Mardi dernier, j'ai été auditionné devant la Commission d'enquête sur l'exil des forces vives de France de l'Assemblée Nationale. J'y ai présenté une partie de mon travail de thèse sur les marchés du travail et la mobilité professionnelle internationale. Vous pourrez trouver la vidéo de cette audition ici (les vidéos des autres auditionnés sont là). Je publie également ci-dessous le texte que j'avais préparé pour l'occasion, et qui livre un aperçu de quelques éléments de mon travail de thèse. Attention : il ne s'agit pas d'un verbatim, dans la mesure où j'ai complété, reformulé, remanier à l'oral. Je serais peut-être amené à revenir sur un certain nombre de point (comme l'intitulé de la commission d'enquête) ultérieurement.
Mesdames et messieurs les députés, mesdames et messieurs, je vous remercie de me donner cette occasion de présenter devant vous mon travail de recherche. Je vais commencer par présenter ma démarche, mon enquête et ce que je crois être l'originalité de mon travail. Je présenterais ensuite deux des résultats auxquels je suis parvenu, lesquels, je l'espère, pourront servir à vos réflexion et à votre travail.
Ma thèse porte sur l'articulation entre les marchés du travail et la mobilité professionnelle internationale. C'est un point important : mon objectif est la compréhension des marchés du travail au travers de la mobilité internationale, et l'une des premières questions qui s'est posée à moi a été de savoir de quels marchés il s'agissait. La question dont je suis parti, qui était encore sous une forme un peu trop générale, était la suivante : "existe-t-il un (ou plusieurs) marché du travail international ?". Ma démarche a consisté à m'intéresser aux Français expatriés, mais parce que je voulais analyser des marchés du travail, il m'a fallut adopter un point de vue doublement différent de celui qui est le plus souvent retenu, que ce soit dans le débat public ou dans la recherche. Je vais présenter rapidement ces deux différences.
Premièrement, lorsqu'il est question des expatriés, l'attention se concentre souvent sur ce que l'on peut appeler les "élites de la mondialisation" : les dirigeants d'entreprise et le top management des firmes multinationales ainsi que les très riches, au travers de l'attention portée aux exilés fiscaux. Or, ils ne sont pas les seuls, loin s'en faut à partir à l'étranger : pour ma part, j'intègre à mon terrain d'enquête des parcours plus modestes, même s'ils sont loin d'être défavorisés. Je me suis ainsi intéressé aux cadres et aux diplômés qui, s'ils occupent des positions importantes dans les entreprises, ne sont pas nécessairement destinés à en devenir les dirigeants ou les membres des conseils d'administrations : traders, responsables marketing, responsables pays, chefs de projets, et, également, un bon nombre de personnes passées par le Volontariat International à l'Etranger. Certains font partie, ou feront partie, de ces "élites internationales", mais même pour comprendre celles-ci, il me semble nécessaire de les saisir en contexte, c'est-à-dire en tenant compte de l'ensemble des situations possibles.
Ainsi, en complément d'un travail statistique sur les grandes enquêtes biographiques de l'Insee, que je ne présenterais pas ici (car il porte exclusivement sur des populations qui sont déjà revenues en France), j'ai effectué 60 entretiens biographiques avec des expatriés ou d'anciens expatriés, en me concentrant, pour les 40 derniers entretiens, sur deux secteurs particuliers : la finance et l'industrie (l'objectif étant de pouvoir faire des comparaisons entre les deux). J'ai completé cela par 20 entretiens avec des responsables de mobilité internationale dans des grandes entreprises installées en France, afin de disposer du côté "organisation" de la mobilité. Cet échantillon ne prétend pas, bien évidemment, avoir une représentativité scientifique : il ne s'agit pas pour moi de dire des choses comme "les expatriés ont en moyenne telle ou telle caractéristique, sont majoritairement des hommes ou des femmes, ont majoritairement tel diplôme, etc.". Ma démarche est différente : il s'agit d'utiliser ces parcours particuliers pour reconstruire les principes de fonctionnement des marchés du travail. De la même façon qu'un archéologue peut, à partir de quelques fragments de de squelette, reconstituer l'ensemble d'un animal, j'essaye, à partir de parcours particuliers, de reconstituer des marchés en essayant de comprendre ce qui a été nécessaire pour que chacun des parcours analysés soit possible.
J'en viens à la deuxième spécificité de ma démarche : comme je viens de l'évoquer, j'ai procédé à des entretiens biographiques : cela signifie que j'ai demandé à mes enquêtés de me raconter leurs carrières professionnelles, ainsi que tous les éléments qui avaient pu l'influencer. C'est une rupture importante avec la façon dont on se centre souvent sur le seul moment du départ vers l'étranger : la vie des Français de l'étranger ne s'arrête pas au moment où ils passent la frontière. Certains restent à l'étranger, d'autres reviennent, d'autres encore s'installent dans des vies mobiles. C'est quelque chose qu'il faut à la fois prendre en compte et expliquer.
Ce choix de travailler sur des parcours dans leur ensemble plutôt que sur des mouvements ponctuels de population conduit, à mon sens, à changer de façon importante le regard que l'on porte sur ces problématiques : se limiter à la question de "pourquoi partent-ils ?" ne rend pas justice à la complexité des carrières des Français à l'étranger. Pour comprendre celles-ci, il faut arriver à reconstituer l'espace où elles se déploient : sur quels marchés, dans quels lieux, à quelle échelle ? C'est ce que que je m'efforce de faire. C'est à ce changement de regard que je voudrais ici vous intéresser, en présentant deux résultats : 1) Le fait d'aller travailler à l'étranger ne signifie pas nécessairement que l'on sort du marché du travail français ; 2) Les parcours des expatriés ne sont pas le simple produit de forces d'attraction et de répulsion entre les pays.
Des carrières françaises à l'étranger
Le changement de regard que j'évoquais m'a d'abord affecté moi-même. Je pensais, lorsque j'ai commencé à travailler sur ce thème, mettre à jours des marchés du travail internationaux. L'enquête, et c'est l'un des bonheurs de la recherche, a balayé cette première formulation : au fur et à mesure que j'essayais de reconstituer des marchés, je trouvais en fait le marché du travail français. C'est ce premier résultat que je voudrais ici vous présenter, et on peut le résumer ainsi : il ne suffit pas d'être à l'étranger pour être sorti du marché du travail français.
Sans rentrer dans les détails, je voudrais vous rendre cette proposition parlante au travers d'un exemple, un des parcours que j'étudie, celui de Catherine, qui a l'avantage, d'être assez représentatif de ce que l'on pourrait appeler une mobilité internationale ordinaire.
Catherine est diplômée d'une grande école de communication. Elle commence sa carrière dans une petite entreprise vietnamienne installée en France, laquelle fait faillite assez rapidement. A ce moment-là, Catherine se demande "qu'est-ce je veux faire, qu'est-ce qui m'intéresse ? C'est l'international". Elle veut partir pour l'Asie, région pour laquelle elle éprouve une certaine fascination culturelle. Ne parvenant pas à trouver une entreprise en France disposée à l'envoyer là-bas, elle décide de partir par elle-même pour le Vietnam. Elle y passe quelques mois à chercher un emploi, avant d'y trouver un poste dans une entreprise dirigée par un Français qu'elle avait rencontré précédemment. Au bout de quelques années, elle sent qu'il est temps de changer : elle a l'impression de ne plus rien d'apprendre de nouveau, ni sur son travail, ni sur le pays. Elle envisage d'aller en Birmanie, mais abandonne parce qu'elle trouve que ce pays est trop proche du Vietnam, un petit pays en développement dit-elle, sans nouveaux défis professionnels. Elle revient donc en France forte de ce qu'elle appelle une "compétence de traduction : elle peut faire dialoguer entreprises françaises et partenaires asiatiques, c'est-à-dire expliquer à des ingénieurs français qu'elles sont les attentes, pas toujours explicites, de leurs partenaires et clients asiatiques. Cela lui permettra facilement de se faire embaucher par un grande groupe français, qui, après quelques années, l'enverra pour une nouvelle expatriation en Chine, où elle rencontrera son futur mari, un Français de Lyon. Lorsque l'entité où elle travaille se retire du marché chinois, elle revient en France, et trouve sans difficulté un poste à vocation internationale dans une grande entreprise pharmaceutique, à Lyon. Au moment où je la rencontre, elle réfléchit à une troisième expatriation, mais sait que celle-ci sera plus difficile : plus avancée dans sa carrière, elle n'est pas sûre que son entreprise y trouve son compte, et elle doit tenir compte de ses enfants, qu'il sera plus difficile de faire bouger lorsqu'ils arriveront à l'adolescence.
Que peut-on retenir de ce parcours ? Au moins deux choses :
1) La motivation de Catherine à partir à l'étranger est guidée par le marché du travail français : elle veut acquérir une "expérience internationale" parce qu'elle pense que c'est ce qui est attendu sur le marché du travail français. Cela guide très concrètement ses choix : si elle ne va pas en Birmanie, c'est parce qu'elle pense que ce pays ne lui apportera pas un avantage supplémentaire lors de son retour en France. Ainsi, même à l'étranger, ses choix sont guidés par les attentes du marché du travail français.
2) Les ressources ou le capital humain qu'elle a acquis lors de cette expérience -- cette "compétence de traduction" qui, selon ses propres mots, est son "c\oe ur de métier" -- sont d'abord valorisables en France : le retour lui est presque indispensable pour en profiter pleinement. Si elle s'était installé définitivement à l'étranger, elle aurait perdu tous les avantages de sa mobilité internationale. Elle reste donc attachée à la France, non pas par une simple question d'identité, mais bien par la dynamique proprement économique de son parcours.
Autrement dit, la carrière de Catherine, bien que se déployant à l'étranger, est un carrière française. Son départ n'est ni le produit de ce que les économistes appellent des push factors (comme le chômage) ni de pull factors (les salaires plus élevés à l'étranger), mais plutôt d'une certaine recomposition des marchés du travail en France qui accordent de plus en plus d'importance à l'expérience internationale, où cette dernière constitue un avantage concurrentiel. Cette analyse est également valable pour comprendre le départ de bon nombre de jeunes, qu'ils partent en VIE ou non : ils le font parce que c'est ce que le marché du travail français attend d'eux. Le marché du travail français déborde ainsi très largement les frontières nationales, et c'est quelque chose qu'il me semble important de garder en tête lorsque l'on s'intéresse aux Français à l'étranger.
Des attachements et des détachements complexes
Si certains Français sont poussés par le marché du travail français à aller à l'étranger, il est inévitable que parmi eux, certains restent. Ne serait-ce que parce que, et ce n'est pas le moindre des mécanismes, certains vont rencontrer l'âme sœur à l'étranger, et qu'il faut bien, alors, choisir le pays où l'on vit... Mais d'autres mécanismes sont à l’œuvre et l'un des enjeux de mon travail est d'étudier la diversité des mécanismes qui attachent les individus à un pays et ceux qui, parfois, l'en détache. C'est là que réside le deuxième résultat que je voudrais vous présenter : il ne faut pas interpréter, comme on le fait trop souvent, le choix de rester vivre à l'étranger comme une façon de "voter avec ses pieds" contre la France et son système. Penser que les expatriés restent à l'étranger parce qu'ils préfèrent, par exemple, le système anglo-saxon est une erreur d'interprétation : cela peut être vrai occasionnellement -- quoique cette préférence se révèle plutôt après le départ qu'avant -- mais ce n'est en rien nécessaire.
Considérons un autre parcours, celui de Gaston : trader, diplômé de l'ENS et d'HEC, on pourrait le penser extrêmement mobile, libre de choisir où il veut travailler dans le monde, et donc d'aller dans le pays qui lui semblera le plus attractif. Et un survol rapide de sa carrière -- de Paris à Londres puis de Londres à New-York -- pourrait donner cette impression. Pourtant, lorsque je lui demande s'il envisage de partir à nouveau ailleurs, il répond sans hésiter par la négative, et ce n'est pas parce qu'il a une préférence nette pour le système américain. A chacune de ses migrations, dit-il, il a dû redémarrer une nouvelle carrière : retrouver des contacts sur place, se refaire une réputation sur un marché du travail finalement très local, et qui fonctionne en réseau. En arrivant à New-York, personne ne le connaissait malgré ses succès à Londres : il a dû faire à nouveau ses preuves, cela a été difficile et il n'envisage tout simplement pas de recommencer. Les marchés du travail de la finance ne sont pas si transnationaux que cela, et en fait, beaucoup de traders se déplacent au sein des grandes banques plutôt qu'entre elles lorsqu'il s'agit de passer une frontière -- c'est d'ailleurs le cas de Gaston, qui est parti à Londres au sein d'une grande banque française et ne l'a quitté qu'une fois sur place, sans que cela n'ait été planifié. Il faut ajouter que, dans le cas de Gaston, sa situation conjugale l'oblige à faire des choix : son épouse est américaine, il préfère donc rester à New-York.
Dans son parcours, comme dans bien d'autres, l'attractivité d'un pays est bien difficile à identifier comme une simple somme d'atouts nationaux. Gaston est ici attaché aux Etats-Unis de la même façon qu'il est désormais difficile pour Catherine de quitter la France : c'est là que ses atouts professionnels sont les plus forts, et c'est là que sa vie familiale et sociale l'attache. La différence de localisation entre les deux -- l'une en France, l'autre à l'étranger -- provient en fait des propriétés des marchés du travail sur lesquels ils s'insèrent : l'industrie et la finance.
Conclusion
Je finirais cette présentation en soulignant ce point : vous avez voulu, par cette commission, réfléchir à l'attractivité de la France et des autres pays. Pour les personnes que j'étudie, je crois qu'il faut dire que l'un des facteurs essentiels de l'attractivité des pays autres que la France est que, justement, ils ne sont pas la France. Je ne veux pas dire par là que la France aurait à leurs yeux des défauts tels qu'ils la rejetteraient, pas plus que les pays étrangers n'auraient des qualités si séduisantes qu'ils seraient irrésistiblement attirés par eux : au contraire, ils se montrent plus souvent critiques à l'égard de l'une comme des autres. Non : la mobilité elle-même, le fait de pouvoir montrer que l'on est capable de s'adapter à un autre contexte que celui dans lequel on a grandit, la possibilité d'accumuler une connaissance et une maîtrise de la mondialisation, voilà des raisons suffisantes d'être attiré par l'étranger en tant qu'étranger. Et cela parce que ces qualités, ce goût de l'étranger, ces compétences sont valorisées et attendues en France. Ce n'est ni le niveau d'imposition, ni la place de l'Etat et de son administration, ni même la peur du chômage, toutes ces choses sur lesquelles on a tendance à rabattre la question des expatriés, qui font les carrières à l'étranger : c'est, en quelque sorte, l'ouverture de la France vers l'étranger. J'espère que cela sera utile à vos réflexions.
Mesdames et messieurs les députés, mesdames et messieurs, je vous remercie de me donner cette occasion de présenter devant vous mon travail de recherche. Je vais commencer par présenter ma démarche, mon enquête et ce que je crois être l'originalité de mon travail. Je présenterais ensuite deux des résultats auxquels je suis parvenu, lesquels, je l'espère, pourront servir à vos réflexion et à votre travail.
Ma thèse porte sur l'articulation entre les marchés du travail et la mobilité professionnelle internationale. C'est un point important : mon objectif est la compréhension des marchés du travail au travers de la mobilité internationale, et l'une des premières questions qui s'est posée à moi a été de savoir de quels marchés il s'agissait. La question dont je suis parti, qui était encore sous une forme un peu trop générale, était la suivante : "existe-t-il un (ou plusieurs) marché du travail international ?". Ma démarche a consisté à m'intéresser aux Français expatriés, mais parce que je voulais analyser des marchés du travail, il m'a fallut adopter un point de vue doublement différent de celui qui est le plus souvent retenu, que ce soit dans le débat public ou dans la recherche. Je vais présenter rapidement ces deux différences.
Premièrement, lorsqu'il est question des expatriés, l'attention se concentre souvent sur ce que l'on peut appeler les "élites de la mondialisation" : les dirigeants d'entreprise et le top management des firmes multinationales ainsi que les très riches, au travers de l'attention portée aux exilés fiscaux. Or, ils ne sont pas les seuls, loin s'en faut à partir à l'étranger : pour ma part, j'intègre à mon terrain d'enquête des parcours plus modestes, même s'ils sont loin d'être défavorisés. Je me suis ainsi intéressé aux cadres et aux diplômés qui, s'ils occupent des positions importantes dans les entreprises, ne sont pas nécessairement destinés à en devenir les dirigeants ou les membres des conseils d'administrations : traders, responsables marketing, responsables pays, chefs de projets, et, également, un bon nombre de personnes passées par le Volontariat International à l'Etranger. Certains font partie, ou feront partie, de ces "élites internationales", mais même pour comprendre celles-ci, il me semble nécessaire de les saisir en contexte, c'est-à-dire en tenant compte de l'ensemble des situations possibles.
Ainsi, en complément d'un travail statistique sur les grandes enquêtes biographiques de l'Insee, que je ne présenterais pas ici (car il porte exclusivement sur des populations qui sont déjà revenues en France), j'ai effectué 60 entretiens biographiques avec des expatriés ou d'anciens expatriés, en me concentrant, pour les 40 derniers entretiens, sur deux secteurs particuliers : la finance et l'industrie (l'objectif étant de pouvoir faire des comparaisons entre les deux). J'ai completé cela par 20 entretiens avec des responsables de mobilité internationale dans des grandes entreprises installées en France, afin de disposer du côté "organisation" de la mobilité. Cet échantillon ne prétend pas, bien évidemment, avoir une représentativité scientifique : il ne s'agit pas pour moi de dire des choses comme "les expatriés ont en moyenne telle ou telle caractéristique, sont majoritairement des hommes ou des femmes, ont majoritairement tel diplôme, etc.". Ma démarche est différente : il s'agit d'utiliser ces parcours particuliers pour reconstruire les principes de fonctionnement des marchés du travail. De la même façon qu'un archéologue peut, à partir de quelques fragments de de squelette, reconstituer l'ensemble d'un animal, j'essaye, à partir de parcours particuliers, de reconstituer des marchés en essayant de comprendre ce qui a été nécessaire pour que chacun des parcours analysés soit possible.
J'en viens à la deuxième spécificité de ma démarche : comme je viens de l'évoquer, j'ai procédé à des entretiens biographiques : cela signifie que j'ai demandé à mes enquêtés de me raconter leurs carrières professionnelles, ainsi que tous les éléments qui avaient pu l'influencer. C'est une rupture importante avec la façon dont on se centre souvent sur le seul moment du départ vers l'étranger : la vie des Français de l'étranger ne s'arrête pas au moment où ils passent la frontière. Certains restent à l'étranger, d'autres reviennent, d'autres encore s'installent dans des vies mobiles. C'est quelque chose qu'il faut à la fois prendre en compte et expliquer.
Ce choix de travailler sur des parcours dans leur ensemble plutôt que sur des mouvements ponctuels de population conduit, à mon sens, à changer de façon importante le regard que l'on porte sur ces problématiques : se limiter à la question de "pourquoi partent-ils ?" ne rend pas justice à la complexité des carrières des Français à l'étranger. Pour comprendre celles-ci, il faut arriver à reconstituer l'espace où elles se déploient : sur quels marchés, dans quels lieux, à quelle échelle ? C'est ce que que je m'efforce de faire. C'est à ce changement de regard que je voudrais ici vous intéresser, en présentant deux résultats : 1) Le fait d'aller travailler à l'étranger ne signifie pas nécessairement que l'on sort du marché du travail français ; 2) Les parcours des expatriés ne sont pas le simple produit de forces d'attraction et de répulsion entre les pays.
Des carrières françaises à l'étranger
Le changement de regard que j'évoquais m'a d'abord affecté moi-même. Je pensais, lorsque j'ai commencé à travailler sur ce thème, mettre à jours des marchés du travail internationaux. L'enquête, et c'est l'un des bonheurs de la recherche, a balayé cette première formulation : au fur et à mesure que j'essayais de reconstituer des marchés, je trouvais en fait le marché du travail français. C'est ce premier résultat que je voudrais ici vous présenter, et on peut le résumer ainsi : il ne suffit pas d'être à l'étranger pour être sorti du marché du travail français.
Sans rentrer dans les détails, je voudrais vous rendre cette proposition parlante au travers d'un exemple, un des parcours que j'étudie, celui de Catherine, qui a l'avantage, d'être assez représentatif de ce que l'on pourrait appeler une mobilité internationale ordinaire.
Catherine est diplômée d'une grande école de communication. Elle commence sa carrière dans une petite entreprise vietnamienne installée en France, laquelle fait faillite assez rapidement. A ce moment-là, Catherine se demande "qu'est-ce je veux faire, qu'est-ce qui m'intéresse ? C'est l'international". Elle veut partir pour l'Asie, région pour laquelle elle éprouve une certaine fascination culturelle. Ne parvenant pas à trouver une entreprise en France disposée à l'envoyer là-bas, elle décide de partir par elle-même pour le Vietnam. Elle y passe quelques mois à chercher un emploi, avant d'y trouver un poste dans une entreprise dirigée par un Français qu'elle avait rencontré précédemment. Au bout de quelques années, elle sent qu'il est temps de changer : elle a l'impression de ne plus rien d'apprendre de nouveau, ni sur son travail, ni sur le pays. Elle envisage d'aller en Birmanie, mais abandonne parce qu'elle trouve que ce pays est trop proche du Vietnam, un petit pays en développement dit-elle, sans nouveaux défis professionnels. Elle revient donc en France forte de ce qu'elle appelle une "compétence de traduction : elle peut faire dialoguer entreprises françaises et partenaires asiatiques, c'est-à-dire expliquer à des ingénieurs français qu'elles sont les attentes, pas toujours explicites, de leurs partenaires et clients asiatiques. Cela lui permettra facilement de se faire embaucher par un grande groupe français, qui, après quelques années, l'enverra pour une nouvelle expatriation en Chine, où elle rencontrera son futur mari, un Français de Lyon. Lorsque l'entité où elle travaille se retire du marché chinois, elle revient en France, et trouve sans difficulté un poste à vocation internationale dans une grande entreprise pharmaceutique, à Lyon. Au moment où je la rencontre, elle réfléchit à une troisième expatriation, mais sait que celle-ci sera plus difficile : plus avancée dans sa carrière, elle n'est pas sûre que son entreprise y trouve son compte, et elle doit tenir compte de ses enfants, qu'il sera plus difficile de faire bouger lorsqu'ils arriveront à l'adolescence.
Que peut-on retenir de ce parcours ? Au moins deux choses :
1) La motivation de Catherine à partir à l'étranger est guidée par le marché du travail français : elle veut acquérir une "expérience internationale" parce qu'elle pense que c'est ce qui est attendu sur le marché du travail français. Cela guide très concrètement ses choix : si elle ne va pas en Birmanie, c'est parce qu'elle pense que ce pays ne lui apportera pas un avantage supplémentaire lors de son retour en France. Ainsi, même à l'étranger, ses choix sont guidés par les attentes du marché du travail français.
2) Les ressources ou le capital humain qu'elle a acquis lors de cette expérience -- cette "compétence de traduction" qui, selon ses propres mots, est son "c\oe ur de métier" -- sont d'abord valorisables en France : le retour lui est presque indispensable pour en profiter pleinement. Si elle s'était installé définitivement à l'étranger, elle aurait perdu tous les avantages de sa mobilité internationale. Elle reste donc attachée à la France, non pas par une simple question d'identité, mais bien par la dynamique proprement économique de son parcours.
Autrement dit, la carrière de Catherine, bien que se déployant à l'étranger, est un carrière française. Son départ n'est ni le produit de ce que les économistes appellent des push factors (comme le chômage) ni de pull factors (les salaires plus élevés à l'étranger), mais plutôt d'une certaine recomposition des marchés du travail en France qui accordent de plus en plus d'importance à l'expérience internationale, où cette dernière constitue un avantage concurrentiel. Cette analyse est également valable pour comprendre le départ de bon nombre de jeunes, qu'ils partent en VIE ou non : ils le font parce que c'est ce que le marché du travail français attend d'eux. Le marché du travail français déborde ainsi très largement les frontières nationales, et c'est quelque chose qu'il me semble important de garder en tête lorsque l'on s'intéresse aux Français à l'étranger.
Des attachements et des détachements complexes
Si certains Français sont poussés par le marché du travail français à aller à l'étranger, il est inévitable que parmi eux, certains restent. Ne serait-ce que parce que, et ce n'est pas le moindre des mécanismes, certains vont rencontrer l'âme sœur à l'étranger, et qu'il faut bien, alors, choisir le pays où l'on vit... Mais d'autres mécanismes sont à l’œuvre et l'un des enjeux de mon travail est d'étudier la diversité des mécanismes qui attachent les individus à un pays et ceux qui, parfois, l'en détache. C'est là que réside le deuxième résultat que je voudrais vous présenter : il ne faut pas interpréter, comme on le fait trop souvent, le choix de rester vivre à l'étranger comme une façon de "voter avec ses pieds" contre la France et son système. Penser que les expatriés restent à l'étranger parce qu'ils préfèrent, par exemple, le système anglo-saxon est une erreur d'interprétation : cela peut être vrai occasionnellement -- quoique cette préférence se révèle plutôt après le départ qu'avant -- mais ce n'est en rien nécessaire.
Considérons un autre parcours, celui de Gaston : trader, diplômé de l'ENS et d'HEC, on pourrait le penser extrêmement mobile, libre de choisir où il veut travailler dans le monde, et donc d'aller dans le pays qui lui semblera le plus attractif. Et un survol rapide de sa carrière -- de Paris à Londres puis de Londres à New-York -- pourrait donner cette impression. Pourtant, lorsque je lui demande s'il envisage de partir à nouveau ailleurs, il répond sans hésiter par la négative, et ce n'est pas parce qu'il a une préférence nette pour le système américain. A chacune de ses migrations, dit-il, il a dû redémarrer une nouvelle carrière : retrouver des contacts sur place, se refaire une réputation sur un marché du travail finalement très local, et qui fonctionne en réseau. En arrivant à New-York, personne ne le connaissait malgré ses succès à Londres : il a dû faire à nouveau ses preuves, cela a été difficile et il n'envisage tout simplement pas de recommencer. Les marchés du travail de la finance ne sont pas si transnationaux que cela, et en fait, beaucoup de traders se déplacent au sein des grandes banques plutôt qu'entre elles lorsqu'il s'agit de passer une frontière -- c'est d'ailleurs le cas de Gaston, qui est parti à Londres au sein d'une grande banque française et ne l'a quitté qu'une fois sur place, sans que cela n'ait été planifié. Il faut ajouter que, dans le cas de Gaston, sa situation conjugale l'oblige à faire des choix : son épouse est américaine, il préfère donc rester à New-York.
Dans son parcours, comme dans bien d'autres, l'attractivité d'un pays est bien difficile à identifier comme une simple somme d'atouts nationaux. Gaston est ici attaché aux Etats-Unis de la même façon qu'il est désormais difficile pour Catherine de quitter la France : c'est là que ses atouts professionnels sont les plus forts, et c'est là que sa vie familiale et sociale l'attache. La différence de localisation entre les deux -- l'une en France, l'autre à l'étranger -- provient en fait des propriétés des marchés du travail sur lesquels ils s'insèrent : l'industrie et la finance.
Conclusion
Je finirais cette présentation en soulignant ce point : vous avez voulu, par cette commission, réfléchir à l'attractivité de la France et des autres pays. Pour les personnes que j'étudie, je crois qu'il faut dire que l'un des facteurs essentiels de l'attractivité des pays autres que la France est que, justement, ils ne sont pas la France. Je ne veux pas dire par là que la France aurait à leurs yeux des défauts tels qu'ils la rejetteraient, pas plus que les pays étrangers n'auraient des qualités si séduisantes qu'ils seraient irrésistiblement attirés par eux : au contraire, ils se montrent plus souvent critiques à l'égard de l'une comme des autres. Non : la mobilité elle-même, le fait de pouvoir montrer que l'on est capable de s'adapter à un autre contexte que celui dans lequel on a grandit, la possibilité d'accumuler une connaissance et une maîtrise de la mondialisation, voilà des raisons suffisantes d'être attiré par l'étranger en tant qu'étranger. Et cela parce que ces qualités, ce goût de l'étranger, ces compétences sont valorisées et attendues en France. Ce n'est ni le niveau d'imposition, ni la place de l'Etat et de son administration, ni même la peur du chômage, toutes ces choses sur lesquelles on a tendance à rabattre la question des expatriés, qui font les carrières à l'étranger : c'est, en quelque sorte, l'ouverture de la France vers l'étranger. J'espère que cela sera utile à vos réflexions.