Sociologie de l'anorexie

Sujet délicat aujourd’hui sur Une heure de peine : l’anorexie. Le Monde consacre aujourd’hui un article à la réaction de différents sites dits « pro-ana », c’est-à-dire qui défendent et même aident à l’anorexie, face à la proposition de Valérie Boyer, députée UMP des Bouches-du-Rhône, de sanctionner "le fait de provoquer une personne à rechercher une maigreur excessive en encourageant des restrictions alimentaires prolongées". Ce sont bien sûr ces sites qui sont visés au premier chef. J’ai décidé de ne pas donner le lien vers l’article du Monde, car celui-ci est truffé d’adresses vers ces sites « pro-ana », et ma conscience est gênée à cette idée (allez plutôt voir par ici). Voici cependant quelques réflexions sur l’anorexie d’un point de vue sociologique.




Muriel Darmon a réalisé un travail d’enquête sur l’anorexie dans Devenir anorexique. Une approche sociologique (2008) [1]. L’approche est intéressante parce qu’elle évite de tomber dans quelques propositions simplistes – « les filles deviennent anorexiques à cause des top-models » - pour s’intéresser aux anorexiques elles-mêmes. En effet, si les représentations de la mode jouent sans doute un rôle dans le développement de l’anorexie, elles ne suffissent manifestement pas : toutes les adolescentes ne deviennent pas anorexiques. Il faut alors s’intéresser de plus près au problème : comment devient-on, est-on, et cesse-t-on d’être anorexique ? Il faut alors aborder ce problème armé de la notion de « carrière », développé par Howard Becker (Outsiders, essai de sociologie de la déviance, 1963). Il s’agit d’un processus dans lequel certains individus s’engagent et qui comportent plusieurs étapes qui amènent l’individu, peu à peu, à revêtir une identité de déviant. Ce processus se fait par interactions à la fois avec ceux qui sont déjà engagés dans une telle carrière – socialisation – et ceux qui en sont extérieurs et portent un regard sur les premiers – étiquetage.

En un mot, on ne naît pas anorexique, on le devient. Et ce parce que certaines personnes nous amènent à embrasser cette carrière, et parce que d’autres nous y cantonnent. L’anorexie est bien une déviance : un écart à la norme sociale en vigueur dans la société, qui fait l’objet d’une sanction – jugement négatif, médicalisation, etc. L’existence de sites et de blogs sur ce thème montre qu’il y a une dimension pleinement sociale au phénomène : l’anorexie ne se conçoit pas seulement comme une pathologie, mais aussi une identité, une présentation de soi que l’on mobilise en fonction des interactions dans lesquelles on est pris.

Muriel Darmon met à jour quatre phases dans la carrière des anorexiques. La première en étonnera plus d’un : loin de mettre en avant la responsabilité des magazines féminins, c’est le rôle des proches et de la famille qui est mis en avant. Les carrières d’anorexiques commencent souvent par un simple régime, sur les conseils d’« initiateurs » : le médecin, la mère, « en tant que responsable de l'alimentation et du corps des membres de la famille, et en tant que femme elle-même spécifiquement soumise aux normes diététiques et corporelles », le groupe d’amis dont les conversations tournent autour de la nécessité de surveiller son poids. L’objectif peut donc être purement une question de santé, et non seulement de soumission à la mode. Ce régime se fait rarement seule : on y trouve toujours des « accompagnateurs ». Le régime est une entreprise collective, ce qui renforce le contrôle exercé sur l’individu.

Point intéressant : la perte de poids s’accompagne souvent, chez les futures anorexiques, d’autres changements radicaux. Nouveau « look », engagement dans de nouvelles activités artistiques, scolaires, ou autres : maigrir n’est qu’un élément d’une transformation plus générale de la personne. L’anorexie s’inscrit donc dans un processus de « socialisation secondaire » au sens de Berger et Luckmann (La construction sociale de la réalité, 1976) : une conversion de l’individu, une transformation radicale de sa personne, qui remet en cause sa socialisation primaire (pour des éléments sur la socialisation, voir ce billet). De ce fait, détacher l’anorexie d’une personne de sa trajectoire générale peut être assez hasardeux.

La seconde phase accentue les techniques de régime apprissent dans un premier temps, et surtout les incorpore, c’est-à-dire, littéralement, les inscrit dans le corps des individus. Être anorexique devient alors une seconde nature. Celle-ci n’est pas encore déviante, car elle constitue, à bien des points de vue, quelque chose de valorisant pour les personnes qui la mettent en œuvre : il s’agit d’un travail sur soi, d’une maîtrise de son corps et donc de sa vie. Il y a des formes de plaisirs qui sont apprises dans cette carrière : celui de se retenir, d’être plus fort que la faim, que le désir. Une pleine compréhension de ce phénomène ne peut faire l’économie de cette dimension : l’anorexie n’est pas seulement liée à des images médiatiques, mais aussi aux incitations à « être soi-même », « prendre sa vie en main », « devenir ce que l’on est ». Si elle est un mal de notre modernité, elle est autant liée à sa dimension individualiste qu’à sa dimension médiatique.

En effet, Muriel Darmon identifie une transformation générale des goûts des anorexiques : ceux-ci passent dans un registre de plus en plus légitime, se rapproche des pratiques des « dominants » au sens bourdieusien du terme (Pierre Bourdieu, La distinction, 1979), c’est-à-dire le goût des classes dominantes. Les jupes remplacent les pantalons, les pratiques sportives s’orientent vers la danse ou la natation, les pratiques culturelles se tournent vers les registres les plus légitimes (une des interviewés déclarent avoir voulu se faire « une culture en béton ») et les goûts alimentaires vers les aliments « fins », « légers », à l’opposition des aliments populaires « lourds », « gras ». C’est l’exceptionnalité sociale qui est visée par la pratique anorexique, la distinction des « gros », des autres, ceux qui, finalement, ne parviennent pas à un contrôle total d’eux-mêmes. L’élévation de l’individu est au cœur du phénomène.

D’où sans doute la transformation de l’anorexie en un « mode de vie » par les sites qui en font la promotion. Ce n’est pas tant une pathologie qu’une identité qui s’exprime au travers d’une pratique culturelle bien particulière. Cela est particulièrement inquiétant : l’anorexie apparaît comme une ressource positive pour celles et ceux qui y ont recours, participant à leur estime de soi. Loin d’être un comportement autodestructeur, frappant des jeunes filles mal dans leur peau et dépressive, il s’agit au contraire d’une phase « constructive », qui en vient à être destructive de façon presque involontaire. Les anorexiques connaissent souvent très bien les séquelles et les risques qu’elles encourent : mais elles les assument en raison du plaisir qu’elles retirent de cette pratique. Le soin en est alors d’autant plus difficile.

La troisième phase consiste à l’étiquetage proprement dit : un « alerteur », la plupart du temps un proche, indique que « quelque chose ne va pas ». Les pratiques jusque là considérées comme normales deviennent alors déviantes, parce que l’anorexique « va trop loin », « ne sait plus s’arrêter ». L’étiquette « anorexique » est alors accolée à la personne, qui peut essayer de la refuser, en dissimulant ces comportements, ce qui entraîne généralement une surveillance accrue de la part du réseau des proches.

Enfin, quatrième phase, la sortie de la carrière : celle-ci se fait par l’hospitalisation. Il s’agit alors pour l’institution médicale de remplacer la conception que la malade a d’elle-même par celle que lui est proposé par le corps médical. Il faut qu’elle réinterprète ses comportements en tant que symptôme d’une pathologie à soigner. On a alors un nouveau phénomène de socialisation secondaire, prodiguée ici par une institution particulière : remplacer les dispositions anorexiques par de nouvelles dispositions. Celui-ci aboutira à une nouvelle prise en main de soi, un nouveau contrôle de son corps et de sa personne, s’appuyant sur le refus des comportements précédemment incorporés.

J’espère que ces quelques commentaires auront suffit à montrer l’intérêt de la sociologie sur un sujet où elle n’est pas facilement convoquée. C’est là, depuis les travaux de Erving Goffman (Asiles, 1961), une des voies fécondes de recherche : explorer l’expérience de ceux que la société considère comme déviant ou anormaux. Non pas dans le but de légitimer ou d’expliquer leurs pratiques, mais pour en donner une pleine connaissance, une meilleure compréhension, qui fait l’utilité de cette discipline.

[1] Je ne me livre pas, ici, à un compte-rendu de lecture, mais plutôt à un commentaire appuyé sur l’ouvrage en question. Je reste seul responsable de ce qui est avancé ici.


8 commentaires:

Anonyme a dit…

On trouve deux comptes-rendus de l'ouvrage ici :

http://www.scienceshumaines.com/l-anorexie,-un-fait-social_fr_3841.html


et ici :

http://lhomme.revues.org/docannexe1667.html

Anonyme a dit…

Merci, ce compte-rendu est passionnant, je note le titre de l'ouvrage, et aussi l'adresse de ton blog .

En tant que psychologue (à la retraite, mais quand même) l'anorexie a été l'un de mes sujets de réflexion. La prise en charge médicale s'est améliorée, mais il est bien rare que la dimension sociologique soit prise en compte sinon au niveau "café du commerce" dans le grand public, et aussi, hélas, au niveau gouvernemental.

Comme s'il suffisait d'un ou de plusieurs sites pour rendre anorexique, et comme s'il suffisait de les interdire pour régler la question.

Ton article suggère même ce qui m'est venu immédiatement, intuitivement à l'idée, que la loi prévue pourrait même aggraver le problème en rigidifiant un rapport de force.

Unknown a dit…

Je suis bien d'accord avce toi, il est évident que l'origine de l'anorexie n'est évidemment pas les tops models ni les magazines, mais le non suivi médical et psychologique de ces jeunes lors d'un régime diététique. L'anorexie semble aussi devenue un phénomène de mode avec cse forums et blogs pro ana qu'il ne faut pas négliger.
heureusement, toutes les ados ne seront jamais pro ana, mais les seules qui le deviendront sont des ados fragiles psychologiquement et probablement isolées.

Ce n'est hélas que la partie visible de l'iceberg, il ya pire sur le net.

Denis Colombi a dit…

@ Fanette : attention, justement, ce que tend à montrer l'enquête sociologique, c'est que les anorexiques ne sont pas forcément, en apparence du moins, des personnes fragiles psychologiquement et isolés. Elles peuvent au contraire être d'autant plus intégrées qu'elles sont en pleine phase de recomposition, de transformation d'elles mêmes et de prises en main de leur être, moment en apparence normal de la vie d'un adolescent.

Unknown a dit…

oups, je viens de relire le document, exact !

tumediras a dit…

Je suis une ex-anorexique, tirée d'affaire, mais pas complètement guérie (l'est-on jamais?). Suis passée par une psychothérapie à 25 ans et j'en ai 47.
Pour moi, vous oubliez quelque chose d'essentiel, qu'on retrouve chez nombre d'anorexiques (il y a des garçons aussi, vous paraissez l'ignorer): une volonté de ne pas devenir adulte ou "vieux", ne pas avoir des formes d'adultes mais rester un préadolescent. Bien sûr, vous avez raison, il s'agit de contrôle du corps, mais derrière, il y a la peur de la vie, tout simplement. Ce n'est pas un hasard si ça survient surtout à l'adolescence. L'anorexique parait souvent avoir une appétence pour le monde des adultes (vous en parlez: nouveaux investissements, nouvelles occupations...), mais il est plutôt en train de singer l'adulte/le dominant(soit!), il fait ce qu'il pense devoir faire pour accéder à ce qui lui parait un plus. Mais tout ça est une image qu'il crée. En réalité, il ne veut pas mûrir, vieillir. Pour une raison ou une autre (mais certainement pas à cause des magasines féminins, que je n'ai personnellement jamais lus), il n'est pas armé pour la vie, il n'a pas reçu cette confiance en soi et en l'autre qui permet de s'accepter et d'accepter la vie avec toute sa laideur, sa médiocrité, sa monotonie, les difficultés à surmonter... Il a peur, c'est pourquoi il veut contrôler sa façon de vivre, son image, son corps... C'est l'enfer!!! Et plus il réussit à contrôler son corps, son image, sa vie, plus il se sent valorisé. Il ne peut pas faire machine arrière alors que ce contrôle lui demande tant d'efforts... parce que derrière il y a la peur de la "vraie" vie (qu'il méprise en plus), ce qui est d'autant plus paradoxal et incompréhensible pour son entourage, médecins compris, qu'en fait, enfermé dans sa maldie, il fonce tout droit vers la mort.
J'ai échangé sur tout ça avec d'autres ex-anorexiques, je ne fais pas ici que transcrire mes sensations de l'époque.

Denis Colombi a dit…

@ tumediras : je n'ai pas grand chose à rajouter à votre message. Effectivement, je n'ai pas évoqué l'anorexie masculine, plus rare, mais bien réelle. Ce que vous décrivez renvoie plus, je pense, au processus psychologique de l'anorexie, éclairant un autre aspect que ce que la sociologie peut en dire. Je vous remercie en tous cas d'avoir laisse ce commentaire.

Anonyme a dit…

Article très instrucif. Je partage l'avis de Jardin : si ces sites "pro-ana" sont bien comme ceux que j'ai parcourus l'œuvre d'anorexiques elles-mêmes (eux-mêmes) qui ont trouvé ce moyen pour s'exprimer, les interdire est sans doute la dernière chose à faire. Faut-il être gêné de donner les liens vers ces pages ? Sont-elles écrites par des coupables ou des victimes ? En ce qui me concerne si un jour ma fille devait donner là-dedans, c'est précisément sur ces sites que je me rendrais pour tenter de la comprendre, à plus forte raison sur le sien si elle en tenait un. Ils peuvent jouer un rôle d'incitation ? Supprimons-les et le bouche à oreille des cours de récré en sera mille fois plus séduisant, je suppose, et le sentiment d'appartenance à une classe "à part" exponentiellement renforcé.

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