Steve Jobs, sur le charisme en économie

Dans la liste des évènements qui, cet été, ont secoué la planète - comprenez les classes supérieures urbaines salariés d'Europe et des Etats-Unis - on peut s'attarder sur l'annonce, tonitruante à une échelle toute médiatique, du retrait de Steve Jobs des affaires et d'Apple. L'homogénéité du tonnerre de lamentations qui a suivi témoigne en effet de la place particulière acquise par le barbu à col roulé : un pouvoir charismatique qui n'est pas moins destructeur en économie qu'en politique.



Steve Jobs renonce à la présidence d'Apple en précisant bien que "hélas le moment est venu" de reconnaître qu'il n'a plus les capacités d'exercer cette responsabilité. Je n'écris pas ces lignes par obligation mais elles me causent une vraie tristesse que j'ai besoin de partager.
Je ne trouve pas le bonhomme sympathique mais personne n'en a rien à foutre. Je le rappelle ici seulement par honnêteté. Sa parano, sa passion pour les systèmes fermés me choquent. On s'en fout.

Ce bref extrait du billet que le journaliste Francis Pisani consacre sur son blog au départ à la retraite le plus commenté de l'année illustre à lui seul toute la puissance charismatique du personnage de Steve Jobs, et résume, en même temps, la tonalité générale de tous les autres commentaires qui ont pu être fait. En un mot : Steve Jobs est au-dessus de tous - et de nous par la même occasion - et qu'importe ce qu'il ait pu faire, nous lui pardonnerons tout. Steve Jobs a bénéficié, et bénéficie encore, d'une aura particulière qui lui a permis de faire ce qui aurait été innacceptable venant d'autres.

Comme tout charisme, celui de Steve Jobs n'a pas besoin de résider dans des capacités exceptionnelles réelles : il suffit que les autres, et plus particulièrement un petit groupe actif rassemblé autour du leader, soient convaincu de l'exceptionnalité de celui-ci. C'est ce que montre Ian Kershaw à propos d'Hitler qui, quand on y pense, n'avait pas grand chose d'objectivement charismatique. Evidemment, comparer quelqu'un, Steve Jobs ou autre, à Hitler risque toujours d'entraîner les réactions épidermiques de ceux qui ne veulent pas qu'on tire la moindre leçon de ce qu'ils voudraient être une parenthèse historique. Pourtant, ce que nous apprend le parcours d'Hitler, c'est bien que tout charisme est toujours une construction sociale, une croyance qui n'a nul besoin que le leader soit véritablement plus fort que les autres, pas plus qu'un meilleur leader ne sera forcément reconnu comme charismatique.

La magie du charisme de Steve Jobs ne réside pas dans une vision véritablement plus profonde que celle des autres ou de qualités gestionnaires, informatiques ou de leadership qu'il serait le seul à posséder. Cela ne veut pas dire qu'il ne les a pas effectivement - je ne l'ai jamais rencontré, difficile d'en juger - mais que d'autres personnes les avaient et n'ont pas connu la même héroïsation. C'est donc d'abord la façon dont a été mise en récit son parcours, avec ce qu'il faut de légendes, de mystères, de traversées du désert et tout ce qu'il fallait pour respecter un canevas finalement déjà écrit, qui lui a conféré son charisme. Et celui-ci, loin d'être individuel, ne fait que concentrer un double travail collectif : un travail de production de la légende, entretenu activement tant par Apple que par ses fans, et un travail de production classique, de biens et de services. Steve Jobs n'a pas crée seul l'Iphone, mais sa présence fait disparaître tous les ingénieurs, designers, créatifs et autres commerciaux qui l'ont rendu possible, de la même façon que le chanteur fait disparaître le travail du compositeur ou du parolier dans son interprétation.

Steve Jobs avait donc du charisme. Socialement produit, certes, mais vous serez peut-être tenté de me dire "et alors ?". Et alors, il se trouve qu'il y a un auteur qui s'est particulièrement intéressé à cette question du charisme, un certain Max Weber. Et il s'est aussi intéressé au capitalisme et à l'économie.

Que nous dit Max Weber sur le charisme ? Beaucoup de chose. Retenons celle-là : le charisme est le mode d'exercice du pouvoir privilégié par les prophètes. La religion fournit une matrice de la domination, politique ou économique. Si le chaman s'appuie sur la tradition et le prêtre sur l'institution, le prophète s'appuie sur l'exceptionnalité qu'on lui prête - d'où l'importance, par exemple, des miracles (pas de la magie : la magie est une technique de chaman qui respecte des règles anciennes, les miracles sont quelque chose qui n'appartient qu'au prophète). A la fois à cause de cela et en conséquence de cela, le prophète est celui qui boulverse l'ordre ancien : il nous dit "ce qui a été est terminé, table rase de tout ça, maintenant les choses seront différentes". Jésus Christ n'a pas fait autre chose. Calvin, qui n'est pas un prophète au sens religieux mais au sens sociologique, aussi.

Boulverser l'ordre ancien : c'est ce qui était nécessaire à la naissance du capitalisme. Pendant des siècles, les hommes ont travaillé et ont parfois dégagé un surplus, que l'on appellerait profit. Lorsque c'était le cas, soit ils l'épargnaient en prévision de jours moins heureux, soit ils le consommaient de façon rituelle et festive. Et puis certains se sont mis à utiliser ce profit pour le réinvestir dans leur entreprise. Et ils ont cherché un profit encore plus grand. Non pas pour le consommer, mais pour le réinvestir, et en obtenir un encore plus grand encore. Et ainsi de suite. L'accumulation donc : le capitalisme. Ce qui a permis cette transformation, c'est la force prophétique de la Réforme calviniste : c'est elle qui en imposant l'idée de pré-destination a pu convaincre des hommes de changer radicalement le comportement.

Quel rapport avec Steve Jobs ? A bien des points de vue, Steve Jobs a aussi contribué à balayer l'ordre ancien pour imposer des règles nouvelles. Et il ne l'aura jamais autant fait qu'à la période où son charisme a été le plus reconnu. Faire basculer massivement les individus dans des systèmes fermés alors qu'ils utilisaient jusqu'alors des systèmes ouverts, mettant à bas le plus gros de l'idéologie libertaire qui avaient présidé à la création et au développement d'Internet : voilà, sans doute, le plus grand héritage de Jobs. Il fallait une légitimité charismatique pour faire accepter l'idée que l'on allait rentrer dans un système où une entreprise pourrait exercer sa propre censure - Apple ne veut pas de pornographie sur ses appareils, mais autorise ça (retiré seulement du marché français...). Il fallait la légitimité charismatique pour imposer un accès à la presse et aux livres pour le moins discutable.

Apple a très largement redéfini les règles du jeu économique. Mais elle ne l'a pas fait à cause de sa taille, encore moins à cause de l'efficacité de ses propositions qui auraient été dûment sélectionnées par une main invisible infaillible. Elle a pu le faire grâce à la construction charismatique de son leader. De façon classique, elle est aujourd'hui confronté à la question de la routinisation du charisme : comment transformer le pouvoir et la légitimité pour qu'ils puissent vivre sans le leader ?

Mais qu'importe finalement ce que deviendra Apple. Les changements insufflés dans les façons de penser, les conceptions de l'économie et du web, les relations entre les différents acteurs - internautes et entreprises surtout - ont plus de chances de survivre que la boîte elle-même. Le capitalisme a finit par vivre sans le protestantisme : il est devenu indépendant, et s'est imposé à tous sans avoir besoin du support charismatique qui l'a engendré. Il y a fort à parier que la fermeture des systèmes informatiques survivra à Steve Jobs et même à Apple. Pas sûr que ce soit une bonne nouvelle.

Ce que nous apprend cette histoire, c'est qu'en économie comme en politique, la force de la légitimité charismatique, la puissance du prophète, est sans doute la seule à même de rebattre les cartes. Le capitalisme évolue sans doute moins au rythme des contraintes et des découvertes techniques, des goulots d'étranglements et des nouveaux marchés, des variations du stock de capital et de celles des marchés financiers qu'à celui de ses propres prophètes et de ses ennemis. On peut s'amuser à les repérer dans le paysage actuel : là, certains en appellent à la "moralisation", ici, d'autres veulent plus encore de libéralisation, un peu plus loin certains en appellent à la "démondialisation" tandis que les autres veulent mondialiser plus, et un peu partout on promet le développement durable, l'économie verte ou post-carbone, ou encore la décroissance... (la liste n'est pas exhaustive) Et comme tous les prophètes, on passe souvent plus de temps à s'engueuler avec ses amis pour savoir lequel est le plus béni qu'à lutter effectivement contre ses adversaires. Qu'est-ce qui permettra aux uns ou aux autres de gagner ? La réponse réside sans doute dans les conditions d'apparition d'une légitimité charismatique. Mais ça, c'est une autre histoire.

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Pour ceux qui aurait raté l'info parce qu'ils étaient en vacance (et dans ce cas-là, je les hais de toute mon âme noircie) ou parce qu'ils ne consultent le blog qu'au travers d'un reader rss et ne viennent jamais sur la page proprement dite (c'est pas top mais je vous pardonne), Une heure de peine dispose de sa propre page Facebook ici.

Vous pouvez donc me liker ou devenir fan ou dire "j'aime" ou je ne sais pas trop quoi. Cela vous permettra a priori de suivre les mises à jours du blog et, éventuellement, de dire tout votre amour pour moi ou toute votre détestation (ou pas : je pense que je ferais le ménage comme je le fais déjà ici). L'outil a sans doute plein d'autres possibilités insoupçonnées et insoupçonnables, mais je ne sais pas encore si je les découvrirais.
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Le sexe est bien une construction

Commençons la nouvelle saison d'Une heure de peine de la même façon que la précédente s'est terminée : en discutant nature, culture et féminisme. Pascal Picq, paléoanthropologue de son état, a fait paraître dans le Monde une tribune renvoyant dans les cordes les 80 imb... abru... députés qui "pensent" (quand on écrit "théorie du genre sexuel" et qu'on prétend que cela a pour objectif de justifier la pédophilie, c'est que l'on est soit un crétin, soit quelqu'un de très malhonnête, et j'ai trop de respect pour nos représentant pour choisir la seconde option) qu'il ne faut pas dire aux lycéens que les gênes ne déterminent pas tout le comportement sexuel de l'être humain. Pourtant - peut-être du fait d'un certain opportunisme editorial - son texte s'intitule "Le sexe n'est pas que construction". Et de fait, il y critique certaines orientations "antibiologistes" (radicales, ajoute-t-il) des sciences sociales. Pourtant, le sexe - pas seulement le genre, pas seulement la sexualité - est bien une construction sociale. Il faut juste savoir ce que cela veut dire...

Donnons d'abord la parole à Pascal Picq, en profitant pour redire la très haute tenue de son texte et en saluant sa défense de la place des théories du genre dans la formation scientifique des lycéens :

C'est là qu'une partie des sciences humaines pose problème. En raison d'un antibiologisme radical, elles refusent cette réalité biologique qui fait que nous sommes dans le groupe des espèces les plus déterminées biologiquement par le sexe. C'est inepte d'un point de vue scientifique, stupide d'un point de vue philosophique et ouvert à toutes les idéologies. Par-delà le sexe (biologique), il y a la sexualité, c'est-à-dire la diversité et la plasticité des comportements qui amènent des individus à avoir des relations sexuelles. Heureusement, une partie des sciences humaines travaille avec l'anthropologie évolutionniste, notamment autour de la sexualité et de la construction sociale de l'identité sexuelle des individus.

On regrettera que Pascal Picq ne dise pas plus précisément quels auteurs ou quels travaux il vise, mais c'est sans doute la conséquence du format choisi : on ne peut pas truffer une tribune dans un grand quotidien, fut-il du soir, de références savantes. Il revient cependant un peu plus loin sur cette question pour préciser qu'il faudrait quand même pas pousser Mémé dans les orties :

Je m'oppose à toutes ces théories qui détournent les gender studies, avec pour seul argument imbécile d'affirmer qu'il n'y a pas de sexe biologique, et qui plient les observations faites dans la diversité des sociétés humaines et de grands singes.

On le voit, le ton est sans concessions. Le problème que j'ai avec ce texte, c'est que par son titre et les passages cités, on pourrait en retenir qu'il n'y a pas lieu de dire que le sexe est une construction sociale. Or, il est tout à fait légitime et scientifique de l'affirmer. A condition de bien savoir ce que cela veut dire. S'il y a un problème, c'est donc dans la compréhension de la métaphore, courante en sciences sociales, de la "construction sociale".

Dire que le sexe est une construction sociale, qu'est-ce que cela veut dire ? Certainement pas que le sexe n'existe pas ou peut être ignoré ou, encore, n'a pas de pertinence pour comprendre le comportement d'un individu. La métaphore de la construction sociale doit être prise au sérieux : une construction, ça existe, et c'est solide.

Considérons une autre construction sociale : la ville. Il serait aberrant de dire qu'une ville n'est pas construite socialement. Le tracé de ses rues, la répartition de ses quartiers et de ses activités, les règles qui régissent en son sein la circulation des hommes et des choses : toutes cela est le produit d'une histoire faite d'interactions entre les hommes. Si Paris n'avait pas connu Haussman et si celui-ci n'avait pas eu à sa disposition le monopole de la violence légitime fourni par le Second Empire, et bien Paris ne serait pas la ville que l'on connaît aujourd'hui. Et rien ne distingue l'avenue Montaigne de Barbès si ce n'est les croyances et les relations des individus qui accorde plus de valeur ici et un sens différent là...

Et pourtant, bien que socialement construite, Paris n'en est pas moins solide. Si je veux me rendre de Place d'Italie à Nation, je ne peux qu'emprunter les rues disponibles - l'usage d'un bulldozer est certes envisageable, mais incontestablement contraignant. Et j'aurais beau penser qu'il n'y a pas de raison que les prix de l'immobilier soit plus élevé Boulevard Raspail qu'à Bobigny, le fait que plein d'autres personnes ne partagent pas vraiment cet avis m'imposera toujours de trouver cent-cinquante mille cautions solidaires pour louer une chambre de bonne pleine de cafards.

Il en de même pour le sexe : dire qu'il y a là une construction sociale ne veut pas dire qu'il s'agit d'une chose inexistante, loin de la. Mais qu'est-ce que cela veut dire plus précisément ? Si l'on comprend bien que le genre soit une construction sociale - les qualités prêtés au masculin ou au féminin ne s'appliquant pas seulement aux hommes mais aussi aux choses - et qu'il soit tout à fait solide (les discriminations liées au genre et qui touchent aussi bien les femmes que les hommes pas suffisamment "virilisés" ne sont pas une illusion...), c'est plus difficile pour le sexe : ne s'agit-il pas d'une donnée biologique ? Les chromosomes ne sont-ils pas indifférents à nos petites histoires sociales ? Oui et non.

La question commence à se poser, comme le fait remarquer Judith Butler, lorsque l'on prend conscience qu'il n'existe pas forcément deux sexes, mais peut-être bien plus. Pascal Picq le signale également dans son texte : "un très faible pourcentage d'individus, écrit-il, naît avec différentes formes d'indéterminations sexuelles". Et voilà le problème. Qu'est-ce qui permet de qualifier ces situations de "formes d'indéterminations sexuelles" ? S'il s'agissait de formes de vie non-viable, on pourrait le comprendre, mais ce n'est pas le cas. On pourrait parfaitement considéré les personnes en question non pas comme souffrant d'un handicap, mais comme relevant d'un troisième/quatrième/etc. sexe. Ou comme des manifestations divines. Ou comme les victimes d'une malédiction. Ou de biens d'autres façons encore. Mais dans nos sociétés, on considère cela sous l'angle médical et on s'empresse d'opérer les enfants concernés pour les faire rentrer dans l'un ou l'autre des deux sexes que nous connaissons bien.

C'est donc bien par une construction sociale que nous attribuons des individus à l'un des deux sexes que nous connaissons et nommons socialement. Cela n'annule pas l'existence de chromosomes différents, pas plus que celle du sexe, mais cela prend acte qu'il y a et qu'il y a eu d'autres façons de gérer cette différence.

Mais on peut aller encore plus loin, d'autant plus que certains auront tôt fait de rejeter d'un revers de main ces cas en les considérant comme "minoritaires". Ils posent, en fait, une question plus générale : comment attribuons-nous un sexe à un individu ? Là encore, c'est par une construction sociale. Après tout, il est possible de changer de sexe au cours de sa vie - de sexe, et pas seulement de genre. Des personnes qui étaient des mâles deviennent des femelles, et vice-versa. Leurs chromosomes n'ont pas changé, souvent "seulement" leurs organes génitaux. Et les hommes devenus femmes ne peuvent toujours pas avoir d'enfants. Mais socialement, ils changent de sexe. C'est donc bien qu'en plus du sexe biologique, déterminé par ces fameux XX ou XY, il y a un sexe social, qui n'est pas autre chose qu'une construction.

Prenons une comparaison pour bien montrer que le fait que le sexe soit une construction sociale ne lui retire en rien de sa réalité. Wittgenstein s'est intéressé à la question de la connaissance dans le monde des mathématiques. Il s'est posé la question suivante : que faut-il pour qu'une proposition devienne une règle, pour qu'il soit autoriser, par exemple d'utiliser, tel théorème ? La réponse peut paraître évidente : il faut que ce théorème soit vrai. Oui, mais ce n'est pas suffisant. Après tout, le carré de l'hypoténuse était égal à la somme des carrés des deux autres côtés bien avant que Pythagore s'en mêle. Il faut donc a minima que le théorème soit formulé. Mais même cela ne suffit pas. Avant que les mathématiciens ne soient autorisés à l'utiliser sans en refaire toute la démonstration, il faut que la communauté des matheux se penche dessus et reconnaisse que, oui, effectivement, il a pas tort, c'est bon les gars, ça va nous épargner du code TeX. En un mot, il faut qu'il soit institutionnalisé, et ce socialement. Un théorème mathématique est une construction sociale, comme d'ailleurs toute proposition scientifique. Cela ne dit rien de sa véracité ou de sa fausseté, cela dit simplement qu'il est le produit d'une activité et d'un accord social - et si les néo-réactionnaires parvenaient à leurs fins, je ne donnerais pas cher de nos connaissances scientifiques les mieux établies...

Une fois de plus, on peut reprendre la métaphore de la construction au sérieux : un château fort et une cabane dans un arbre sont deux constructions, pourtant, il y a une des deux qui est préférable si votre objectif est de vous protéger d'une attaque ennemie. De la même façon, la science et la religion sont deux constructions sociales, mais si on veut soigner des gens ou faire voler des avions, il y a eu des deux qui a un peu plus de réussite à son actif... Toute les constructions sociales ne se valent pas.

Revenons-en au sexe. Quand vous êtes venu au monde, braillant à celui-ci la joie de votre arrivé, vous aviez évidemment un sexe : des chromosomes XX ou XY. Mais cela n'a pas suffi pour que l'on vous attribue aux mâles ou aux femelles. Il a fallu que quelqu'un jette un oeil au bon endroit, fasse "hum... hum...", coche une case sur un formulaire, le transmette à toute une série d'autres personnes - dont une au moins finira par l'archiver pour le cas où souhaiteriez contester le "hum... hum..." en question - et l'annonce à qui de droit : parents, médecins, état civil... : il en faut du monde pour faire de vous officiellement un petit garçon ou une petite fille.

Et alors, me direz-vous ? Et alors, il est possible qu'il y ait une erreur. Il est possible que les personnes chargées de cette identification soient prise d'un doute et ne sachent pas quoi faire. Il est possible que vous ne soyez pas d'accord avec elles, et que bien qu'elles vous répètent que oui, vous êtes un garçon/fille, vous ayez l'intime certitude que vous êtes une fille/garçon - et ce même si vos chromosomes et votre appareil génital ne semblent pas totalement d'accord avec vous. Bref, votre sexe est une construction sociale. Et ce n'est pas parce que cette une construction qui, la plupart du temps, occupe si bien sa place que vous voyez même plus les traces de sa fabrication qu'elle cesse de l'être.

Le problème est que cette construction n'est pas sans lien avec les autres qui occupent également l'espace social. C'est que l'on a une représentation sociale bien particulière du sexe, et que celle-ci n'est pas sans influence avec celle que l'on peut avoir du genre - avec la façon dont celui-ci est socialement construit. C'est comme souvent dans le langage que cela se fait le mieux sentir : ne parle-t-on pas, le plus souvent, de "sexes opposés" ? Mais qu'ont-ils de vraiment opposés ? D'un point de vue biologique, c'est bien difficile de le dire. Pourtant, même des chercheurs aguerris reconnaîtront que les grands singes sont leurs proches cousins tandis qu'ils décriront leur collègue de labo comme leur "opposé"... Comment ne pas y voir un lien avec les nombreuses tentatives, scientifiquement fragiles mais toujours avancées à grands cris, de montrer que les cerveaux masculins et féminins sont opposés ? Cordelia Fine (Delusions of Gender) et Rebecca Jordan-Young ont récemment publiés deux bouquins qui démontent ces travaux (voir le Sciences Humaines d'Octobre 2011, p. 76).

Cette construction sociale des sexes - et, une fois de plus, il s'agit bien des sexes et pas du genre - comme ayant des caractéristiques nécessairement opposés, et pas seulement différentes, est d'une importance fondamentale. Elle ne signifie pas l'inexistence du sexe biologique. C'est que, qu'on le veuille ou non, sciences de la nature et sciences sociales ne partagent pas les mêmes ordres de discours, ni les mêmes objets. Les biologistes parlent des chromosomes là où les sociologues parlent d'un fait social. Le "dépassement des disciplines" a beau être à la mode, il est le plus souvent vain si l'on ne comprends pas que les disciplines, justement, ont des économies internes particulières. Pour éviter les confusions, le plus simple est peut-être d'offrir un enseignement de sciences sociales à tous les lycéens. J'dis ça, j'dis rien.
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Eléments de sociologie pratchettienne (10)

Où l'on essayera de dévoiler la dimension langagière et quelque peu performative de l'activité économique...

Probably no other world in the multiverse has warehouse for things which only exist in potentia, but the pork future warehouse in Ankh-Morpork is a product of the Patrician's rules about baseless metaphors, the literal-mindedness of citizens who assume that everything must exist somewhere, and the general thinness of the fabric of reality around Ankh, which is so thin that it's as thin as a very thin thing. The net result is that trading in pork futures - in pork that doen't exist yet - led to the building of the warehouse to store it in until it does. The extremely low temperatures are caused by the imbalance in the temporal energy flow. At least, that's what the wizards in the High Energy Magic Building say. And they've got proper pointy hats and letters after their name, so they know what they're telking about.

Terry Pratchett, Men at Arms, p. 182

L'activité économique repose en grande partie sur des jeux de langage et sur des métaphores : un point largement oublié que Pratchett pointe ici en montrant comment une simple métaphore pour expliquer certaines formes de spéculation peut se transformer en un objet tout à fait réel : la construction d'entrepôt pour stocker du porc qui n'existe pas encore, si ce n'est comme l'objet d'un commerce spéculatif. Une illustration simple mais puissante de la performativité du langage - j'en connais qui seront ravis. Dans notre monde, les échanges sur des marchandises qui n'ont pas plus de réalité matérielle qu'un souffle sont étonnamment nombreuses. Et nous venons tous d'en sentir, une fois de plus, les conséquences bien réelles.

On notera cependant que cette performativité repose également sur des dispositions institutionnelles, à commencer par les lois du dirigeants de la cité en question qui obligent les individus à justifier leur métaphore - comme cela est écrit dans un autre roman, le poète qui prétendrait qu'un joli minois a lancé sur les mers quelques milliers de bateaux aurait intérêt à présenter les bons de commande adressés aux chantiers navaux...C'est donc d'une méfiance des pièges du langage que naît la puissance performative de celui-ci. Il n'en va peut-être pas si différemment sur ce qu'il faut bien appelé notre "roundworld" (par opposition au "discworld" que décrit Pratchett) : le langage que nous utilisons oblige le plus souvent à construire sans cesse un nouveau vocabulaire pour le préciser, engendrant à nouveau un besoin de précisions, et ainsi de suite jusqu'à plus soif. Tous ceux qui se confrontent aujourd'hui à l'hermétisme du langage des traders et des grands financiers doivent avoir une idée de ce dont je veux parler. Et sinon, ils peuvent se tourner plus modestement vers l'inflation de sigles et de jargons dans le petit monde de l'éducation nationale, les principes ne sont pas tellement différents...

Mais le rôle du langage dans l'économie mérite approfondissement. Présenter l'activité économique comme une guerre ou comme une échange n'est pas neutre. Cela n'implique pas, chez ceux qui y prennent part, les mêmes comportements, ni même les mêmes institutions. C'est aujourd'hui le vocabulaire de la guerre qui prédomine : la concurrence est compétition, les marchés doivent être conquis, les entreprises et les pays s'affrontent... Cela implique une approche bien particulière des problèmes. A commencer par l'envie de construire des lignes Maginot pour se protéger de tout cela : les appels au protectionnisme ne sont pas sans liens avec la façon dont est mise en métaphore l'activité économique. Même si ceux qui font l'éloge de la guerre économique sont politiquement très différents de ceux qui en appellent à l'édification de murailles tarifaires, ils sont complices dans l'utilisation d'une même façon de présenter les choses. Et ce vocabulaire agonistique n'est pas sans rapport avec la recherche du profit toujours plus grand, car l'objectif est bien évidemment de battre les autres : le capitalisme est aussi une affaire de mots.
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