Bourdieu contre les lesbiennes vampires nazis en folie

Le dernier numéro de Sciences Humaines contient un court article consacré au public des nanars, plus particulièrement à celui de la Nuit Excentrique, manifestation de la cinémathèque de Paris. On y trouve une référence à Bourdieu qui suggère que le "modèle de la légitimité culturel" de ce dernier ne permettrait pas de bien comprendre ce qui se passe. Pourtant, j'ai l'impression que cela pose beaucoup plus de difficultés et de questions.

L'auteur de l'article, Renaud Chartoire, lui-même fan de nanars et de Star Wars, présente ainsi les résultats d'une enquête menée auprès du public de la Nuit Excentrique, comme contradictoire avec ce que prédirait le modèle bourdieusien :
Comment expliquer un tel engouement pour ces « mauvais films sympathiques », communément nommés « nanars » ? Dans une optique bourdieusienne, ce goût pour des produits culturels considérés comme « non légitimes » ne pourrait qu’être le fait de personnes peu cultivées. Or, une étude réalisée en 2007 auprès des participants de ces nuits et des intervenants sur le site de « Nanarland » a montré que les amateurs de nanars se recrutaient plutôt dans les couches dominantes de la société, des catégories socioprofessionnelles favorisées et possédant un niveau de diplôme supérieur à la moyenne.

Sans être spécialiste de la sociologie des pratiques culturelles, je me pose quelques questions auxquelles je n'ai pas de réponses définitives. Le problème me semble être le suivant : qu'est-ce qui fait qu'une pratique est "non légitimes" ? Intuitivement, on peut penser que les nanars se classent dans cette catégorie. Mais pourquoi ?

Pour Bourdieu, les choses étaient relativement simples : les pratiques dominantes, c'est-à-dire légitimes, sont celles de la classe dominante, et, symétriquement, les pratiques illégitimes sont celles de la classe dominée. Cette façon de caractériser la légitimité et la non légitimité a une grande valeur sociologique : elle évite tout jugement sur les œuvres et sur les pratiques. Ce n'est pas parce que l'opéra est fondamentalement meilleur que Justin Bieber qu'il est plus légitime : c'est simplement que ces deux pratiques ne renvoient pas aux mêmes groupes, et que ces dits groupes n'ont pas les mêmes ressources lorsqu'ils s'agit de défendre leurs pratiques. Ceux qui trouveront l'opéra "chiant" auront beaucoup plus de mal à faire valoir ce jugement que ceux qui diront que Justin Bieber, c'est de la musique "pour pré-adolescente en chaleur" (ceux qui nous renseigne, par ailleurs, sur la domination masculine qui s'exprime souvent dans les jugements de goûts...).

Qu'en est-il des nanars ? L'article de Sciences Humaines conclut que cette pratique renvoie plutôt à une forme d'éclectisme et fait référence à l'hypothèse univore/omnivore de Richard Peterson (on peut d'ailleurs discuter de l'incompatibilité de cette hypothèse avec le modèle bourdieusien) :
Les « nanardeurs » seraient ainsi une illustration possible de l’omnivorité mise en avant par feu le sociologue américain Richard Peterson ; dans cette approche, ce qui distinguerait les couches dominées des couches dominantes, ce ne serait pas tant des goûts différents que le fait que les couches dominées se limiteraient à la consommation de produits culturellement « illégitimes » alors que les couches dominantes feraient preuve de pratiques bien plus diversifiées.

On retombe alors sur le même problème : qu'est-ce qui permet de dire que les nanars sont une pratique illégitimes ? Si on s'en réfère à Bourdieu, il faudrait que ce soit une pratique des classes dominés, si ce n'est de façon exclusive au moins de façon marquée. Il semble clair qu'un cadre supérieur qui regarde La roue de la fortune ou Plus belle la vie est dans l'omnivorité ou l'éclectisme culturel : ces pratiques sont partagées avec les classes dominées, et c'est ce qui explique leur illégitimité ("c'est des trucs de boeufs" ou, comme le disait Bourdieu, "les goûts sont avant tout des dégoûts").

Mais, et j'en viens à ma question, les nanars sont-ils dans ce cas-là ? Sont-ils une pratique qui se retrouve aussi bien dans les classes dominées que dans les classes dominantes ? Rien n'est moins sûr. Ce que les fans de nanars ont tendance à apprécier, et le site Nanarland en témoigne, c'est les films qui sont si mauvais qu'il est pratiquement impossible de les prendre au premier degré (voir l'exemple - fameux - ci-dessous).



Dès lors, je me pose la question suivante : est-ce que le public des nanars, ou au moins de certains nanars, en particulier les plus nanaresques, n'est pas exclusivement (ou au moins majoritairement) un public des classes dominantes ? On aurait alors à faire à une pratique légitime, une forme comme une autre de snobisme. Et ce d'autant plus que certains films qui ont un grand succès populaire - la série des Fast & Furious, celle des Transformers, etc. - semblent toujours faire l'objet d'autant de rejet de la part des classes dominantes (je serais aussi curieux de connaître le public d'un film comme The Avengers tiens). Il sera d'ailleurs, je pense, beaucoup plus facile de dire, lors d'un entretien pour renter dans une grande école, que l'on est fan de nanars - effet distinctif, ouverture d'esprit, etc. - que de dire que l'on est fan de Plus belle la vie. Et le jugement des institutions de reproduction de la classe dominante a sans doute son importance dans l'affaire.

Il semble certes plus difficile de voir, dans la pratique du nanar, la recherche de prestige social que l'on place généralement au cœur du modèle bourdieusien. Comme l'écrit André Gunthert à propos d'une planche de Boulet :
Alors que chez Bourdieu (qui suit Norbert Elias), le motif principal de l’opération de distinction est la recherche du prestige social, ce qui anime les amateurs hétéroclites de Boulet est un attachement personnel sincère.

Mais que le prestige ne soit pas la motivation n'empêche pas que se construisent des ordres de légitimité différents dans les pratiques, particulièrement dans ce qui est le rapport savant à la culture, caractéristique clef du fan de nanar comme du fan de jeux vidéo capable de disserter des heures sur l'évolution de la difficulté entre Kid Icarus et les jeux actuels (je suis, moi aussi, un bon petit snob). Et comme les ressources, le capital culturel, utiles pour rentrer dans ce rapport est inégalement réparti, on se retrouve toujours avec les mêmes problèmes que Bourdieu : la distinction des classes. Ce n'est peut-être pas tant l'éclectisme de l'amateur de nanar qui est en jeu. C'est peut-être sa pratique elle-même. Ce n'est certainement pas plus facile à entendre que lorsque Bourdieu présentait la "culture générale" comme un mode de domination. Allez, je laisse le mot de la fin à Pierre...



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8 commentaires:

Léna a dit…

Mais elles sont où les vampires lesbiennes ?

Coulmont a dit…

Certes "les amateurs de nanars se recrutaient plutôt dans les couches dominantes de la société, des catégories socioprofessionnelles favorisées et possédant un niveau de diplôme supérieur à la moyenne"... mais cela ne signifie pas que tous les individus de ces PCS apprécient les mauvais films. C'est là qu'une réflexion sur les diverses fractions de classes qui composent les classes dominantes s'avère utile... et c'est une grosse partie du travail de La Distinction de souligner que les "fractions dominées des classes dominantes" n'ont pas tout à fait les mêmes goûts que les fractions dominantes des classes dominantes. Les vrais hérétiques ne peuvent être que des prêtres...

Aston Lockheed a dit…

Ce n'est pas parce que l'opéra est fondamentalement meilleur que Justin Bieber qu'il est plus légitime, mais il n'en demeure pas moins que l'opéra est fondamentalement meilleur que ce hipster de Bieber.

je me joins à Léna : elles sont où les lesbiennes???

DM a dit…

Il me semble qu'il y a une explication simple. La pratique déconsidérée est d'apprécier le nanar au premier degré (par exemple, apprécier "Universal Soldier" et Jean-Claude Van Damme). La pratique socialement admise chez un milieu éduqué et plutôt jeune (disons < 40 ans) mais qui se veut "cool" est d'apprécier ce genre de film à titre ironique.

Dans une analyse bourdieusienne, c'est tout à fait cohérent: c'est la classe dominante (au moins sur le plan culturel) qui se moque des goûts des classes dominées. Dans la tête du spectateur qui regarde le "nanar" en rigolant il y a ce petit mépris de ceux qui regarderaient le "nanar" au premier degré.

Denis Colombi a dit…

"Où sont les lesbiennes ?" : je vous répondrais quand j'aurais vu si ce titre fait augmenter ou non le nombre de visite sur ce site.

@Coulmont : tout à fait, d'ailleurs, il y aurait sans doute tout un travail à mener sur le gout des nanars comme distinction des fractions dominantes des classes dominantes, jeu dans le champ, etc. Peut-être que ça a été fait.

Rogel a dit…

D’accord avec la conclusion de ce post qui reprend finalement les thèses de Lahire (qu’on peut considérer comme un approfondissement ou une actualisation du Bourdieu de « la distinction »). L’idée était présente chez Bourdieu (notamment dans les chapitres consacrés à la « trajectoire sociale ») mais ça ne constituait quand même pas le cœur de son analyse (un peu de la même manière, Marx a bien perçu l‘existence de conflits entre fractions de classes mais ce n’est pas vraiment trahir Marx que de se polariser sur la lutte de classes).
Par ailleurs, l’auteur de l’article oublie de tenir compte de la variable temporelle dans son analyse. Les nanars sont, pour beaucoup, des films des années 1970à 1990. Ces films rejetés dans les années 1970 pour leur médiocrité ont pu être consommés à l’époque par des membres des catégories populaires puis récupérés sous l’appellation nanars dans les années 2000 par une partie des catégories « dominantes ».
Il y a cependant un point qui me « titille » dans cet article. L’auteur définit les pratiques légitimes comme étant les pratiques de la classe dominante ; or dire que ce sont des pratiques de la classe dominante n’équivaut pas à les définir. Pour prendre un exemple que l’auteur connait bien : les romans de SF n’ont jamais fait partie, il me semble, des pratiques dites légitimes (à quelques exceptions près comme les textes de Bradbury) or cette lecture a toujours été celle des portions diplômées de la classe dominante. D’où la question (question et non pas affirmation de ma part) : ne faudrait il pas définir les pratiques légitimes comme les pratiques légitimées par les institutions elles-mêmes légitimes (dont l’Ecole évidemment mais aussi certains medias,... ) ? Evidemment le lien entre ces institutions et les pratiques des catégories dominantes est fort mais ça n’équivaut pas à définir les pratiques légitimes par leur usage au sein des classes dominantes. On comprend mieux alors que certaines pratiques non légitimes soient surtout le fait de portions des classes dominantes. Charge ensuite à ces classes d’entamer des stratégies pour rendre ces pratiques légitimes. Un exemple probant est celui de la BD : lecture totalement illégitime durant les années 1960 et 1970 et dont une fraction devient aujourd’hui légitime (mais une fraction seulement) alors que le roman de SF qui paraissait mieux armé pour apparaitre comme totalement légitime ne semble pas sorti de sa situation

Denis Colombi a dit…

@DM : Tout cela est bien vu, surtout sur le rire comme distinction de classe. Mais ce que je me demandais, c'est "est-ce que les nanars sont effectivement consommé par les classes dominés (au premier degré) ?". Et là-dessus, je ne suis pas sûr du tout. Rogel fait une bonne remarque sur le rôle de la patine du temps. Mais cela n'explique pas tout. Zardos est ainsi généralement considéré comme un nanar. Or je doute qu'il ait été un grand succès auprès des classes populaires lors de sa sortie.

@Rogel : Je ne pense pas que ma conclusion tire du côté de Lahire, ou du moins je ne vois pas en quoi. Pour le reste, si la Sf, par exemple, n'était pas une pratique légitime, elle était déjà une pratique en voie de légitimation : les acteurs qui s'y livraient avaient à coeur de lui donner les formes nécessaires pour la faire rentrer dans les attentes des pratiques légitimes. Autrement dit, ils appartenaient au champ des pratiques légitimes, mais comme outsiders cherchant à renverser la nature des capitaux qui y étaient valorisé à leur avantage. Même jeu pour la bd : Boltanski montre bien que le renversement se joue lorsque se renouvelle l'origine sociale des auteurs de bd, avec des ambitions plus "artistiques", conséquence de la scolarisation (qui diffuse les attentes de la culture légitime) et d'une trajectoire sociale ascendante. Donc même "fraction dominée de la classe dominante", on n'en reste pas moins dominant.

gludion a dit…

Bourdieu, c'est aussi des principes de perception (haut/bas, etc). Par exemple celui assez moderne consistant à faire valoir son hétérogénéité de gouts (trés courante, comme l'a démontré B. Lahire) comme une aptitude lettrée. Ainsi on peut aimer Bergman et "Godzilla contre Mothra", ça ok, mais on peut surtout s'en servir pour le prestige.
Autre piste: je me souviens avoir lu dans un Acte de la Recherche que la forme de domination "nouvelle" (en matiere de musique, je crois) était désormais à chercher du coté de la diversité, plutot que de la sélectivité. De toute façon, le bénéfice symbolique est toujours de valoriser du capital (culturel).

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