Il aura donc fallu que la haine qui se rassemblait depuis quelques temps en Avignon se manifeste sous une forme irréparable pour que quelques voix commencent timidement à s'élever contre elle. On apprenait hier, quelques heures après que j'ai terminé un billet désormais obsolète sur cette question, que deux des chrétiens qui manifestaient depuis la galerie Lambert s'y étaient introduit et avaient pu détruire à coups de pioches et de marteaux le Piss Christ de Andres Serrano, une œuvre controversée depuis sa création mais qui vient donc de disparaître ici, en France. Mais au-delà de la haine qu'expriment ces extrémistes, c'est bien à la place de l'art que nous devrions réfléchir : car il ne s'est pas trouvé grand monde pour défendre cette fameuse photo.
Si l'on regarde rétrospectivement les réactions à cette affaire, les prises de position face aux manifestations initiées par des groupements catholiques, des mouvements proches de l'extrême droite et même par la hiérarchie catholique en la personne de l’archevêque d'Avignon, ce qui étonne, c'est l'absence de réactions des défenseurs de la liberté d'expression et de la laïcité. Que des musulmans en viennent à prier dans la rue parce qu'ils manquent de place pour se faire, et ils sont une menace pour la laïcité. Que des chrétiens organisent des prières de rue dans l'espoir d'interdire ce qu'ils appellent un blasphèmes, et les hérauts de la laïcité ne se sentent pas tenus de réagir.
Où sont les Claude Guéant qui ne voyaient dans les prières de rues "une véritable entorse au principe de laïcité" et affirmait qu'on "ne prie pas son dieu dans la rue" ? Où est le "débat sur la laïcité" qui aurait pu suivre les premières manifestations ? Je n'évoque même pas le cas du Front National : sans surprise, le nouveau champion de la laïcité apportait samedi son soutien sans ambage à ceux qui, le lendemain, s'armeraient de masse et de pioche pour aller détruire quelque chose qu'ils ne comprenaient pas.
Les manifestants catholiques ont beau se plaindre du "deux poids, deux mesures", arguant que l'on défend mieux l'Islam que leur religion : l'acte de destruction qu'ils ont perpétré ne sera pas interprété comme un signe de l'incompatibilité totale de toute leur religion avec les "valeurs de la République". On ne remettra pas en cause leur position en France, et sans doute reconnaîtra-t-on sans difficulté qu'il n'y eu là que l'acte isolé de quelques extrémistes et que cela ne remet nullement en cause ni la religion ni la portée de son message. Qu'ils le veuillent ou non, le christianisme est la seule religion en France qui peut ainsi toujours éviter d'être confondues avec ses extrêmes - rien de nouveau sous le soleil, il faut bien le dire. Qu'importe la destruction d'une œuvre d'art, certains ne se sentiront pas gêner pour continuer à faire l'apologie des "racines chrétiennes" de la France.
Mais il y a peut-être plus étonnant ou plus choquant. Si l'on reprend les articles et les réactions qu'a suscité les manifestations catholiques contre "Piss Christ", ce qui étonne ou, du moins, ce qui devrait étonner, c'est la solitude de cette œuvre : il n'est pas trouvé grand monde, dans la presse, pour tenter de la défendre, ou même seulement de l'expliquer. Personne n'a seulement posé la question du sens de la photographie, personne n'a essayé même d'en expliquer ou d'en comprendre la portée.
Parmi les nombreuses leçons que l'on peut tirer du maître-ouvrage d'Howard Becker sur Les mondes de l'Art, il y a celle-ci : une œuvre d'art est fondamentalement quelque chose de fragile, quelque qu'en soit la nature, quelque qu'en soit la forme. Qu'est-ce qui fait une œuvre en effet ? C'est toujours, nous dit Becker, des discours, des justifications, des théories. Elle n'existe pas par elle-même, elle n'existe même pas dans l'objet qu'elle peut, dans certains cas être, comme le support photographique. Elle existe en tant qu’œuvre d'art parce qu'elle est intégré à un monde de l'art, lequel produit une esthétique, c'est-à-dire un discours et des conventions venant en justifier l'existence. C'est cela qui fait que tout peut devenir art, même un urinoir.
Si l'on peut parler d’œuvre pour le célèbre ready-made de Duchamp, c'est précisément parce qu'il existe un discours, une théorie qui le justifie en tant qu’œuvre, parce qu'il a pu être replacé dans l'histoire de l'art. Mais on oublie trop facilement l'autre projet de Duchamp, jamais mis en œuvre : celui d'utiliser une toile célèbre comme planche à repasser, inverser le ready-made, refaire de l'art un objet. C'est ce que souligne en creux tant le travail du sociologue que celui de l'artiste, c'est qu'il suffit que le discours qui institue l'art en tant que tel cesse pour que celui-ci soit ravalé à un rang autre, et puisse donc être traité de la sorte.
Or on est bien en peine de trouver quelques tentatives de défendre "Piss Christ" en tant que tel. Rien, dans la presse ou dans les déclarations qui ont été faites autour des manifestations d'Avignon, n'a tenté d'expliquer et de justifier le geste de Serrano de tremper un petit crucifix en plastique dans sa propre urine et d'en prendre une photo. Le champ libre était donc laissé aux extrémistes pour en proposer et en imposer leur propre sens et leur propre lecture : celle d'un blasphème.
Pourtant d'autres interprétations étaient possibles, et même une simple consultation de la page Wikipedia peut le laisser entrevoir. On peut y lire ceci :
Étrangement, on pouvait trouver une traduction de ce passage sur la version française jusqu'à hier. Elle a aujourd'hui disparu.
Mais qui s'est intéressé à cela ? Qui s'est intéressé au fait qu'Andres Serrano se dise lui-même chrétien ? Qui s'est intéressé à la charge critique que pouvait avoir cette photo quant à la modernité, quant au sacré, quant à la religion, quant au monde qui nous entoure ? Qui a essayé de replacer cela dans l'histoire de l'art, en faisant le lien par exemple avec les nombreuses représentations du christ qui n'ont longtemps qu'était une façon pour les artistes de représenter, de façon parfois érotisé, des corps nus voire de la souffrance ? Qui a essayé de montrer les liens qui peuvent exister avec une histoire de la photographie où le jeu avec les immersions et les couleurs est un processus ancien ?
Si l'on regarde la presse et le débat public des dernières semaines, la réponse est simple : personne. On s'est interrogé vaguement sur la position de l'artiste, mais pas sur la réception par le public. Qu'on le veuille ou non, ce silence a fragilisé l’œuvre, et il continuera à fragiliser l'art. Il a laissé la place aux extrémistes pour imposer leur propre interprétation de l’œuvre, celle d'un blasphème. Voilà la seule interprétation qui a été proposé au public de cette photo : celle d'un blasphème qui excite les milieux conservateurs de tout poil.
Je ne suis pas en train de dire qu'il aurait suffit que l'on explique tout cela aux catholiques qui faisaient leurs prières dans la rue pour sauver "Piss Christ" : on ne peut pas discuter avec ceux qui sont abrutis par la haine. Mais il n'en reste pas moins que pour le reste du public, il ne restera de cette affaire que cet épilogue : des catholiques ont détruit la photo d'un crucifix dans un pot d'urine. L'enjeu de l'art et donc l'art lui-même sont passé à la trappe. On ne comprends pas ce qui s'est réellement passé.
Les néo-conservateurs français s'en prennent pourtant de plus en plus à l'art, et spécifiquement à l'art contemporain. Ce sont eux qui protestent à chaque fois que celui-ci investit Versailles, inventant de toutes pièces une tradition pour un lieu qui a toujours accueilli l'art contemporain. C'est qu'ils ont, eux aussi, une théorie esthétique : on peut la trouver dans le communiqué de presse du Front National sur l'affaire qui nous occupe, même si elle s'exprime également à d'autres occasions :
Pour les extrémistes, l'art, c'est le beau. Et le beau définit par eux. Cette définition peut d'autant plus avoir du succès qu'elle a l'aspect de l'évidence. Mais elle signifie aussi que l'on abandonne tout art qui dénonce, tout art qui fait réfléchir, tout art qui se donne d'autres questions que celles de la pure recherche formelle. En fait, à peu près tout ce qui fait la dynamique de l'art, pas seulement de l'art contemporain. Symboliquement, la soif de destruction du commando catholique s'est étendu à une autre photo :
Face à cela, il n'y a malheureusement pas grand monde qui ait pris la parole. Et pas seulement dans cette affaire. L'habitude française est de croire que l'art se suffit à lui-même, qu'il suffit de mettre le public devant les œuvres pour qu'il soit touché et qu'il les apprécie. C'est sur cette base que se construisent nos musées, nos programmes d'éducation artistique, nos politiques culturelles et notre débat public. Cette idée est on ne peut plus fausse : tout art fait l'objet d'un apprentissage. On apprend à reconnaître les tableaux classiques comme étant de l'art en voyant leurs nombreuses reproductions dans les manuels scolaires : si cela ne conduit pas forcément à les apprécier, tout au moins retient-on qu'il s'agit bel et bien d'art, et qu'il mérite d'être défendu. Il n'en va pas de même pour l'art contemporain, qui doit être soit transmis par la famille soit conquis au prix d'un apprentissage ou d'une conversion bien moins encadrée. Et c'est cela qui fragilise les œuvres. Et c'est cela qui peut faire le lit des extrémismes quant on ne donne pas les clefs au public pour comprendre les œuvres auxquelles il se confronte.
Une telle violence aurait-elle été possible s'il n'existait pas une certaine coupure entre l'art contemporain et une partie importante de la population ? Peut-être pas. Mais cette coupure ne doit pas être attribuée aux œuvres elles-mêmes qui ne sont ni plus ni moins ésotériques que ne peut l'être n'importe quelle représentation classique du Christ sur la croix. Elle repose avant tout sur le refus ou la négligence de défendre l'art contemporain auprès du public, si ce n'est en montrant les œuvres sans jamais les expliquer. On laisse ainsi le champ libre à tous ceux qui promettent le royaume des cieux à ceux qui ne comprennent pas des choses que l'on ne veut pas leur expliquer. C'est peut-être là la leçon qu'il faudrait retenir de cette affaire : la lutte contre les extrêmes passe aussi par la lutte esthétique.
Photo empruntée à Wikipedia |
Si l'on regarde rétrospectivement les réactions à cette affaire, les prises de position face aux manifestations initiées par des groupements catholiques, des mouvements proches de l'extrême droite et même par la hiérarchie catholique en la personne de l’archevêque d'Avignon, ce qui étonne, c'est l'absence de réactions des défenseurs de la liberté d'expression et de la laïcité. Que des musulmans en viennent à prier dans la rue parce qu'ils manquent de place pour se faire, et ils sont une menace pour la laïcité. Que des chrétiens organisent des prières de rue dans l'espoir d'interdire ce qu'ils appellent un blasphèmes, et les hérauts de la laïcité ne se sentent pas tenus de réagir.
Photos Pascal Pochard, empruntée ici |
Où sont les Claude Guéant qui ne voyaient dans les prières de rues "une véritable entorse au principe de laïcité" et affirmait qu'on "ne prie pas son dieu dans la rue" ? Où est le "débat sur la laïcité" qui aurait pu suivre les premières manifestations ? Je n'évoque même pas le cas du Front National : sans surprise, le nouveau champion de la laïcité apportait samedi son soutien sans ambage à ceux qui, le lendemain, s'armeraient de masse et de pioche pour aller détruire quelque chose qu'ils ne comprenaient pas.
Les manifestants catholiques ont beau se plaindre du "deux poids, deux mesures", arguant que l'on défend mieux l'Islam que leur religion : l'acte de destruction qu'ils ont perpétré ne sera pas interprété comme un signe de l'incompatibilité totale de toute leur religion avec les "valeurs de la République". On ne remettra pas en cause leur position en France, et sans doute reconnaîtra-t-on sans difficulté qu'il n'y eu là que l'acte isolé de quelques extrémistes et que cela ne remet nullement en cause ni la religion ni la portée de son message. Qu'ils le veuillent ou non, le christianisme est la seule religion en France qui peut ainsi toujours éviter d'être confondues avec ses extrêmes - rien de nouveau sous le soleil, il faut bien le dire. Qu'importe la destruction d'une œuvre d'art, certains ne se sentiront pas gêner pour continuer à faire l'apologie des "racines chrétiennes" de la France.
Mais il y a peut-être plus étonnant ou plus choquant. Si l'on reprend les articles et les réactions qu'a suscité les manifestations catholiques contre "Piss Christ", ce qui étonne ou, du moins, ce qui devrait étonner, c'est la solitude de cette œuvre : il n'est pas trouvé grand monde, dans la presse, pour tenter de la défendre, ou même seulement de l'expliquer. Personne n'a seulement posé la question du sens de la photographie, personne n'a essayé même d'en expliquer ou d'en comprendre la portée.
Parmi les nombreuses leçons que l'on peut tirer du maître-ouvrage d'Howard Becker sur Les mondes de l'Art, il y a celle-ci : une œuvre d'art est fondamentalement quelque chose de fragile, quelque qu'en soit la nature, quelque qu'en soit la forme. Qu'est-ce qui fait une œuvre en effet ? C'est toujours, nous dit Becker, des discours, des justifications, des théories. Elle n'existe pas par elle-même, elle n'existe même pas dans l'objet qu'elle peut, dans certains cas être, comme le support photographique. Elle existe en tant qu’œuvre d'art parce qu'elle est intégré à un monde de l'art, lequel produit une esthétique, c'est-à-dire un discours et des conventions venant en justifier l'existence. C'est cela qui fait que tout peut devenir art, même un urinoir.
Si l'on peut parler d’œuvre pour le célèbre ready-made de Duchamp, c'est précisément parce qu'il existe un discours, une théorie qui le justifie en tant qu’œuvre, parce qu'il a pu être replacé dans l'histoire de l'art. Mais on oublie trop facilement l'autre projet de Duchamp, jamais mis en œuvre : celui d'utiliser une toile célèbre comme planche à repasser, inverser le ready-made, refaire de l'art un objet. C'est ce que souligne en creux tant le travail du sociologue que celui de l'artiste, c'est qu'il suffit que le discours qui institue l'art en tant que tel cesse pour que celui-ci soit ravalé à un rang autre, et puisse donc être traité de la sorte.
Or on est bien en peine de trouver quelques tentatives de défendre "Piss Christ" en tant que tel. Rien, dans la presse ou dans les déclarations qui ont été faites autour des manifestations d'Avignon, n'a tenté d'expliquer et de justifier le geste de Serrano de tremper un petit crucifix en plastique dans sa propre urine et d'en prendre une photo. Le champ libre était donc laissé aux extrémistes pour en proposer et en imposer leur propre sens et leur propre lecture : celle d'un blasphème.
Pourtant d'autres interprétations étaient possibles, et même une simple consultation de la page Wikipedia peut le laisser entrevoir. On peut y lire ceci :
Sister Wendy Beckett, an art critic and Catholic nun, stated in a television interview with Bill Moyers that she regarded the work as not blasphemous but a statement on "what we have done to Christ": that is, the way contemporary society has come to regard Christ and the values he represents.
Étrangement, on pouvait trouver une traduction de ce passage sur la version française jusqu'à hier. Elle a aujourd'hui disparu.
Mais qui s'est intéressé à cela ? Qui s'est intéressé au fait qu'Andres Serrano se dise lui-même chrétien ? Qui s'est intéressé à la charge critique que pouvait avoir cette photo quant à la modernité, quant au sacré, quant à la religion, quant au monde qui nous entoure ? Qui a essayé de replacer cela dans l'histoire de l'art, en faisant le lien par exemple avec les nombreuses représentations du christ qui n'ont longtemps qu'était une façon pour les artistes de représenter, de façon parfois érotisé, des corps nus voire de la souffrance ? Qui a essayé de montrer les liens qui peuvent exister avec une histoire de la photographie où le jeu avec les immersions et les couleurs est un processus ancien ?
Si l'on regarde la presse et le débat public des dernières semaines, la réponse est simple : personne. On s'est interrogé vaguement sur la position de l'artiste, mais pas sur la réception par le public. Qu'on le veuille ou non, ce silence a fragilisé l’œuvre, et il continuera à fragiliser l'art. Il a laissé la place aux extrémistes pour imposer leur propre interprétation de l’œuvre, celle d'un blasphème. Voilà la seule interprétation qui a été proposé au public de cette photo : celle d'un blasphème qui excite les milieux conservateurs de tout poil.
Je ne suis pas en train de dire qu'il aurait suffit que l'on explique tout cela aux catholiques qui faisaient leurs prières dans la rue pour sauver "Piss Christ" : on ne peut pas discuter avec ceux qui sont abrutis par la haine. Mais il n'en reste pas moins que pour le reste du public, il ne restera de cette affaire que cet épilogue : des catholiques ont détruit la photo d'un crucifix dans un pot d'urine. L'enjeu de l'art et donc l'art lui-même sont passé à la trappe. On ne comprends pas ce qui s'est réellement passé.
Les néo-conservateurs français s'en prennent pourtant de plus en plus à l'art, et spécifiquement à l'art contemporain. Ce sont eux qui protestent à chaque fois que celui-ci investit Versailles, inventant de toutes pièces une tradition pour un lieu qui a toujours accueilli l'art contemporain. C'est qu'ils ont, eux aussi, une théorie esthétique : on peut la trouver dans le communiqué de presse du Front National sur l'affaire qui nous occupe, même si elle s'exprime également à d'autres occasions :
Cette abjection n’est pas seulement odieuse ; elle est minable. Comme tant d’autres, elle ne traduit que l’incapacité de son auteur à créer de la beauté, ce qui est pourtant la finalité du travail de l’artiste. Ici l’ « artiste » Andres Serano n’a trouvé que ce moyen de se venger ainsi de sa propre impuissance.
Pour les extrémistes, l'art, c'est le beau. Et le beau définit par eux. Cette définition peut d'autant plus avoir du succès qu'elle a l'aspect de l'évidence. Mais elle signifie aussi que l'on abandonne tout art qui dénonce, tout art qui fait réfléchir, tout art qui se donne d'autres questions que celles de la pure recherche formelle. En fait, à peu près tout ce qui fait la dynamique de l'art, pas seulement de l'art contemporain. Symboliquement, la soif de destruction du commando catholique s'est étendu à une autre photo :
Photo empruntée ici |
Face à cela, il n'y a malheureusement pas grand monde qui ait pris la parole. Et pas seulement dans cette affaire. L'habitude française est de croire que l'art se suffit à lui-même, qu'il suffit de mettre le public devant les œuvres pour qu'il soit touché et qu'il les apprécie. C'est sur cette base que se construisent nos musées, nos programmes d'éducation artistique, nos politiques culturelles et notre débat public. Cette idée est on ne peut plus fausse : tout art fait l'objet d'un apprentissage. On apprend à reconnaître les tableaux classiques comme étant de l'art en voyant leurs nombreuses reproductions dans les manuels scolaires : si cela ne conduit pas forcément à les apprécier, tout au moins retient-on qu'il s'agit bel et bien d'art, et qu'il mérite d'être défendu. Il n'en va pas de même pour l'art contemporain, qui doit être soit transmis par la famille soit conquis au prix d'un apprentissage ou d'une conversion bien moins encadrée. Et c'est cela qui fragilise les œuvres. Et c'est cela qui peut faire le lit des extrémismes quant on ne donne pas les clefs au public pour comprendre les œuvres auxquelles il se confronte.
Une telle violence aurait-elle été possible s'il n'existait pas une certaine coupure entre l'art contemporain et une partie importante de la population ? Peut-être pas. Mais cette coupure ne doit pas être attribuée aux œuvres elles-mêmes qui ne sont ni plus ni moins ésotériques que ne peut l'être n'importe quelle représentation classique du Christ sur la croix. Elle repose avant tout sur le refus ou la négligence de défendre l'art contemporain auprès du public, si ce n'est en montrant les œuvres sans jamais les expliquer. On laisse ainsi le champ libre à tous ceux qui promettent le royaume des cieux à ceux qui ne comprennent pas des choses que l'on ne veut pas leur expliquer. C'est peut-être là la leçon qu'il faudrait retenir de cette affaire : la lutte contre les extrêmes passe aussi par la lutte esthétique.
11 commentaires:
en fait, je suis un peu fatiguée d'expliquer, surtout aux on catholiques que le christ irradie de lumière dans l'urine, secrétin naturelle et humble (qui avec le sang d'autres photos de la série était l'objet de rejet encore plus grand à l'époque qui était celle de la découverte du sida).
Qu'amour et humilité c'est justement le catholicisme tel qu'on l'enseignait dans ma jeunesse. Tel que bien avant le pratiquait François d'Assise qui n'avait rien contre les scandales
Donc qu'ils sont non seulement violents mais hors du christ (bon moi je ne suis plus dans l'église et croyante mais ma famille, si, et plus proche de François que des intégristes
Bonjour et merci pour ce billet. Je profite de celui-ci pour exprimer une réaction et une question que m'avaient déjà inspirées un précédent billet sur l'art.
Je suis gêné et/ou ne comprends pas votre affirmation « l'art doit être expliqué ». Je vous rejoins tout à fait sur celle « l'art fait l'objet d'un apprentissage » : j'expérimente ce fait, pour mon propre compte, de façon très consciente - suffisamment consciente pour deviner qu'une part encore plus profonde et vaste ne l'est pas.
Là où je discorde, c'est sur le mot « discours ». Bien sûr, l'« apprentissage » de l'art passe aussi par la réception et l'intégration d'un discours. Mais pour moi, cet élément n'est pas le seul ; plus encore : seul, le discours n'est rien. Voir autour de soi, jeune, des gens apprécier la musique n'est pas un discours, même si cela s'accompagne d'actes de langage, de commentaires, etc. Plus encore me gêne votre expression d'un discours qui devrait « expliquer » l'art. Introduire à lui, permettre de le voir : oui, bien sûr. Mais le mot « expliquer » me semble inadéquat, même si un certains nombre d'explications, au sens strict, sont effectivement très précieuses.
Un enfant n'apprend pas sa langue maternelle parce qu'on la lui explique, ou qu'on tiendrait un discours sur elle.
Je me permets de tenter une réponse au message de Charles.
A mon sens l'art ne doit pas nécessairement être l'objet d'un enseignement car il peut bien évidement être apprécié de tous sur un plan tout à fait subjectif et émotionnel, comme une musique justement. Vous n'avez besoin de rien d'autre que de vos oreilles et d'en ressentir les raisonnances dans votre corps.
Cela dit, un enseignement ne peut qu'être bénéfique à une oeuvre d'art. Ne serait-ce que pour comprendre une oeuvre en tant que système sémantique. Décoder les niveaux de signification d'un texte, d'une peinture etc. doit s'apprendre (notamment en pratiquant). Savoir apprécier la construction d'un tableau, la progression d'une mélodie, le style d'un texte cela s'apprend et permet de juger une oeuvre à sa juste valeur, et permet d'éviter les critiques telles que "J'aime/J'aime pas" ou un simple "c'est beau" bref, des considérations purement impressionnistes et subjectives.
Un enseignement plastique, et esthétique donc, pas seulement historique. Je suis quelque peu surpris par les discours que j'entends de certains étudiants en histoire de l'art, ils font montre d'une culture faramineuse sur les oeuvres, sur l'artiste, sur son contexte... mais aucun n'est capable d'en expliquer la valeur comme système de signes et construction esthétique.
Un discours de ce type me semble approprié car il permet de comprendre une oeuvre et d'en dépasser l'impression qu'elle laisse. Pour prendre un exemple personnel, le classicisme français me laisse de marbre, notamment Poussin, ce n'est pas pour autant que je ne suis pas à même de comprendre ses oeuvres et d'en juger toute la force.
Comme disait Picasso "L'art c'est comme le chinois, ça s'apprend !".
@Charles :
croire que l'appréciation de l'art est instinctive est une erreur. On ne voit (et donc on n'apprécie) que ce que l'on connait. Des expériences avaient été faites dans les années 30, sur ce que percevaient des indiens d'Amérique du Sud, isolés dans leur forêt, dans un film de la vie new yorkaise. Ils n'ont "vu" que ce qu'ils connaissaient : les arbres et les oiseaux.
Un enfant apprend sa langue maternelle d'abord par répétition, ensuite parce qu'on la lui explique et qu'on tient un discours sur elle, c'est le propre de l'école, de la grammaire.
Pour prendre un autre exemple, la musique, où l'oreille, passé un certain âge, ne peut que très difficilement apprendre à entendre des gammes auxquelles elle n'a pas été habituée.
Depuis notre enfance, nous sommes culturellement enfermés, inconsciemment, dans une certaine conception du beau, et de l'art comme étant "beau".
Le saut conceptuel de l'art moderne, c'est que le discours fait partie de l'art. Toujours en musique, les recherches d'un Boulez, d'un Stockhausen ne sont pas appréciables sans l'intégration du discours qui va avec.
Il est exact que le discours seul ne suffit pas. Sinon les philosophes seraient tous des artistes. Mais il y a des oeuvres d'art où le discours est une partie intégrante de l'oeuvre
"Rien [...] n'a tenté d'expliquer et de justifier le geste de Serrano de tremper un petit crucifix en plastique dans sa propre urine et d'en prendre une photo."
Bof ! Much ado about nothing ! Il ne s'agit que d'une photo, donc reproductible à l'infini. Ce que l'on peut surtout reprocher aux manifestants, c'est leur manque total d'humour, leur terrible esprit de sérieux... qui n'a d'égal sans doute que celui des galeristes. Puisque l'art en est là, l'intelligence eut été, côté contestataires, de manier la dérision en pissant à plusieurs dans la galerie tout en mobilisant un ou deux habiles discoureurs pour expliquer que ce geste lui-même était une oeuvre. Qui sait, il y aurait peut-être eu des gens pour le croire. Car c'est le discours et l'apprentissage qui font l'oeuvre d'art, n'est-ce pas ? Foi de Gargantua ! "Lors, en soubriant, destacha sa belle braguette, et, tirant sa mentule en l'air, les compissa si aigrement qu'il en noya deux cens soixante mille quatre cens dix et huyt, sans les femmes et petitz enfans" (Gargantua, chap. XVII, Comment Gargantua paya sa bienvenue ès Parisiens...).
@brigetoun : Merci pour votre commentaire !
@Charles : il faut bien différencier l'apprentissage et l'explication ou, pour le dire mieux, la justification. Tout art doit être appris, de façon explicite ou implicite. Cet apprentissage est plus profond que vous ne semblez le penser : il commande les émotions que l'on peut avoir. Le sentiment esthétique que l'on peut ressentir devant une toile de Soulages est la conséquence d'un apprentissage : déplaçons-là dans une autre culture ou même simplement dans un autre milieu social et cette émotion disparaît. Il en va de même pour une chanson des Beatles ou une symphonie de Mozart : écouter sans l'apprentissage préalable, elles ne susciteront rien. C'est là où je nuancerais la réponse que vous fait Nam (que je remercie également au passage): tout art fait l'objet d'un apprentissage, mais cet apprentissage n'est pas forcément un enseignement.
Mais, d'autre part, tout art doit être justifié. Il existe toujours un discours qui vient justifier son existence en tant qu'art. Parfois il est implicite : ce sont les "règles de l'art" qui sont, justement, le plus souvent objet d'apprentissage. Et qui fait que nous reconnaissons facilement une musique combinant percussions, guitare et chant comme art. Parfois, ces règles sont très simples : "l'art, c'est le beau". Parfois elles sont plus raffinées. Ces règles s'incarnent parfois dans des institutions - c'est l'Académisme. D'autres justifications interviennent à d'autres moments : lorsqu'une oeuvre nouvelle, qui déroge aux règles, doit être reconnue comme étant de l'art. C'est l'art contemporain.
@Marie-Aude : tout à fait d'accord avec vous. Auriez-vous les référence de ces expériences menées dans les années 30 ?
@Anthropiques : si on avait brûlé des livres en place publique, aurait-il été possible d'avance que, parce qu'ils sont reproductibles, ce n'est pas si grave ?
Le geste de violence des extrémistes a ceci de commun avec l'art auquel ils s'en sont pris qu'il s'impose à nous et que nous ne pouvons pas l'ignorer.
Il aurait sans doute mieux valut qu'ils obtiennent le même résultat par un bien pacifique happening. Mais le pouvaient-ils ? Il faudrait se pencher sur une critique de la religion ou de la forme religieuse qui leur impose leur esprit de sérieux... Je pense que celle-ci serait beaucoup plus violente et dévastatrice que les remarques de mon billet.
Quant au fait que ce soit le discours et l'apprentissage qui font l'oeuvre d'art, je m'étonne que vous maniez avec ironie ce qui est une définition sociologique nécessaire. N'oubliez pas que, comme le dit très bien Becker, pour autant, tous les discours n'ont pas autant de chances de réussir, toutes les oeuvres n'ont pas autant de chances d'être reconnues...
Merci pour ce billet qui m'a permis d'appréhender un peu "cette affaire" sous un autre angle...
Voici le point de vue de Michel Brière, prêtre au service du monde de l'art, qui me semble faire écho à certaines de vos réflexions. Il invite justement à "regarder" cette oeuvre. Certes sa vision n'est pas qu'esthétique mais nécessairement aussi spirituelle... Mais ce n'en est pas moins intéressant!
http://www.radionotredame.net/rnd_player_plus.php?date=2011-04-18&url=http%3A%2F%2Fnotredameradio.s3.amazonaws.com%2F217_20_elodiechapelle_20110418.mp3&title=17h00+-+20h00+%3A+Elodie+Chapelle+%282%C3%A8me+partie%29
Merci pour votre réponse, ainsi que pour celles de Nam et Marie-Aude.
J'ai dû, en effet, mal me faire comprendre -éviter les malentendus est chose toujours difficile. Je suis entièrement convaincu que l'art s'apprend, au point même que l'émotion suscitée par de l'art ne l'est que parce qu'il y a eu apprentissage. Ça va même au-delà de l'émotion : écouter Bach a sur moi un effet quasi thérapeutique. Ce n'est pas un don immédiat de cette musique nue : un apprentissage (essentiellement implicite, en l'occurence) est passé par là, qui me permet d'entendre quand j'écoute. Les conséquences vont jusqu'au physiologique. En l'occurrence, cet apprentissage est essentiellement implicite. Je n'ai jamais fait de dictées musicales -apprentissage formel de l'écoute-, ou d'analyse musicale.
Bien sûr, un apprentissage formel, un enseignement, peut être précieux pour affiner l'appréciation qu'on a d'un art (l'enseignement plastique et esthétique dont parle Nam). Il peut la rendre à la fois beaucoup plus intense et fine émotionnellement et du point de vue réflexif et conscient.
Mais ce n'était pas cela qui me gênait dans le mot « discours ». Sur ce point, je vous entends sur la distinction et l'articulation apprentissage/justification, et je préfère nettement ce dernier mot à celui de « discours », plus général et par là trop vague. Je ne le comprenais pas dans votre billet. Je pense avoir mieux compris. Et les deux s'articulent, la justification n'est pas seule.
Une remarque : toutes les oeuvre d'art contemporain ne nécessitent pas de discours explicite (au delà de l'implicite de la culture commune) pour être appréciées.
J'aime bien le titre assez évocateur ;)
Merci pour ce billet, je n'avais pas du tout entendu parler de cet épisode iconoclaste.
Ça me fait penser à Flannery O'Connor qui espérait à son époque que le public catholique serait plus réceptif et éclairé au sujet de l'art dans quelques décennies... Vu ce genre de coup d'éclat, on peut penser à raison que ses propres livres, à l'esthétique grotesque et remplis de blasphèmes de la part de nombreux personnages démoniaques, se verraient aujourd'hui illico brûlés en autodafé entre les mains de ces catholiques-là. L'oeuvre d'un des plus grands écrivains catholiques du XXe siècle brûlée par les Catholiques eux-mêmes, ce serait drôle, on finirait par voir enfin clairement, sans hésitation possible, la bêtise crasse des fanatiques incultes...
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