Que faut-il à Banksy pour devenir Banksy ?

Exit Through the Gift Shop, improprement traduit Faites le mur, création cinématographique du street artist Banksy, n'est pas seulement le film que vous feriez mieux d'aller voir au lieu de glander devant votre PC, c'est aussi une magistrale leçon d'art et, peut-être, de sociologie.

Résumons brièvement le film (ici, ceux qui ne l'ont pas vu s'arrêtent de lire et vont voir la bête parce que tout ce que je pourrais en dire sera de toutes façons inférieur à l'expérience cinématographique elle-même, aussi nécessaire que soit ce résumé pour mon propos).


FAITES LE MUR! - Bande Annonce VOSTFR
envoyé par faiteslemur. - Court métrage, documentaire et bande annonce.

Thierry Guetta est un français expatrié à New-York visiblement un brin halluciné : vendeur de vêtements d'occasions hors de prix pour la classe de loisir de Los Angeles, il passe son temps à filmer tout, tout le temps - une courte séquence fait remonter cette obsession au décès prématuré de sa mère, explication qui sent bon les commentaires psychologisant de critiques d'art à la petite semaine. Se découvrant cousin avec Space Invaders, un street artist bien connu pour ses mosaïques qui égayent nos villes (voir la photo qui suit, prise par mes soins parce que Bubble Bobble a bercé mon enfance), il se met à filmer les street artists au travail, ces taggueurs et graffiteurs nocturnes qui naviguent entre art contemporain et dégradation des biens publics. Il est notamment obsedé par le plus célèbre d'entre eux, Banksy, connu notamment pour ses peintures sur le "mur de la honte" entre Israël et la Palestine, ses rats, son générique des Simpsons (qui suffit à lui attirer ma sympathie totale et inconditionnelle) et quelques autres trucs.


Il finit par le rencontrer et par le suivre dans ses productions, notamment l'installation d'une poupée gonflable en forme de prisonnier de Guantanmo à Disneyland qui lui sert de baptême du feu : après qu'il ait refusé de cracher le morceau au servie de sécurité du parc, Banksy le reconnaît comme un ami. Ayant accumulé une quantité impressionnante de bande, il tente de monter un documentaire sur le Street Art. Lorsque Banksy visionne la chose, il voit à quel point c'est une merde. Il lui demande donc de le laisser retravailler les bandes pour faire quelque chose de potable, et renvoie Thierry Guetta à L.A. en lui conseillant de monter une petite exposition - inspiré par ses modèles, il a commencé à faire un peu de Street Art. Ce dernier le prend au mot, et jette toute sa fortune et son talent commercial dans un projet fou : devenir du jour au lendemain un artiste qui compte. Et, sous le nom de M. Brainwash, il va y arriver.

Mon résumé ne rend certainement pas justice à la densité et à la profondeur du film, qui parle, en dernière analyse, de l'art, de sa marchandisation et de sa perte de sens. Le Street Art y est d'abord présenté par la voix off comme le mouvement contestataire le plus important depuis le punk. Ce qu'il est bien, en un sens : les œuvres de Banksy, comme le slogan "One nation under CCTV" ou même le récent générique pré-cité, sont en effet d'une puissance critique importante. Concernant les Simpsons (vidéo ci-dessous), non seulement l'artiste a parfaitement compris l'esprit de la série, mais il arrive à délivrer un message plus subtil qu'en apparence : la marchandisation de la série tue son esprit merveilleux (la licorne enchaînée...). A l'heure où certains se plaignent que le vénérable dessin-animé perd de sa force, c'est un formidable exercice de critique et d'auto-critique que la série a osé faire (oui, je suis un fan, ça vous étonne tant que ça ?).



Mais cet accent critique pose problème. Lorsque Banksy commence à devenir un artiste reconnu, il se trouve en tension. Une image laisse brièvement voir un tag sur la vitrine d'une galerie où ses œuvres sont exposées : "Banksy vendu" ai-je eu le temps de lire dans les sous-titres. En devenant une institution, une référence, un nom dans le monde de l'art, Banksy perd de la marginalité qui donnait sens à son œuvre.

Mon hypothèse est qu'il se rend alors compte que la capacité critique de son œuvre en est affaiblie ou, pire, n'a jamais été aussi forte qu'il le pensait. En effet, que faut-il à Banksy pour devenir Banksy ? C'est-à-dire que faut-il à un individu pour devenir une "institution", un nom dont la seule mention est attachée à une valeur ? C'est là qu'il est bon - comme souvent - de relire un peu de Howard Becker :

Imaginez que vous êtes conservateur du département des sculptures dans un musée et que vous avez invité un sculpteur éminent à exposer une œuvre récente. Il arrive au volant d'un semi-remorque qui transporte une construction gigantesque associant plusieurs éléments de grosses machines industrielles agencés en un volume tout à faire intéressant et séduisant. Vous êtes enthousiasmé. Vous demandez au sculpteur de conduire le camion devant la plate-forme de chargement du musée. Et là, vous vous apercevez tous les deux que la porte est trop petite. Elle mesure quatre mètres cinquante de haut, et l'œuvre est beaucoup plus grande [...]. Finalement, le sculpteur, très contrarié, s'en va avec son œuvre (Les mondes de l'art, p. 51-52)

Pour pouvoir rentrer dans un musée, et donc être reconnue et avoir une chance de devenir une institution, une œuvre doit pouvoir passer la porte. D'une façon plus générale, elle doit se plier aux conventions en vigueur dans le monde de l'art considérée, elle doit être cohérente avec les autres institutions, ou au moins, avec un certain nombre d'entre elles : si on peut agrandir la porte, encore faut-il que le sol du musée supporte le poids de la sculpture, que la hauteur de plafond soit suffisante, que le public puisse circuler autour, etc.

La leçon est terrible pour les artistes : pour être révolutionnaire et contestataire, comme Banksy, il faut ne pas remettre en cause toutes les institutions de l'art. Il faut passer la porte. Autrement dit, pour devenir une institution comme Banksy, il faut remettre un peu les choses en question, afin de profiter du prestige charismatique et révolutionnaire qui est propre aux artistes, mais pas trop, ou du moins pas toutes. Il faut produire des oeuvres qui se plient à suffisamment de règles pour qu'elles soient montrables et appréciables par un public existant. De la même façon que les punks jouaient sur une scène des morceaux de trois minutes. De la même façon que Robert Parker attribue de bonnes notes à la plupart des vins qui ont déjà une réputation et ne subvertit la hiérarchie classique que sur une minorité de crus... Les oeuvres de Banksy ayant passé la porte, sont-elles aussi contestataires qu'il l'aurait voulut ?

La deuxième partie du film parle de cela. On doute de l'existence réelle de M. Brainwash et de Thierry Guetta : différents commentateurs ont avancé l'idée qu'il n'était qu'une création de Banksy. Le fait est que ses œuvres ont un sérieux air de déjà vu, reprenant des tics du Street Art sans originalité, et qu'on ne voit jamais l'artiste les réaliser lui-même (il en confie toute la réalisation technique à ce que Becker appellerait du "personnel de renfort"). Et il apparaît plus intéressé par la publicité (jusqu'à l'utilisation du nom de Bansky lui-même) et la communication qu'à la réflexion sur son travail. De fait, qu'il s'agissait d'un canular de Banksy ou d'un vrai illuminé, le propos du film est assez clairement critique à son encontre. Parvenant à devenir un artiste sur la base de rien (si ce n'est le capital social accumulé auprès d'artistes et de journalistes), vidant de son sens le Street Art, l'avènement de M. Brainwash apparaît comme une critique mordante de la marchandisation de l'art, de la transformation d'une forme urbaine fleurtant avec les frontières de l'art et de la loi à une reproduction en série de poster (M. Brainwash se demande comment rendre des posters identifiques uniques alors que Banksy n'a jamais apposé aucun copyright sur ses œuvres). "Exit througt the gift shop" ou comment tout art finira en souvenir marchand.

Il me semble que cette mise en scène, qu'il s'agisse ou non d'un canular, est surtout un moyen pour Banksy de réduire le conflit qu'il peut lui-même entretenir avec la marchandisation de son art. Et ce film révèle, jusque dans sa construction en deux partie et ses aller-retours constants entre le commentaire des "vrais" artistes et l'odyssée bouffonne de M. Brainwash, de l'habitus des artistes contemporains (et peut-être même pour les artistes en général). Habitus pris ici au sens de Norbert Elias, comme l'existence d'une tension entre les pulsions et l'autocontrôle. Les artistes semblent, au prisme de ce film, travaillés par un désir de radicalité - les pulsions - et la nécessité de se tenir à certaines conventions - l'autocontrainte. Et à cette première tension s'en rajoute une seconde entre le désir du succès et l'éthique du refus de la marchandisation. Deux tensions elles-mêmes en tension qui font toute la complexité de la position. Ainsi, en cachant son visage, Banksy refuse bien la marchandisation de son art, mais se plie en même temps à des conventions artistiques anciennes... et se rend d'autant plus audibles auprès d'institutions qui lui font prendre le risque de la marchandisation.

Pour les artistes, la situation est inextricable. Les voilà obliger de composer avec ces tensions, ces contradictions et tout leur cortège d'incompréhension et de mésinterprétation de leurs démarches et de leurs œuvres. Les Street Artists font des œuvres éphémères... mais ils sont contents, dans le film, que quelqu'un les filme et leur donne une permanence... mais cette permanence fait prendre le risque d'une marchandisation qu'ils méprisent... mais leur donne une reconnaissance à laquelle ils aspirent... Il n'y a pas de solution. Et c'est plutôt bien. C'est sans doute ce qui peut donner de la dynamique aux mondes de l'art.
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6 commentaires:

b, naïf a dit…

Je suis partagé sur votre commentaire sur le monde de l'art à partir du film : d'abord, je suis interpelé par le glissement que vous opérez entre la galerie d'art, qui est un lieu commercial, mais aussi souvent le premier lieu d'exposition de l'artiste, et le musée, qui serait le lieu de la consécration ultime, mais aussi d'une forme d'académisme.
Les choses sont, à ma connaissance, moins nettes que ça : si les galeries ont longtemps joué le rôle de défrichage, les choses ont tendance à évoluer et nombre de musées prennent des risques aujourd'hui ; pour ne pas laisser le marché seul décider, entre autre. Les frontières ne sont pas si marquées que ça !
On ne peut pas tirer une ligne franche entre les différents acteurs sur des notions morales, avec :
d'un côté le créateur, forcément original, pur, libéré de toute contrainte et indépendant dans ses pensées et ses actes (ce que vous semblez demander avec les commentaires sur les travaux de Brainwash) ;
le galériste, forcément poussé par l'appât du gain et la spéculation qui va aspirer la moelle artistique pour la transformer en bon argent frétillant (comme je pourrais comprendre le fait de souligner l'inscription sur la vitrine) ;
le conservateur du musée, pompeux institutionnel à la porte étroite qui n'acceptera que ce qu'il est capable de saisir.
Chacun des acteurs discute avec les autres, et dans la plupart des cas, pour que soit produit le travail le plus intéressant possible.

Je sais : je force le trait, et vous avez été bien plus subtil.
Je pense aussi que c'est en partie lié au propos du film lui-même (que je n'ai pas encore vu), mais j'en comprend aussi la subtilité : autant un artiste ne peut pas vivre uniquement de dessins dans la rue, même s'il y revient régulièrement, autant le système de marché de l'art comporte de nombreux défauts, et son lot d'impostures (tant chez certains critiques que chez certains artistes), et ces deux aspects y sont évoqués.

Avez-vous vu la vidéo du Colbert Report avec Steve Martin, Frank Stella, Obey ?

Denis Colombi a dit…

Honnêtement, je ne reconnais pas mon billet dans ce que vous dites ! Je n'ai pas chercher à présenter des conceptions morales des différents, et je n'ai même pas fait référence aux galeristes et aux conservateurs. Il faut effectivement que tout ce monde collabore pour produire l'oeuvre d'art, et c'est d'ailleurs tout le propos de Becker.

L'inscription sur la vitre (que Banksy met lui même dans son film) me semble montrer qu'en collaborant avec des institutions plus classiques, un artiste prend le risque de la critique de ces pairs. De la même façon que des groupes rock ou punk ont pu être critiqué au fur et à mesure qu'ils obtenaient du succès (Nirvana, Noir Désir...). Les artistes se pensent souvent sur ce mode-là. Et c'est à cause de cette représentation qu'ils ont d'eux-mêmes (et que l'on a d'eux bien souvent) qu'ils sont en tension. Je ne crois pas moi-même à cette représentation.

Je n'ai pas vu la vidéo dont vous parlez : pourriez-vous m'indiquer où la trouver ?

b, naïf a dit…

Bon, j'avais avouer forcer le trait : mais les attaques contre l'art avancent en nombre, et parfois masquées par des critiques sur le système : ensuite, on dit des trucs dévalorisants.
Mais si, j'insiste : quand vous passez du tag sur la galerie à la citation de Becker, il y a un glissement sémantique. Et vous poursuivez bien avec une critique induite sur le conservatisme des institutions, peu en mesure d'accueillir la nouveauté.
Bon, ce que je lis n'est pas forcément ce que vous écrivez !
(le lecteur est le premier traducteur de l'auteur, et traducteur=traître !)


La vidéo est ici :
http://www.colbertnation.com/the-colbert-report-videos/367860/december-08-2010/exclusive---steve-martin-extended-segment

Anonyme a dit…

"L'avènement de M. Brainwash apparaît comme une critique mordante de la marchandisation de l'art(...)"

Oui, certes, mais est-ce vraiment intéressant?

Cette problématique est loin d'être nouvelle, elle est d'ailleurs veille comme l'histoire de l'art moderne. En 1917 Marcel Duchamp exposait sa "fontaine", un urinoir de fabrication industriel signé et daté "R.Mutt 1917". A l'instar de "Through the Gift Shop",cette œuvre témoigne également de la marchandisation de l'art et de la perte de sens qui en émane. En effet, l'urinoir de Duchamp fut exposé à la "Société des artistes indépendants de New York", une organisation qui promouvait la carrière des artistes en organisant des expositions. La seule condition pour en faire partie était de remplir un formulaire d'inscription et surtout de payer une cotisation. Ce que Duchamp remet en cause c'est bien ce principe de corrélation entre l'art et sa marchandisation sous couvert de l'institution. Cette critique est une étape importante de l'histoire de l'art mais nous sommes alors en...1917. A l'époque, la radio faisait figure de technologie de pointe. Dois-je rappeler que nous sommes en 2011?

La marchandisation de l'art désémantise l'art et les artistes se doivent de dénoncer cette dérive. Le problème est, à mon sens, que l'art moderne, l'art contemporain et l'art actuel bref, l'art de ces cents dernières années, tourne majoritairement autours de cette idée dont il semble incapable de se défaire. Un peu comme le hip-hop semble, depuis les années 90 (vingt ans) englué dans les stéréotypes des chaines en or, de l'argent faciles, des grosses voitures et des filles en bikini. Peut être parce que les rappeurs et les artistes (plasticiens) ont besoin de ces stéréotypes pour exister. Leur enlever revient alors tueur leur art dans l'œuf. Mais peut-on vraiment réduire une production artistique ou un style de musique à quelques stéréotype. C'est du moins, je pense, ce que fais ce film. C'est bien là tout le drame, c'est qu'en faisant cela, Banksy remène le street art dans une sphère dont il c'était justement bien passé.

Le problème avec "Through the Gift Shop" est qu'il met en avant ces questions liées à la marchandisation de l'art contemporain - qui sont certainement intéressante bien que datées - mais qu'en contre partie, il occulte par sa médiatisation des démarches artistiques différentes qui ne bénéficient pas de la même couverture médiatique.

"Les punks font des chansons de trois minutes", non, pas tout les punks. Il y a une pléthore de groupes qui font des titres de plus de 30 minutes (et d'autres de moins de 10sec...). De même, il existe de nombreux graffiti-artistes qui ne se soucient pas de ces questions de marchandisation de l'art. Questions qui, il me semble, ne sont peut être pas/plus les choses les plus importantes à remettre en cause à l'heure actuelle.

J'ai été très déçu par ce film. Banksy est un vendu, oui! Le street art est mort...oui, sous une certaine forme. Vive le street art!

Denis Colombi a dit…

Je publie exceptionnellement ce commentaire anonyme au vue de la longueur et donc du temps qu'a dû y passer son auteur. Je serais néanmoins reconnaissant à celui-ci de respecter la règle la prochaine fois et de laisser un message.

Je pense que justement l'intérêt du film réside dans l'ambiguité dont il manifeste vis-à-vis de la marchandisation. C'est une critique, mais une critique relativement ambigüe, qui pose, en fait, la question de la possibilité d'un art d'exister sans elle ou contre elle. Ce dont il est question, c'est de la tension entre l'art pour l'art et l'art marchand. Il y a peut être des musiciens qui font des morceaux de 12h... mais s'ils veulent toucher un public plus large qu'une petite élite, ils doivent se conformer à certaines conventions. C'est de ce choix - faire un art "pur" mais sans portée ou faire un art populaire mais "marchand" - dont parle, je pense, le film. Le street art se veut un art populaire qui s'adresse à tous : peut-il vraiment l'être sans se marchandiser un tant soit peu ?

Michel casin-lignele a dit…

Cela semble être un film intéressant sur le street art, en tout cas la bande annonce est complétement délirante.

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