Sur l'excellent blog Crêpe Georgette, valérieCG se lamente à propos de la diffusion du terme "Girly", et plus précisément de la façon dont il contribue à l'auto-dénigrement des femmes. Reste à savoir ce qui fait la popularité de ce terme. C'est là que j'interviens, avec mon habituelle obsession pour les mécanismes de marché.
valérieCG part de cet article de Rue89 à propos d'un site subtilement intitulé FootPouf : un site qui, comme son nom le laisse deviner dans un soupir de désespoir, se propose d'expliquer le foot aux femmes. Le tout est rose et explique que, bien évidemment, les mecs pensent leur temps avachis devant la télé à boire de la bière en matant des poilus qui courent après une balle. Je prends toujours ce genre de chose pour une insulte personnelle, mais passons. La plupart des articles sont écrits sous forme de listes, figure stylistique dominante des magazines genrés - féminins ou masculins - parce qu'elle permet de caractériser et renforcer les dits genres. Bref, que du bon. Le tout est tenu par deux femmes. L'article de Rue89 pose déjà la bonne question :
La réponse, à mon avis, se trouve à un autre endroit de l'article, au début précisément (grasé par mes soins) :
Une remarque d'une des deux créatrices va également dans ce sens : "On vient du milieu de la com’. Parler aux femmes du foot, c’est aussi un positionnement".
Le "girly", c'est-à-dire le type de présentation ici prise par le site en question avec son usage du rose, de la superficialité, de la bêtise le tout rassemblé sous la bannière du "féminin", c'est avant tout un label, une marque, ou pour le dire à la façon de Lucien Karpik, un "dispositif de marché". Lorsqu'il est impossible de juger a priori de la qualité des biens, lorsqu'en plus on ne recherche pas seulement un bien particulier mais un bien singulier, comme peut l'être tout travail d'écriture, on se fie à des indicateurs divers : réputations, prescripteurs... et catégories. Le "girly" est de cela : une catégorie qui, en organisant le marché, permet aux individus de s'orienter.
Ces catégories, une fois établies, s'imposent aux individus : on comprends que, pour nos deux communicantes, l'usage de l'habillage girly ne réponds pas tant (ou pas seulement) à une conviction profonde qu'à une stratégie économique. C'est, comme elles disent, un "positionnement" : pour accéder au marché, il faut en respecter les normes et les attentes. J'ai déjà eu l'occasion de l'évoquer : sur ce plan, les marchés sont loin d'être des dispositifs favorables à l'innovation, et ont même toutes les chances d'être conservateurs, dans le sens où ils maintiennent les normes plus qu'ils ne les remettent en cause.
Le problème est alors le suivant : d'où vient cette catégorie, qu'est-ce qui a pu transformer le girly en label, qu'est-ce qui a pu former cette structure très particulière de marché ? Je n'ai pas de réponse définitive, car cela demanderait une enquête plus approfondie. Il s'agirait en effet de faire une généalogie du girly comme label. Comme je l'ai déjà évoqué à propos de la bande-dessinée, il me semble que, à l'origine, il y a pu avoir des productions culturelles qui n'utilisaient pas ce label. Je pense en particulier, en littérature, au Journal de Bridgett Jones. Le succès de ces premières productions a fait alors l'objet d'interprétation qui ont mis en avant certaines caractéristiques précises et en ont exclut d'autres : de Margaux Motin, on retiendra le goût pour les chaussures à talons démesurés plutôt que la distance au rôle de mère, de Bridgett Jones, on retiendra la bluette sentimentale plutôt que la référence à Jane Austeen... C'est ici le domaine du marketing au sens propre : l'action de faire des marchés. De là, naissent chez les éditeurs et producteurs des collections "girly" ou "chick litt".
C'est la phase suivante qui devient intéressante : un produit ne se contente pas d'être choisi par un consommateur, il choisit aussi ses consommateurs - c'est là l'une des idées de Franck Cochoy. Qu'est-ce que cela veut dire ? Evidemment, le site FootPouf n'a pas le pouvoir de choisir ses lecteurs, pas plus que le paquet de jambon que vous acheter à Carrouf. Mais la façon dont ces produits sont présentés vous oblige à choisir en fonction de certains critères. Votre paquet de jambon, vous allez le choisir sur le nombre de tranches, la symbolique de l'image du packaging, etc. parce que ce sont les critères qui sont mis à votre disposition. De même, une fois que FootPouf et d'autres ont décidé de jouer la carte du girly, cela devient un critère de choix qui s'impose au consommateur. Le voilà fortement incité à considérer que la variable genre est importante, et qu'elle est importante dans le sens construit par le label et le site, c'est-à-dire avec le féminin comme frivolité un peu conne.
Au final, il n'est pas utile, pour comprendre le poids du girly, d'aller chercher dans des choses très compliqués, de chercher à savoir qu'est-ce que ça nous dirait sur la société actuelle, de le voir comme un "phénomène" qui traduirait quelque chose de profond et de mystérieux chez les femmes d'aujourd'hui, une révolte contre le sérieux de la société ou le poids des divers rôles qu'on leur attribue - références à des discussions sur Twitter. Je pense qu'il faut le prendre pour ce que c'est : une construction sociale, qui prend ses racines et sa force dans des stratégies économiques. Tout ne dépends pas, bien entendu, du simple calcul isolé des acteurs, mais bien de la façon dont, une fois créée, les structures s'imposent à eux. Parce qu'ils imposent des catégories, font des distinctions et des divisions parfois anthropologiquement très élémentaires, les marchés sont des puissants modes de socialisation.
valérieCG part de cet article de Rue89 à propos d'un site subtilement intitulé FootPouf : un site qui, comme son nom le laisse deviner dans un soupir de désespoir, se propose d'expliquer le foot aux femmes. Le tout est rose et explique que, bien évidemment, les mecs pensent leur temps avachis devant la télé à boire de la bière en matant des poilus qui courent après une balle. Je prends toujours ce genre de chose pour une insulte personnelle, mais passons. La plupart des articles sont écrits sous forme de listes, figure stylistique dominante des magazines genrés - féminins ou masculins - parce qu'elle permet de caractériser et renforcer les dits genres. Bref, que du bon. Le tout est tenu par deux femmes. L'article de Rue89 pose déjà la bonne question :
Des questions légitimes, mais pourquoi parler de « poufs » ? Il y a d’ailleurs des hommes qui les lisent. Quel besoin ont-elles eu de faire passer pour des gourdasses toutes les femmes qui n’y connaissent rien au foot ?
La réponse, à mon avis, se trouve à un autre endroit de l'article, au début précisément (grasé par mes soins) :
Pendant l’Euro, le site a fait parler de lui, dans les médias et sur Twitter. France Info a interviewé Vanessa. Les deux créatrices du site ne veulent pas donner leurs chiffres de visites – elles espèrent faire migrer leur créature sur un grand média – mais reconnaissent avoir vu leurs visites multipliées par trente par rapport au début.
Une remarque d'une des deux créatrices va également dans ce sens : "On vient du milieu de la com’. Parler aux femmes du foot, c’est aussi un positionnement".
Le "girly", c'est-à-dire le type de présentation ici prise par le site en question avec son usage du rose, de la superficialité, de la bêtise le tout rassemblé sous la bannière du "féminin", c'est avant tout un label, une marque, ou pour le dire à la façon de Lucien Karpik, un "dispositif de marché". Lorsqu'il est impossible de juger a priori de la qualité des biens, lorsqu'en plus on ne recherche pas seulement un bien particulier mais un bien singulier, comme peut l'être tout travail d'écriture, on se fie à des indicateurs divers : réputations, prescripteurs... et catégories. Le "girly" est de cela : une catégorie qui, en organisant le marché, permet aux individus de s'orienter.
Ces catégories, une fois établies, s'imposent aux individus : on comprends que, pour nos deux communicantes, l'usage de l'habillage girly ne réponds pas tant (ou pas seulement) à une conviction profonde qu'à une stratégie économique. C'est, comme elles disent, un "positionnement" : pour accéder au marché, il faut en respecter les normes et les attentes. J'ai déjà eu l'occasion de l'évoquer : sur ce plan, les marchés sont loin d'être des dispositifs favorables à l'innovation, et ont même toutes les chances d'être conservateurs, dans le sens où ils maintiennent les normes plus qu'ils ne les remettent en cause.
Le problème est alors le suivant : d'où vient cette catégorie, qu'est-ce qui a pu transformer le girly en label, qu'est-ce qui a pu former cette structure très particulière de marché ? Je n'ai pas de réponse définitive, car cela demanderait une enquête plus approfondie. Il s'agirait en effet de faire une généalogie du girly comme label. Comme je l'ai déjà évoqué à propos de la bande-dessinée, il me semble que, à l'origine, il y a pu avoir des productions culturelles qui n'utilisaient pas ce label. Je pense en particulier, en littérature, au Journal de Bridgett Jones. Le succès de ces premières productions a fait alors l'objet d'interprétation qui ont mis en avant certaines caractéristiques précises et en ont exclut d'autres : de Margaux Motin, on retiendra le goût pour les chaussures à talons démesurés plutôt que la distance au rôle de mère, de Bridgett Jones, on retiendra la bluette sentimentale plutôt que la référence à Jane Austeen... C'est ici le domaine du marketing au sens propre : l'action de faire des marchés. De là, naissent chez les éditeurs et producteurs des collections "girly" ou "chick litt".
C'est la phase suivante qui devient intéressante : un produit ne se contente pas d'être choisi par un consommateur, il choisit aussi ses consommateurs - c'est là l'une des idées de Franck Cochoy. Qu'est-ce que cela veut dire ? Evidemment, le site FootPouf n'a pas le pouvoir de choisir ses lecteurs, pas plus que le paquet de jambon que vous acheter à Carrouf. Mais la façon dont ces produits sont présentés vous oblige à choisir en fonction de certains critères. Votre paquet de jambon, vous allez le choisir sur le nombre de tranches, la symbolique de l'image du packaging, etc. parce que ce sont les critères qui sont mis à votre disposition. De même, une fois que FootPouf et d'autres ont décidé de jouer la carte du girly, cela devient un critère de choix qui s'impose au consommateur. Le voilà fortement incité à considérer que la variable genre est importante, et qu'elle est importante dans le sens construit par le label et le site, c'est-à-dire avec le féminin comme frivolité un peu conne.
Au final, il n'est pas utile, pour comprendre le poids du girly, d'aller chercher dans des choses très compliqués, de chercher à savoir qu'est-ce que ça nous dirait sur la société actuelle, de le voir comme un "phénomène" qui traduirait quelque chose de profond et de mystérieux chez les femmes d'aujourd'hui, une révolte contre le sérieux de la société ou le poids des divers rôles qu'on leur attribue - références à des discussions sur Twitter. Je pense qu'il faut le prendre pour ce que c'est : une construction sociale, qui prend ses racines et sa force dans des stratégies économiques. Tout ne dépends pas, bien entendu, du simple calcul isolé des acteurs, mais bien de la façon dont, une fois créée, les structures s'imposent à eux. Parce qu'ils imposent des catégories, font des distinctions et des divisions parfois anthropologiquement très élémentaires, les marchés sont des puissants modes de socialisation.