Mar_Lard a remis ça : un nouvel article pour souligner toutes les pratiques et tous les comportements sexistes qui pourrissent la culture geek. Travail impressionnant qui devrait, a minima, lancer une certaine réflexion. Comme précédemment, les réactions sont parfois... Bref. L'une d'elle, relativement courante, peut s'exprimer en des termes mesurés - comme ici par exemple : elle consiste à discuter de ce qu'est un geek, pour dire qu'au final, c'est pas moi, c'est les autres. Les informaticiens mettront ça sur le dos des gamers, et je connais des gamers PC qui mettent ça sur le dos des gamers consoles, lesquels disent que c'est seulement les Kévins de 14 ans qui jouent à Call of Duty... Bref. Ceux qui adoptent cette ligne de défense évoquent également parfois le fait que leur identité de geek a été blessée, qu'ils sont ou ont été victimes de discriminations, et n'hésitent pas à se comparer à des groupes historiquement oppressés comme les Noirs, les Juifs, les Arabes ou même les femmes. Il n'est du coup peut-être pas inutile d'essayer de penser un peu différemment ce que sont les geeks.
L'idée sous-jacente à la comparaison avec les minorités, c'est que les geeks sont un groupe occupant une place dans une structure sociale hiérarchique. Elle n'est pas fausse en soi, mais il faut alors rendre compte du système d'oppression en question. Par exemple, on peut montrer que les écoles américaines fonctionnent comme un "système de caste", et l'on peut effectivement y repérer des catégories dominantes (les cool kids et autres jocks) et des catégories dominées ou oppressées : parmi celles-ci, on trouve certes les geeks, mais également d'autres groupes en dessous, dorks et autres losers de toutes sortes. Je ne parle même de la position des femmes là-dedans, le plus souvent ramenées au rang de trophées que s'approprient les castes supérieures au détriment des castes inférieures.
Le problème est la transposition à la France ou, plus généralement, à tout univers social hors du système scolaire américain. Si l'école française n'est pas un univers de bisounours, le système de caste y est plus mou, moins organisé, et moins bien défini que le système américain. Nos racketteurs n'ont pas le nom de "bullies" et ne s'incarnent pas dans des représentations culturelles populaires. La popularité est importante, mais elle n'a pas d'institutions de mesure comme le bal de fin d'année, les year books, les rencontres sportives qui mobilisent toute la communauté extra-scolaire. Il y a des affrontements entre groupes, mais ceux-ci ont une hiérarchie moins formalisée : où placer exactement les gothiques et les metalleux ?
Et lorsque l'on sort du système scolaire, les choses sont encore plus délicates : de quelle oppression souffrent exactement les amateurs de jeux vidéo ou les défenseurs du logiciel libre ? Il est difficile de voir quels emplois on leur refuse, quelles positions sociales leur sont interdites, ou à quelle violence ils font face. Autant de choses que connaissent, pourtant, les minorités oppressés auxquelles certains voudraient se comparer. Peut-être s'attire-t-on parfois un regard un peu condescendant ou rigolard de certains. Depuis que j'ai repris Magic, je m'y confronte parfois. Et essayer d'expliquer Terry Pratchett à un collègue prof de français reste une expérience unique. Mais il est difficile de trouver ce que cela interdit aux individus.
Mais surtout définir ainsi les geeks revient à passer à côté de l'essentiel. Des pratiques culturelles dominées ou illégitimes, il y en a plein, et elles ne se limitent pas à celles de la culture geek. Les adeptes du tuning ou les amateurs de Plus Belle La Vie sont sans doute plus oppressés que le fan de Final Fantasy ou le libriste militant. Avouer une passion pour Justin Bieber a plus de chances de faire de vous un objet de moquerie, voire de vous exclure de certains cercles, que d'expliquer que vous passez vos nuits à coder. Au contraire, ce dernier point peut vous aider à rentrer dans une grande école ou à obtenir un emploi. C'est plus que douteux pour ce qui est d'un goût musical illégitime. De ce fait, définir les geeks simplement comme ceux qui ont des pratiques culturelles dominées est insuffisant : il faut tenir compte du contenu de ces pratiques. Et pour cela, il faut penser les geeks comme un mouvement culturel.
Des mouvements culturels, vous en connaissez : les impressionnistes, les préraphaélites, les sur-réalistes, le rock, le street-art, le punk, le dadaïsme... complétez la liste à votre guise. Il ne s'agit jamais simplement de groupes d'artistes partageant une identité commune, ni même simplement de groupes d'individus reconnus et se reconnaissant entre eux comme l'indiquent les définitions sociologiques les plus classiques. Ces groupes englobent également des spectateurs, des mécènes, des partisans divers - bref, ce sont des "mondes de l'art" au sens de Becker. Et ils ont un objectif : proposer, promouvoir ou imposer, selon leur degré d'ambition, un rapport spécifique aux productions culturelles. Il s'agit en effet à la fois d'imposer celles-ci comme "normales" ou légitimes et de faire naître chez ceux qui les produisent et surtout les consomment certaines dispositions et certains états - émotionnels, intellectuels, etc. - spécifiques. Les sur-réalistes, par exemple, ne se contentent pas d'exister dans leur coin : le groupe lui-même a pour but de produire la compréhension du sur-réalisme, et notamment les émotions qui s'y rattachent.
Cette définition est basique et mériterait d'être enrichie - en particulier en distinguant des mouvements culturels tournés vers l'extérieur et qui cherchent à s'étendre de mouvements culturels qui restent centrés sur eux-mêmes. Mais on peut comprendre qu'elle s'applique bien aux geeks. On peut caractériser ceux-ci par un rapport particulier à certaines productions culturelles : une façon de les consommer, de les appréhender et même de les sentir. Celle-ci n'est peut-être pas partagée par tous ceux qui se revendiquent geek, mais on peut gager qu'elle présente certaines spécificités qui permet de l'isoler par rapport à d'autres - on pourrait du coup tout aussi bien l'appeler "chaussette", mais gardons geek, c'est quand même plus pratique. Et surtout, l'engagement dans la promotion de ces pratiques va de pair avec la confrontation à certains problèmes communs - en particulier comment faire face à l'incompréhension et au regard des autres - qui fait naître à la fois culture et identité geek.
Si on s'en tient à ce que défend Samuel Archibald (qui participa, il fut un temps, à une émission radio séminale sur le sujet, comme quoi, hein), on peut faire remonter la forme particulière de consommation des geeks, la "culture participative" à Sherlock Holmes. Les fans de Conan Doyle se sont en effet caractérisés très tôt par un trait marquant : ils ne se contentent pas de recevoir l’œuvre du maître, mais cherchent à y participer. Ils protestent lorsque l'auteur tue son héros, et finissent par en obtenir le retour. Ils vont par la suite se mettre à produire des histoires complémentaires, une connaissance, un commentaire de l’œuvre qui vient à faire partie de celle-ci. La pratique des fan-fictions, l'engagement des geeks auprès des producteurs pour tenter d'influencer le contenu des produits, la distinction entre canon et non-canon : voilà déjà une caractéristique importante du mouvement culturel geek. Il est l'exemple le plus parfait, peut-être, de ce que l'on appelle les "cultures participatives".
On peut y ajouter cet autre point : les geeks s'intéressent à des produits issus des industries culturelles. Ils s'intéressent à la production de masse, à des objets reproductibles et reproduits, au merchandising, etc. : de Star Trek à Star Wars, de Conan le Barbare et autres pulps aux jeux vidéo, les produits consommés s'opposent à ceux de la culture légitime sur bien des points. Mais la spécificité des geeks est de ne pas s'arrêter là - Plus Belle La Vie est aussi un pur produit des industries culturelles. Les geeks appliquent à ces biens peu légitimes un mode de consommation savant. Ils sont collectionneurs, historiens, critiques, commentateurs. Ils trouvent dans certains de ces biens des qualités esthétiques et littéraires et, par leur lecture, essayent de les faire vivre, de les rendre manifestes à tous, et donc d'élever la valeur de ces produits.
En un mot, on peut caractériser les geeks par leur rapport aux biens des industries culturelles. Ils contribuent activement, par leur pouvoir d'élection, à en modifier et en élever la valeur. S'ils choisissent une série, un film, un comic, un jeu vidéo, un logiciel ou ce que vous voulez, ils ont le pouvoir d'en modifier le sens et donc la valeur. Et ce de façon très concrète : ce sont le prix des choses qui sont affectés. Si vous ne me croyez pas, regardez le prix de n'importe quel jouet Star Wars. Ou regardez comment ils peuvent donner de la valeur à Linux au point de faire exister un système d'exploitation gratuit contre les machines marketings les plus puissantes du monde.
Bref, définissons le geek par sa position économique, par son économie politique. En un mot, le mouvement geek accepte les principes de l'industrie, de la production de masse, de la reproductibilité des œuvres, du déclin de l'artisanat - ce mode de production où chaque objet est unique et sacré. Il déplace nettement le centre de gravité de l'économie vers le consommateur, désormais légitime à intervenir, y compris de façon très directe, dans la définition voire la conception du produit. En même temps, il cherche à subvertir ces principes en réinjectant de la singularité voire en questionnant la propriété, notamment intellectuelle. En un sens, le mouvement geek est travaillé par cette tension, et j'aurais presque envie de le définir au travers de celle-ci.
Mais voilà, les choses ne sont pas si simples. Aujourd'hui, le mouvement geek voit arriver de nouveaux adeptes. Et les réactions que cela provoque sont pour le moins étrange par rapport à son histoire et à ce qu'il est. Restons sur le cas des femmes. Certaines d'entre elles s'engagent dans la culture geek, et se mettent à faire ce que les geeks ont toujours fait : elles cherchent à participer à la définition des biens qu'elles consomment. Dans le monde des comics ou des jeux vidéo, elles questionnent les représentations et font valoir leur point de vue. Dans le monde des libristes, elles soulèvent également des problèmes divers de sexisme. L'article de Mar_Lard contient suffisamment d'éléments là-dessus. Elles s'engagent aussi massivement dans les fan-fictions, un moyen de réappropriation de contenus culturels qui portent la marque de leurs prédécesseurs masculins. Bref, je le répète, elles font ce que les geeks ont toujours fait : participer aux produits culturels qu'elles consomment.
Et là, d'un seul coup, ça coince. Les protestations s'élèvent. On leur reproche de vouloir changer des choses dans les œuvres qui pourtant n'ont jamais été à l'abri de la pression de leurs fans. Lorsque des fans modifient le premier Zelda pour permettre d'incarner Zelda plutôt que Link (même chose pour Super Mario Bros ou Donkey Kong), ils s'en trouvent certains pour protester au nom de la pureté de l'oeuvre originale qu'il ne faudrait surtout pas affecter. Pourtant le "Because if Miyamoto won't, we will" que l'on trouve dans l'article qui présente la démarche est un pur concentré de geekisme, tout comme le bidouillage.
On trouvera aussi quelques exemples de protestations sur ce forum par exemple - y compris un petit génie qui dit "Je me suis permis de modifier la Joconde, afin d'y intégrer le visage de ma douce. Léonard ne m'en voudra pas, c'est de l'amour..." en se croyant plein d'ironie (le pauvre, s'il savait). Un autre termine son message par "Et finalement n'est ce pas une façon de nier que le jeu vidéo est un art ?".
Et voilà donc le mouvement geek rattrapé à ce que Georg Simmel avait appelé "la tragédie de la culture". Adepte d'une philosophie vitaliste, Simmel souligne que la vie, la subjectivité de l'individu, ne cesse de vouloir échapper aux règles objectives de la société et de sa culture. Mais lorsque l'individu ne parvient à se libérer qu'en inventant de nouvelles règles, qui deviennent elles-mêmes objectives, créent une nouvelle culture, dont il faudra également se libérer. C'est donc une tragédie : nous ne nous libérons qu'en devenant à nouveau esclave. Le mouvement geek qui promouvait un rapport nouveau et libre aux biens culturels se cristallise face à ses nouveaux venus en un ensemble de règles et d'injonctions auxquelles il leur demande de se plier. Mouvement des exclus de la culture légitime, il en vient à définir lui-même une "culture geek légitime".
Revenons à notre point de départ. Décrire les geeks comme un mouvement culturel donne une toute autre vision de ce qui se passe. Celles et ceux qui, aujourd'hui, dénoncent le sexisme dans la culture geek ne cherchent ni à oppresser ses membres, ni à détruire cette culture. Ils et elles cherchent plutôt à se l'approprier, à se faire une place dans le mouvement, en fait à continuer le travail qu'il a commencé. Car c'est peut-être cela qui se perd le plus facilement de vue : ce que promeut le mouvement geek en terme d'acceptation et de participation à la culture. J'avoue que je me demande de plus en plus si les geeks sont bien dignes d'être des geeks.
L'idée sous-jacente à la comparaison avec les minorités, c'est que les geeks sont un groupe occupant une place dans une structure sociale hiérarchique. Elle n'est pas fausse en soi, mais il faut alors rendre compte du système d'oppression en question. Par exemple, on peut montrer que les écoles américaines fonctionnent comme un "système de caste", et l'on peut effectivement y repérer des catégories dominantes (les cool kids et autres jocks) et des catégories dominées ou oppressées : parmi celles-ci, on trouve certes les geeks, mais également d'autres groupes en dessous, dorks et autres losers de toutes sortes. Je ne parle même de la position des femmes là-dedans, le plus souvent ramenées au rang de trophées que s'approprient les castes supérieures au détriment des castes inférieures.
Le problème est la transposition à la France ou, plus généralement, à tout univers social hors du système scolaire américain. Si l'école française n'est pas un univers de bisounours, le système de caste y est plus mou, moins organisé, et moins bien défini que le système américain. Nos racketteurs n'ont pas le nom de "bullies" et ne s'incarnent pas dans des représentations culturelles populaires. La popularité est importante, mais elle n'a pas d'institutions de mesure comme le bal de fin d'année, les year books, les rencontres sportives qui mobilisent toute la communauté extra-scolaire. Il y a des affrontements entre groupes, mais ceux-ci ont une hiérarchie moins formalisée : où placer exactement les gothiques et les metalleux ?
Et lorsque l'on sort du système scolaire, les choses sont encore plus délicates : de quelle oppression souffrent exactement les amateurs de jeux vidéo ou les défenseurs du logiciel libre ? Il est difficile de voir quels emplois on leur refuse, quelles positions sociales leur sont interdites, ou à quelle violence ils font face. Autant de choses que connaissent, pourtant, les minorités oppressés auxquelles certains voudraient se comparer. Peut-être s'attire-t-on parfois un regard un peu condescendant ou rigolard de certains. Depuis que j'ai repris Magic, je m'y confronte parfois. Et essayer d'expliquer Terry Pratchett à un collègue prof de français reste une expérience unique. Mais il est difficile de trouver ce que cela interdit aux individus.
Mais surtout définir ainsi les geeks revient à passer à côté de l'essentiel. Des pratiques culturelles dominées ou illégitimes, il y en a plein, et elles ne se limitent pas à celles de la culture geek. Les adeptes du tuning ou les amateurs de Plus Belle La Vie sont sans doute plus oppressés que le fan de Final Fantasy ou le libriste militant. Avouer une passion pour Justin Bieber a plus de chances de faire de vous un objet de moquerie, voire de vous exclure de certains cercles, que d'expliquer que vous passez vos nuits à coder. Au contraire, ce dernier point peut vous aider à rentrer dans une grande école ou à obtenir un emploi. C'est plus que douteux pour ce qui est d'un goût musical illégitime. De ce fait, définir les geeks simplement comme ceux qui ont des pratiques culturelles dominées est insuffisant : il faut tenir compte du contenu de ces pratiques. Et pour cela, il faut penser les geeks comme un mouvement culturel.
Des mouvements culturels, vous en connaissez : les impressionnistes, les préraphaélites, les sur-réalistes, le rock, le street-art, le punk, le dadaïsme... complétez la liste à votre guise. Il ne s'agit jamais simplement de groupes d'artistes partageant une identité commune, ni même simplement de groupes d'individus reconnus et se reconnaissant entre eux comme l'indiquent les définitions sociologiques les plus classiques. Ces groupes englobent également des spectateurs, des mécènes, des partisans divers - bref, ce sont des "mondes de l'art" au sens de Becker. Et ils ont un objectif : proposer, promouvoir ou imposer, selon leur degré d'ambition, un rapport spécifique aux productions culturelles. Il s'agit en effet à la fois d'imposer celles-ci comme "normales" ou légitimes et de faire naître chez ceux qui les produisent et surtout les consomment certaines dispositions et certains états - émotionnels, intellectuels, etc. - spécifiques. Les sur-réalistes, par exemple, ne se contentent pas d'exister dans leur coin : le groupe lui-même a pour but de produire la compréhension du sur-réalisme, et notamment les émotions qui s'y rattachent.
Cette définition est basique et mériterait d'être enrichie - en particulier en distinguant des mouvements culturels tournés vers l'extérieur et qui cherchent à s'étendre de mouvements culturels qui restent centrés sur eux-mêmes. Mais on peut comprendre qu'elle s'applique bien aux geeks. On peut caractériser ceux-ci par un rapport particulier à certaines productions culturelles : une façon de les consommer, de les appréhender et même de les sentir. Celle-ci n'est peut-être pas partagée par tous ceux qui se revendiquent geek, mais on peut gager qu'elle présente certaines spécificités qui permet de l'isoler par rapport à d'autres - on pourrait du coup tout aussi bien l'appeler "chaussette", mais gardons geek, c'est quand même plus pratique. Et surtout, l'engagement dans la promotion de ces pratiques va de pair avec la confrontation à certains problèmes communs - en particulier comment faire face à l'incompréhension et au regard des autres - qui fait naître à la fois culture et identité geek.
Si on s'en tient à ce que défend Samuel Archibald (qui participa, il fut un temps, à une émission radio séminale sur le sujet, comme quoi, hein), on peut faire remonter la forme particulière de consommation des geeks, la "culture participative" à Sherlock Holmes. Les fans de Conan Doyle se sont en effet caractérisés très tôt par un trait marquant : ils ne se contentent pas de recevoir l’œuvre du maître, mais cherchent à y participer. Ils protestent lorsque l'auteur tue son héros, et finissent par en obtenir le retour. Ils vont par la suite se mettre à produire des histoires complémentaires, une connaissance, un commentaire de l’œuvre qui vient à faire partie de celle-ci. La pratique des fan-fictions, l'engagement des geeks auprès des producteurs pour tenter d'influencer le contenu des produits, la distinction entre canon et non-canon : voilà déjà une caractéristique importante du mouvement culturel geek. Il est l'exemple le plus parfait, peut-être, de ce que l'on appelle les "cultures participatives".
On peut y ajouter cet autre point : les geeks s'intéressent à des produits issus des industries culturelles. Ils s'intéressent à la production de masse, à des objets reproductibles et reproduits, au merchandising, etc. : de Star Trek à Star Wars, de Conan le Barbare et autres pulps aux jeux vidéo, les produits consommés s'opposent à ceux de la culture légitime sur bien des points. Mais la spécificité des geeks est de ne pas s'arrêter là - Plus Belle La Vie est aussi un pur produit des industries culturelles. Les geeks appliquent à ces biens peu légitimes un mode de consommation savant. Ils sont collectionneurs, historiens, critiques, commentateurs. Ils trouvent dans certains de ces biens des qualités esthétiques et littéraires et, par leur lecture, essayent de les faire vivre, de les rendre manifestes à tous, et donc d'élever la valeur de ces produits.
En un mot, on peut caractériser les geeks par leur rapport aux biens des industries culturelles. Ils contribuent activement, par leur pouvoir d'élection, à en modifier et en élever la valeur. S'ils choisissent une série, un film, un comic, un jeu vidéo, un logiciel ou ce que vous voulez, ils ont le pouvoir d'en modifier le sens et donc la valeur. Et ce de façon très concrète : ce sont le prix des choses qui sont affectés. Si vous ne me croyez pas, regardez le prix de n'importe quel jouet Star Wars. Ou regardez comment ils peuvent donner de la valeur à Linux au point de faire exister un système d'exploitation gratuit contre les machines marketings les plus puissantes du monde.
Bref, définissons le geek par sa position économique, par son économie politique. En un mot, le mouvement geek accepte les principes de l'industrie, de la production de masse, de la reproductibilité des œuvres, du déclin de l'artisanat - ce mode de production où chaque objet est unique et sacré. Il déplace nettement le centre de gravité de l'économie vers le consommateur, désormais légitime à intervenir, y compris de façon très directe, dans la définition voire la conception du produit. En même temps, il cherche à subvertir ces principes en réinjectant de la singularité voire en questionnant la propriété, notamment intellectuelle. En un sens, le mouvement geek est travaillé par cette tension, et j'aurais presque envie de le définir au travers de celle-ci.
Mais voilà, les choses ne sont pas si simples. Aujourd'hui, le mouvement geek voit arriver de nouveaux adeptes. Et les réactions que cela provoque sont pour le moins étrange par rapport à son histoire et à ce qu'il est. Restons sur le cas des femmes. Certaines d'entre elles s'engagent dans la culture geek, et se mettent à faire ce que les geeks ont toujours fait : elles cherchent à participer à la définition des biens qu'elles consomment. Dans le monde des comics ou des jeux vidéo, elles questionnent les représentations et font valoir leur point de vue. Dans le monde des libristes, elles soulèvent également des problèmes divers de sexisme. L'article de Mar_Lard contient suffisamment d'éléments là-dessus. Elles s'engagent aussi massivement dans les fan-fictions, un moyen de réappropriation de contenus culturels qui portent la marque de leurs prédécesseurs masculins. Bref, je le répète, elles font ce que les geeks ont toujours fait : participer aux produits culturels qu'elles consomment.
Et là, d'un seul coup, ça coince. Les protestations s'élèvent. On leur reproche de vouloir changer des choses dans les œuvres qui pourtant n'ont jamais été à l'abri de la pression de leurs fans. Lorsque des fans modifient le premier Zelda pour permettre d'incarner Zelda plutôt que Link (même chose pour Super Mario Bros ou Donkey Kong), ils s'en trouvent certains pour protester au nom de la pureté de l'oeuvre originale qu'il ne faudrait surtout pas affecter. Pourtant le "Because if Miyamoto won't, we will" que l'on trouve dans l'article qui présente la démarche est un pur concentré de geekisme, tout comme le bidouillage.
On trouvera aussi quelques exemples de protestations sur ce forum par exemple - y compris un petit génie qui dit "Je me suis permis de modifier la Joconde, afin d'y intégrer le visage de ma douce. Léonard ne m'en voudra pas, c'est de l'amour..." en se croyant plein d'ironie (le pauvre, s'il savait). Un autre termine son message par "Et finalement n'est ce pas une façon de nier que le jeu vidéo est un art ?".
Et voilà donc le mouvement geek rattrapé à ce que Georg Simmel avait appelé "la tragédie de la culture". Adepte d'une philosophie vitaliste, Simmel souligne que la vie, la subjectivité de l'individu, ne cesse de vouloir échapper aux règles objectives de la société et de sa culture. Mais lorsque l'individu ne parvient à se libérer qu'en inventant de nouvelles règles, qui deviennent elles-mêmes objectives, créent une nouvelle culture, dont il faudra également se libérer. C'est donc une tragédie : nous ne nous libérons qu'en devenant à nouveau esclave. Le mouvement geek qui promouvait un rapport nouveau et libre aux biens culturels se cristallise face à ses nouveaux venus en un ensemble de règles et d'injonctions auxquelles il leur demande de se plier. Mouvement des exclus de la culture légitime, il en vient à définir lui-même une "culture geek légitime".
Revenons à notre point de départ. Décrire les geeks comme un mouvement culturel donne une toute autre vision de ce qui se passe. Celles et ceux qui, aujourd'hui, dénoncent le sexisme dans la culture geek ne cherchent ni à oppresser ses membres, ni à détruire cette culture. Ils et elles cherchent plutôt à se l'approprier, à se faire une place dans le mouvement, en fait à continuer le travail qu'il a commencé. Car c'est peut-être cela qui se perd le plus facilement de vue : ce que promeut le mouvement geek en terme d'acceptation et de participation à la culture. J'avoue que je me demande de plus en plus si les geeks sont bien dignes d'être des geeks.