L'entretien d'embauche, bientôt une institution totale ?

Via le site actuchomage.org, on apprend que Pôle Emploi propose, en partenariat avec Ereel, un "fond de dotation au service de l'innovation en Europe" (c'est beau, j'en pleurerais), des formations pour les chômeuses afin de les aider à retrouver un emploi. Au programme : un rappel que l'entretien d'embauche est l'un des nombreux mécanismes de mise en conformité des corps et, peut-être, des âmes...

L'article d'actuchomage.org se concentre sur la question de l'origine de cette fondation et sur la question de la contribution supposée de telles formations à la lutte contre le chômage et pour le retour à l'emploi. Je vous laisse lire et vous faire une idée par vous même sur ces points. C'est plutôt les images proposées qui ont retenues mon attention. Voyez plutôt :



Ce sont les images tirés de l'article d'actuchômage.org. Elles sont visiblement tirées du site de Bureau d'Image, la principale entreprise participant à cette action (attention, le site lance automatiquement une très désagréable musique : quand on se prétend spécialiste de la communication, une telle faute de goût ne devrait pas être pardonnable). Elles donnent une bonne idée de ce en quoi consiste ces relooking pour trouver un emploi.

En effet, qu'arrive-t-il aux femmes qui se prêtent à ce jeu ? Et bien, visiblement, pour retrouver un emploi, on les pousse à se féminiser. Non pas qu'elles soient particulièrement masculines au premier abord, c'est-à-dire dans les photos "avant", mais il est clair que l'action que mène l'entreprise de relooking consiste à accentuer encore cette féminité. Que ce soit dans les vêtements, les coiffures, le maquillage (pas moins de deux entreprises de maquillage dans le programme proposée par Pôle Emploi)... et attitude. On le voit clairement dans les poses adoptées, sans doute à la demande du photographe et sous les conseils avisés des relookers, par les femmes en question : ce n'est pas seulement qu'elles sont plus souriantes ou plus "ouvertes", quoi que ce mot puisse bien vouloir dire, mais des yeux de biches en contre-plongée au dévoilement de l'épaule en passant par le buste en biais mains sur les hanches, on est bien dans un jeu plus proche de la séduction amoureuse, où la féminité se donne à voir souvent dans toute son ampleur. Le bandeau proposé par le site de Ereel sur la page présentant son "action" pour le relooking des chômeuses ne laisse d'ailleurs aucun doute là-dessus : on y voit la photo d'une jeune femme blonde sur-maquillé, les lèvres très rouges et les pieds nus posés sur la table. Une attitude qui n'a donc rien de "professionnel" mais tout de "féminin" dans ce que ce terme peut avoir de plus méprisant : frivolité et sexualisation. La photo ne déparaillerait pas dans un catalogue La Redoute ou sur la pochette d'un DVD porno.

Ce que l'on demande aux chômeuses va donc beaucoup plus loin que le simple souci d'une présentation de soi sans accroc : on les encourage à adopter toute une attitude et tout un rôle bien particulier, que l'on suppose être celui attendu par les recruteurs et les entreprises. Et ce rôle est sans ambages : c'est celui de femme. Non pas celui de professionnel.le, non pas celui de travailleur.se, non pas celui de futur.e employé.e, mais bien celui de femme. Et ce changement ne saurait visiblement être simplement plastique, se limiter au seul vêtement : la présence d'un psychologue dans l'action et les changements de gestuelles qui se laissent à voir au travers des photographies suggèrent clairement qu'il s'agit de prendre en charge l'ensemble de la personnalité de l'individu.

On comprend bien l'idée qu'il y a derrière : prendre soin de soi pour retrouver confiance en soi et devenir "entrepreneur de soi", capable, enfin, d'accéder à l'emploi tant désiré. Mais cette confiance à soi ne se fait visiblement qu'au travers d'une adhésion aux normes de genre : prendre soin de vous, mesdames, c'est vous maquiller pour être jolie pour l'homme qui vous embauchera... Et être "entrepreneur de soi" n'est jamais qu'une façon de reporter le poids du chômage sur un travers individuel - "vous ne faites pas assez d'efforts !" - plutôt que sur un enjeu collectif - "il n'y a pas assez d'emploi !". Revoilà le marteau de la responsabilité individuelle...

La procédure de l'entretien d'embauche, à laquelle prépare ce genre d'actions, sans doute plus nombreuses que cette simple actualité pourrait le laisser penser, joue donc ici un rôle particulièrement important. Elle ne se contente pas de sélectionner certains candidats, mais sert de prétexte à contrôler et à transformer ceux-ci dans des dimensions de leur personne qui dépasse le strict champ du travail. Pour retrouver du travail, dit-on à ces femmes, vous devez changer de personnalité : pas seulement avoir plus de compétences, pas seulement être plus professionnelle, pas seulement avoir plus de qualification ou une formation mieux adaptée, mais être plus féminine, plus jolie, plus femme... En période de chômage, l'entretien d'embauche et tout ce qui l'entoure semblent adopter certains traits de ce qu'Erving Goffman appelait les "institutions totales", celles qui se chargent de prendre en charge l'ensemble de la vie des individus au point de redéfinir toutes leurs personnalités.

Il n'est ici question que des femmes. Qu'en est-il des hommes ? Cette injonction au conformisme de genre ne concerne-t-elle que ces dames ou est-elle partagée au point que l'on demande aux hommes d'effacer ou d'abandonner les traits les plus "féminins" de leur apparence et de leur personnalité ? Je suis prêt à parier que oui. Même si la chose se fait sans doute avec moins de heurt, dans la mesure où l'adhésion au rôle viril est sans doute plus spontanée tant celui-ci peut sembler "naturel". Il n'est pas dit pour autant que le genre de transformation de soi qu'exigent les injonctions à être "entrepreneur de soi" soient moins lourdes à porter, quelque soit son genre.
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7 commentaires:

Léna a dit…

On remarquera que sur les photos, les deux femmes Noires passe d'une chevelure naturelle à une chevelure lissée.

Denis Colombi a dit…

Bien vu ! On peut rajouter ça à la transformation des corps...

Romain a dit…

J'ai l'impression que tout ça est de toute façon la suite logique de tout le discours sur la compétence et la croyance "magique" qui auréole les nouveaux outils de recrutement et de management.
Avec l'entretien d'embauche, j'ai le sentiment qu'on essaie d'extrapôler la compétence des individus en quelques minutes, comme si la façon de se comporter, de parler, de s'habiller désignait à lui seul le niveau de compétence de l'individu...
D'ailleurs ce n'est pas anodin à mon sens si le savoir-être fait partie du triptyque de la compétence ; comme si savoir être beau était déjà une première compétence en soi (avec une légère hypocrisie derrière...).
Cela me fait aussi penser à toutes ces études sur la graphologie dont on a démontré l'inneficacité (Bruchon-Schweitzer a travaillé là dessus je crois) qui ont eu (et ont peut-être encore?) pignon sur rue dans les années 90...

Cette mise en scène de l'apparence peut peut-être aussi se relier à la tertiarisation de l'économie non ? Il est plus agréable d'avoir à faire à une conseillère en fleur et souriante plutôt qu'à Tatie Danielle...

Marianne a dit…

En même temps :
http://www.rue89.com/mouloud-akkouche/2011/01/15/quand-penelope-fillon-maquille-le-chomage-185325

...

GdeC a dit…

la normalisation des corps et de pensées est déjà en marche. Et pas seulement à pôle emploi. Mais dans temps de boulots... essayez de dire ce que vous pensez, vraiment, et vous verrez...

ideesmobiles a dit…

A quand la chirurgie esthétique pour retrouver un emploi... On croit rêver!

@Romain pour la graphologie, un cabinet de recrutement m'a été obligé de m'avouer y avoir recourt après que j'ai proposé de leur envoyer le document qu'ils me demandaient par mail c'était en 2008 et pour un poste de contractuel de la fonction publique!

Emmanuel Sulzer a dit…

La chirurgie esthétique préalable à l'embauche, cela existe déjà dans certains pays, certaines professions... Quand au poids des stéréotypes féminins, une étude récente de Pascale Petit montre que les femmes titulaires du permis moto (A) sont discriminées à l'embauche, ça interpelle sur le sujet !

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