J'ai longtemps hésité à faire ce billet. En fait, cela fait deux bons mois que j'y réfléchis. Mais la violence des trolls sur le sujet m'avait jusqu'à présent retenu. Et puis, je me suis dit qu'il n'y avait pas de raisons de laisser les trolls gagner. Parce que c'est un thème où il est question de mondialisation, de mobilité, de migrations, d'économie et de capitalisme : bref, de tout ce qui fait mes thèmes de prédilection. Alors parlons un peu du débat sur la prostitution. Et sur sa place dans le capitalisme.
Ce qui m'intéresse donc dans ce débat n'est pas spécifiquement la question du genre comme on pourrait s'y attendre, mais bien celle de l'économie et du capitalisme, deux points d'entrée qui sont loin d'occuper une place secondaire dans le débat mais qui ne sont pas forcément bien mobilisés. Pour commencer, il faut s'intéresser à la façon dont se structure le débat et les positions qui s'affrontent. Je vais essayer de résumer cela de la façon la plus honnête possible.
Le premier camp, qui a reçu le soutien récent de la ministre la plus à même de peser sur ces questions, est celui des "abolitionnistes" - le terme est parfois contesté par certains au sein de leurs rangs, je l'utilise donc par facilité. Ceux qui se rattachent à cette position défendent une position simple : le sexe ne peut pas s'acheter. Par conséquent, ils demandent des mesures en cohérence avec cette norme, notamment la pénalisation des clients. La question n'est pas tant ou seulement la question de l'efficacité - les abolitionnistes ne se font pas forcément d'illusion sur la capacité de contrôler suffisamment la population pour éviter toute relation sexuelle tarifiée - mais bien d'affirmer que payer pour obtenir du sexe n'est pas acceptable.
En face d'eux, se trouvent les "réglementaristes" - là encore, l’appellation ne fait pas l'unanimité. Ceux-là pensent et défendent qu'il n'y a pas de raisons d'empêcher deux adultes consentant de définir dans les termes qui leur conviennent la nature de leur relation. C'est-à-dire que ce n'est pas à l'Etat de le faire. Et donc si des personnes en position de choisir, et ce point est capital, souhaitent avoir des relations sexuelles dans le cadre d'un échange d'argent, il n'y a pas de raison de les empêcher ou des les poursuivre pour cela. Comme pour les abolitionnistes, la question est bien celle d'une norme à affirmer : celle de la normalité du sexe, une activité pas plus honteuse qu'une autre, qui ne doit notamment pas servir à contrôler les comportements des femmes. En effet, l'utilisation du stigmate de la putain oblige les femmes à se conformer à une certain modèle et un certain comportement qui dépasse d'ailleurs le simple cadre du sexe.
Cela n'est pas toujours évident, notamment quand on rentre dans les textes les plus violents des abolitionnistes, mais les deux camps partagent un même souci des prostituées : aucun des deux ne se satisfait de la situation actuelle. Le camp réglementariste ne soutient pas qu'il ne faut rien faire et que les prostituées sont toutes heureuses. Comme les abolitionnistes, ceux qui se désignent parfois comme "pro-sexes" rejettent les situations où les prostituées sont en situation d'esclavage, et ils demandent tout autant une protection pour celles-ci. La question centrale qui sépare les deux est celle du choix. Pour les abolitionnistes, il n'est pas possible de faire le choix de se prostituer : les femmes qui s'y livrent (les hommes prostitués existent, mais sont minoritaires et ne changent pas grand chose à l'analyse) sont forcément contraintes, et tout achat de sexe est nécessairement une exploitation. Les réglementaristes rejettent cette idée considérant que la prostitution peut être un choix : elle ne l'est pas toujours, et pas nécessairement pour une majorité des prostituées, mais c'est la contrainte et non l'activité en elle-même qui pose problème.
On le voit : le débat se situe d'abord au niveau des principes et des valeurs, et sa radicalisation provient sans doute de cette guerre des dieux. La question serait en effet : est-il légitime ou non de faire commerce du sexe ? Chacune des deux positions que j'ai essayé de décrire va alors essayer de verser au débat des arguments se rattachant à des domaines et à des systèmes argumentatifs divers. On va par exemple discuter de ce qui serait le plus praticable ou qui défendrait le mieux les intérêts des prostituées. Les abolitionnistes vont mettre en avant les risques pour la santé des prostituées. Les réglementaristes insisteront sur ceux de la clandestinité. Ils définiront aussi, comme je l'ai précédemment évoqué, la prostitution comme un système qui ne se limite pas à l'échange d'un système sexuel, mais sert au contrôle des comportements des femmes par le stigmate de la putain. Les abolitionnistes vont eux décrire un "système prostitueur" où des hommes exploitent les femmes en les forçant à travailler tout en récupérant le produit de leur travail, sous forme financière pour les proxénètes et assimilés ou sous forme de pouvoir et de plaisir pour les clients. Beaucoup de choses s'écrivent et s'échangent sur les conséquences des politiques prônées par chacun des deux camps. Mon intention n'est pas de faire ici un catalogue des arguments, d'autant plus que j'en découvre encore régulièrement de nouveaux.
Je veux plutôt me concentrer sur un certain nombre d'arguments qui rapportent la prostitution au système économique, au néolibéralisme et au capitalisme. Ceux-ci proviennent essentiellement du camp des abolitionnistes, parmi lesquels certains invoquent le capitalisme comme étant à l'origine de la prostitution, la reconnaissance de celle-ci marquant un progrès de la marchandisation ou un élément important du système capitaliste. Dans ce cadre, les références à la mondialisation sont nombreuses : la prostitution se fait souvent par le déplacement soit des femmes, soit des clients (dans le cadre du tourisme sexuel). De ce fait, certains militants identifient leur lutte contre la prostitution à une lutte contre le capitalisme et la mondialisation. C'est cet argument que je voudrais traiter ici : est-ce que l'abolition de la prostitution peut se présenter contre une lutte contre le capitalisme ?
Le premier argument classiquement avancé dans cette stratégie argumentative est de dire que le capitalisme est à l'origine de la prostitution : parce qu'elle a produit de très fortes inégalités entre les pays et entre les individus, la mondialisation a mis en position de se prostituer ou d'être prostituée un nombre considérable de femmes. C'est notamment ce que défend Richard Poulin (voir ce texte par exemple). Les migrations internationales qui font une grande partie de la prostitution dans les pays développés comme la France seraient le produit des inégalités engendrées par la mondialisation, que ce soit parce que devenir prostituée est une solution économiquement séduisante pour des populations appauvries ou parce que la fragilisation des femmes les mets en position d'être réduite en esclavage sexuel.
Dans le même temps, d'autres migrations ont lieu : des femmes pauvres, frappées de plein fouet par les conséquences de la mondialisation et des politiques d'ajustement structurel de nombreux pays, partent pour les pays développés afin d'y assurer un service domestique, ménager ou de care, prenant soin des enfants ou des personnes âgés pour le compte de ménage plus fortunés. Certains auteurs parlent même de care drain en parallèle du brain drain, la bien connue fuite des cerveaux. Leur situation est très proche de celle des prostituées : elles aussi peuvent connaître l'esclavage et la traite et la question de leur capacité de choix est donc importante ; pour elles aussi, le genre est un élément clef : de la même façon que les femmes ont plus de "chances" que les hommes de se prostituer, elles ont aussi un "avantage" sur eux quand il s'agit d'occuper des emplois de services domestiques ; elles aussi exercent une activité qui est "normalement" fournie "à titre gratuit" dans le cadre du ménage ; et donc, elles aussi sont exploitées.
Et pourtant, personne ne va proposer d'abolir le travail domestique ou le travail de care. Les inégalités engendrées par la mondialisation sont bien à l'origine des migrations et de la traite. Mais que celles-ci débouchent sur de la prostitution n'est pas, à ce stade de l'analyse, une conséquence directe de la mondialisation. Et donc, à ce stade-là, l'abolition de la prostitution ne peut s'identifier à une lutte contre le capitalisme.
Mais au-delà des inégalités qu'ils génèrent, est-ce que la mondialisation et le capitalisme n'ont pas besoin de la prostitution ? Considérons-les donc moins comme un ensemble de politiques que comme un système intégré d'activités et de lieux à l'échelle globale visant à la production et à l'enrichissement d'une classe sociale - on reconnaîtra ici ma passion pour le travail de Saskia Sassen. Cette sociologue considère en effet les circuits de travail dans lesquels la main-d’œuvre circulent à l'échelle globale pour rendre le capitalisme possible. La question est alors de savoir dans quelle mesure les circuits prostitutionnels sont intégrés à l'économie, non plus comme un simple sous-produit ou conséquence des inégalités, mais bien comme un élément participant à la logique propre du système.
C'est nettement le cas pour ce qui est de l'industrie du sexe. Certains pays, confrontés à la nécessité de trouver le moyen de survivre dans une économie mondialisé, ont fait du sexe et de la prostitution un argument touristique d'une rare puissance. Cette activité est alors intégrée à un système qui est bien plus large que la seule vente de services sexuels : en dépendent des hôtels, des boîtes de nuit, des tour operators, etc. Bref, tout un secteur touristique qui fait que l'on peut parler d'industrie du sexe. Comme l'écrit l'économiste Lim Lin Lean :
De ce point de vue, on a bien une intégration de la prostitution en tant que système à l'économie capitaliste : pour ces pays, elle est pleinement intégré au fonctionnement général de leur économie.
Qu'en est-il ailleurs, et notamment dans ce que Sassen appelle les "villes globales", cette quarantaine de plateformes organisationnelles où se déploient l'essentiel de l'activité capitaliste ? La caractéristique de ces villes est notamment d'offrir tout ce dont les entreprises ont besoin pour assurer leurs activités. Elles sont donc au cœur des circuits internationaux du travail, et notamment ceux de travailleurs à bas salaires, lesquels sont de plus en plus féminins.
Il y a bien sûr de la prostitution dans des villes comme New-York, Londres, Mexico ou Paris. Mais il est difficile de voir en quoi elle participe à l'économie politique de ces villes globales. Elle enrichit sans doute des proxénètes, et contribue bien sûr à la domination masculine et à la satisfaction d'une classe dominante. Mais l'équilibre des villes globales ne dépend pas d'elle. Elle n'est pas un facteur d'attractivité, et les autres activités qui s'y déploient ne dépendent pas d'elle. C'est, autrement dit, une activité qui pourrait disparaître de ces villes sans que le capitalisme n'en soit affecté le moins du monde.
J'évoquais plus haut le travail de care assurée par les femmes immigrées. Selon Sassen, celui-ci est par contre complètement intégré au fonctionnement des villes globales : faire reposer ce travail sur des migrantes à bas salaires voire des esclaves (ou peu s'en faut) permet de dégager au maximum la main-d’œuvre des ménages qualifiés. La substitution de la main-d’œuvre immigrée et à bas salaires à celle de l'épouse pour ce qui est des activités d'entretien du ménage permet de libérer la femme diplômée pour la rendre disponible aux grandes entreprises qui ont besoin d'elle. La sexualité n'a a priori pas besoin d'une telle externalisation, et ce d'autant plus que le service sexuel dans le ménage n'est pas forcément substituable avec le service sexuel prostitutionnel (ou, pour le dire plus simplement, les individus ne considèrent pas forcément que coucher avec une prostituée est la même chose que de coucher avec une non-prostituée).
En un mot, ce qu'il ressort ici de l'analyse, c'est que la prostitution n'est pas en elle-même liée au capitalisme : elle ne l'est que dans certains contextes, lorsque se créent entre elles et d'autres activités des interdépendances systémiques. C'est dans ces cas-là que le service sexuel devient pleinement une marchandise, et ce quelle que soit la façon dont les individus impliqués dans la relation - client et prostituée - la vivent : l'échange devient sur-déterminés par le tissu d'intérêt qui existe autour de lui. En l'absence de ce contexte, la prostitution se déploie dans des conditions tout à fait différentes, à la fois débarrassé d'un certain nombre d'intérêts économiques mais aussi de l'intérêt de l'Etat. Cela ne veut pas dire, bien entendu, que la situation des prostituées est nécessairement meilleure d'un côté ou de l'autre. Sans une structure économique, il y a sans doute la place pour une prostitution plus libre, où les femmes ont une marge de manœuvre plus grande. Il y a aussi plus de place pour des formes d'esclavages très dures : la clandestinité de l'activité et le peu d'enjeux qui l'entoure profitent en premier lieu aux proxénètes qui peuvent maintenir leur victime dans un état de dépendance.
Comme la prostitution n'est pas univoque, la lutte contre la prostitution sous la forme d'une position abolitionniste ne l'est pas non plus. Pas plus, d'ailleurs, que la défense d'une réglementation de celle-ci. La position de l'une ou l'autre vis-à-vis du capitalisme dépend très largement de ce que l'on propose. Toute position abolitionniste n'est pas, par essence, anti-capitaliste, pas plus que toute position réglementariste n'est, par essence, néolibérale. Si la réglementation consiste à donner plus d'indépendance aux prostituées pour qu'elles travaillent en dehors des intérêts des industriels du sexe et des "parties prenantes", alors elle est sans doute anticapitaliste. Si l'abolition consiste à essayer de défaire les pressions des intérêts économiques qui s'exercent sur les prostituées, et notamment celles de la demande venue des classes dominantes globalisées, alors elle est aussi anti-capitaliste.
Je finirais ce billet en soulignant une chose : dans tout ce que j'ai dit, je n'ai donné aucun argument pour la prostitution. Ni aucun argument contre. La prostitution, même lorsqu'elle se trouve en dehors de la machine capitaliste, n'est pas forcément acceptable. Et elle n'est pas forcément inacceptable parce qu'elle participe au capitalisme. Les sciences sociales ne sont pas en mesure de trancher ce débat. Comme je l'ai dit au début, ce qui s'affronte ce sont d'abord des valeurs et des symboles. Clarifier les rapports avec l'économie, c'est tout ce que j'ai essayé de faire. Au vu de la façon dont j'ai commencé ce billet, on comprendra que je serais particulièrement vigilant quant aux commentaires.
Ce qui m'intéresse donc dans ce débat n'est pas spécifiquement la question du genre comme on pourrait s'y attendre, mais bien celle de l'économie et du capitalisme, deux points d'entrée qui sont loin d'occuper une place secondaire dans le débat mais qui ne sont pas forcément bien mobilisés. Pour commencer, il faut s'intéresser à la façon dont se structure le débat et les positions qui s'affrontent. Je vais essayer de résumer cela de la façon la plus honnête possible.
Le premier camp, qui a reçu le soutien récent de la ministre la plus à même de peser sur ces questions, est celui des "abolitionnistes" - le terme est parfois contesté par certains au sein de leurs rangs, je l'utilise donc par facilité. Ceux qui se rattachent à cette position défendent une position simple : le sexe ne peut pas s'acheter. Par conséquent, ils demandent des mesures en cohérence avec cette norme, notamment la pénalisation des clients. La question n'est pas tant ou seulement la question de l'efficacité - les abolitionnistes ne se font pas forcément d'illusion sur la capacité de contrôler suffisamment la population pour éviter toute relation sexuelle tarifiée - mais bien d'affirmer que payer pour obtenir du sexe n'est pas acceptable.
En face d'eux, se trouvent les "réglementaristes" - là encore, l’appellation ne fait pas l'unanimité. Ceux-là pensent et défendent qu'il n'y a pas de raisons d'empêcher deux adultes consentant de définir dans les termes qui leur conviennent la nature de leur relation. C'est-à-dire que ce n'est pas à l'Etat de le faire. Et donc si des personnes en position de choisir, et ce point est capital, souhaitent avoir des relations sexuelles dans le cadre d'un échange d'argent, il n'y a pas de raison de les empêcher ou des les poursuivre pour cela. Comme pour les abolitionnistes, la question est bien celle d'une norme à affirmer : celle de la normalité du sexe, une activité pas plus honteuse qu'une autre, qui ne doit notamment pas servir à contrôler les comportements des femmes. En effet, l'utilisation du stigmate de la putain oblige les femmes à se conformer à une certain modèle et un certain comportement qui dépasse d'ailleurs le simple cadre du sexe.
Cela n'est pas toujours évident, notamment quand on rentre dans les textes les plus violents des abolitionnistes, mais les deux camps partagent un même souci des prostituées : aucun des deux ne se satisfait de la situation actuelle. Le camp réglementariste ne soutient pas qu'il ne faut rien faire et que les prostituées sont toutes heureuses. Comme les abolitionnistes, ceux qui se désignent parfois comme "pro-sexes" rejettent les situations où les prostituées sont en situation d'esclavage, et ils demandent tout autant une protection pour celles-ci. La question centrale qui sépare les deux est celle du choix. Pour les abolitionnistes, il n'est pas possible de faire le choix de se prostituer : les femmes qui s'y livrent (les hommes prostitués existent, mais sont minoritaires et ne changent pas grand chose à l'analyse) sont forcément contraintes, et tout achat de sexe est nécessairement une exploitation. Les réglementaristes rejettent cette idée considérant que la prostitution peut être un choix : elle ne l'est pas toujours, et pas nécessairement pour une majorité des prostituées, mais c'est la contrainte et non l'activité en elle-même qui pose problème.
On le voit : le débat se situe d'abord au niveau des principes et des valeurs, et sa radicalisation provient sans doute de cette guerre des dieux. La question serait en effet : est-il légitime ou non de faire commerce du sexe ? Chacune des deux positions que j'ai essayé de décrire va alors essayer de verser au débat des arguments se rattachant à des domaines et à des systèmes argumentatifs divers. On va par exemple discuter de ce qui serait le plus praticable ou qui défendrait le mieux les intérêts des prostituées. Les abolitionnistes vont mettre en avant les risques pour la santé des prostituées. Les réglementaristes insisteront sur ceux de la clandestinité. Ils définiront aussi, comme je l'ai précédemment évoqué, la prostitution comme un système qui ne se limite pas à l'échange d'un système sexuel, mais sert au contrôle des comportements des femmes par le stigmate de la putain. Les abolitionnistes vont eux décrire un "système prostitueur" où des hommes exploitent les femmes en les forçant à travailler tout en récupérant le produit de leur travail, sous forme financière pour les proxénètes et assimilés ou sous forme de pouvoir et de plaisir pour les clients. Beaucoup de choses s'écrivent et s'échangent sur les conséquences des politiques prônées par chacun des deux camps. Mon intention n'est pas de faire ici un catalogue des arguments, d'autant plus que j'en découvre encore régulièrement de nouveaux.
Je veux plutôt me concentrer sur un certain nombre d'arguments qui rapportent la prostitution au système économique, au néolibéralisme et au capitalisme. Ceux-ci proviennent essentiellement du camp des abolitionnistes, parmi lesquels certains invoquent le capitalisme comme étant à l'origine de la prostitution, la reconnaissance de celle-ci marquant un progrès de la marchandisation ou un élément important du système capitaliste. Dans ce cadre, les références à la mondialisation sont nombreuses : la prostitution se fait souvent par le déplacement soit des femmes, soit des clients (dans le cadre du tourisme sexuel). De ce fait, certains militants identifient leur lutte contre la prostitution à une lutte contre le capitalisme et la mondialisation. C'est cet argument que je voudrais traiter ici : est-ce que l'abolition de la prostitution peut se présenter contre une lutte contre le capitalisme ?
Le premier argument classiquement avancé dans cette stratégie argumentative est de dire que le capitalisme est à l'origine de la prostitution : parce qu'elle a produit de très fortes inégalités entre les pays et entre les individus, la mondialisation a mis en position de se prostituer ou d'être prostituée un nombre considérable de femmes. C'est notamment ce que défend Richard Poulin (voir ce texte par exemple). Les migrations internationales qui font une grande partie de la prostitution dans les pays développés comme la France seraient le produit des inégalités engendrées par la mondialisation, que ce soit parce que devenir prostituée est une solution économiquement séduisante pour des populations appauvries ou parce que la fragilisation des femmes les mets en position d'être réduite en esclavage sexuel.
Dans le même temps, d'autres migrations ont lieu : des femmes pauvres, frappées de plein fouet par les conséquences de la mondialisation et des politiques d'ajustement structurel de nombreux pays, partent pour les pays développés afin d'y assurer un service domestique, ménager ou de care, prenant soin des enfants ou des personnes âgés pour le compte de ménage plus fortunés. Certains auteurs parlent même de care drain en parallèle du brain drain, la bien connue fuite des cerveaux. Leur situation est très proche de celle des prostituées : elles aussi peuvent connaître l'esclavage et la traite et la question de leur capacité de choix est donc importante ; pour elles aussi, le genre est un élément clef : de la même façon que les femmes ont plus de "chances" que les hommes de se prostituer, elles ont aussi un "avantage" sur eux quand il s'agit d'occuper des emplois de services domestiques ; elles aussi exercent une activité qui est "normalement" fournie "à titre gratuit" dans le cadre du ménage ; et donc, elles aussi sont exploitées.
Et pourtant, personne ne va proposer d'abolir le travail domestique ou le travail de care. Les inégalités engendrées par la mondialisation sont bien à l'origine des migrations et de la traite. Mais que celles-ci débouchent sur de la prostitution n'est pas, à ce stade de l'analyse, une conséquence directe de la mondialisation. Et donc, à ce stade-là, l'abolition de la prostitution ne peut s'identifier à une lutte contre le capitalisme.
Mais au-delà des inégalités qu'ils génèrent, est-ce que la mondialisation et le capitalisme n'ont pas besoin de la prostitution ? Considérons-les donc moins comme un ensemble de politiques que comme un système intégré d'activités et de lieux à l'échelle globale visant à la production et à l'enrichissement d'une classe sociale - on reconnaîtra ici ma passion pour le travail de Saskia Sassen. Cette sociologue considère en effet les circuits de travail dans lesquels la main-d’œuvre circulent à l'échelle globale pour rendre le capitalisme possible. La question est alors de savoir dans quelle mesure les circuits prostitutionnels sont intégrés à l'économie, non plus comme un simple sous-produit ou conséquence des inégalités, mais bien comme un élément participant à la logique propre du système.
C'est nettement le cas pour ce qui est de l'industrie du sexe. Certains pays, confrontés à la nécessité de trouver le moyen de survivre dans une économie mondialisé, ont fait du sexe et de la prostitution un argument touristique d'une rare puissance. Cette activité est alors intégrée à un système qui est bien plus large que la seule vente de services sexuels : en dépendent des hôtels, des boîtes de nuit, des tour operators, etc. Bref, tout un secteur touristique qui fait que l'on peut parler d'industrie du sexe. Comme l'écrit l'économiste Lim Lin Lean :
Nous parlons d'industrie ou de secteur du sexe parce qu'il ne s'agit pas simplement d'acheteurs ou de vendeurs individuels ou d'employeurs en quête de main-d'oeuvre bon marché. La réalité crue est que le sexe commercial est devenu un "grand négoce" impliquant des structures de plus en plus organisées et un grand nombre d'intérêt établis, pas seulement les familles des prostituées qui comptent sur leurs gains ou les propriétaires, les gérants, les souteneurs et autres employés des établissements du sexe, mais aussi bien des personnes dans l'industrie des loisirs, du tourisme, des voyages.
De ce point de vue, on a bien une intégration de la prostitution en tant que système à l'économie capitaliste : pour ces pays, elle est pleinement intégré au fonctionnement général de leur économie.
Qu'en est-il ailleurs, et notamment dans ce que Sassen appelle les "villes globales", cette quarantaine de plateformes organisationnelles où se déploient l'essentiel de l'activité capitaliste ? La caractéristique de ces villes est notamment d'offrir tout ce dont les entreprises ont besoin pour assurer leurs activités. Elles sont donc au cœur des circuits internationaux du travail, et notamment ceux de travailleurs à bas salaires, lesquels sont de plus en plus féminins.
Il y a bien sûr de la prostitution dans des villes comme New-York, Londres, Mexico ou Paris. Mais il est difficile de voir en quoi elle participe à l'économie politique de ces villes globales. Elle enrichit sans doute des proxénètes, et contribue bien sûr à la domination masculine et à la satisfaction d'une classe dominante. Mais l'équilibre des villes globales ne dépend pas d'elle. Elle n'est pas un facteur d'attractivité, et les autres activités qui s'y déploient ne dépendent pas d'elle. C'est, autrement dit, une activité qui pourrait disparaître de ces villes sans que le capitalisme n'en soit affecté le moins du monde.
J'évoquais plus haut le travail de care assurée par les femmes immigrées. Selon Sassen, celui-ci est par contre complètement intégré au fonctionnement des villes globales : faire reposer ce travail sur des migrantes à bas salaires voire des esclaves (ou peu s'en faut) permet de dégager au maximum la main-d’œuvre des ménages qualifiés. La substitution de la main-d’œuvre immigrée et à bas salaires à celle de l'épouse pour ce qui est des activités d'entretien du ménage permet de libérer la femme diplômée pour la rendre disponible aux grandes entreprises qui ont besoin d'elle. La sexualité n'a a priori pas besoin d'une telle externalisation, et ce d'autant plus que le service sexuel dans le ménage n'est pas forcément substituable avec le service sexuel prostitutionnel (ou, pour le dire plus simplement, les individus ne considèrent pas forcément que coucher avec une prostituée est la même chose que de coucher avec une non-prostituée).
En un mot, ce qu'il ressort ici de l'analyse, c'est que la prostitution n'est pas en elle-même liée au capitalisme : elle ne l'est que dans certains contextes, lorsque se créent entre elles et d'autres activités des interdépendances systémiques. C'est dans ces cas-là que le service sexuel devient pleinement une marchandise, et ce quelle que soit la façon dont les individus impliqués dans la relation - client et prostituée - la vivent : l'échange devient sur-déterminés par le tissu d'intérêt qui existe autour de lui. En l'absence de ce contexte, la prostitution se déploie dans des conditions tout à fait différentes, à la fois débarrassé d'un certain nombre d'intérêts économiques mais aussi de l'intérêt de l'Etat. Cela ne veut pas dire, bien entendu, que la situation des prostituées est nécessairement meilleure d'un côté ou de l'autre. Sans une structure économique, il y a sans doute la place pour une prostitution plus libre, où les femmes ont une marge de manœuvre plus grande. Il y a aussi plus de place pour des formes d'esclavages très dures : la clandestinité de l'activité et le peu d'enjeux qui l'entoure profitent en premier lieu aux proxénètes qui peuvent maintenir leur victime dans un état de dépendance.
Comme la prostitution n'est pas univoque, la lutte contre la prostitution sous la forme d'une position abolitionniste ne l'est pas non plus. Pas plus, d'ailleurs, que la défense d'une réglementation de celle-ci. La position de l'une ou l'autre vis-à-vis du capitalisme dépend très largement de ce que l'on propose. Toute position abolitionniste n'est pas, par essence, anti-capitaliste, pas plus que toute position réglementariste n'est, par essence, néolibérale. Si la réglementation consiste à donner plus d'indépendance aux prostituées pour qu'elles travaillent en dehors des intérêts des industriels du sexe et des "parties prenantes", alors elle est sans doute anticapitaliste. Si l'abolition consiste à essayer de défaire les pressions des intérêts économiques qui s'exercent sur les prostituées, et notamment celles de la demande venue des classes dominantes globalisées, alors elle est aussi anti-capitaliste.
Je finirais ce billet en soulignant une chose : dans tout ce que j'ai dit, je n'ai donné aucun argument pour la prostitution. Ni aucun argument contre. La prostitution, même lorsqu'elle se trouve en dehors de la machine capitaliste, n'est pas forcément acceptable. Et elle n'est pas forcément inacceptable parce qu'elle participe au capitalisme. Les sciences sociales ne sont pas en mesure de trancher ce débat. Comme je l'ai dit au début, ce qui s'affronte ce sont d'abord des valeurs et des symboles. Clarifier les rapports avec l'économie, c'est tout ce que j'ai essayé de faire. Au vu de la façon dont j'ai commencé ce billet, on comprendra que je serais particulièrement vigilant quant aux commentaires.
21 commentaires:
En tant qu'abolitionniste, je trouve que vous ne rendez pas justice à nos arguments.
Vous avez raison de dire qu'il y a de très nombreux arguments, et qu'il existe différents abolitionnismes. Cela dit, il est inexact de dire que "pour les abolitionnistes, il n'est pas possible de faire le choix de se prostituer". Certes, on peut questionner la notion de consentement (comme l'a fait par exemple Geneviève Fraisse)... Mais pour les abolitionnistes (du moins la plupart), la question ne se situe pas là. Nous analysons la prostitution comme étant un système (le système prostitueur) qui fait intervenir de nombreux acteurs (proxénètes, "clients", personnes prostituées, et la société elle-même qui véhicule des normes aliénantes et sexistes et terme de sexualités). De fait, nous refusons de placer au coeur du débat la question du "choix" des personnes prostituées, comme si la prostitution existait simplement parce que certaines personnes ont fait le choix de se prostituer. Nous nous plaçons au niveau de l'analyse sociale et pas au niveau du jugement des attitudes individuelles.
De ce point de vue, les arguments réglementaristes, qui tendent à éclipser la question sociale, me paraissent effectivement inspirés par le néolibéralisme (voire par le libéralisme tout court, comme l'a montré Carole Paleman dans "Le contrat sexuel") : les individus feraient des choix en-dehors de tout contexte social, et le contrat de travail serait le summum de l'émancipation, comme s'il établissait une relation égalitaire.
Un lien direct vers les 15 thèses de Richard Poulin, pour celles et ceux que ça intéresserait :
http://www.cetri.be/spip.php?article226&lang=fr
Enfin, évidemment, le capitalisme n'a pas créé la prostitution, qui est bien antérieure. En revanche, la domination masculine, oui.
Et les arguments réglementaristes sont très souvent inspirés du libéralisme quand on creuse un peu.
Je vois ce que vous voulez dire. Cependant, j'ai vu pas mal de choses chez les abolitionnistes qui portent spécifiquement sur l'impossibilité du choix de se prostituer, de la remarque que les parents ne conseilleraient jamais à leurs enfants la prostitution comme carrière aux discussions sur les traumatismes psychologiques qui auraient mené à la prostitution.
Votre affirmation selon laquelle il s'agit de se placer "au niveau de l'analyse sociale et pas au niveau du jugement des attitudes individuelles" est en soi problématique. Je suis tout à fait participer de se placer au niveau de l'analyse social - c'est plus ou moins mon métier - mais vous semblez régler de façon particulièrement simple, pour ne pas dire simpliste, la difficile question théorique qui est celle des rapports entre l'agency et la structure. Analyser la prostitution comme résultant de choix en contexte est au moins légitime. La question est de voir comment ces choix sont reliés à la structure sociale, à la fois dans la façon dont elle pèse sur eux et sur la façon dont ils la construisent. La question de l'émancipation devient alors plus complexe.
Votre référence au libéralisme est également très (trop) rapide : de quel libéralisme parlez-vous ? Il n'y a pas que libéralisme économique.
Tout d'abord, je tiens à préciser que je ne suis pas spécialiste de sciences sociales. C'est d'ailleurs pour cela que je viens sur ce blog, pour apprendre un peu. :)
Ensuite, je le répète, nous (abolitionnistes) ne nous posons qu'assez peu la question du choix des personnes prostituées.
Je vais faire un parallèle : nul doute que certaines personnes feraient le choix, si cela était possible, de travailler en gagnant moins que le SMIC (c'est d'ailleurs probablement le cas de travailleurs clandestins). Et ils revendiqueraient le droit de travailler en étant sous-rémunéré (pour conserver leur emploi), ils diraient que c'est un choix, qu'ils ne sont pas contraints.
Est-ce que cela doit signifier que l'Etat doit accepter cet état de fait, et légaliser cette situation ? Autrement dit : doit-on faire de choix individuels (sans même questionner ces choix et les contraintes économiques et sociales qui pèsent sur les individus) un projet de société ?
Autre parallèle féministe : le fait de devenir femme au foyer et renoncer à toute activité professionnelle pour élever ses enfants est généralement un choix. La plupart des femmes revendiqueront ce choix comme libre. Pour autant, est-ce que l'Etat doit encourager ce choix ou au contraire prendre des mesures en faveur de l'égalité et contre la précarité ?
Bref, ce que je veux dire, c'est que l'Etat doit servir l'intérêt général et ne peut calquer sa politique sur quelques choix individuels (quelle que soit la "valeur" que l'on peut donner à ce choix).
Quand je parle de libéralisme, je pense à deux choses :
- l'idéologie selon laquelle le contrat est forcément émancipateur et permet l'égalité entre les deux contractants (qui est, il me semble, une des idées du libéralisme du XVIIIe siècle). Ça n'est pas seulement économique (ex : le contrat de mariage). Le réglementarisme s'appuie souvent sur l'idée que, dans le cadre de la prostitution, les deux parties ("clients" et personne prostituée) sont égales, ou du moins, pourraient l'être si la prostitution était légalisée.
- l'idéologie, plus récente, qui, quand elle est poussée à l'extrême, aboutit à l'idée selon laquelle "il n'y a pas de société, il n'y a que des individus". C'est le refus de l'intervention de l'Etat, l'individualisme, la minoration des mécanismes sociaux (ex : si les chômeurs ne trouvent pas d'emploi, c'est de leur faute). Cet ultra-libéralisme inspire souvent les discours réglementaristes, qui se fondent sur l'idée que l'Etat ne peut rien faire et que la solution vient des initiatives individuelles, qu'il suffit d'enlever la contrainte de la loi pour que la situation se régule d'elle-même (c'est très présent dans le discours du Strass, par exemple). Il y a aussi l'idée (libérale également, me semble-t-il) que tout peut être marchandise, et que toute activité peut être un travail (la colonisation de la sphère du loisir par le travail).
Vous avez raison, peut-être que le terme de "libéralisme" n'est pas le plus approprié, d'autant que le libéralisme originel est probablement assez éloigné de celui des années 80 à nos jours.
Ce n'est peut-être pas très exact scientifiquement, mais cela renvoie à quelque chose d'assez clair pour beaucoup de gens... du moins dans les milieux politisés de gauche dans lesquels je circule. ;)
Vos comparaisons sont intéressantes parce qu'elles sont très différentes et très problématiques.
Je ne pense pas que vous seriez d'accord avec l'idée que l'Etat doit interdire aux personnes de devenir homme/femme au foyer : il peut les décourager ou les encourager, notamment par la fiscalité et le service public de garde d'enfant, mais l'interdiction serait problématique. Dans le cas de la prostitution, la reconnaissance de celle-ci ne signifie pas nécessairement sa normalisation : on pourrait simplement la traiter comme un problème publique de manière différente. C'est ce que je disais en disant que la position réglementariste n'est pas forcément une apologie de la prostitution. On peut souhaiter ne pas interdire sans pour autant dire qu'il faut encourager.
Le cas du SMIC est également différent : le SMIC correspond non à l'interdiction d'un contrat mais à l'encadrement de celui-ci par la loi - c'est d'ailleurs le cas de tout contrat. Il vise à garantir un équilibre des forces en présence. Surtout il est la conséquence d'un accord auquel ont participé les travailleurs par leur représentant. Il faudrait donc, si on veut faire la comparaison, prendre en compte les représentants des prostituées.
Pour prendre une autre comparaison, la prohibition des drogues n'a été ni efficace ni même sans conséquences lourdes - au premier rang desquelles on trouve la militarisation de pays entier comme la Colombie et aujourd'hui le Mexique : on pourrait envisager plutôt la légalisation (pour couper l'herbe sous le pieds des trafiquants qui sont les premiers bénéficiaires de l’interdiction) et traiter le problème de la consommation comme un enjeu de santé publique. C'est du reste ce que l'on fait avec le tabac et l'alcool. Sans interdire, donc, aux gens de consommer.
La marchandisation est une autre question que je n'ai pas traité ici, faute de place. Pour le dire rapidement, on peut avoir échange monétaire sans marchandisation - et les adeptes de l'économie sociale et solidaire le savent bien. Il y a également plus dans l'échange marchand que le simple échange, pour paraphraser Levi-Strauss. Dès lors, la question est plus complexe qu'il n'y paraît. Mais je traiterais cela peut-être une autre fois.
Une dernière chose : je pense qu'il faut se méfier des termes qui ont l'air d'aller de soi, surtout dans des milieux particuliers. Parfois, à force de ne pas les interroger, on en perd le sens.
La question du choix est un peu un faux problème, je suis d’accord avec Hélène sur ce point. Comme le montre très bien Bourdieu ce n’est pas parce qu’on pense avoir choisi quelque chose que c’est réellement le cas.
Pour le reste, on ne va probablement pas refaire le débat - je ne connais d’ailleurs pas grand chose à cette problématique -, mais tout de même, je trouve la position abolitionniste un peu dure. Admettons que le sexe tarifé ne soit pas quelque chose de souhaitable mais que malgré ça, cela existe. Admettons aussi que si on pénalise la prostitution quelle qu’en soit la forme, cela existera encore. Et bien sûr, ne restera que la forme la plus glauque car « underground », cachée. Je ne vois pas bien ce que l’on peut redire à cet enchaînement logique ? (n.b. Et je ne pense pas que ça puisse se réduire à un argument "il ne peut pas en être autrement")
Il est peut-être temps de donner des droits aux prostituées et de les considérer comme des citoyens à part entière (qui travaillent, votent et paient des impôts, font parfois du shopping et n’oublient pas de nourrir leur chat). Cela permettrait de clarifier les choses et à contrario, de pouvoir enfin combattre les formes d’esclavage parallèles, absolument scandaleuses (prostituées sous l’égide d’un mac’).
Une autre chose qui va dans le même sens : étonnant que les réglementaristes puissent être taxés d’ultra-libéraux (enfin, il y en a peut-être…). Car l’ultra-libéralisme c’est justement le retrait de l’état, l’absence de réglementation ! Dans ce courant il faut laisser le marché jouer à plein. Et avec les rapports de domination en présence, on se retrouve avec le phénomène du renard libre dans le poulailler libre…
(P.S. C'est quoi un troll ?)
Le pb est plutôt le droit d'interdire la prostitution par l’État à partir d'une coalition qui inclut forcément les plus rétrogrades. L'accusation de libéralisme envers les autres est exacte, puisque c'est cela l'opposition réelle: rétrogrades et libéraux.
Il en est de même de toutes les interdictions (drogues illégales, burqa, etc.). La question n'est évidemment pas le fait de consommer de la drogue, de porter la burqa, de se prostituer, mais d'avoir le droit de le faire.
Ceux qui argumentent sur le contenu ne comprennent tout simplement pas ce qu'est un droit (que les marxistes appelaient "droit formel" ou "droit bourgeois" à la grande époque stalinienne, d'où "lutte contre le capitalisme" = MDR).
Le pb spécifiquement sociologique concerne le fait que ce qui est interdit aura lieu de toute façon, ou par un substitut (outre le fait que la socio est positive et non normative). Dans le cas de la prostitution, ce n'est même pas la peine d'en parler, puisque tout le monde est parfaitement au courant, avec les conséquences néfastes que l'on sait. On est donc dans la question de l'hypocrisie (ou de la basse politique la plus démagogique).
@Rudik : Je ne pense pas qu'il faille opposer à l'idée de choix Bourdieu ou tout autre scientifique. Le "choix libre" ne ressort pas d'un discours scientifique dont l'objectif est précisément d'expliquer ce qui est : une bonne dose de déterminisme, que ce soit par la structure ou par la rationalité, est nécessaire. Si on parle de choix, on se place dans un débat éthique et non scientifique. A la rigueur, on peut se demander scientifiquement : si on laisse les individus décider en fonction de la situation où ils se trouvent et qu'ils perçoivent, que se passe-t-il ? Mais on ne peut pas utiliser la science, sociologique ou autre, pour dire le choix n'existe pas : c'est là un postulat de la science après tout.
Je perçois bien vos remarques pour le reste. Pour me faire l'avocat du diable - puisque je ne suis pas abolitionniste - je pense que ceux-ci vous répondraient que c'est le client qu'il faut pénaliser et pas la prostituée qui, elle, est victime et à qui il faut porter secours. Mais effectivement la question des conséquences non-souhaitées est importante.
@JacquesBolo : j'ai dit que je n'appréciais pas les excès de certains abolitionnistes. Ca marche dans l'autre sens : se contenter de rejeter leur position comme "rétrograde", ça n'a pas grand intérêt. Je n'ai pas non plus l'impression que vous ayez bien compris la distinction entre droit formel et droit réel chez Marx, que l'on retrouve aussi, sous des termes un peu différent, chez Polanyi ou chez Sen. Si on affirme que les gens ont le droit de se prostituer, mais qu'en fait ils n'ont d'autres possibilités que celle-ci, ce n'est pas vraiment un droit. Pour le dire comme Sen, il faut que les individus aient les "capabilities" d'agir, et notamment disposent des supports nécessaires pour rendre leurs choix possibles.
Je n'avais pas l'impression qu'il s'agissait de commentaire de texte (du dogme), mais de sociologie.
Les arguties ne m'intéressent pas (et je ne prétends pas jouer le centrisme, c'est un peu faux cul). Je parle bien de la réalité de la prostitution (et de la politique). Pour le rétrograde, c'est la question de la "dictature de la majorité" en jouant sur des coalitions.
J'ai parlé des staliniens de la grande époque, dont j'ai connu la fin. Et j'ai parfaitement compris ce que cela signifiait à cette époque. Mon erreur est que je croyais qu'on en était sorti. J'ai pu constater récemment (ailleurs) que ce n'était pas le cas.
Ah, parce que le débat "libéraux versus rétrograde", c'est de la sociologie ?
Le reste, je ne comprends rien à votre obscure prose.
Oui merci pour la remarque, je suis d'accord. Je réalise en me relisant que c'est un peu à côté de la plaque, on parle bien d'éthique et pas de théorie socio...
Bonjour,
Tout d'abord un mot pour dire que j'apprécie énormément votre blog!
Militante féministe, je suis mal à l'aise par rapport à la radicalité du débat sur la prostitution et au nombre d'invectives échangées entre "abolitionnistes" et "réglementaristes". Je penche néanmoins, a priori, pour l'"abolitionnisme", notamment parce que les expériences réglementaristes (en Allemagne ou en Espagne) se sont révélées désastreuses, et ont en premier lieu bénéficié aux macs, joliment rebaptisés "entrepreneurs". Mais je reste prudente, notamment parce que je m'estime pour le moment insuffisamment formée sur la question.
Pour faire avancer ma réflexion, voici quelques remarques que je vous soumets afin que vous éclairiez éventuellement ma lanterne:
_ pour continuer dans le droit fil d'Hélène, je tenterais une autre comparaison: certains individus peuvent revendiquer le droit de vendre un rein ou un bout de foie pour boucler leur fin de mois. La question serait alors celle d'une société qui tolère la vente d'organes, au nom de la survie économique de certains. C'est en général le parallèle que je fais en évoquant la prostitution, lorsque le débat est posé. À votre avis, ce parallèle est-il biaisé?
_ c'est la question de ce que la prostitution implique comme choix de société qui limite mes scrupules à donner mon point de vue dans le débat. Je m'explique: l'intérêt du féminisme, à mes yeux, est de poser la question de "l'endroit où l'on parle" au sein d'un système de domination; j'essaie donc toujours de ne pas oublier que je n'ai pas à parler au nom des prostitué-e-s. Je n'ai absolument pas leur vécu et le même rapport au sexe qu'elles. Mais à l'inverse, il me semble que les prostitué-e-s du STRASS, par exemple, auraient aussi à se poser la question de ce que leur position implique par rapport à un projet de société, et par rapport à l'ensemble des femmes. Je ne crois pas avoir entendu une telle perspective dans leur discours, mais peut-être suis-je passée à côté de quelque chose. Car la prostitution légalisée, il me semble, c'est considérer que la société met à disposition de n'importe quel homme, contre argent, une femme disponible pour une relation sexuelle. Le sexe d'une femme a une valeur monétaire comme une autre. Peut-on passer à côté du fait que la prostitution, dans l'écrasante majorité des cas, se joue sur le mode homme client-femme prostituée, et qu'elle aurait peut-être à voir avec un système de domination masculine?
_ enfin, précisément par rapport à cette question du point de vue d'où l'on s'exprime, je suis étonnée par les singularités du débat sur la prostitution. On pourrait imaginer laisser la parole aux premi-e-res concerné-e-s (les prostitué-e-s), aux féministes, aux intervenants spécialisés sur le sujet (politiques, travailleurs sociaux, policiers...) Mais il se trouve que pour pouvoir s'exprimer, il suffit souvent d'être consommateur. Un peu comme si moi, consommatrice parfaitement satisfaite du beau MacIntosh sur lequel je rédige ce long post, je m'autorisais de cette satisfaction pour évoquer les conditions de travail chez Foxconn. "Libération", par exemple, a le chic pour donner la parole, à longueur de tribune, à Luc le Vaillant, Philippe Caubère, ou encore le chanteur Antoine (!!!), afin de nous expliquer que, nous autres bonnes femmes coincées du féminisme, nous sommes d'horribles mégères conservatrices, etc, par rapport à leurs copines prostituées beaucoup plus détendues sexuellement (tu m'étonnes). Qu'il soit fait autant de place à la prose masturbatrice de ces mâles gentiment déclinants, à des consommateurs qui, pour le coup, ne s'arrêtent jamais au moindre rapport de domination, voilà qui me semble intéressant épistémologiquement, pour oser un grand mot.
Voilà quelques réflexions, dont j'espère qu'elles ne sont ni trop péremptoires ni trop confuses. Bon après-midi!
@Emmanuelle : je réponds avec retard, veuillez m'en excuser. Quelques éléments :
- Sur la comparaison prostitution/vente d'organe : je pense que les deux sont très différents. La reconnaissance de la prostitution serait la reconnaissance d'un travail : elle ne présente pas de différences qualitatives avec un emploi de service. Contrairement à ce que le vocabulaire suggère, une prostituée ne vend pas son corps, mais un service sexuel. Je précise que dire cela n'est en rien un argument POUR la prostitution. Le fait de confier au marché, via l'achat/vente d'un service, le sexe peut effectivement être problématique parce que cela signifie que l'on marchandise l'humain : les individus n'agissent plus en fonction de motivations sociales, mais en fonction des seuls motifs de la faim et du gain, ce qui est destructeur des liens sociaux. Le problème (enfin, façon de parler), c'est que comme l'indique Polanyi, cela est également problématique pour n'importe quel travail : le travail sexuel ne présente aucune spécificité de ce point de vue. Il en va tout autrement de la marchandisation d’éléments du corps, puisque dans ce cas-là, c'est bien le corps humain qui devient marchandise, au point que l'on pourrait envisager de ne "cultiver" des corps que pour eux-mêmes. En un mot, la prostitution correspond à une extension quantitative de la marchandisation - plus d'activité prises dans le jeu du marché - et le marché des organes une extension qualitative. La comparaison n'est pas entièrement pertinente.
- La prostitution a bien sûr beaucoup - pour ne pas dire tout - à voir avec la domination masculine. Dans l'état actuel des choses. L'une des questions qu'il faut poser est la suivante : si on avait des rapports de genre égalitaire, pourrais-t-on envisager alors la prostitution ? Une autre question est : quelles sont les propositions "abolitionnistes" ou "réglementaristes" qui permettent de mieux se rapprocher d'une société égalitaire ? Je n'ai pas de réponses définitives à ces questions.
- J'ajouterais une nuance : il faut être consommateur ET avoir un autre capital, le plus souvent la célébrité. Je pense qu'il serait intéressant d'entendre tous les clients : ceux du show-biz, ceux des grandes entreprises, ceux des catégories populaires, etc. Pas parce que je pense qu'il faudrait les satisfaire à tout prix : je crois qu'il serait bon de comprendre quels sont les mécanismes qui mènent les hommes à avoir recours à la prostitution, à un niveau aussi fin que possible (c'est à cause de la domination masculine, certes, mais cela est trop général). Il y aurait des choses à apprendre : je ne connais pas de travaux qui vont dans ce sens. Si vous avez une idée...
Il manque un argument, et pas des moindres, lorsque l'on pose le débat en ces termes.
Celui du sexisme, du patriarcat, du viriarcat.
Quelles que soient les douteuses sympathies éprouvées par les unes ou les autres pour l'exploitation de l'homme par l'homme, et pour les eaux glacées du calcul égoïste, qu'on ose critiquer la prégnance de l'économie sur les vies ou pas, la prostitution présente toujours une caractéristique massive, incontournable.
Qu'on soit libéralement disposé en faveur de la libre entreprise ou non, il est élémentaire de commencer par constater qu'être prostituée est une "activité" essentiellement féminine, au service d'une "clientèle" essentiellement masculine. Et que sa proximité avec le viol considéré en tant que phénomène social ne s'arrête hélas pas là.
Autrement dit, le "choix" d'être prostitué - je préfère pour ma part employer la forme passive - est toujours un de ces "choix" très particuliers: un "choix" de dominé-e, au sein des rapports de dominations de genre, un "choix" parmi les diverses positions de dominées qui leurs sont échues. Et vraisemblablement de loin le plus bas, le plus dévalorisant, le plus porteur de l'infériorité qui leur est faite.
Le système prostitutionnel ne peut donc me semble-t-il se discuter ni se comprendre sans s'intéresser à la place que tient la prostitution dans la domination masculine, dans les inégalités de sexe.
En cela, il est plutôt vraisemblable qu'une grande partie des discours "réglementaristes", "pro-sexe", etc., qui doivent faire l'impasse sur les inégalités, sur la réalité des rapports de domination de sexe, pour mettre en avant le seul volet de liberté d'entreprise de vente de son corps à qui veut jouir d'en disposer, soit aujourd'hui un des visage que prend le plus brutal backlash antiféministe (ce qui n'empêche pas qu'il puisse recouvrir aussi d'autre choses, à commencer par de plus archaïques - comme un bon gros machisme des familles)
Par ailleurs, la place laissée dans les média au discours "réglementariste" et à la propagande ouverte pour le "travail du sexe" (interview de hardeuses, propos complaisants de clients, d'artistes de variété, interview de producteurs de films pornographiques, "documentaires" racoleurs sur les bordels et l'industrie du sexe, etc.)est sans commune mesure avec celle dévolue aux critiques du système prostitutionnel issues du féminisme radical (invisibles sinon chez les blogs militants), aux témoignages critiques de survivantes (inexistants, sauf sur ces mêmes blogs), ou aux critiques de la domination masculine (critiques pour le moins... pudiquement émasculées quand les média consentent à les évoquer).
Autant je peux apprécier l'effort de typologie et de compréhension qui présente ici une plurivocité des propos "abolitionnistes" (pour ma part, je ne compte pas au rang des amis de l'Etat et ses possibles bienfaits - mais je ne vois pas de meilleur terme pour décrire ma position) comme "réglementaristes", autant je ne peux que m'étonner de voir aborder la critique de "la prostitution", (et non du système prostitutionnel), en des termes qui se tiennent si prudemment à distance de leur objet: sous l'angle de la seule critique du capitalisme - donc, sous un angle essentiellement économique.
Une telle approche me paraît pour le moins hasardeuse, à défaut de relever d'un parti pris ouvertement en défaveur de son analyse, de sa compréhension, de la simple critique de la société inégalitaire qui le produit.
Il y a pourtant quelque chose de simple, qui ne se retrouve effectivement jamais formulé dans les discours relayés médiatiquement:
à partir du moment où l'on s'inscrit dans une critique des rapports de domination, économique comme sexuelle, l'on n'est ni favorable à la prétendue liberté de quiconque de travailler, ni favorable à la soi-disant liberté pour les femmes d'être prostituées.
On s'inscrit alors dans un combat contre les rapports de domination économique et de sexe, sans complexe: et la question de savoir par exemple si la "prostitution" peut ou non être un travail comme un autre ou pas ne se pose que de façon très secondaire.
Partant de ces prémisses, entre autres incompatibles avec le capitalisme, il est clair que le système prostitutionnel mérite d'être combattu, et ce de façon ouverte, assumée, sans concession.
La question de savoir comment mérite elle évidemment d'être discutée: pour autant elle exclut la complaisance et le déni de la réalité du sexisme omniprésents au sein des postures "réglementaristes".
Reste la délicate question de l'Etat.
Il se trouve bien sûr des gens, abolitionnistes comme réglementaristes, pour nous le vendre encore, ainsi que le mythe de l'intérêt collectif, et de la représentation.
Autrement dit, il me semble pour ma part que beaucoup de propos, abolitionnistes comme réglementaristes, pataugent dans les rapports de domination avec beaucoup de complaisance.
Vous déroulez ici un argumentaire abolitionniste je crois assez classique. Il est dommage que vous ne discutiez en rien mon propos. Vous posez comme une évidence que votre position est incompatible avec le capitalisme : c'est en effet quelque chose que l'on peut lire souvent sous des plumes militantes, cette idée que capitalisme et domination masculine sont profondément imbriqués, à tel point que lutter contre l'un, c'est nécessairement lutter contre l'autre.
C'est précisément ce que je conteste : quelle est cette articulation entre les deux ? Comment se fait-elle ? En quoi est-ce une relation de nécessité ? Et, dans le cas précis qui nous intéresse, en quoi la prostitution/système prostitutionnel articule-t-elle/il les deux ? Dans le billet, je suggère qu'une articulation beaucoup plus forte entre domination masculine et capitalisme se fait au niveau du "care drain" : on a là, à mon sens, un point où la domination masculine et le capitalisme se renforce mutuellement. C'est moins évident pour la prostitution au niveau des villes globales, c'est-à-dire de ce qui fait le cœur du capitalisme. Vous parlez de backlash chez les "réglementaristes", mais on pourrait évoquer la façon dont la lecture des rapports de domination économique dans les relations sexuelles gratuites qui faisaient les beaux jours du féminisme marxiste occupent une importance moindre les débats aujourd'hui. Pourtant la gratuité affichée des relations sexuelles hors du système prostitutionnel soulève bien des questions.
Pour le reste, l'argumentaire sur la domination masculine et la prostitution est certes intéressant - et je vous signale qu'il est dit clairement dans le billet, qui se veut un point de (ma) réflexion et non un règlement définitif des problèmes, que je ne traite pas la question sous l'angle du genre - mais vous laissez dans votre réflexion de côté l'argument du stigmate de la putain comme mode de contrôle du comportement des femmes. C'est pourtant un point tout à fait important par lequel on peut articuler la prostitution comme élément clef de la domination masculine : c'est justement parce que, comme vous le dites, la position de prostituée est la moins reconnue et la plus dominée, que l'on peut imposer aux femmes de tout faire pour s'en démarquer, particulièrement en contrôlant leur sexualité et leurs relations avec les hommes.
Ce point est d'autant plus important que, si vous signalez que la question du choix et de savoir si la prostitution est un travail comme les autres est de peu d'importance, vous ne pouvez vous empêcher de repousser discrètement ce point en adoptant une forme passive selon lesquels les femmes sont prostituées. C'est le cas aussi de nombreux textes abolitionnistes qui présentent les prostituées comme nécessairement incapables de faire des choix : par exemple, parce qu'elles auraient été victimes de traumatismes, de violences sexuelles, etc. De ce fait, on valide l'idée qu'une femme qui aurait une telle sexualité ne peut être que folle, et voilà comment on valide, au final, le stigmate de la putain et la domination masculine. Je ne dis pas que l'abolitionnisme est par essence et tout entier une validation de la domination masculine : seulement que certains de ses arguments sont discutables.
Surtout, si la prostitution est généralement un choix de dominées, il faut se poser la question de la capacité de ces dominés à se libérer eux-mêmes de leur domination. Les "réglementaristes", je vous le rappelle, rejettent tout autant la prostitution contrainte et la traite : ce ne sont pas les défenseurs du système actuel. Ceux avec qui je me sens le plus proche rejettent également l'idée de toute forme de proxénétisme : si prostitution il y a, celle-ci ne peut être qu'indépendante. Une fois ceci posé, il faut se demander si ce n'est pas aux prostituées elles-mêmes, en s'organisant et en luttant, de se libérer de la domination qu'elles subissent. Les prolétaires, après tout, ont besoin de briser eux-mêmes leurs chaînes.
Merci de votre longue réaction à mes commentaires.
Je me serai mal exprimé: mon propos était de faire remarquer que, à partir d'une position critiquant avec un minimum de conséquence le capitalisme - une société fondée, entre autre, sur le travail comme organisation de la production, sur la réification des êtres humains -, l' "activité" prostitution telle que les réglementaristes la présentent (entreprise individuelle, activité libérale) n'est évidemment pas défendable, pas plus que n'importe quel emploi ne l'est. Cette analyse a depuis longtemps élaboré une critique du travail et des loisirs, de la séparation, de la réification qui s'y opère et de leurs conséquences sur la vie sur terre, etc (je vous passe les références) Et tout le discours sur la "liberté de choix" caractéristique de l'idéologie libérale ne tient pas, quel que soit ce choix à l'intérieur de la société présente - qu'on peut qualifier de capitaliste, entre autre.
Par ailleurs, toutes les féministes ne partagent pas cette critique.
D'autre part, à partir d'une position critiquant le sexisme, là encore avec un minimum de conséquence - en l'occurrence, en étant capable de ne pas oublier que la prostitution est ancrée dans l'hétérosexisme, dans le genre, dans une vision lamentablement sexiste et inégalitaire de la sexualité: personnes prostituées le plus souvent femmes ou jeunes filles, pour une clientèle masculine.
Ce caractère là, que le féminisme radical critique et déconstruit, les "féministes" réglementaristes semblent curieusement l'oublier. Autrement dit, je n'ai encore jamais vu le discours réglementariste comporter une critique de l'hétérosexisme, s'en prendre au sexisme. Par contre, je le vois nier sa réalité (et répondre systématiquement à côté de cette critique: en reprochant aux féministes radicales leur "moralisme", leur "autoritarisme", voir leur "paternalisme" - plus c'est gros, plus ça passe).
En ce sens, le "choix" d'être prostitué-e est un choix de dominé: un choix qui s'inscrit dans les rapports de domination de sexe tels qu'ils existent. On pourrait tout aussi bien les qualifier de "choix de dominant" - un choix qui s'inscrit pleinement dans la conception dominante de la société.
Mon propos n'était pas ici de discuter la capacité des dominées à se libérer elles mêmes. Etant un homme, il me semble plus pertinent de chercher à comprendre et combattre ma propre contribution de dominant aux rapports de domination.
Mais les organisations existantes - comme le STRASS - ne sont pas exemptes de critique, sur la base de leur discours et de leurs actes. En l'occurrence, le Strass se comporte essentiellement en syndicat de commerçants, ce qu'il s'efforce d'être - la critique féministe comme la critique du capitalisme est à l'évidence, pour ce qu'il a donné à lire et à voir jusqu'ici, pour l'essentiel, hors de ses préoccupations.
J'ai bien entendu votre remarque, mais elle ne me convainct. Tant la définition du capitalisme que la critique qui se cachent derrière me semble légère ou indigente. Il peut y avoir marché, achat, vente, entreprise, etc. sans qu'il y ait forcément capitalisme. Et, une fois de plus, l'idée finalement banale que capitalisme et patriarchie serait la même chose de telle sorte que lutter contre l'un, c'est lutter contre l'autre, bien que très répandu dans les milieux militants - on comprends pourquoi - me semble erronée. Quant au fait que la position réglementariste ne peut critiquer le sexisme et la patriarchie, c'est simplement faux : en décrivant la prostitution comme "stigmate de la putain", c'est-à-dire comme système qui, en interdisant certaines pratiques sexuelles, permet de contrôler les femmes en leur faisant craindre de tomber du mauvais côté de la barrière, on prend bien en compte la patriarchie. Enfin, que la prostitution soit un choix de dominé, personne ne le nie : la question est bien de savoir comment on peut aider les dominés à se libérer de leur domination, et la réponse selon laquelle il faut juste les empêcher de faire ce choix est un peu courte.
Le débat est complexe et met en jeu beaucoup d'arguments et de valeurs. Vous le résumez à des formules simplistes "si on est anticapitaliste, on DOIT être abolitionniste", "si on est féministe, on DOIT être abolitionniste". De quelque côté que viennent ces simplifications, elles me semblent nuisibles.
Bonjour,
A quoi pensez-vous en écrivant que la mondialisation génère de l’inégalité entre pays ?
Merci
Phil
Et bien, on a au moins trouvé la tache aveugle du sociologue... le sujet qui le fait trancher en toute "objectivité" : les "pour", les "contre", et MOI au milieu qui sait très neutrement présenter les arguments et trancher entre les disputes partisanes et le fait savoir.
Comme d'habitude, la neutralité revient à dire d'une autre manière le discours du plus fort, mais là, pour une fois, le sociologue si lucide ne s'en rend pas compte. Et même il devient de plus en plus condescendant face à ces gens qui voudraient mêler de la politique ou de l'éthique (pis encore) à ce qu'il dit, mais pas de la manière dont il aimerait, et il se retranche derrière la "complexité" de la science. Enfin, on connaît ça :)
Que de misogynie finalement, ah oui, dans cette présentation pour le moins biaisée des arguments des uns et des autres et dans cette volonté forcenée de ne voir dans la prostitution qu'un travail comme les autres, pas très différent de celui de caissière de supermarché (en somme, la subtilité c'est seulement bon lorsqu'il s'agit d'affirmer qu'il ne faut pas pas être abolitionniste parce que c'est trop benêt, cette proposition ; par contre on peut très bien simplifier l'étude du problème et ramener l'étude de la prostitution à une étude de plus de la condition ouvrière et de son aliénation).
@lulu : vous n'avez visiblement pas lu le billet : vous n'en discutez en effet absolument aucun des arguments et aucune des propositions. Vous vous contentez de remarques oiseuses sur ma position. Puisque vous n'avez absolument pas lu le propos du billet, je suis obligé de vous inviter à le faire : vous rendrez compte que les idées qui y sont développées ne permettent en RIEN de disqualifier le point de vue abolitionniste... Cela est même EXPLICITEMENT souligné en fin de billet. Certes, ces arguments ne permettent pas non plus de disqualifier les points de vue non-abolitionnistes, et je crois que c'est ça qui vous dérange le plus. J'écris précisément que les sciences sociales NE PEUVENT PAS trancher dans ce débat... Ce que vous m'accusez bien évidemment de faire dès le début de votre commentaire. Ce qui tout ce qu'il y a à dire...
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