On le sait, les mythes ont la peau dure. Et le sociologue, chasseur de mythes comme le disait Norbert Elias, aura beau les cribler de balles et de flèches, voire les exploser au bazooka, ils continueront encore et encore à venir hanter le débat public. Le Monde publie aujourd'hui un article sur les derniers résultats Pisa : lamentations marronnière sur les faibles performances des élèves français. Et évidemment, cet inter-titre : "L'école ne joue plus son rôle d'ascenseur social".
Ce fameux ascenseur social... Faut-il encore rappeler que La Reproduction de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron date de 1970 ? Les Héritiers du même duo de 1964 ? Et que donc le fait que ce fameux ascenseur social n'a de fait jamais fonctionné ? On serait bien en peine de savoir à quelle période se rapporte cet "âge d'or" d'une école permettant glorieusement aux plus méritants et aux plus travailleurs des élèves de s'élever au rang de l'élite.
Mais la récurrence de cette référence est peut-être plus intéressante sur ce qu'elle révèle de la conception française de la place dévolue à l'école. Car finalement c'est bien de celle-ci que l'on attends la fameuse élévation sociale (car de mobilité sociale, on ne parle ici qu'à la hausse). Sans doute a-t-on en tête la formidable croissance des conditions d'existence de nos Trente Glorieuses également mythifié, lorsque les élèves devenus étudiants obtenaient sur le marché du travail des conditions d'emploi et de rémunération bien supérieure à celles de leurs parents.
Justement, tout est dit. Cet "ascenseur social" a été collectif alors que nous le pensons aujourd'hui comme essentiellement individuel : il n'a pas consisté à l'élévation des meilleurs mais à celle du plus grand nombre. Et il n'a pas reposé seulement sur l'école, mais également sur des conditions économiques favorables sur le marché du travail. C'est la conjonction entre l'école d'un côté, et le marché du travail de l'autre qui a permis "l'ascension". Pas l'école seule.
Or dans l'utilisation récurrente de l'expression "ascenseur social", on ne fait référence qu'au rôle de l'école, et seulement à des "élévations" individuelles et non à une amélioration collective. C'est d'elle que l'on attends l'amélioration de la condition de vie des élèves. Ce qui permet de laisser de côté non seulement la question de l'emploi et du chômage mais aussi celle de l'amélioration générale des conditions de vie et de travail.
Cela est d'autant plus notable dans le fait que l'enquête Pisa ne mesure absolument pas la mobilité sociale. Ce qu'elle met à jour, c'est l'effet de l'origine sociale sur la réussite des élèves à des tests concernant certaines compétences fondamentales en lecture, en mathématique, en science. Cela est tout à fait important, mais ça ne dit rien des inégalités en terme de parcours scolaires et encore moins en termes de trajectoires sociales des élèves. Il est tout à fait possible que des élèves obtenant de bons résultats à de tels tests se trouvent, à plus ou moins court terme, exclus du système scolaire français : il suffit, par exemple, qu'ils ne poursuivent pas dans les classes préparatoires ou les filières d'élites. Ce qui est tout à fait possible si, par exemple, leur milieu familial ne les y encourage guère, parce que leurs parents ne perçoivent pas l'utilité de telles études ou ne maîtrisent pas les codes qui permettent d'y avoir accès.
Et même s'ils arrivent jusqu'à dans ces fameuses filières d'élites, rien ne dit qu'ils connaissent pour autant des parcours scolaires équivalents à ceux de ceux qui sont mieux familiallement mieux dotés qu'eux. Pour s'en convaincre, on peut lire ce passage d'un article récent des Actes de la recherche en sciences sociales sur les élèves de milieux populaires dans les grandes écoles de commerce :
Autrement, même lorsqu'il s'ouvre un tout petit peu en termes quantitatif - comme le voudrait par exemple le mot d'ordre des "30% de boursiers dans les grandes écoles" - le système scolaire ne suffit pas à garantir la mobilité sociale des individus. La distinction et la reproduction des élites s'appuient sur d'autres institutions - les entretiens d'embauche, la sociabilité informelle, etc. - et d'autres signes et codes - les investissements extrascolaires, les façons d'être, ou, pour le dire mieux, l'habitus - que l'on met trop rarement à la question.
Alors pourquoi cette métaphore de l'ascenseur social, avec tout ce qu'elle contribue à dissimuler, demeure-t-elle si puissante ? On pourrait penser que c'est justement parce qu'elle permet de dissimuler tout cela, mais c'est prendre le risque d'un certain complotisme. On pourrait aussi penser à une simple habitude se reproduisant et se renforçant au fur et à mesure qu'elle est réutilisé, morceau d'une certaine culture politique et journalistique. J'aurais tendance à penser que l'origine en est plus générale : elle est le résultat d'un long dressage à une façon de penser individualisé, qui prend son origine dans le fonctionnement même de l'école, qui, bon an mal an, continue à proclamer auprès de ceux qui passent entre ses mains l'idéologie du don qui était déjà dénoncée par Bourdieu et Passeron. L'ascenseur social se maintient parce qu'il s'agit d'une métaphore cohérent avec la façon dont nous nous représentons toujours les parcours des élèves : celui d'individus dont l'école doit accoucher les qualités et les dons cachés. C'est peut-être par là qu'il faudrait commencer à s'interroger sur la justice de l'école.
Ce fameux ascenseur social... Faut-il encore rappeler que La Reproduction de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron date de 1970 ? Les Héritiers du même duo de 1964 ? Et que donc le fait que ce fameux ascenseur social n'a de fait jamais fonctionné ? On serait bien en peine de savoir à quelle période se rapporte cet "âge d'or" d'une école permettant glorieusement aux plus méritants et aux plus travailleurs des élèves de s'élever au rang de l'élite.
Mais la récurrence de cette référence est peut-être plus intéressante sur ce qu'elle révèle de la conception française de la place dévolue à l'école. Car finalement c'est bien de celle-ci que l'on attends la fameuse élévation sociale (car de mobilité sociale, on ne parle ici qu'à la hausse). Sans doute a-t-on en tête la formidable croissance des conditions d'existence de nos Trente Glorieuses également mythifié, lorsque les élèves devenus étudiants obtenaient sur le marché du travail des conditions d'emploi et de rémunération bien supérieure à celles de leurs parents.
Justement, tout est dit. Cet "ascenseur social" a été collectif alors que nous le pensons aujourd'hui comme essentiellement individuel : il n'a pas consisté à l'élévation des meilleurs mais à celle du plus grand nombre. Et il n'a pas reposé seulement sur l'école, mais également sur des conditions économiques favorables sur le marché du travail. C'est la conjonction entre l'école d'un côté, et le marché du travail de l'autre qui a permis "l'ascension". Pas l'école seule.
Or dans l'utilisation récurrente de l'expression "ascenseur social", on ne fait référence qu'au rôle de l'école, et seulement à des "élévations" individuelles et non à une amélioration collective. C'est d'elle que l'on attends l'amélioration de la condition de vie des élèves. Ce qui permet de laisser de côté non seulement la question de l'emploi et du chômage mais aussi celle de l'amélioration générale des conditions de vie et de travail.
Cela est d'autant plus notable dans le fait que l'enquête Pisa ne mesure absolument pas la mobilité sociale. Ce qu'elle met à jour, c'est l'effet de l'origine sociale sur la réussite des élèves à des tests concernant certaines compétences fondamentales en lecture, en mathématique, en science. Cela est tout à fait important, mais ça ne dit rien des inégalités en terme de parcours scolaires et encore moins en termes de trajectoires sociales des élèves. Il est tout à fait possible que des élèves obtenant de bons résultats à de tels tests se trouvent, à plus ou moins court terme, exclus du système scolaire français : il suffit, par exemple, qu'ils ne poursuivent pas dans les classes préparatoires ou les filières d'élites. Ce qui est tout à fait possible si, par exemple, leur milieu familial ne les y encourage guère, parce que leurs parents ne perçoivent pas l'utilité de telles études ou ne maîtrisent pas les codes qui permettent d'y avoir accès.
Et même s'ils arrivent jusqu'à dans ces fameuses filières d'élites, rien ne dit qu'ils connaissent pour autant des parcours scolaires équivalents à ceux de ceux qui sont mieux familiallement mieux dotés qu'eux. Pour s'en convaincre, on peut lire ce passage d'un article récent des Actes de la recherche en sciences sociales sur les élèves de milieux populaires dans les grandes écoles de commerce :
HEC et l’ESSEC affichent des taux d’insertion professionnelle proches de 100% six mois après la fin de la scolarité. Si deux tiers des recrutements s’effectuent dans les métiers du conseil et de la finance suivis, de loin, par le marketing et la vente, les positions sont loin d’être équivalentes [pour les élèves bénéficiant d’une bourse d’études] en termes de prestige, de rémunération et de pouvoir. [...]
En effet, par leur socialisation familiale, une majorité d’élèves ont une perception relativement claire [des parcours scolaires à avoir] et peuvent jouer dès leur entrée en école la stratégie du « curriculum vitae », leur sens du placement leur permet de choisir des cours, stages et fonctions associatives rentables socialement et cohérents avec leur objectif professionnel, une qualité très appréciée dans les processus de recrutement.
Au contraire, les élèves issus des fractions dominées de l’espace social ont une représentation partielle de l’univers des possibles et tendent à sous-estimer la rentabilité des investissements extrascolaires ainsi que de la sociabilité informelle4 dans le fonctionnement du marché du travail. Dès lors, leur scolarité prend un caractère hésitant perçu comme un signal négatif par les recruteurs et, en amont, par les jurys chargés d’affecter les étudiants dans les « majeures » (HEC), « chaires » et « filières » spécialisées à l’ESSEC, au cours d’entretiens de motivation. C’est pourquoi il apparaît qu’aujourd’hui encore « la réussite professionnelle est beaucoup plus étroitement liée à l’origine sociale qu’à un indicateur de capital scolaire tel que le rang de sortie de l’école » (Pierre Bourdieu).
Autrement, même lorsqu'il s'ouvre un tout petit peu en termes quantitatif - comme le voudrait par exemple le mot d'ordre des "30% de boursiers dans les grandes écoles" - le système scolaire ne suffit pas à garantir la mobilité sociale des individus. La distinction et la reproduction des élites s'appuient sur d'autres institutions - les entretiens d'embauche, la sociabilité informelle, etc. - et d'autres signes et codes - les investissements extrascolaires, les façons d'être, ou, pour le dire mieux, l'habitus - que l'on met trop rarement à la question.
Alors pourquoi cette métaphore de l'ascenseur social, avec tout ce qu'elle contribue à dissimuler, demeure-t-elle si puissante ? On pourrait penser que c'est justement parce qu'elle permet de dissimuler tout cela, mais c'est prendre le risque d'un certain complotisme. On pourrait aussi penser à une simple habitude se reproduisant et se renforçant au fur et à mesure qu'elle est réutilisé, morceau d'une certaine culture politique et journalistique. J'aurais tendance à penser que l'origine en est plus générale : elle est le résultat d'un long dressage à une façon de penser individualisé, qui prend son origine dans le fonctionnement même de l'école, qui, bon an mal an, continue à proclamer auprès de ceux qui passent entre ses mains l'idéologie du don qui était déjà dénoncée par Bourdieu et Passeron. L'ascenseur social se maintient parce qu'il s'agit d'une métaphore cohérent avec la façon dont nous nous représentons toujours les parcours des élèves : celui d'individus dont l'école doit accoucher les qualités et les dons cachés. C'est peut-être par là qu'il faudrait commencer à s'interroger sur la justice de l'école.
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