit. Plutôt que de formuler la spécificité du travail des ouvriers du bâtiment, Claire Braud fait dire à un de ses personnages : "on peut dire qu'une bonne partie de notre savoir-faire consiste à travailler en ne respectant pas les règles de sécurité... tout en assurant la cadence ! ...Et sans se faire choper" (p. 67). Le lecteur aguerri à la sociologie du travail lit entre les lignes les problématiques sur le travail prescrit et le travail effectif. Mais la question se pose du statut de cette parole mise dans la bouche d'un ouvrier : tous les ouvriers partagent-ils cette définition ? Constitue-t-elle une définition collective et partagée subjectivement du travail sur les chantiers ? Ou faut-il y voir un résultat sociologique décrivant les tensions et les contradictions de l'organisation générale du travail dans ces situations ? Je pencherais plus pour la dernière solution, mais la forme du récit ne permet pas d'introduire facilement d'indicateurs textuels ou graphiques permettant de savoir dans quel sens le lecteur doit pencher.
La lecture "exemplaire" que l'on envie de faire du récit pose ainsi la question de la mise en contexte sociologique manquante. Lorsque Lisa Mandel fait dire à un réalisateur porno "le terme 'réalisateur' ne convient pas pour ce que l'on fait [...]. En fait, pour résumer notre métier, on se contente simplement, et ça n'a pas d'autre prétention, de mettre en images les fantasmes des gens" (p. 44-48), tous les réalisateurs sont-ils d'accord ? N'y a-t-il pas des réalisateurs qui investissent leur travail de questions politiques, éthiques, esthétiques ou autre ? S'agit-il de l'idéologie professionnelle dominante ? De la position modale ? Ou d'un régime de justification que les réalisateurs peuvent être amenés à mobiliser dans certaines interactions ? Mathieu Trachman donne certainement la réponse - ou effectue à tout le moins un choix théorique quant à la façon de traiter un tel discours. Le texte sociologique "classique" permet - et même, normalement, commande - de dire quelle est la représentativité des données, comment on la construit, comment on la fait jouer. Mais le cadre du récit, surtout court, ne permet pas de traiter cette question, et, en même temps, suggère une réponse : celle de prendre le propos d'un réalisateur - peut-être un extrait d'entretien ? - pour argent comptant. La question qui se pose est ici celle de la représentativité du récit : comment peut-on garantir au lecteur la fidélité de ce que l'on raconte à la réalité que l'on entend travailler ? Comment dire, uniquement par les moyens de la narration, que tel personnage ou tel propos est vraiment représentatif ? Ce n'est certainement pas impossible, mais il y a des moyens discursifs à mobiliser, ou à inventer.
Le problème s'approfondit encore dans des cas où le lecteur peut avoir envie de soulever cette question de la représentativité alors que ce n'est pas elle qui est en jeu. Claire Braud met ainsi en scène un chef de chantier, Amadeo, étendu sur un divan et expliquant les exigences de son métier : il dit combien il regrette de devoir être "pas très sympathique", de "gueuler tout le temps", "d'instaurer un climat un peu de terreur", en ajoutant "c'est un pouvoir que l'on devrait pas avoir... parce que l’intérimaire... il a faim...". Le patron de sa PME sous-traitante le rejoint alors sur le divan, conscient de la fragilité des intérimaires mais soulignant que "le seul critère valable pour les grandes entreprises [c'est] le prix le plus bas" (p. 78-80). Bref, des personnages conscients de la souffrance et de l'injustice de la situation mais désarmés face à elle. On pourrait se demander : "est-ce représentatif ? Tous les chefs de chantiers, tous les sous-traitants, tous les patrons sont-ils conscients de ce problème ? N'ont-ils que de bonnes intentions qu'ils ne peuvent réaliser à cause d'un système qui les dépasse ?". Sans doute pas. Mais, en fait, cela n'a guère d'importance : cet extrait d'entretien - je suppose que c'en est un - nous permet de comprendre qu'il n'y a nul besoin de méchanceté ou de mépris pour les intérimaires chez ceux qui les emploient et les encadrent pour que leurs conditions soient si dures. Cela permet de rejeter certaines explications trop évidentes, et de recadrer le propos à un niveau plus élevé : celui des mécanismes, notamment organisationnels, qui produisent la précarité des intérimaires. Cela pourrait être explicité dans un texte sociologique "classique". Dans une narration, le risque existe que le lecteur passe à côté, occupé à savoir si tous les chefs de chantiers sont vraiment sympas au fond.
La demande : s'agit-il d'un compte-rendu de la façon dont elle évolue ou de la façon dont les acteurs la perçoivent ? |
Les deux auteures prennent cependant quelques libertés avec les formes les plus classiques du récit précisément pour essayer de rendre compte de certaines spécificités du discours sociologiques. Lisa Mandel intercale ainsi un monologue d'une actrice pornographique qui s'emploie à réfuter ce qu'un acteur vient tout juste de dire, à savoir que si les femmes deviennent actrices, c'est que "souvent la fille, tu vois, elle a subit des trucs, des viols, des abus" (p. 26). Ce monologue débouche sur une page où l'actrice se trouve au-devant d'un groupe de femmes de tous âges et conditions et rappelle les résultats d'une enquête de l'Ined et l'Inserm en 2008 qui montre, entre autres rappels, que "16% des femmes ont subit des rapports sexuels forcés ou des tentatives de rapports sexuels forcés au cours de leur vie, 59% d'entre elles ont subi ces faits avant 18 ans" (p. 32). Le dessin se fait ici plus symbolique et le texte, même placé dans des bulles, ne ressemble plus ni à un dialogue ni à un extrait d'entretien, mais à un texte scientifique bien plus classique. Le récit précédent - deux acteurs pornos discutant entre eux des actrices - sert alors à amener ce moment en soulignant le sexisme inhérent aux explications spontanées. La narration permet alors de donner une force de conviction plus grande à des résultats quantitatifs qui, lu dans un texte "classique", auraient peut-être eu moins d'impact sur le lecteur. Le fait que certains événements arrivent à des personnages auxquels on s'est attaché les rend d'autant plus dérangeants. C'est notamment le cas lorsque l'on voit une actrice forcée d'accepter une pratique sexuelle par un réalisateur qui lui crie dessus et menace de changer son contrat... plus encore lorsque ce même réalisateur décide à la dernière minute de rajouter une scène au film avec la dite actrice, scène dans laquelle il jouera lui-même, parce qu'il "aime pas payer les gens pour rien" (p. 154)... la différence avec le viol devient alors pour le moins problématique, et cette question n'interrogerait pas de la même façon le lecteur par un simple compte-rendu sociologique. De la même façon qu'un récit factuel sur la pêche à la baleine ne remplacera jamais Moby Dick.
Rupture de la narration pour faire passer un propos proprement sociologique. |
Claire Braud use d'un dispositif différent en intercalant, au sein de son récit, des sortes d'interviews de certains acteurs : responsable d'agence d'intérim, médecin du travail, chef de chantier... Ceux-ci apparaissent sur leur lieu de travail ou sur un divan, et semblent s'adresser directement au lecteur/intervieweur, comme ils le feraient dans un documentaire filmé. On est plus proche, alors, des extraits d'entretiens que peut mobiliser le sociologue dans le corps de son texte. Et ils sont utilisés, finalement, dans une perspective proche : ils suscitent de l'empathie ou au contraire de l'antipathie, de la colère et de l'indignation chez le lecteur. Lorsqu'une responsable d'agence d'intérim dit "des Maghrébins en manœuvre, y'en a quelques-uns. Moi, j'en prends pas [...]. Ce sont des gens qui veulent pas faire grand-chose et qui veulent gagner beaucoup d'argent. [...] N'étant pas raciste, hein, mais il y a des races que je prends pas. Les Turcs par exemple, je n'en prends pas. C'est pas une question de racisme, mais je les connais trop bien, quoi", le lecteur a toutes les chances de se sentir bien légitimement choqué. Ces extraits servent ainsi ce qui apparaît comme le propos central de l'ouvrage : la dénonciation de la situation plus que précaire des intérimaires, de leur exploitation, de leur souffrance. Je ne doute pas que l'ouvrage de Nicolas Jounin peut se lire également pour une telle dénonciation, mais la bande-dessinnée permet ici, par la narration et l'adoption par endroit de la forme familière du documentaire, de donner à celle-ci une force toute particulière. On ressort de la lecture proprement révolté.
"Je suis pas raciste, mais..." ça a quand même des conséquences |
Ainsi, ces ouvrages tirent du côté de l'enquête sociale, que ce soit sur les chantiers de construction ou sur les tournages pornographiques, avec toute la portée critique que celle-ci peut avoir. Ils rendent compte d'un lieu, d'un espace, d'une activité, ils dévoilent des choses que l'on n'a pas l'habitude de voir, et ils nous apprennent ce qui s'y passe. Le sociologue apparaît alors, selon la formule de Robert E. Park, comme "un journaliste avec du temps" - de façon intéressante, Park était journaliste avant de devenir le fondateur de la première école de Chicago. Cette mise en scène de l'enquête sociologique n'est d'ailleurs pas exclusive à la forme bd : c'est finalement proche de ce que remarquait Gérard Mauger à propos de l'ouvrage de Fabien Truong, Jeunesses françaises. Il notait alors :
Cette mise en forme littéraire de « thèses » sociologiques répond sans doute à des fins de pédagogie politique : il s’agit, en effet, de dévoiler pour un public aussi large que possible l’« envers » – « la minorité du meilleur », comme disent Elias et Scotson – de ce que donnent à voir la plupart des mises en scène de « la banlieue » et, plus spécifiquement, des « jeunes de banlieue » souvent réduits au personnage médiatique de « la caillera » (« la minorité du pire »).
L'ouvrage de Stéphane Beaud, 80% au bac... et après ? (sans doute l'un de mes bouquins préférés, soit dit en passant) emprunte aussi pour partie à cette stratégie de présentation, en mettant en scène et en travaillant sociologiquement la relation d'un petit groupe d'enquêtés au chercheur, qui agit aussi comme leur ami. Plus loin dans le temps, le très classique et toujours très recommandable Street Corner Society de William Foote Whyte, avec ses longs récits de partie de bowling et des relations tendues entre les "gars de la rue" et les "gars de la fac", souligne que l'on s'inscrit là dans une tradition loin d'être illégitime.
Pourtant, cette stratégie de narrativisation se paye d'un coût : celle de l'effacement d'une partie de ce qui fait le propre de la sociologie et du travail du sociologue. A la p. 4 de La Fabrique Pornographique, on trouve une présentation de l'ouvrage qui se termine ainsi :
Le scénario original et le trait mordant de Lisa Mandel poursuivent [l'approche de Mathieu Trachman], ni dénonciatrice, ni complaisante. L'analyse du travail pornographique, loin du voyeurisme, offre un éclairage singulier sur les logiques capitalistes de la commercialisation du sexe et de la production des différences de genre.
Mais dans le cours du récit, on ne rencontrera nulle part les notions de "logiques capitalistes" (et donc de ce qu'est le capitalisme, de comment le récit se situe par rapport à lui), de "commercialisation" (qu'est-ce qui est vendu exactement ? que désigne ce processus ?) ou même de différences de genre... Du moins pas de façon explicite, directe. La question de la façon dont l'étude de la pornographie peut, par exemple, conduire à mieux saisir la façon dont nous appréhendons les différences entre hommes et femmes, les enjeux mêmes de la notion de genre, ce qu'elle éclaire des faits présentés et comment elle en change la perception n'est pas abordé, puisque le cadre du récit ne le permet pas. De même, si l'ouvrage de Claire Braud met en scène des personnages clairement racistes et montrent même la constitution de groupes raciaux au sein des chantiers (les manœuvres sont tous des Noirs, les Arabes sont ferrailleurs, les Français et les Portugais sont chefs...), il ne peut ni mobiliser ni interroger la notion de "race" en sociologie, la façon dont ces catégories sont produites, etc. Ce sont en fait les notions sociologiques qui ne sont pas reprises dans le cadre de ces récits. Or, ces notions produisent des effets de connaissances non-négligeables : parler, ici, de "genre" ou de "race" transforme la lecture que l'on peut avoir de ce qui est rapporté. Ces termes autorisent aussi à faire le lien avec d'autres domaines, d'autres terrains, d'autres champs que ceux qui sont explicitement étudiés : ils permettent de désingulariser ce que le récit singularise. Le porno n'est pas le seul lieu où il y a des inégalités de genre, et la façon dont elles y sont construites, notamment au travers des carrières - encore une notion sociologique qui a des effets de connaissances - n'est pas forcément si différent de ce qui se passe ailleurs... ou, lorsque c'est différent, cela nous permet de mieux comprendre l'ensemble de la formation de ces inégalités. De même, les opinions racistes ne sont pas propres au secteur du bâtiment, qu'elles y prennent une force particulière et explicite, qu'elles y aient des conséquences incontestables interroge bien au-delà de ce seul secteur. C'est là un apport important de la sociologie, et le moment où elle se distingue de l'enquête sociale strictement dites. Ces notions et la façon dont elles s'inscrivent dans des champs de recherches sont ce qui fait que la sociologie est une activité bien plus collective qu'individuel : chacun apporte un élément qui, mis en relation avec le travail des autres, permet de faire avancer, bon an mal an, le schmilblick. La science quoi.
Différentes carrières, en fonction de différentes ressources, dont le genre |
On perd aussi autre chose à la narrativisation : la présentation des conditions de l'enquête, jusqu'à dans ses dimensions les plus simples, comme le nombre de personnes interrogées, les dates des observations, etc. L'effacement de la personne du sociologue en tant que chercheur signifie aussi l'effacement de l'enquête comme acte. Le lecteur est donc invité à croire le scientifique sur parole. C'est un problème pédagogique ancien : faut-il présenter les résultats de la science - la "science froide" - ou faut-il au contraire montrer la science en train de se faire - la "science chaude" ? Les enseignants se confrontent souvent à ce problème, et ce dans toutes les disciplines. Il n'y a sans doute pas de réponses tranchées, et je gage que beaucoup d'enseignants font parfois l'un, parfois l'autre, en fonction des moments, des savoirs à enseigner ou des publics. Le choix des auteurs s'est ici clairement porté sur la première solution.
L'autre stratégie est-elle possible en bande-dessinée ? Il me semble que oui. C'est ce que font notamment LM et NOP sur leur blog Emile, on bande ? - enfin, c'est ce qu'ils font quand ils mettent à jour (oui, j'aime bien mettre la pression aux gens pour qu'ils nourrissent leurs blogs... Hein ? Quoi ? Mon rythme de publication ? Je vous entends très mal, je blogue sous un tunnel). Dans la traduction en bd de son mémoire sur les maisons de retraites, on trouve bien NOP en tant que personnage qui présente son travail, les conditions de son enquête et ses résultats. Idem dans la présentation de sa thèse en cours sur les auteurs de bd. Cela permet non seulement de parler de l'enquête en tant que telle, mais aussi d'introduire notions, cadres théoriques, et autres éléments bibliographiques qui font le sel de la vie d'un sociologue, et son apport propre au débat.
Deux façons de vulgariser la sociologie donc. Comme je le disais au début de ce billet, je ne suis pas sûr de savoir laquelle est la meilleure, ni même s'il y en a une meilleure. Elles mettent par contre en jeu des représentations différentes du métier de sociologue et de ce qui fait le propre de son apport. Tirer la sociologie vers l'enquête sociale par le biais de la narrativisation a une incontestable efficacité pratique, mais a aussi un prix. Que ce soit cette lecture de la sociologie qui ait été sélectionné pour une collection de bd vulgarisant la sociologie dit peut-être quelque chose des attentes vis-à-vis des chercheurs... ou, tout au moins, de la façon dont on peut être lu. Reste que tous les travaux de sociologie ne sont pas, du coup, également susceptible de recevoir une telle publicité : les enquêtes quantitatives sont, par exemple, plus difficiles à transformer en récit - même si ce n'est pas impossible. Idem pour ceux qui ont moins prétention à dévoiler des scènes sociales habituellement dissimulées au yeux du public. Reste à savoir quels effets exercent la diffusion de la sociologie sur sa pratique.