Voici un billet que je voulais écrire depuis longtemps et que je n'ai cessé de repousser à chaque fois que j'en ai eu l'occasion... par paresse, manque de temps ou par pudeur - vous verrez pourquoi. Le succès, que certains appellent "buzz", du "pourrisage du web" d'un certain Loys Bonod, "36 ans, professeur certifié de lettres classiques dans un lycée parisien", me pousse, sinon à boucler toutes les idées, au moins à dire deux mots de ce sujet : la socialisation professionnelle des enseignants. Une socialisation qui, pour un groupe qui se sent menacé par Internet, emprunte de plus en plus cette voie.
Passons d'abord sur le contenu de la chose : un prof diffuse de fausses informations sur Internet pour mieux piéger ses élèves, espérant leur faire une leçon de morale sur le plagiat et l'Internet. Amusante au premier abord, l'expérience s'avère plus nauséabonde lorsque l'on prend la peine d'y penser (il m'a moi même fallu un peu de réflexion pour en arriver là). Les réactions négatives ont été assez fournies et bien argumentées : vous en trouverez la plupart ici, mais je vous encourage surtout à lire celle-là. J'en recopie un extrait qui résume ma propre opinion mieux que je ne saurais l'exprimer :
Jamais les thèses de Bourdieu, honni de certains profs qui ne l'ont pas lu, ne m'auront jamais semblé plus pertinentes : ce que l'on entend juger chez un élève, ce n'est pas l'acquisition simple de savoir qu'un rapport au savoir, rapport de gratuité, rapport d'évidence, rapport de facilité. Et ce rapport n'est pas enseigné par l'école. Il vient de la famille ou il vient d'ailleurs. Ce que sanctionne l'enseignant, c'est l'anxiété d'élèves qui, face à la dureté des enjeux scolaires - combien sommes-nous à utiliser le spectre du chômage pour essayer de les motiver ? -, cherchent un secours extérieur, comme jadis on achetait des corrigés aux copains ou on se plongeait dans les annales et autres inventions du monde de l'édition, ou encore on fouillait les encyclopédies... Et plutôt que de leur apprendre à chercher de l'information, on les enjoints à se débrouiller seul, alors que c'est justement ça le problème. Oh, bien sûr, Loys Bonod prend la peine de citer "le manque de confiance en soi" dans les raisons qui poussent au plagiat. Mais, outre que l'on peut se demander ce que son expérience fait pour cette confiance en soi, les dessins dont il accompagne son récit sont sans ambiguïtés : c'est la paresse l'explication privilégiée...
Bref. Ce n'est pas tellement de cela dont je voudrais parler. Considérons plutôt la rapidité avec laquelle ce récit a circulé et va sans doute continuer à circuler parmi les enseignants : liké sur Facebook, twitté sur Twitter (j'y ai contribué, comme quoi on devrait prendre la peine de réfléchir avant de diffuser), envoyé par mails, sur les listes de diffusion, sur les forums publics et privés, discuté (ou affiché) en salle des profs, en conseil pédagogique ou en co-voiturage... Jeunes profs comme vieux routards : nous allons être nombreux à lire ce témoignage, et tout autant à devoir nous situer par rapport à lui. Chacun est sommé de se situer : pour ou contre. Et les réactions, y compris celle que vous êtes en train de lire, ont bien pour objectif de situer leurs auteurs dans un espace en conflit, entre progressistes et conservateurs, pédagogues et traditionalistes, etc.
Ce texte n'est pas le seul. Au contraire, depuis que je suis enseignant, soit depuis 2007, j'en ai vu passer plus que je ne saurais le dire : témoignages, récits soi disant sincères, appels à l'aide plus ou moins apocalyptiques, complaintes récurrentes sur le niveau des élèves, la bêtise des parents, l'inconséquence de l'ensemble du système... La triste nouvelle du suicide d'une enseignante se voit traduit en quelques jours en tribunes et prises à partie des uns et des autres qui, invariablement, circulent avec toute la rapidité qu'offre ces Nouvelles Technologies de l'Information et de la Communication dans lesquelles certains voient la mort du Savoir et de la Société. Certains en profitant pour se présenter comme les héros de l'humanisme contre ces traîtres laxistes qui ne partagent pas leurs idées... Un témoignage sur le racisme ordinaire dans un établissement circulera un peu moins vite, peut-être via des réseaux sensiblement différents, mais pourra toujours donner lieu aux mêmes montées en généralité.
Ce sur quoi je veux mettre l'accent, c'est qu'au-delà de ces quelques exemples ponctuels, puisés dans ce que je parviens le plus facilement à retrouver un dimanche après-midi, les enseignants reçoivent beaucoup d'informations de ce type. Elles se présentent généralement sous une forme commune : celle du témoignage ou, pour le dire mieux, de la fable. On y raconte une histoire qui a valeur d'exemple et dont on peut tirer une leçon ou une morale sur la façon dont va le système éducatif. Montée en généralité : c'est le mot. D'une "expérience" auprès d'une soixantaine d'élèves, on tire un jugement aussi définitif que "les élèves au lycée n'ont pas la maturité nécessaire pour tirer un quelconque profit du numérique en lettres".
Le numérique tant critiqué par certains a peut-être moins changé les élèves qu'il n'a changé la socialisation professionnelle des enseignants. Le partage d'expérience a toujours existé, mais pouvait rester très local : salle des profs, IUFM (souvent le contrôle d'un formateur), journées de rassemblement académique (commission du bac, etc.). S'il prenait une ampleur plus large, il devrait passer par des revues ou autres apte à exercer un certain contrôle sur les contenus. La diffusion d'information entre profs est sans doute devenue plus horizontale, et paradoxalement ceux qui sont les plus pressés à dénoncer cette transformation chez les élèves ne sont pas les derniers à l'utiliser à leurs propres fins.
J'ai parlé plus haut de "montée en généralité" : c'est le mot clef. Transformer une histoire locale et personnelle en leçon de portée générale ne se fait pas n'importe comment - et ce n'est pas Luc Boltanski qui me contredira. Dans son article consacrée à "La dénonciation", celui-ci soulignait, en étudiant un corpus de lettres reçues par le Monde, que, pour être acceptées comme légitime, les dénonciations des individus doivent proposer une mise en scène particulière : elles doivent mettre au prise des entités de taille équivalente. A chaque fois, il ne s'agit pas de parler d'une situation personnelle mais de mettre en jeu "les enseignants" comme un groupe homogène - dont on exclura éventuellement des moutons noirs - face, au choix, au Ministère et à sa politique ou à la Société (qui, pour le coup mérite bien une majuscule) et à son mépris.
Autrement dit, ces messages et témoignages sont loin d'être neutres : ils contribuent à construire les enseignants comme groupe, comme professions. C'est ce que fait finalement notre ami Loys Bonod, en donnant comme ennemi à la fois les élèves et l'Internet. Et il y a peut-être lieu de s'inquiéter : je voudrais poser comme hypothèse que c'est un autre point commun de ces messages que de mettre en scène les enseignants contre des adversaires qui, peu à peu, rassemblent à peu près tout le monde. Élèves, parents d'élèves, ministère, administrations, Internet, Wikipédia... L'image qui ressort de cette littérature est celle d'une profession encerclée, cernée de toutes part par les ennemis. Et cet encerclement, ou du moins le sentiment d'encerclement est le produit direct de la dite littérature : c'est que les enseignants peuvent d'autant plus croire ce genre de chose qu'il y trouver un moyen de "généraliser" leur propres expériences singulières. Il y aurait en tout cas beaucoup à apprendre de la contribution de la circulation numérique de l'information à la socialisation professionnelle des profs. Plutôt que de croire qu'Internet n'affecte que les élèves.
Passons d'abord sur le contenu de la chose : un prof diffuse de fausses informations sur Internet pour mieux piéger ses élèves, espérant leur faire une leçon de morale sur le plagiat et l'Internet. Amusante au premier abord, l'expérience s'avère plus nauséabonde lorsque l'on prend la peine d'y penser (il m'a moi même fallu un peu de réflexion pour en arriver là). Les réactions négatives ont été assez fournies et bien argumentées : vous en trouverez la plupart ici, mais je vous encourage surtout à lire celle-là. J'en recopie un extrait qui résume ma propre opinion mieux que je ne saurais l'exprimer :
L’école soumet les élèves à des injonctions contradictoires : pensez par vous-même, répétez ce qu’on dit. Prenez des risques, ne vous trompez pas. Apprenez par cœur, ne plagiez jamais. Ces contradictions sont structurelles, inscrites dans les fonctions ambivalentes de l’institution. D’un côté, on impose aux élèves une culture dominante de pure autorité. De l’autre, on leur demande d’entretenir la fiction selon laquelle cette culture est librement choisie, aimée, appréciée comme supérieure par tous. La bonne élève, c’est celle qui a le bon goût de sincèrement aimer Flaubert.
Jamais les thèses de Bourdieu, honni de certains profs qui ne l'ont pas lu, ne m'auront jamais semblé plus pertinentes : ce que l'on entend juger chez un élève, ce n'est pas l'acquisition simple de savoir qu'un rapport au savoir, rapport de gratuité, rapport d'évidence, rapport de facilité. Et ce rapport n'est pas enseigné par l'école. Il vient de la famille ou il vient d'ailleurs. Ce que sanctionne l'enseignant, c'est l'anxiété d'élèves qui, face à la dureté des enjeux scolaires - combien sommes-nous à utiliser le spectre du chômage pour essayer de les motiver ? -, cherchent un secours extérieur, comme jadis on achetait des corrigés aux copains ou on se plongeait dans les annales et autres inventions du monde de l'édition, ou encore on fouillait les encyclopédies... Et plutôt que de leur apprendre à chercher de l'information, on les enjoints à se débrouiller seul, alors que c'est justement ça le problème. Oh, bien sûr, Loys Bonod prend la peine de citer "le manque de confiance en soi" dans les raisons qui poussent au plagiat. Mais, outre que l'on peut se demander ce que son expérience fait pour cette confiance en soi, les dessins dont il accompagne son récit sont sans ambiguïtés : c'est la paresse l'explication privilégiée...
Bref. Ce n'est pas tellement de cela dont je voudrais parler. Considérons plutôt la rapidité avec laquelle ce récit a circulé et va sans doute continuer à circuler parmi les enseignants : liké sur Facebook, twitté sur Twitter (j'y ai contribué, comme quoi on devrait prendre la peine de réfléchir avant de diffuser), envoyé par mails, sur les listes de diffusion, sur les forums publics et privés, discuté (ou affiché) en salle des profs, en conseil pédagogique ou en co-voiturage... Jeunes profs comme vieux routards : nous allons être nombreux à lire ce témoignage, et tout autant à devoir nous situer par rapport à lui. Chacun est sommé de se situer : pour ou contre. Et les réactions, y compris celle que vous êtes en train de lire, ont bien pour objectif de situer leurs auteurs dans un espace en conflit, entre progressistes et conservateurs, pédagogues et traditionalistes, etc.
Ce texte n'est pas le seul. Au contraire, depuis que je suis enseignant, soit depuis 2007, j'en ai vu passer plus que je ne saurais le dire : témoignages, récits soi disant sincères, appels à l'aide plus ou moins apocalyptiques, complaintes récurrentes sur le niveau des élèves, la bêtise des parents, l'inconséquence de l'ensemble du système... La triste nouvelle du suicide d'une enseignante se voit traduit en quelques jours en tribunes et prises à partie des uns et des autres qui, invariablement, circulent avec toute la rapidité qu'offre ces Nouvelles Technologies de l'Information et de la Communication dans lesquelles certains voient la mort du Savoir et de la Société. Certains en profitant pour se présenter comme les héros de l'humanisme contre ces traîtres laxistes qui ne partagent pas leurs idées... Un témoignage sur le racisme ordinaire dans un établissement circulera un peu moins vite, peut-être via des réseaux sensiblement différents, mais pourra toujours donner lieu aux mêmes montées en généralité.
Ce sur quoi je veux mettre l'accent, c'est qu'au-delà de ces quelques exemples ponctuels, puisés dans ce que je parviens le plus facilement à retrouver un dimanche après-midi, les enseignants reçoivent beaucoup d'informations de ce type. Elles se présentent généralement sous une forme commune : celle du témoignage ou, pour le dire mieux, de la fable. On y raconte une histoire qui a valeur d'exemple et dont on peut tirer une leçon ou une morale sur la façon dont va le système éducatif. Montée en généralité : c'est le mot. D'une "expérience" auprès d'une soixantaine d'élèves, on tire un jugement aussi définitif que "les élèves au lycée n'ont pas la maturité nécessaire pour tirer un quelconque profit du numérique en lettres".
Le numérique tant critiqué par certains a peut-être moins changé les élèves qu'il n'a changé la socialisation professionnelle des enseignants. Le partage d'expérience a toujours existé, mais pouvait rester très local : salle des profs, IUFM (souvent le contrôle d'un formateur), journées de rassemblement académique (commission du bac, etc.). S'il prenait une ampleur plus large, il devrait passer par des revues ou autres apte à exercer un certain contrôle sur les contenus. La diffusion d'information entre profs est sans doute devenue plus horizontale, et paradoxalement ceux qui sont les plus pressés à dénoncer cette transformation chez les élèves ne sont pas les derniers à l'utiliser à leurs propres fins.
J'ai parlé plus haut de "montée en généralité" : c'est le mot clef. Transformer une histoire locale et personnelle en leçon de portée générale ne se fait pas n'importe comment - et ce n'est pas Luc Boltanski qui me contredira. Dans son article consacrée à "La dénonciation", celui-ci soulignait, en étudiant un corpus de lettres reçues par le Monde, que, pour être acceptées comme légitime, les dénonciations des individus doivent proposer une mise en scène particulière : elles doivent mettre au prise des entités de taille équivalente. A chaque fois, il ne s'agit pas de parler d'une situation personnelle mais de mettre en jeu "les enseignants" comme un groupe homogène - dont on exclura éventuellement des moutons noirs - face, au choix, au Ministère et à sa politique ou à la Société (qui, pour le coup mérite bien une majuscule) et à son mépris.
Autrement dit, ces messages et témoignages sont loin d'être neutres : ils contribuent à construire les enseignants comme groupe, comme professions. C'est ce que fait finalement notre ami Loys Bonod, en donnant comme ennemi à la fois les élèves et l'Internet. Et il y a peut-être lieu de s'inquiéter : je voudrais poser comme hypothèse que c'est un autre point commun de ces messages que de mettre en scène les enseignants contre des adversaires qui, peu à peu, rassemblent à peu près tout le monde. Élèves, parents d'élèves, ministère, administrations, Internet, Wikipédia... L'image qui ressort de cette littérature est celle d'une profession encerclée, cernée de toutes part par les ennemis. Et cet encerclement, ou du moins le sentiment d'encerclement est le produit direct de la dite littérature : c'est que les enseignants peuvent d'autant plus croire ce genre de chose qu'il y trouver un moyen de "généraliser" leur propres expériences singulières. Il y aurait en tout cas beaucoup à apprendre de la contribution de la circulation numérique de l'information à la socialisation professionnelle des profs. Plutôt que de croire qu'Internet n'affecte que les élèves.