On le sait depuis longtemps : Internet n'a pas tant affecté les élèves que les chats. En photos, en vidéos, qu'ils aient des trucs sur la tête ou qu'ils ressemblent à Hitler, qu'on les prenne au sérieux ou avec ironie, aucune autre espèce n'a autant tiré partie de l'avènement du numérique. La compréhension de ce phénomène, de cette étrange affinité élective entre les chats et Internet, n'a pas encore fait l'objet de toute l'attention qu'elle mérite de la part de toutes les sciences sociales - car, plus que jamais, un travail interdisciplinaire est nécessaire pour jeter une lumière sur cette transformation majeure de nos sociétés. Sans prétendre nullement au plein éclaircissement de ces questions, je voudrais ici tracer quelques pistes.
L'histoire des chats a été une histoire pour le moins mouvementé. On serait tenté de faire un parallèle entre le statut qu'ils ont acquis aujourd'hui avec celui qu'ils occupaient jadis dans l'Egypte des pharaons : traités comme des dieux, révérés, admirés, les lolcats pourraient s'interpréter comme une continuation de la momification, une façon de le traiter à l'égal de son propriétaire en lui donnant une place et une existence sur la toile, devenue l'équivalent de l'au-delà. Il existe sans doute des chats qui ont l'honneur d'un Facebook, ce qui est la même chose en moins drôle.
Cette interprétation pourrait cependant être erronée. La lecture de Norbert Elias peut en donner une autre, moins agréable mais peut être plus profonde. Voilà ce qu'il écrit dans La civilisation des moeurs :
La souffrance du chat a donc servi, il fût un temps, de réjouissances populaires : le plaisir que l'on en retirait n'était pas, comme l'indique Elias, le fait d'une déviance psychologique de certains, mais bien un phénomène collectif, comme le fait de regarder des gens se foutrent joyeusement sur la gueule sur un ring ou un écran de cinéma est une expérience partagée et "normale" dans nos sociétés.
"Les plaisirs organisés par la société sont l'incarnation des normes affectives" : voilà la leçon que l'on peut retenir d'Elias. Rire des lolcats n'est pas une expérience individuelle mais une expérience instituée : cela nous dit quelque chose du degré de civilisation auquel nous sommes arrivé. Non pas la civilisation à la Guéant, mais le degré de contrôle imposé à nos affects.
Elias considère ainsi que l'individu est dual : d'un côté, il y a les affects, les pulsions, les désirs, les émotions, de l'autre, l'habitus. Pas la fameuse structure structurée et structurante de Bourdieu, mais un ensemble de contraintes qui vient à maintenir et à contrôler les pulsions, à les transformer éventuellement pour leur donner une forme acceptable. Le processus de civilisation s'identifie ainsi à une progression de cet habitus : il se lit dans l'exclusion progressive de la violence hors des relations humaines normales. A la cour de Louix XIV, celui-là même qui fit interdire les bûchers de chats, les nobles continuent à s'affronter comme les seigneurs du Moyen-Âge le faisait. Mais là où ces derniers utilisaient armures et violence, les seconds utilisent perruques et mots d'esprit. Les pulsions sont toujours là, mais l'habitus les contrôle et leur donne une nouvelle forme. Celle-ci est d'ailleurs toujours d'actualité : plutôt que de casser la figure, on cherchera à "casser" l'autre mais par l'humour. Bien que là-dessus, de Cyrano de Bergerac à Brice de Nice, il ne soit pas interdit de voir un certain déclin...
Et nos chats dans tout ça ? Le lolcat témoigne d'une nouvelle étape dans la progression de la civilisation, d'une nouvelle forme d'habitus. Il y a une soumission totale de celui-ci au mignon, au kawaii. Notre habitus ne supporte plus que l'on suggère seulement l'idée d'appliquer une douleur à quelque chose de mignon. En témoigne l'utilisation récurrente du chat mignon lorsqu'il s'agit de lutter contre tout ce que l'on peut considérer comme le mal :
Le "cute" exerce sur nos esprits une puissance démesuré : il est la clef pour nous faire agir, nous contrôler. Il se place à la limite du champ de nos possibles. Il est la force que nous devons respecter. Contrairement à ce qu'avance le professeur Boulet, il ne s'agit pas d'une adaptation génétique, répondant à un processus de sélection darwinienne, mais un processus social, lié à l'économie affective que produit nos modes de vie et de socialisation.
C'est dans cette économie que prend place le lolcat : nos affects nous pousseraient à exploiter les autres formes de vie pour notre propre plaisir, mais notre habitus nous commande de ne pas le faire si ceux-ci sont mignons. Compromis entre cette dualité de l'homme, le lolcat exploite le chat mais en mettant l'emphase sur sa mignonnerie. Ce faisant il renforce le pouvoir de celui-ci : à chaque nouvelle image, le lolcat nous rend un peu plus sensible au pouvoir du mignon, nous rend un peu plus soumis à notre habitus.
Mécanisme de civilisation, comme on peut s'en rendre compte, le lolcat a sans doute d'autres conséquences sociales dont nous devons nous efforcer de faire l'archéologie pour mieux comprendre notre futur. Car on peut se demander quelles inégalités vont naître cette reconfiguration de nos habitus autour du kawaii. Il n'est pas inenvisageable que les futures classes et strates sociales se réorganise autour de cette ressource si mal répartie : le pouvoir de provoquer chez l'autre l'émotion du chat qui se roule en boule. De grands changements sont en cours. La sociologie doit prendre à bras le cours la question du lolcat.
Un Lolcat ou LOLCAT est une image combinant une photographie, généralement celle d'un chat, avec une légende humoristique et idiosyncratique dans un anglais écorché - un dialecte qui est appelé « Kitty Pidgin », « lolspeak », ou Lolcat. Le terme « lolcat » est un mot composé des lemmes « LOL » et « cat ». Un autre nom pour ce genre d'image est cat macro, étant donné qu'il s'agit d'une image macro.
Les lolcats se sont répandus à travers les imageboards de partage de photos et d'autres forums Internet. (Wikipédia)
L'histoire des chats a été une histoire pour le moins mouvementé. On serait tenté de faire un parallèle entre le statut qu'ils ont acquis aujourd'hui avec celui qu'ils occupaient jadis dans l'Egypte des pharaons : traités comme des dieux, révérés, admirés, les lolcats pourraient s'interpréter comme une continuation de la momification, une façon de le traiter à l'égal de son propriétaire en lui donnant une place et une existence sur la toile, devenue l'équivalent de l'au-delà. Il existe sans doute des chats qui ont l'honneur d'un Facebook, ce qui est la même chose en moins drôle.
Cette interprétation pourrait cependant être erronée. La lecture de Norbert Elias peut en donner une autre, moins agréable mais peut être plus profonde. Voilà ce qu'il écrit dans La civilisation des moeurs :
Au XVIe siècle, une des réjouissances populaires de la Saint-Jean consistait à brûler vif une ou deux douzaines de chats. [...]
Voilà un spectacle qui n'est certainement pas plus que l'exécution par le feu des hérétiques ou les tortures et mises à mort de tous genres. Ce qui le rend particulièrement antipathique est le fait qu'il incarne d'une manière directe et sans mélange le plaisir que d'aucuns éprouvent à tourmenter des êtres vivants sans la moindre excuse rationnelle. [...] Beaucoup de choses qui naguère éveillaient des sensations de plaisir suscitent aujourd'hui des réflexes de déplaisir. Dans les deux cas, nous n'avons pas affaire exclusivement à des sensations individuelles. Brûler des chats à la Saint-Jean était une institution sociale au même titre qu'aujourd'hui les matchs de boxe ou les courses de chevaux. Dans les deux cas, les plaisirs organisés par la société sont l'incarnation des normes affectives [...]. De nos jours on traiterait d'"anormale" une personne qui chercherait à satisfaire ses tendances de plaisir en brûlant vifs des chats, parce que le conditionnement normal de l'homme de notre stade de civilisation substitue au plaisir de la vue de tels actes une peur inculquée sous forme d'autocontrainte. (Norbert Elias, La civilisation des mœurs, 1939
La souffrance du chat a donc servi, il fût un temps, de réjouissances populaires : le plaisir que l'on en retirait n'était pas, comme l'indique Elias, le fait d'une déviance psychologique de certains, mais bien un phénomène collectif, comme le fait de regarder des gens se foutrent joyeusement sur la gueule sur un ring ou un écran de cinéma est une expérience partagée et "normale" dans nos sociétés.
"Les plaisirs organisés par la société sont l'incarnation des normes affectives" : voilà la leçon que l'on peut retenir d'Elias. Rire des lolcats n'est pas une expérience individuelle mais une expérience instituée : cela nous dit quelque chose du degré de civilisation auquel nous sommes arrivé. Non pas la civilisation à la Guéant, mais le degré de contrôle imposé à nos affects.
Elias considère ainsi que l'individu est dual : d'un côté, il y a les affects, les pulsions, les désirs, les émotions, de l'autre, l'habitus. Pas la fameuse structure structurée et structurante de Bourdieu, mais un ensemble de contraintes qui vient à maintenir et à contrôler les pulsions, à les transformer éventuellement pour leur donner une forme acceptable. Le processus de civilisation s'identifie ainsi à une progression de cet habitus : il se lit dans l'exclusion progressive de la violence hors des relations humaines normales. A la cour de Louix XIV, celui-là même qui fit interdire les bûchers de chats, les nobles continuent à s'affronter comme les seigneurs du Moyen-Âge le faisait. Mais là où ces derniers utilisaient armures et violence, les seconds utilisent perruques et mots d'esprit. Les pulsions sont toujours là, mais l'habitus les contrôle et leur donne une nouvelle forme. Celle-ci est d'ailleurs toujours d'actualité : plutôt que de casser la figure, on cherchera à "casser" l'autre mais par l'humour. Bien que là-dessus, de Cyrano de Bergerac à Brice de Nice, il ne soit pas interdit de voir un certain déclin...
Et nos chats dans tout ça ? Le lolcat témoigne d'une nouvelle étape dans la progression de la civilisation, d'une nouvelle forme d'habitus. Il y a une soumission totale de celui-ci au mignon, au kawaii. Notre habitus ne supporte plus que l'on suggère seulement l'idée d'appliquer une douleur à quelque chose de mignon. En témoigne l'utilisation récurrente du chat mignon lorsqu'il s'agit de lutter contre tout ce que l'on peut considérer comme le mal :
Le "cute" exerce sur nos esprits une puissance démesuré : il est la clef pour nous faire agir, nous contrôler. Il se place à la limite du champ de nos possibles. Il est la force que nous devons respecter. Contrairement à ce qu'avance le professeur Boulet, il ne s'agit pas d'une adaptation génétique, répondant à un processus de sélection darwinienne, mais un processus social, lié à l'économie affective que produit nos modes de vie et de socialisation.
C'est dans cette économie que prend place le lolcat : nos affects nous pousseraient à exploiter les autres formes de vie pour notre propre plaisir, mais notre habitus nous commande de ne pas le faire si ceux-ci sont mignons. Compromis entre cette dualité de l'homme, le lolcat exploite le chat mais en mettant l'emphase sur sa mignonnerie. Ce faisant il renforce le pouvoir de celui-ci : à chaque nouvelle image, le lolcat nous rend un peu plus sensible au pouvoir du mignon, nous rend un peu plus soumis à notre habitus.
Mécanisme de civilisation, comme on peut s'en rendre compte, le lolcat a sans doute d'autres conséquences sociales dont nous devons nous efforcer de faire l'archéologie pour mieux comprendre notre futur. Car on peut se demander quelles inégalités vont naître cette reconfiguration de nos habitus autour du kawaii. Il n'est pas inenvisageable que les futures classes et strates sociales se réorganise autour de cette ressource si mal répartie : le pouvoir de provoquer chez l'autre l'émotion du chat qui se roule en boule. De grands changements sont en cours. La sociologie doit prendre à bras le cours la question du lolcat.
3 commentaires:
Eh oui, pour reprendre une célèbre citation de Pierre Bourdieu : « Le pouvoir du mignon exprime un rapport de domination caché, témoignant d’une telle violence symbolique que son invisibilité même tend à rendre le mignon d’autant plus omniprésent qu’il est ignoré comme tel. Pour paraphraser Durkheim il est possible de dire sans ambages que le mignon, c’est Dieu ».
A quand une sociologie du "meme"?
Moi aussi, je verrais bien une sociologie du meme aussi bien expliquée que celle-ci. Article très intéressant, merci!
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