Ce que parler de "classes moyennes" veut dire

Depuis quelques temps, les « classes moyennes » sont à nouveau à la mode : chacun, dans le monde politique, cherche à les défendre ; les journalistes abandonnent peu à peu le terme « bobo » au profit de cette appellation d'apparence plus respectables ; Alternatives économiques leur consacre deux articles dans son numéro de Mars ; et les sociologues ne sont pas en reste – Louis Chauvel a fortement contribué à ce mouvement1. Serait-ce la reconnaissance d'une société de classe qui pointe le bout de son nez ? Certainement pas.


Qu'est-ce qu'une classe sociale ? La réponse à cette question pourrait occuper des rayonnages entiers de plusieurs bibliothèques de sciences sociales. Apparu au XIXe siècle, la centralité de ce terme dans l'oeuvre de Karl Marx rend son usage, même scientifique, délicat, car toujours soupçonné de quelques inclinaisons idéologiques. Il peut être tout de même être utile si on se souvient de ses objectifs initiaux, chez Edmond Globot par exemple2 : distinguer des sociétés de castes, où s'articulent inégalités de fait entre les groupes et inégalités juridiques, et des sociétés de classe, où co-existent inégalités de fait et égalité juridique. Edmond Goblot souligne que la fin de l'Ancien Régime n'a en rien diminuer les inégalités entre les hommes, ni en termes de richesses, ni en termes de prestige, mais qu'elle leur a superposé un discours sur l'égale chance offerte à tous.

Karl Marx rajoutera une idée supplémentaire : en distinguant classe en soi, c'est-à-dire des ensembles d'individus partageant, du fait de leur position commune, des intérêts communs, et classes pour soi, c'est-à-dire ayant pris conscience de ces intérêts et mobilisées pour les défendre, il nous indique que les classes sociales existent à deux niveaux. Elles ont d'abord une existence objective, liés aux conditions d'existence des individus, et dont on peut chercher positivement les frontières par des études sur les modes de vie ou la mobilité sociale par exemple. Mais elles ont également une existence symbolique, visible dans les discours et ce que ceux-ci produisent : identités, sentiments d'appartenance, mobilisations, etc. Autrement dit, les classes sociales posent également la question de la façon dont (on) se représente la société.

Dès lors, parler de classes sociales n'est jamais innocent : cela contribue à les faire exister non comme réalité objectives mais comme réalités subjectives et intersubjectives. Or, on sait que la réalité, pris comme ce que les individus tiennent pour vrai et qui guident leurs actions, est avant tout une construction discursive3. En la matière, parler de classes sociales peut être considérée comme performatif, c'est-à-dire que la parole constitue la réalité qu'elle désigne. De ce fait, les discours sur les classes sociales, où d'une façon plus générale sur n'importe quel type de groupe social, font pleinement partie de l'objet de la sociologie de la stratification et des classes.

Ceci étant posé, revenons-en aux classes moyennes elles-mêmes. Leur particularité, par rapport aux autres classes sociales que l'on distinguent traditionnellement, est que leur existence symbolique est beaucoup plus forte que leur réalité empirique. Tracer des frontières entre les classes est toujours un exercice difficile. Mais parler de « classe ouvrière », par exemple, est susceptible d'une description assez précise, de même que de parler de « classe dominante » (même si l'idée de domination pose quelques problèmes). Ce n'est pas le cas des classes moyennes : le terme est apparu et s'est diffusé, sans jamais recevoir de définition univoque. Au XIXe siècle, on identifiait par « classe(s) moyenne(s) » la bourgeoisie, puis la petite bourgeoisie, puis les indépendants, puis le salariat non manuel4. Les critères pour les définir sont d'ailleurs variables : Louis Chauvel croise position et sentiment d'appartenance5, le Crédoc retient uniquement les revenus, considérant comme « classes moyennes » les 50% de la population situés entre les 20% les plus riches et les 30% les plus pauvres6.

Ce flou sur la définition, qui ne pose pas de problème à la recherche du moment que la définition est clairement donnée, est un avantage sur le plan symbolique. Les classes moyennes sont fédératrices : selon l'enquête du Crédoc, deux français sur trois se considèrent comme membre aux classes moyennes7, un résultat cohérent avec des études plus anciennes. Les classes moyennes s'identifient beaucoup plus comme un projet que comme une réalité : projet de libéralisation politique, économique, sociale, de progrès économique, d'amélioration des conditions de vie, etc.

Lorsque les hommes politiques ou les autres acteurs du débat public parlent de classes moyennes, c'est le plus souvent à ce projet, c'est-à-dire de cette dimension symbolique des classes moyennes, qu'ils font référence. Ce qui les intéresse, dans cette expression, c'est le mot « moyennes » et non de « classes ». Le flou de la définition permet de rencontrer une part importante de l'électorat, en jouant sur la disqualification des classes populaires (dont on ne veut pas faire partie) et sur la critique des classes dominantes : les classes moyennes ont l'avantage, symboliquement, de n'être ni assistées, ni « bling-bling ».

Mais, surtout, parler de classes moyennes permet de ne pas parler de classes. En effet, celles-ci s'organisent sous la forme d'une représentation pacifiée de la société, à l'accès à une certaine sécurité économique et à une valorisation du travail et du mérite personnel. Bref, ce que Henri Mendras voyait dans la moyennisation de la société française8, projet que Louis Chauvel voit aujourd'hui en crise9. Les classes moyennes faisaient alors la promesse d'une société plus consensuelle, débarrassée, en quelque sorte, des classes et de leurs conflits : si des inégalités persistent, celles-ci sont mieux acceptées (grâce à la mobilité sociale ascendante que promettent les classes moyennes) et ne donnent plus lieux à une lutte entre groupes. L'histoire longue des classes moyennes va d'ailleurs dans ce sens, puisque celle-ci sont présentées depuis la IIIe République (et même depuis Aristote) comme un modèle de modération en matière politique10.

Il ne faut donc pas s'étonner si le terme de « classes moyennes » revient dans le discours politiques. Comme l'a dit Louis Chauvel11, les classes sociales sont susceptibles de revenir, suivant une « spirale des classes sociales », si les inégalités s'approfondissent et que les identités se reconstruisent autour d'elles. C'est ce que peut faire craindre la crise. Le retour des discours sur les classes moyennes traduisent sans doute moins la crainte de difficultés grandissantes pour celles-ci que l'inquiétude quant à un retour plus fort des conflits dans la société française, face à un système politique finalement très mal armé pour y faire face. Luc Boltanski12 rappelle, dans son dernier ouvrage, que la perception des classes sociales en France a longtemps été liée à des catégories d'Etat, comme les catégories socio-professionnelles. L'idéologie dominante, partagée par l'ensemble du personnel politique français, a abandonné cette approche en même temps qu'elle s'est tournée vers un idéal gestionnaire où la question des choix de société, et donc des conflits, est exclue. Parler de « classes moyennes » est simplement un moyen de poursuivre cette façon très particulière de faire de la politique. Alors, aujourd'hui encore comme à l'époque de « La production de l'idéologie dominante »13, l'existence des classes sociales est peut-être une « cause à défendre ».

1Louis Chauvel, Les classes moyennes à la dérive, Seuil/République des idées, 2006



2Edmond Goblot, La barrière et le niveau, 1925

3Peter Berger, Thomas Luckmann, La construction sociale de la réalité,

4Serge Bosc, Sociologie des classes moyennes, 2008, pp. 6-20



5Louis Chauvel, Les classes moyennes à la dérive, 2006



6Régis Bicot, « Les classes moyennes sous pression », Consommation et Modes de vie, Crédoc, 2009



7Ibid.



8Henri Mendras, La seconde révolution française, 1988



9Louis Chauvel, Les classes moyennes à la dérive, op. cit.



10Serge Bosc, Sociologie des classes moyennes, op. cit.



11Louis Chauvel, « Le retour des classes sociales ? », Revue de l'OFCE, 2001



12Luc Boltanski, Rendre la réalité inacceptable. A propos de La production de l'idéologie dominante, 2008



13Pierre Bourdieu, Luc Boltanski, « La production de l'idéologie dominante », Actes de la recherche en sciences sociales, 1976


5 commentaires:

Nicolas C. a dit…

Petit détail technique: les liens vers les notes (et de retour depuis les notes) pointent vers une page d'édition inaccessible aux visiteurs lambda que nous sommes au lieu de pointer vers les notes sur la même page.

Denis Colombi a dit…

Arf, merci de me le signaler. Je sais pas si je vais arriver à régler le problème : html commence sérieusement à me courir sur le haricot.

Nicolas C. a dit…

Normalement, en HTML ça ne doit pas être très difficile: il faudrait ici mettre:
<a href="#sdfootnote11sym">...
et non:
<a href="http://www.blogger.com/post-create.g?blogID=17346897#sdfootnote11sym">
(et <a href="#sdfootnote11anc"> pour le retour)

Maintenant comme je ne connais pas le système de publication de Blogger je ne sais pas si c'est aussi simple ou s'il transforme les liens d'une manière ou d'une autre.

Autre petite remarque: Si j'en crois Wikipédia et Google, l'auteur de La barrière et le niveau s'appelle Edmond Goblot et pas "Globot"... par ailleurs, au niveau chronologique, il semble étrange de commencer le paragraphe suivant par "Karl Marx rajoutera une idée supplémentaire" puisque Goblot est postérieur.

Billet intéressant par ailleurs!

Denis Colombi a dit…

Merci pour les indications, j'essaierai de réglet le problème. Pour Goblot, c'est mon clavier qui a fourché, j'avais d'ailleurs oublié la date de son livre.

greg a dit…

Bonjour, je suis tombé par hasard, je le trouve intéressant

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